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Jacques BRITSCH, La mission Foureau-Lamy et l'arrivée des Français au Tchad 1898-1900. Carnet de route du lieutenant Gabriel Britsch, Paris, L'Harmattan, 1995 (1ère éd. 1989), 192 p.

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Le carnet de route du lieutenant Gabriel Britsch, mémorialiste de la mission Foureau-Lamy, a été édité par son fils Jacques, lui-même militaire, et qui a fait partie à partir de 1947 du Centre des Hautes Etudes d'Administration Musulmane. Il sert ensuite en Indochine puis en Algérie, puis devient colonel chef de la délégation française à l'OTASE, à Bangkok. 

La marche vers l'intérieur du continent africain ne s'accélère vraiment qu'en 1884-1885, avec la conférence de Berlin. Elle a été retardée, côté français, par le massacre de la mission Flatters dans le sud algérien par les Touaregs, dans les contreforts du Hoggar, en 1881. Côté anglais, c'est le soulèvement mahdiste qui bloque la pénétration pour un temps. Jacques Britsch souligne que la colonisation ne faisait pas l'unanimité en France (p.15), ce qui est exact ; pour autant cela réduit-il à néant la thèse de "pillage du tiers-monde" avancée plus tard ? Même si celle-ci est exagérée, la ponction coloniale, côté français, est évidente sur certains territoires... L'initiative vient souvent de chefs militaires, de commerçants ou missionnaires. Fernand Foureau, un colon du sud algérien, se fixe ainsi pour objectifs de relier l'Algérie au Soudan français, soutenu par le ministère de l'Instruction Publique (sur lequel Jacques Britsch insiste de manière un peu trop prononcée, comme s'il avait des comptes à régler...). Flatters, qui organise successivement deux expéditions avant d'être massacré par les Touaregs, n'avait pas cru bon de se munir d'une escorte armée de poids. Le manque de fonds n'empêche pas Foureau de mener 9 expéditions pour mieux connaître les Touaregs, entre 1884 et 1896. En 1897, la Société de géographie affecte à Foureau un legs de 250 000 francs et le met en contact avec un officier de la Maison militaire du président de la République, le commandant Lamy. La mission d'exploration, aux objectifs définis comme scientifiques, est cette fois dûment escortés par 213 tirailleurs de l'ancien régiment de Lamy, le 1er Tirailleurs algériens, par 50 tirailleurs sahariens, 13 spahis et 2 canons Hotchkiss à 200 coups chacun. La mission comprend 10 officiers et 4 autres civils. La mission Foureau-Lamy doit faire la jonction avec deux autres : la mission Voulet-Chanoine partie du Soudan français, et la mission Gentil qui remonte du Congo. La jonction avec la première doit s'effectuer dans la région de Zinder, et dans le sud de l'actuel Tchad pour la seconde. A partir de ce moment-là, le ministère des Colonies prendrait le relais de l'Instruction publique. Les trois missions accusent en fait un retard d'une année : celle de Foureau-Lamy se heurte à la résistance passive des Touaregs de l'Aïr et perd rapidement son troupeau de chameaux, ce qui l'immobilise plus de 8 mois. Le trajet comprend, il est vrai, 2 000 km (!), dont 1 000 sans oasis. Sur le millier de chameaux rassemblé à Ouargla, au départ, il n'en reste que 585 à Iferouane, la première oasis de l'Aïr. C'est pourquoi le carnet de route insiste chaque jour sur le pâturage et l'abreuvoir des bêtes. Foureau et Lamy tentent de négocier avec les confréries musulmanes, puissantes dans la région. La mission française passe en plus au milieu d'une situation chaotique, où les Touaregs du Hoggar effectuent fréquemment des razzias sur leurs voisins. L'arrière de la mission doit être assuré par un goum de 170 sahariens, commandé par le capitaine Pein, établi à Temassinine. Le goum du commandant Poujat doit suivre Pein, forer des puits, établir un poste à Temassinine. Le début de la mission Foureau-Lamy, le 23 octobre 1898, marque donc la pénétration française au Sahara.

L'avant-propos de J. Britsch est malheureusement un peu léger : outre que la conférence et le congrès de Berlin sont confondus, le nom de l'explorateur allemand Barth devient Bach (!). Le récit du lieutenant Britsch est pourtant passionnant. Outre les démêlés avec les Touaregs, on voit comment la mission perd progressivement ses chameaux car trop chargée, l'arrivée en catastrophe de la mission dans la ville d'Agadès, l'affaire du faux sultan (où les Français prennent pour un sultan un personnage qui n'est qu'un représentant de ce dernier...), le premier départ de la mission d'Agadès qui faillit bien se transformer en catastrophe. La pacification de la région de Tasaoua par les Français est égalementr décrite en détails. Malheureusement le texte comprend, d'après Bernard Lanne, de nombreuses erreurs de noms qui ne sont pas corrigées : mieux aurait valu, parfois, donner les noms actuels.

A la fin du livre, on trouve des annexes, placés sans aucun commentaire, qui racontent l'arrivée de la mission Foureau-Lamy sur le Chari, la destruction de l'empire de Rabah et la mort du commandant Lamy. Ils sont certes intéressants mais les erreurs de noms sont nombreuses. Ce qui manque, ce sont surtout des cartes (il n'y en a aucune !), un index, et un lexique des termes spécialisés utilisés dans le texte. L'édition des carnets du lieutenant Britsch n'a pas été achevée de manière satisfaisante, de ce point de vue. Reste qu'en l'absence d'une histoire véritable de la mission Foureau-Lamy, ce document constitue l'un des rares ouvrages disponibles sur le sujet.



La fabrique du héros : Abou Azrael, le champion de Kataib al-Imam Ali

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Alors que Kataib al-Imam Ali pleure l'un de ses commandants militaires, Abou Hassanein, Heidari, mort en « martyr » pendant l'offensive sur Tikrit, un autre combattant de la milice chiite devient de semaine en semaine une vitrine du groupe : Abou Azrael1.

Depuis quelques jours, les articles de presse de grands quotidiens occidentaux (comme le Daily Mail2) se multiplient à propos de ce personnage emblématique de la milice chiite irakienne Kataib al-Imam Ali, en première ligne de l'offensive pour reprendre Tikrit à l'Etat Islamique. Cette visibilité explique sans doute, d'ailleurs, l'intérêt que lui porte la presse. On apprend dans ces articles que « le père de l'ange de la mort » (traduction de son nom de guerre Abou Azrael) est un ancien professeur d'université de 40 ans, qui a quitté son travail en juin 2014 pour rejoindre cette milice nouvellement formée après la chute de Mossoul. Abou Azrael, un barbu au crâne chauve, pose fièrement sur une photo de Kataib al-Imam Ali avec un M4 dans une main et une hachette dans l'autre. Adepte des selfies et des courtes vidéos lui et ses camarades se reposant après les combats, Abou Azrael est également doté d'un certain sens de l'humour. On le voit ainsi se moquer des combattants de l'Etat Islamique en utilisant un talkie-walkie pris sur l'adversaire. Un certain nombre de mythes entoure donc déjà le personnage et sont repris par la presse occidentale : Abou Azrael serait le champion de taekwondo irakien (!), chose qui n'a jamais été confirmée. Il adore les lions : il apparaît sur une affiche avec cet animal et une photo le montre en train de photographier lui-même un lion en cage. Comme beaucoup de miliciens ou autres combattants irréguliers des conflits syrien ou irakien, Abou Azrael cherche en fait à faire partager sa vie de soldat sur les réseaux sociaux. D'ailleurs un spécialiste comme Phillip Smyth, qui travaille sur les combattants chiites en Syrie et en Irak, doute fortement du « background » universitaire d'Abou Azrael, soldat mis en avant par Kataib al-Imam Ali à des fins de propagande, en raison de son engagement intensif dans l'offensive sur Tikrit3.



L'analyse des documents produits par Kataib al-Imam Ali que j'ai menée depuis l'été 2014 montre qu'effectivement, Abou Azrael apparaît de bonne heure dans les vidéos du groupe, en particulier, où son intervention est récurrente. Abou Azrael est visible dès la deuxième vidéo mise en ligne par Kataib al-Imam Ali sur sa chaîne Youtube, le 15 août : lors de combats dans le district de Tuz Khuzmatu, on le voit inspecter un pick-up détruit de l'EI4. On le voit dans l'une des autres premières vidéos5 postées par la milice, le 18 août 2014. Quelques jours plus tard, on l'aperçoit à plusieurs reprises dans une autre vidéo, un montage des combats menés par Kataib al-Imam Ali6. On le revoit dans un poème vidéo du 1er septembre qui ressasse des images pus anciennes déjà postées par la milice7. Le 24 septembre, il parle longuement à la caméra, assis dans un Humvee et tenant un RPG-7, pour ce qui semble être une bande-annonce pour un documentaire monté par le média de la milice8. Le 29 novembre, on le voit pour la première fois faire le coup de feu avec son M4 près de la base aérienne de Balad, attaquée par l'Etat Islamique9. La milice n'hésite d'ailleurs pas à reposter la vidéo mi-décembre10, preuve d'une mise en avant progressive d'un combattant certes déjà présent dans les médias du groupe, mais pas plus que d'autres miliciens particuliers (le sniper manipulant fréquemment le fusil lourd en 12,7 mm Sayyad 2 iranien) ou que les responsables principaux. C'est donc bien avec l'offensive sur Tikrit qu'Abou Azrael se retrouve propulsé en avant par la propagande de Kataib al-Imam Ali : il s'agit de mettre en avant un modèle de combattant chiite, capable de contrebalancer sur le plan psychologique les figures similaires de l'Etat Islamique. D'ailleurs la dernière vidéo de la chaîne Youtube du groupe, le 12 mars 2015, met en scène le reporter fétiche de la milice en train d'interroger, entre autres, Abou Azrael11. On est manifestement en présence d'une stratégie de communication.

Une des premières apparitions d'Abou Azrael dans les vidéos de la milice (à droite).

Vidéo du 15 août : près d'un pick-up détruit de l'EI.

Vidéo plus tardive, même séquence.

Dans un montage vidéo.

Le même montage vidéo (août 2014).

Témoignage pour un documentaire, avec RPG-7, à bord d'un Humvee.

Le coup de feu sur la base aérienne de Balad (novembre 2014).



D'ailleurs la page Facebook« Personnage public »12, qui rassemble ses fans, et qui compte plus de 250 000 « J'aime » à l'heure où j'écris ces lignes, n'a été créé que fin février 2015, comme toutes les pages Facebook associées ou presque qui relaient toutes les mêmes photos ou vidéos. La page principale renvoie aussi vers d'autres réseaux sociaux qui publient des documents similaires, montages, vidéos, photos13. Sur la page principale, les photos montrent aussi qu'Abou Azrael est proche du commandement de la milice, dont son secrétaire général, al-Zaydi14. Le 24 février, une vidéo le montre en train de se diriger vers un avion de transport (An-32B et C-130 sont visibles15) sur un terrain d'aviation16. La page fait également de la publicité pour l'entraînement des recrues17. Le 27 février, on voit Abou Azrael tirer à la mitrailleuse lourde DShK de 12,7 mm18

Avec les responsables de la milice (février 2015).

Le mythe : Abou Azrael et le lion.

... et sur le poster.

Pour changer, avec une mitrailleuse PK.
 

Abou Azrael prend parfois la pose avec des armes, comme avec ce RPG-7 le 1er mars19. Le 2 mars, il se fait prendre en photo devant un hélicoptère Mi-35 de l'aviation irakienne20. Le 4 mars, alors que la bataille pour reprendre Tikrit a commencé, il filme une batterie de mortiers de la milice en action21. Le même jour, une nouvelle photo le montre armé d'une épée22. Le lendemain, un autre cliché présente Abou Azrael servant la mitrailleuse de sabord d'un hélicoptère23. Une autre photo le montre au volant d'un pick-up de l'EI capturé24. Le 6 mars, après l'épée, c'est une hachette qu'arbore Abou Azrael25. Le 10 mars, Abou Azrael relaie une vidéo de son ami photographe Zaidi Ahmed Kazim, qui filme une pièce de 155 mm en train d'ouvrir le feu26. Un poster le présente dans le pick-up de tête d'un convoi de Kataib al-Imam Ali27. Sur une autre photo du 10 mars, on le voit tenir ce qui semble bien être un fusil de sniping lourd Sayyad 2 iranien en 12,7 mm28. Un autre cliché le montre avec plusieurs miliciens devant un camion équipé d'une roquette de gros calibre, apparemment dans le secteur de Nadjaf29. Le 11 mars est mise en ligne la fameuse vidéo où Abou Azrael, avec un talkie-walkie pris à l'EI, se moque d'eux à distance -mais il a la main droite bandée30. Le même jour, une autre photo montre encore Abou Azrael devant deux camions avec roquettes31. Le 13 mars, Abou Azrael est pris en photo devant un Humvee couleur sombre marqué de l'emblème de Kataib al-Imam Ali32. On le voit aussi le même jour devant un technical armé d'un LRM33. Abou Azrael a même droit à des animations où on le voit terrasser les adversaires de l'EI comme personnage de dessin animé34. Il a également eu l'honneur d'un reportage télé35.


Pose avec le RPG-7.

Devant un Mi-35.

L'épée à la main.


Mitraileur de sabord.

La hachette.


En tête de convoi.


Avec le Sayyad 2.

Devant un camion avec roquette lourde.



On nargue l'EI.

Le combattant de milieu est également très visible dans les médias du groupe.


Interrogé par le reporter de Kataib al-Imam Ali.






15Merci à Arnaud Delalande pour l'identification.

Volontaires étrangers de l'insurrection syrienne. 13/Les Tunisiens

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Des septembre 2012, des informations font état de la mort de Tunisiens combattant aux côtés du bataillon al-Furqan, un groupe armé de la province d'Idlib qui combat aux côtés du front al-Nosra1. En mars 2013, les autorités tunisiennes estiment que 40% des combattants étrangers de l'insurrection syrienne sont tunisiens2. Les deux-tiers combattraient au sein d'al-Nosra (la branche « officielle » d'al-Qaïda en Syrie, en conflit avec l'Etat Islamique). La plupart des djihadistes tunisiens seraient alors originaires de la ville de Ben Gardane, au sud de Tunis. La ville est située dans la province de Médenine, à la frontière avec la Libye. Le Qatar alimenterait en argent des organisations non-gouvernementales tunisiennes pour procéder au recrutement, offrant jusqu'à 3 000 dollars par personne. Les combattants sont regroupés et entraînés dans des camps situés dans le triangle désertique entre la Libye, la Tunisie et l'Algérie, acheminés jusqu'en Turquie puis insérés en Syrie. Les groupes djihadistes libyens ont établi des camps d'entraînement dans la province de Ghadames, à moins de 70 km de la frontière tunisienne. Les volontaires complètent leur entraînement militaire pendant 20 jours3 dans la province de Zawiyah, puis gagnent le port de Brega pour Istanbul, avant de finir à la frontière syrienne. Certains combattants tunisiens entrent aussi par le Liban, en particulier s'ils doivent gagner Damas ou ses environs ; quand c'est Alep ou d'autres villes du nord, ils passent par la Turquie.

 

A l'automne 2013, le phénomène semble un peu mieux cerné. Il n'est pas limité à une classe sociale pauvre, qui effectivement fournit des volontaires : des diplômés des classes moyennes ou supérieures participent aussi au djihad4. Si au départ le sud de la Tunisie, traditionnellement plus islamiste, comprend les gros bataillons, aujourd'hui des Tunisiens partent du centre et du nord du pays -Bizerte étant devenu l'un des bastions de la cause. Ayman Nabeli quitte la ville de Tabalba, dans la province centrale de Monastir, pour combattre dans les rangs de l'EIIL (Etat Islamique en Irak et au Levant, prédécesseur de l'Etat Islamique avant juin 2014). Né en 1986, cadet d'une famille de huit enfants, il n'est pas au départ particulièrement religieux. C'est après la révolution de 2011 qu'il devient un salafiste. Les salafistes tunisiens ont en effet investi les mosquées après la victoire du parti Ennahda aux élections, et en particulier celle d'al-Iman, proche de la maison d'Ayman. Malgré les démarches de sa famille, les autorités tunisiennes se montrent relativement complaisantes à l'égard des salafistes. Des vols entiers de Turkish Airlines transportent les volontaires pour le djihad jusqu'à Istanbul. Dans les faubourgs de Tunis, l'Etat a disparu avec la chute de Ben Ali et l'Ennahda impose sa présence notamment par le biais de mosquées contrôlées par des salafistes. Le ministre de l'Intérieur tunisien a déclaré que ses services ont d'ores et déjà empêché 6 000 hommes (!) de se rendre en Syrie... un Tunisien avait tourné une vidéo pour Jaysh al-Muhajireen wa al-Ansar, le groupe d'Omar Shishani désormais rallié à l'EIIL, en juillet 20135. En mai de la même année, le ministre des Affaires Etrangères tunisien avait pourtant reconnu la présence d'un maximum de 800 Tunisiens en Syrie, une radio locale parlant de chiffres beaucoup plus importants, avec pas moins de 132 Tunisiens tués en février 2013 dans la région d'Alep, la plupart originaires de Sidi-bou-Zid, là où avait commencé la révolution en 20116. Mais ces chiffres semblent largement surestimés, la radio étant par ailleurs coutumière de la diffusion d'informations erronées.

Le parcours de Aymen Saadi, qui a failli faire sauter ses explosifs près d'un mausolée présidentiel, celui de Bourguiba, au sud de Tunis en octobre 2013, illustre la variété du recrutement. La ville de Zarghouan, à l'est de Tunis, n'est pourtant pas un bastion connu de l'islamisme. Aymen a d'excellentes notes à l'école, en particulier en langues et en histoire. Fin 2012 pourtant, il se radicalise, montrant une influence venue des salafistes, puis gagne les camps d'entraînement libyen en mars 2013. Il se retrouve pourtant bardé d'explosifs en Tunisie, et non en Syrie. Abou Talha, originaire d'une ville près de la frontière libyenne, a combattu près d'Alep. Il a passé six mois au sein d'une brigade islamiste en 2012. Il s'est alors rendu en Syrie seul avant de prendre contact avec les rebelles à la frontière turque, ce qui montre peut-être que les réseaux plus sophistiqués et organisés ne se sont constitués qu'à la fin 2012-début 2013. Un commandant syrien apprend aux recrues le maniement de l'AK-47, du RPG et des pistolets, le tout entrecoupé de séances de lecture du Coran et autres cours religieux. Abou Talha a combattu côte-à-côte avec le front al-Nosra7. Le 24 juillet 2013, l'EIIL annonce la mort d'un kamikaze tunisien, Hamza al 'Awni, alias Abu Hajer al Tunisi. Né à Sousse, diplômé en tant qu'ingénieur, Awni cherche à rejoindre la Tchétchénie en 2003. Entré en Syrie en septembre 2012, il mène son attaque kamikaze le 10 juillet 20138. La page Facebook d'Ansar al-Sharia fait l'éloge des combattants tunisiens morts en « martyrs » en Syrie9.

Abou Ayman est un exemple de volontaire recruté par Ansar-al-Charia10. Architecte à Tunis, il décide de partir se battre en Syrie avec deux voisins. Il prend l'avion pour Amman en Jordanie, où il faut réussir à passer la frontière, surveillée par les renseignements jordaniens. Une fois l'insertion effectuée, Abou Ayman et ses compagnons se séparent. Lui-même atterrit finalement dans les combats des faubourgs de Damas. Il intègre une unité, Ansar al-Chariaa, qui comporte 300 combattants dont de nombreux étrangers (Tchétchènes, Kosovars, et Tunisiens). En août 2013, Aaron Zelin avait interrogé un combattant tunisien de retour de Syrie, dans la province de Nabeul, à l'est de Tunis. Originaire d'un milieu modeste, ce combattant est revenu avec de l'argent qui lui a permis d'aider sa famille à mieux vivre. Son patron, un salafiste qui a des liens avec l'Arabie Saoudite, avait financé une partie de son voyage vers la Turquie. Il a combattu probablement avec al-Nosra : il était devenu plus « religieux » en 2011, après la révolution tunisienne, en suivant d'abord Ennahda, puis les salafistes. Sa mosquée était dépendante d'Ansar al-Sharia, avec un imam égyptien venu d'Arabie Saoudite. Il semblerait qu'Ansar al-Charia dirige alors ses combattants vers al-Nosra, et s'en portent garants : trois autres hommes étaient partis avec ce volontaire, dont un a été tué. A son retour, il est arrêté à sa descente de l'avion et détenu pendant trois mois et demi, avant d'être relâché11.

En ce qui concerne les camps d'entraînement en Libye par lesquels passeraient les volontaires tunisiens et autres, ils seraient notamment le fait du mouvement Ansar al-Charia en Libye, une ancienne brigade rebelle qui avait combattu Kadhafi en 2011, avant de mener l'attentat qui avait coûté la vie à l'ambassadeur américain du consulat de Benghazi en septembre 201212. Saif Allah bin Hussein, alias Abu Iyad al-Tunisi, relâché en 2011, faisait partie de l'ancien réseau de Tareq Maarufi, qui avait des liens avec al-Qaïda : il a créé Ansar al-Charia à la fin avril 201113. C'est cette organisation qui organise le transit et le passage dans des camps mobiles des volontaires dans tout l'est libyen, près de la frontière tunisienne. Selon les rapports officiels, des douzaines d'Algériens et de Tunisiens arrivent chaque semaine pour être formés dans ces camps, avant de partir par avion avec de faux passeports libyens à Benghazi, Ansar al-Charia bénéficiant de complices dans l'aéroport. Ayman Saadi, arrêté le 30 octobre 2013 près du mausolée de Bourguiba, est probablement passé par ces camps de Benghazi et Derna mais les Libyens l'ont ensuite renvoyé en Tunisie, et non en Syrie. On ne sait pas si Saadi a eu des liens avec Ansar al-Charia en Libye. On sait en revanche que les deux mouvements tunisien et libyen sont en relation : le premier reçoit notamment des armes du second.


Abou Iyad al-Tunisi.-Source : http://www.dailystar.com.lb/dailystar/Pictures/2013/12/30/237423_mainimg.jpg


En février 2014, le ministre de l'Intérieur déclare que 400 djihadistes tunisiens sont revenus du champ de bataille syrien14. La déclaration survient après que la garde nationale et l'agence de contre-terrorisme aient été mises en échec dans la capture de Kamel Zarrouk, le numéro 2 d'Ansar al-Sharia, à l'intérieur d'une mosquée d'un faubourg de Tunis. Zarrouk aurait ensuite rejoint les rangs de l'EIIL en Syrie. Ancien videur de boîte de nuit à Tunis, il a commencé à recruter pour le djihad syrien en 201115. Selon l'étude récente du centre Meir Amit consacré aux volontaires des pays arabes pour le djihad syrien, les Tunisiens constituent un contingent très important, contrairement aux djihads précédents en Irak ou en Afghanistan : il y aurait plus d'un millier de Tunisiens qui combattent en Syrie. L'origine géographique se confirme : Sidi Bouzid, Ben Gardane, près de la frontière libyenne, Zarat, dans le district de Gadès, à l'est du pays, se signalent particulièrement comme lieux de départ des volontaires. L'origine sociale est variée bien que la plupart proviennent de milieux modestes ; les volontaires sont recrutés dans les mosquées tenues par les salafistes, d'autres sont influencés par les vidéos et autres documents mis en ligne sur Internet à propos du djihad16. En avril 2014, Abu Iyad al-Tunisi, le chef d'Ansar al-Charia, a appelé dans un document audio les Tunisiens à partir faire le djihad en Syrie, au sein des rangs de l'EIIL. Récemment, le groupe, déclaré organisation terroriste par le gouvernement tunisien à l'été 2013, serait peut-être en train de se rebaptiser en Shabab al-Tawhid. Cela marquerait peut-être une association de plus en plus étroite avec le mouvement libyen du même nom, Ansar al-Charia17. Le parti Ennahda, au pouvoir en Tunisie, et associé aux Frères Musulmans, a d'abord laissé partir les volontaires, probablement en raison de son hostilité envers le régime syrien. Mais les médias donnent une grande publicité au phénomène et de nombreux Tunisiens, en particulier laïcs, commencent à s'en inquiéter et à craindre des attaques par les vétérans revenus du champ de bataille syrien. En juin 2013, les médias britanniques rapportent qu'une vingtaine de familles sont parties en Syrie chercher leurs enfants, certaines ont même été emprisonnées. Fin mars 2013, le gouvernement tunisien fait arrêter, pour la première fois, un salafiste qui se vantait d'avoir passé 8 mois en Syrie. Mais le pays compte 6 000 mosquées... Un an plus tard, en février 2014, le ministre de l'Intérieur reconnaît l'impossibilité de détenir les combattants qui reviennent de Syrie en raison de failles dans la législation18.

Ansar al-Charia de Tunisie a été un groupe leader dans l'utilisation des réseaux sociaux19. Il s'en sert pour rejeter l'accusation de terrorisme, et montrer ses soutiens, comme ceux de l'EIIL en Syrie. Le groupe les emploie aussi pour diffuser une propagande anti-gouvernementale, comme les propos de Abu Qatada al-Filistini, basé en Angleterre, et auprès duquel Abou Iyad al-Tunisi a vécu quand il était en exil. Le groupe joue aussi sur de possibles réactions brutales des forces de sécurité contre la population, une technique classique des djihadistes pour leur drainer des soutiens. Ansar al-Charia insiste aussi sur la centralité de la charia comme fondement de la loi et de l'Etat.

En juin 2014, le ministre de l'Intérieur tunisien annonce que 2 400 Tunisiens sont déjà impliqués dans le djihad syrien, dont 80% combattent désormais avec l'Etat Islamique20. Des combattants tunisiens de l'EI sont repérés sur des vidéos d'exécutions en Irak, comme celle de ces 5 garde-frontières irakiens21. Les Tunisiens continuent donc de constituer un des plus gros contingents de combattants étrangers du djihad syrien et maintenant irakien. L'ICSR, institut britannique spécialisé dans l'étude du phénomène, place en janvier 2015 la fourchette de Tunisiens partis en Syrie entre 1 500 et 3 000 ; la barre haute en fait le premier pays fournisseur de volontaires, devant la Jordanie et l'Arabie Saoudite qui la rejoignent sur la fourchette basse22. Les Tunisiens constitueraient, avec ce chiffre, 25% des combattants étrangers du djihad. La plupart de ces combattants sont âgés de 18 à 27 ans : la plupart viennent du milieu scolaire ou universitaire, mais il y a aussi des fonctionnaires23. Début octobre, les autorités tunisiennes arrêtent un groupe de 6 personnes préparant des attaques dans la région de Bizerte. D'après le ministre de l'Intérieur, pas moins de 1 500 personnes ont été arrêtées en 201424. Le 16 octobre 2014, Nidhal Selmi, un footballeur célèbre de l'Etoile Sportive du Sahel, est tué au sein de l'Etat Islamique en Syrie. Depuis l'été 2013, son attitude avait changé et il prônait ouvertement le djihad. Il avait disparu en février 2014. Son frère Rayan combat toujours auprès de l'EI25.

Nidhal Selmi, un ancien joueur de foot devenu combattant de l'Etat Islamique, tué en Syrie.


Foreign Policy raconte l'histoire de Slim Gasmi, 28 ans, qui quitte son faubourg de Hay Hlel pour la Libye en septembre 2013, cherchant de l'argent. Radicalisé par un camarade tunisien converti au djihad, il meurt en Syrie le 1er avril 2014. Le 25 décembre 2013, il avait appelé sa famille de Turquie où il s'apprêtait à franchir la frontière. Il a combattu avec l'EIIL dans la province de Deir-es-Zor26 avant d'être capturé par le front al-Nosra qui l'a enrôlé dans ses propres troupes27. Raouf Kerfi, originaire du quartier Al-Kabaria, au sud de Tunis, tombe au combat en février 2015 avec l'Etat Islamique. Il était parti en Syrie en 2013. Makrem Harakati, qui avait rejoint en 2012 le front al-Nosra avant de rallier l'EI, est également tué le même mois28. Le 15 mars 2015, Khaled Abdaoui Mokni, alias Abou Hidra Attounsi, est tué en Syrie avec l'Etat Islamique. Au total, ce sont déjà 600 Tunisiens qui auraient trouvé la mort au djihad syrien/irakien et le même nombre qui seraient revenus dans leur pays après y avoir combattu. Les vols entre Tunis et Istanbul se multiplient : 4 à 5 quotidiennement, avec de plus en plus de jeunes femmes en plus des hommes. Les couples se marient à l'insu de leurs parents en Tunisie, souvent dans des groupes radicaux, et prennent prétexte d'une lune de miel en Turquie pour se jouer des dispositifs de surveillance29.

Raouf Kerfi.


En 2014, 23 membres des forces de sécurité tunisiennes ont été tués au combat contre des militants islamistes, dont 30 ont été eux-mêmes abattus. Les opérations se concentrent dans le nord-ouest du pays, comme en 2013, à la frontière avec l'Algérie. Boubaker al-Hakim, un djihadiste tunisien, a revendiqué en décembre 2014 son appartenance à l'EI, et le meurtre de 2 hommes politiques tunisiens laïcs, Chokri Belaid et Muhammad Brahmi. En novembre, l'armée tunisienne avait arrêté 2 Syriens à la frontière avec l'Algérie ; le même mois, la brigade Okba ibn Nafaa, un groupe radical tunisien, avait annoncé son ralliement à l'EI. L'armée intervient jusqu'à hauteur de 2 000 soldats et 1 000 hommes des forces spéciales dans le nord-ouest du pays, mais aussi, jusqu'en janvier 2015, pour démanteler des cellules dans la région de Kasserine ou au nord de Tunis. Le gouvernement tunisien, qui renforce la lutte contre les islamistes radicaux, crée en décembre 2014 une nouvelle force anti-terroriste, et renforce sa coopération en matière de renseignements avec plusieurs pays. Les autorités visent aussi les ressources financières des islamistes : une opération à Ben Guerdane en octobre aboutit à la saisie de 700 000 dollars en liquide. Mais le démantèlement par la force d'une cellule le 24 octobre à Oued Ellil, un faubourg de Tunis, montre que la présence djihadiste s'étend : 5 des 6 personnes abattues lors de l'opération sont des jeunes femmes radicalisées dans les mois précédents30.


1Mohamed Ben Ahmed, « African Militants Killed in Syria Fighting Alongside al-Qaeda », Al-Monitor, 10 septembre 2012.
2Nesrine Hamedi, « Tunisian Jihadists Fighting in Syria », Al-Monitor, 24 mars 2013.
3Aaron Y. Zelin, «  New Evidence on Ansar al-Sharia in Libya Training Camps », The Washington Institute, 8 août 2013.
4Hazem al-Amin, « Tunisia’s 'Road to Jihad' in Syria Paved by Muslim Brotherhood », Al-Monitor, 23 octobre 2013.
11Aaron Y. Zelin, « Meeting a Returned Tunisian Foreign Fighter from the Syrian Front », The Washington Institute, 8 novembre 2013.
12Ludovico Carlino, « Ansar al-Shari’a: Transforming Libya into a Land of Jihad », Terrorism Monitor Volume: 12 Issue: 1, The Jamestown Foundation, 9 janvier 2013.
13The Phenomenon of Foreign Fighters from the Arab World in the Syrian Civil War, Most of Them Fighting in the Ranks of Organizations Affiliated with Al-Qaeda and the Global Jihad, The Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, mai 2014.
16The Phenomenon of Foreign Fighters from the Arab World in the Syrian Civil War, Most of Them Fighting in the Ranks of Organizations Affiliated with Al-Qaeda and the Global Jihad, The Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, mai 2014.
18The Phenomenon of Foreign Fighters from the Arab World in the Syrian Civil War, Most of Them Fighting in the Ranks of Organizations Affiliated with Al-Qaeda and the Global Jihad, The Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, mai 2014.

David P. CHANDLER, The Tragedy of Cambodian History. Politics, War and Revolution since 1945, Yale University Press, 1993, 396 p.

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David P. Chandler est un historien américain considéré comme l'un des spécialistes occidentaux de l'histoire contemporaine du Cambodge. Il est aujourd'hui professeur émérite à l'université de Monash, en Australie.

Ce livre a été commencé en 1960, alors que Chandler lui-même se trouvait à Phnom Penh. En 1985, Chandler décide de prolonger un livre précédent qui s'arrête à l'indépendance du Cambodge. La période traitée dans ce livre-ci stoppe en 1979 car à partir de l'invasion viêtnamienne, le pays devient inaccessible ou presque et son histoire plus difficile à traiter. Chandler revient néanmoins sur les derniers événements de 1992-1993, notamment l'installation d'un contingent de l'ONU au Cambodge à ce moment-là.

Chandler, comme il le rappelle dans son introduction, vise à comprendre comment le Cambodge en est venu à être contrôlé par le Parti Communiste du Kampuchéa, responsable d'un génocide sans nom entre 1975 et 1979 et d'une guerre avec le Viêtnam réunifié. Coincé entre la Thaïlande et le Viêtnam, le Cambodge aurait pu connaître, entre 1947 et 1958, une amorce de monarchie constitutionnelle et de démocratie. Sihanouk, Lon Nol et Pol Pot incarnent au contraire la persistance d'un régime autocratique, nourri aussi de la vision inculquée par le colonisateur français de la grandeur passée du Cambodge. Le coup de force japonais de mars 1945, en donnant au pays l'indépendance, constitue un premier tournant. En 1951, l'ancêtre du PCK est fondé. En 1955, Sihanouk abdique pour fonder un parti politique qui remporte les élections. Il choisit ensuite, à partir de 1963, de rompre progressivement avec les Etats-Unis. En 1967-1968, l'opposition intérieure et la présence des communistes viêtnamiens dans le pays sont une sérieuse menace pour son pouvoir ; les communistes cambodgiens se déchirent entre ceux resté sur place et les exilés au Nord-Viêtnam de 1955, qui reviennent au pays. Le coup d'Etat de mars 1970 précipite le pays dans la guerre du Viêtnam. En avril 1975, les Khmers Rouges emportent la capitale ; deux ans plus tard, ils commencent les raids sur le Viêtnam. En 1978, le régime est au bord de l'effondrement : les Viêtnamiens entrent à Phnom Penh en janvier 1979.


 

Sihanouk, jusqu'alors la marionnette des Français, se révèle après le coup de force japonais du 9 mars 1945. Le royaume du Kampuchéa se gouverne en autonomie jusqu'en décembre. Son Ngoc Thanh, un nationaliste, collabore avec les Japonais, qui recrutent d'ailleurs des volontaires. Il est arrêté par les Français en octobre 1945, lesquels réinstallent bientôt leur autorité sur le pays. Une constitution est donnée au Cambodge. Les partis politiques se forment : libéraux, soutenus par les Français, démocrates, et démocrates-progressistes. Le deuxième est le plus puissant, mais les Français procèdent à des arrestations en 1947 ce qui gonfle l'insurrection rurale menée par les Khmers Issarak. Ces derniers sont parfois en contact avec le Viêtminh. Les démocrates continuent de remporter les scrutins. Le 14 janvier 1950, Ieu Koess, président de l'Assemblée Nationale et démocrate, est tué. L'émotion et les réactions sont telles que Sihanouk rappelle Thanh comme Premier Ministre.

En 1950, le Viêtminh s'intéresse de plus en plus aux autres pays de l'Indochine française, dont le Cambodge. Le Parti Révolutionnaire du Peuple Khmer est fondé en 1951, sous contrôle des Viêtnamiens. Parallèlement, des Cambodgiens partis en France dès 1949 se convertissent au marxisme-léninisme, non sans débat sur la ligne à suivre ; l'un d'entre eux est Saloth Sar, le futur Pol Pot. Sihanouk est de plus en plus ulcéré par la domination de la vie politique par Thanh et les démocrates, le leader cherchant d'ailleurs à unifier l'insurrection, diverse, sous sa bannière. En mai-juin 1952, Sihanouk entame le processus qui le conduit à assumer un pouvoir personnel, en muselant les démocrates. Les communistes convertis en France, dont Sar, reviennent au Cambodge. Le pays gagne l'indépendance par l'action de Sihanouk, néanmoins réservé sur le soutien à espérer des Français et même des Américains. A la conférence de Genève, les Viêtnamiens ont d'ailleurs leurs délégués cambodgiens communistes. Sihanouk forme un parti politique, le Sahapak, et choisit d'abdiquer en 1955. Présent à la conférence de Bandung, il choisit la voie neutraliste, tout en acceptant l'aide militaire américaine. Il se méfie de Diêm  et la CIA soutient dès lors les Khmers anti-communistes. Grâce à la propagande, la contrainte et l'intimidation, Sihanouk remporte les élections et devient le maître incontesté du pays.

Les démocrates sont au plus bas ; le Sangkum (nouveau nom du parti du monarque) est populaire, tout comme le souverain, qui part en Chine dès 1956. Sihanouk applique un semblant de programme socialiste, neutralise complètement l'opposition politique, souvent par la violence. Le pays à ce moment-là relativement florissant sur le plan économique. Le souverain remporte aisément les élections de 1958, alors que Sar prend le contrôle de la branche urbaine des communistes cambodgiens et que les relations se détériorent avec le Sud-Viêtnam et la Thaïlande. En 1958-1959, Sihanouk met en échec deux tentatives de coups d'Etat, celles de Sam Sary et Dap Chhuon, dont l'une au moins soutenue par des Américains, ce qui renforce sa méfiance à l'égard des Etats-Unis. Les communistes cambodgiens se mettent "sur les rails" entre 1955 et 1963, en investissant en particulier les fonctions de l'enseignement. Les relations avec les communistes viêtnamiens sont difficiles. Jusqu'en 1963, Sihanouk dirige le Cambodge d'une main de fer.

La période de troubles qui commence en février 1963 avec la manifestation, réprimée, de Siem Reap, est difficile à analyser faute de sources suffisantes (beaucoup ont été détruites ensuite). Sihanouk pourchasse les formations de gauche, qui subissent des coupes sévères. Les communistes, dont Sar, basculent dans la clandestinité, protégés bien malgré eux dans les sanctuaires déjà tenus par les Viêtnamiens. Après le renversement de Diêm en novembre 1963 et l'arrestation de Khmers Serei en route vers le Sud-Viêtnam, Sihanouk décide de rompre avec les Etats-Unis et de lancer l'économie, mal en point, sur la voie du socialisme. L'un de ses plus grandes fautes, comme il le reconnaît d'ailleurs plus tard. Il négocie avec les Viêtnamiens d'obtenir 10% des armes  et des munitions chinoises qui transitent par le port de Sihanoukville, pour sa propre armée, début 1964. Il nie également que des Viêtnamiens soient présents sur son territoire, ce qui irrite au plus haut point les Américains, qui s'engagent directement au Sud-Viêtnam à partir de mars 1965. Chinois et Nord-Viêtnamiens s'intéressent de plus près alors aux communistes cambodgiens. Saloth Sar effectue un voyage en Chine et peut-être en Corée du Nord en 1964-1965. C'est probablement à partir de là qu'il s'inspire de la voie chinoise. L'année 1966 est marquée par la visite du général De Gaulle dans le pays ; Sihanouk, désenchanté par la politique, se plonge dans la réalisation de films (!). Les élections de 1966 voient l'opposition gagner des sièges à l'Assemblée : Lon Nol devient Premier Ministre mais Sihanouk forme un contre-gouvernement avec ses propres partisans.

Entre 1967 et 1970, les segments de gauche et pro-américains de l'opposition minent le pouvoir de Sihanouk. Les oppositions se développent également entre riches et pauvres, campagnes et villes. Une rébellion éclate à Samlaut entre mars et mai 1967. Les Chinois cambodgiens manifestent violemment en faveur de Mao. Sihanouk se retrouve isolé sur sa gauche, et entouré de pays dominés par des régimes pro-occidentaux. En janvier 1968, alors que les contacts reprennent avec les Etats-Unis, le Parti Communiste du Kampuchéa lance la lutte armée. Le nord-est du pays échappe de plus en plus au contrôle du gouvernement. Les milices pro-gouvernementales se servent des armes chinoises pour poursuivre la guérilla. L'économie pose problème : le caoutchouc se vend mal, le nombre de paysans sans terre est énorme, l'industrie reste faible. En mars 1969, Nixon fait bombarder les sanctuaires viêtnamiens au Cambodge par les B-52 ; en représailles, Sihanouk élève la représentation du Viêtcong au rang d'ambassade. Fin 1969, le souverain effectue plusieurs séjours hospitaliers en France. Il est absent lorsque se déclenche le coup d'Etat qui va le renverser.

Lon Nol, qui dirige l'appareil de sécurité, a adopté dès février 1970 une posture anti-viêtnamienne. L'armée cambodgienne commence à attaquer les sanctuaires viêtnamiens dans le pays. Le coup d'Etat de mars est suivi d'un appel de Sihanouk, depuis Pékin, à la résistance. En avril, les Viêtnamiens contrôlent désormais totalement le nord-est du pays, après le retrait des troupes cambodgiennes. Jusqu'en juin, les Sud-Viêtnamiens, avec 40 000 hommes, et les Américains, avec 30 000 hommes, lancent des incursions au Cambodge pour détruire les sanctuaires viêtnamiens, alors même que les volontaires qui se pressent dans le pays pour combattre les communistes sont taillés en pièces. Ragaillardi, Lon Nol lance en septembre l'opération Chenla I, aux résutats plus que mitigés. Communistes cambodgiens et viêtnamiens combattent côte à côte, mais le millier de Cambodgiens formés par les Nord-Viêtnamiens, mal vus de ceu restés au pays, est progressivement éliminé par la direction locale du parti. L'opération Chenla II, déclenchée en août 1971, se termine en désastre. Parallèlement les communistes cambodgiens commencent leurs purges internes et se débarrassent de l'influence nord-viêtnamienne. Les Américains, avec l'opération Freedom Deal, continuent de bombarder le Cambodge jusqu'en août 1973, bien après la conclusion des accords de Paris. Fin 1972, les Nord-Viêtnamiens ont retiré 3 de leurs 4 divisions du Cambodge. En décembre 1973, les Khmers Rouges commencent à bombarder à la roquette Phnom Penh. 2 millions de réfugiés s'y entassent. Les communistes lancent un premier assaut en 1974, et un autre à partir du 1er janvier 1975. Lon Nol et sa famille quittent le pays début avril 1975 ; quelques jours plus tard, les Khmers Rouges investissent la capitale.

A partir d'avril 1975, Pol Pot tente de faire table rase de l'ancien Cambodge : évacuation forcée des villes, abolition de la monnaie, des marchés, de l'emploi salarié... le tout après cinq ans de guerre civile particulièrement féroces. Les jeunes ont été endoctrinés par les communistes, de même qu'un certain nombre de pauvres. Phnom Penh commence à être vidée de ses habitants dès l'après-midi du 17 avril :  les Khmers Rouges ont en horreur les villes. Avant la chute du Sud-Viêtnam, les Khmers occupent des îles dans le golfe de Siam  ; en mai, ils s'emparent du Mayaguez, un cargo américain transportant des armes vers la Thaïlande. Parallèlement les déplacés sont mis au travail dans les campagnes et soumis à l'endoctrinement politique. Début 1976, Pol Pot et le PCK confisquent le pouvoir et éliminent Sihanouk, qui servait de caution depuis 1970. Le pays est redécoupé en nouvelles zones administratives. Les conditions de vie sont particulièrement dures dans le nord et le nord-ouest. Pol Pot multiplie les purges en 1977-1978. Les raids sur le Viêtnam, à partir du printemps 1977, accélèrent la montée des tensions et précipitent l'invasion viêtnamienne qui arrive à Phnom Penh en janvier 1979.

Après des témoignages variés à propos de la période de la domination des Khmers Rouges, Chandler revient sur la situation du pays depuis 1979. Le livre se termine avec les 60 pages de notes et une courte bibliographie classée par chapitre. Un travail ancien mais qui reste fondamental pour comprendre l'histoire récente du Cambodge.


Colonel I.G. STARINOV (trad. R. Suggs), Over the Abyss. My Life in Special Soviet Operations, Ivy Books, 1995, 368 p.

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Starinov, pour un militaire soviétique, a un parcours des plus originaux. Il a servi pendant la guerre civile russe, la guerre d'Espagne, la guerre d'Hiver contre la Finlande, puis durant la Grande Guerre Patriotique contre les Allemands. Membre des forces spéciales soviétiques, il a souvent opéré derrière les lignes ennemies, en tant que spécialiste des explosifs. Comme le rappelle le traducteur, il emploie le terme spetsnaz en Espagne pour qualifier son groupe qui mène des reconnaissances et des sabotages derrière les lignes franquistes. De la même façon, on voit le processus d'entraînement, dans l'entre-deux-guerres, de groupes de partisans et de saboteurs soviétiques et même étrangers. Cette traduction reprend en fait 4 ouvrages de Starinov publiés en URSS et un manuscrit qui est l'oeuvre de sa femme, qui a servi avec lui. Ce ne sont en fait que des extraits choisis par le traducteur, Robert Suggs.

Starinov ouvre ses mémoires par un combat de son 20ème régiment d'infanterie (bolchevik) contre la division Markov de l'armée de Denikine (Blancs), en août 1919, près de Korocha. Starinov, fills d'un travailleur des chemins de fer, s'est engagé chez les bolcheviks en octobre 1917. Blessé lors de l'engagement qu'il décrit, il décide, sur le conseil de camarades, de rejoindre une unité d'élite : les sapeurs, au sein de la 27ème compagnie indépendante de la 9ème division. Il sert notamment en Crimée contre Wrangel. Avec la fin de la guerre civile et la démobilisation, Starinov cherche à rester dans l'armée. Il trouve une place à l'école militaire des chemins de fer à Voronej. Il en sort à l'automne 1922 et rejoint le 4ème régiment militaire des chemins de fer à Kiev. En 1924, alors qu'il entre au parti communiste, on le charge en secret de préparer la démolition des voies ferrées aux frontières polonaise et roumaine, en cas d'invasion ennemie. A partir de l'automne 1929, Starinov entraîne et forme des cadres de partisans et des groupes de saboteurs à l'utilisation de mines et d'explosifs. Il forme en particulier dans une école de l'OGPU à Moscou des étrangers. Entre 1931 et 1933, il participe également à la constitution de stocks d'armes et d'explosifs sur le territoire soviétique dans le cas d'une invasion étrangère, pour constituer rapidement des groupes de partisans. Au total, 9 000 hommes ont été formés de cette manière sur les frontières occidentales de l'URSS.


 

Starinov est transféré au GRU, le renseignement militaire, en avril 1933. En mai 1935, il est au district militaire de Léningrad, où il escorte notamment les officiers généraux faisant la navette entre Moscou et la ville du nord. Il a l'occasion, par exemple, de discuter avec Toukhatchevsky, guère convaincu par l'utilité des partisans. A l'été 1936, Starinov se porte volontaire pour aller combattre aux côtés des républicains espagnols. Il est acheminé secrètement, avec une traductrice et d'autres conseillers militaires, via la Pologne, l'Autriche, la Suisse et la France. Arrivé à Valence, où il retrouve Berzine, le chef du GRU, Starinov réussit à obtenir la formation d'une brigade spéciale (spetsnaz). A partir de décembre 1936, installé dans le village d'Alfambra, il forme des Espagnols à l'utilisation de mines à retardement et d'explosifs ; ses recrues partent ensuite les poser derrière les lignes ennemies, sur les routes et les chemins de fer, ou les ponts. Déménagé ensuite à Jaen, Starinov continue ses opérations de sabotage sur les arrières des lignes franquistes. Au printemps 1937, il peut même constituer des bases de partisans derrière les lignes adverses. Lors d'une opération particulièrement audacieuse, son groupe fait dérailler un train rempli d'Italiens. Starinov aligne bientôt un bataillon complet de saboteurs opérant à partir de 3 bases différentes. Il raconte également le piège explosif avec une mule tendue aux franquistes pour ouvrir une brèche dans un monastère fortifié près d'Andujar. Les Espagnols, sur les conseils de Starinov, apprennent parfois à fabriquer leurs propres grenades, mines, ou explosifs. En mai 1937, à Barcelone, Starinov se retrouve pris dans les affrontements armés internes au camp républicain. Puis ses hommes aident à soutenir l'offensive à Brunete. C'est en juin qu'il apprend la liquidation par Staline de nombreux chefs militaires qu'il a fréquentés par le passé. Starinov explique que l'expérience espagnole est précieuse, pour tester le matériel, les explosifs, et former des cadres qui seront prêts lors de la Seconde Guerre mondiale.

De retour à Léningrad en novembre 1937, Starinov découvre l'ampleur des purges de Staline, et surtout est inquiété par le NKVD. Toute l'oeuvre de préparation des partisans dans les années 20 et 30 a en effet été démantelée, et on lui reproche d'y avoir participé. Finalement, Starinov bénéficie du manque de cadres expérimentés provoqué par les exécutions. Nommé colonel en 1938, il est affecté au centre de test des armements à Il'ino. Il a notamment l'occasion d'y travailler sur les mines contre les trains, et d'écrire à ce sujet. En novembre 1939, alors qu'a commencé la guerre d'Hiver, il est expédié sur le front finlandais pour aider au déminage. Il est blessé par un sniper avant l'offensive finale soviétique de février-mars 1940.

Le 19 juin 1941, Starinov est en route vers Brest-Litovsk où il doit assister à des manoeuvres du district militaire spécial occidental. Il décrit bien la tension qui règne déjà sur place, où l'on peut observer les mouvements allemands de l'autre côté de la frontière, ce qui ne déclenche aucune réaction côté soviétique. Starinov parvient, après l'attaque allemande du 22 juin, à échapper aux bombes des Stukas pour rejoindre Moscou. On lui confie alors de maigres bataillons de sapeurs et trop peu de mines et d'explosifs pour établir des barrières défensives face à l'envahisseur. Le retour au front ouest est chaotique : en franchissant un pont, Starinov et ses hommes sont temporairement arrêtés par un officier du NKVD qui les prend pour des saboteurs. Puis il faut faire le coup de feu, près d'Orsha, contre des agents allemands infiltrés déguisés en uniforme soviétique et poursuivis par la population locale qui les a reconnus. Malgré le manque de moyens, les sapeurs improvisent mines et explosifs pour faire sauter ponts et autres artères de communication. Starinov tient à reconstituer un cadre d'entraînement pour des groupes de partisans et passe par Ponomarenko, le secrétaire du parti en Biélorussie. Le 13 juillet, il prend la tête de la première école du genre à Roslavl. Tout manque, y compris les armes, et Starinov doit piller les pharmacies pour fabriquer des explosifs. L'avance allemande oblige aussi à déménager l'école. Bientôt le NKVD récupère l'essentiel de l'encadrement des partisans, parfois organisé en parallèle par le GRU ou le parti. Starinov a l'occasion d'aller jusqu'en Ukraine pour chercher du matériel ; il rencontre Fedorov, le secrétaire du parti à Chernigov, en pointe dans la formation des partisans. Puis l'école est déplacée dans la région d'Orel.

Starinov est rappelé à Moscou : on le charge, sur le modèle de l'opération Alberich menée par les Allemands en France en mars 1917, de laisser un désert pour les Allemands à Kharkov et ses alentours, et de piéger la ville avec des mines radio-contrôlées à distance. Starinov relance la production de mines et d'explosifs sur place et se démène aussi pour faire incorporer dans l'Armée Rouge ses vieilles connaissances espagnoles exilées en URSS. Il reçoit de Khrouchtchev l'ordre de piéger le bâtiment du PC ukrainien à Kharkov, alors que ses occupants n'ont pas encore vidé les lieux. Le bâtiment est piégé de telle façon que les Allemands trouvent facilement une première charge, qui en dissimule en réalité une autre beaucoup plus importante, pour endormir leur méfiance. Les sapeurs sont parmi les dernier à quitter Kharkov investie par les Allemands fin octobre 1941. Replié à Voronej, Starinov a bien vite des échos de l'efficacité de ses engins, qu'il pourra constater de visu quand les Soviétiques reprendront la cité en 1943. Les Allemands ne peuvent se servir des aérodromes de Kharkov avant le printemps 1942. Revenu à Moscou, Starinov, convoqué au Kremlin par Staline, ne rencontre finalement pas le dictateur soviétique, mais le terrible Mekhlis, qu'il avait déjà croisé plus tôt.

Le 14 décembre 1941, Starinov est envoyé pour organiser la défense, avec mines et explosifs, de Rostov-sur-le-Don, tout juste reprise aux Allemands. Il ne se contente pas de cette tâche : en accord avec la 56ème armée, il forme un groupe pour des raids sur les arrières des lignes nazies sur le golfe de Taganrog, dont le rivage nord est tenu par les Allemands. Starinov relance aussi la production de mines et d'explosifs sur place et forme des cadres venus de Krasnodar à la guerre de partisans. Les premiers raids ont lieu en février 1942, avec des sapeurs, des anciens républicains espagnols, du personnel du NKVD et un appui bienvenu de fusiliers marins, fourni par le contre-amiral Gorschkov, qui commande la flottille de la mer d'Azov. Starinov note aussi avec dépit que le NKVD a créé l'OMSBON pour s'occuper d'encadrer les partisans derrière les lignes allemandes. La pénétration est parfois difficile en raison de la météo, mais le 22 février, un groupe parvient à détruire complètement une garnison allemande. Les centres de production d'explosifs, avec l'aide de ses hommes, fabriquent des mines à partir d'obus de 152 mm.

De retour à Moscou, Starinov est ensuite envoyé sur le front de Kalinine, là encore pour établir des barrières défensives. Mais avec l'appui de Koniev, il tente d'organiser des groupes spéciaux de raids en profondeur et de sabotage. Le 30 mai 1942, un état-major central des partisans est finalement créé sous l'autorité de Ponomarenko. Starinov continue de recruter des spécialistes et se bat encore pour faire incorporer les Espagnols dans l'Armée Rouge. En août, des bataillons indépendants de la Garde de sapeurs sont créés, au niveau des fronts, pour mener des opérations spéciales et de sabotage derrière les lignes allemandes. Le 1er août, Starinov prend la tête de l'école de l'état-major partisan, où il fait venir des vétérans expérimentés dont ceux de la 5ème brigade de sapeurs du front de Kalinine. En septembre, l'état-major soviétique réfléchit aux possibilités offertes par les partisans. Des Espagnols connus de Starinov sont ainsi envoyés dans le secteur nord, près de Léningrad, où opère la fameuse division Azul de Franco (124 hommes). Un autre détachement est envoyé dans le Caucase (135 hommes).

En janvier 1943, Starinov est en Géorgie pour épauler le détachement présent dans le Caucase. Il participe à l'insertion de groupes de saboteurs sur la péninsule de Kertch, en Crimée, et d'autres de reconnaissance/sabotage dans la péninsule de Taman, au Kouban, de l'autre côté du détroit de Kertch, également occupée par les Allemands. Les groupes subissent parfois des sorts tragiques, notamment, au départ, parce que les pilotes qui les larguent souvent la nuit manquent d'expérience et font mal leur travail. En mars 1943, Starinov est convoqué pour réfléchir à l'utilisation des partisans en Ukraine. Il recommande de cesser d'attaquer avec les partisans les gares ou les jonctions ferroviaires, trop bien défendues, pour se concentrer sur l'attaque des voies et le déraillement des trains, ce en quoi il n'est pas forcément suivi par les responsables de l'Armée Rouge. Starinov est ensuite envoyé auprès des fronts du Centre et de Voronej pour préparer l'attaque des partisans à la veille de la bataille de Koursk. Il est ensuite parachuté auprès des partisans ukrainiens et fait la tournée des groupes du secteur. C'est aussi l'occasion de voir le NKVD très présent et qui n'hésite pas à liquider les éléments "suspects", comme les partisans qui ont trop de rapports avec les nationalistes polonais. Starinov a ensuite l'occasion de se rendre à Kharkov, où il peut reconstituer l'explosion de sa mine le 14 novembre 1941 dans le siège du PC ukrainien. Il trouve parmi les prisonniers allemands le capitaine Heiden, officier de sapeurs de la 68. I.D., qui a assisté à la mort du général von Braun installé dans le bâtiment. Les Allemands avaient trouvé la première mine leurre, mais pas la seconde, qui rase l'édifice et tue tous ses occupants. En septembre, les partisans ukrainiens recueillent les paras survivants de la terrible opération aéroportée sur le Dniepr, qui restent parfois avec eux. Les partisans soviétiques continuent de mener des opérations audacieuses (comme la destruction d'un pont stratégique avec un véhicule allemand factice muni d'explosifs) jusqu'à la libération des frontières occidentales de l'URSS, et lancent des raids dans les Carpathes. En avril 1944, on trouve dans l'école spéciale des partisans ukrainiens plus de 500 Polonais à l'instruction, car des contacts ont été établis dès l'automne 1943 avec les résistants de Pologne, et des détachements mixtes (avec aussi des Biélorusses) ont parfois été constitués. Mais l'état-major central des partisans est dissous par Staline en janvier 1944.

Le récit de Starinov est très instructif sur ces unités à vocation spéciale de l'Armée Rouge, ancêtre des Spetsnaz. Comme souvent néanmoins dans le cas de traductions, il manque un commentaire critique du traducteur qui manifestement ici n'est pas un spécialiste au sens universitaire du terme. En outre, on peut déplorer le manque de cartes en nombre plus conséquent et plus précises, aussi. 





La fabrique du héros : Abou Azrael, le champion de Kataib al-Imam Ali

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Alors que Kataib al-Imam Ali pleure l'un de ses commandants militaires, Abou Hassanein, Heidari, mort en « martyr » pendant l'offensive sur Tikrit, un autre combattant de la milice chiite devient de semaine en semaine une vitrine du groupe : Abou Azrael1.

Depuis quelques jours, les articles de presse de grands quotidiens occidentaux (comme le Daily Mail2) se multiplient à propos de ce personnage emblématique de la milice chiite irakienne Kataib al-Imam Ali, en première ligne de l'offensive pour reprendre Tikrit à l'Etat Islamique. Cette visibilité explique sans doute, d'ailleurs, l'intérêt que lui porte la presse. On apprend dans ces articles que « le père de l'ange de la mort » (traduction de son nom de guerre Abou Azrael) est un ancien professeur d'université de 40 ans, qui a quitté son travail en juin 2014 pour rejoindre cette milice nouvellement formée après la chute de Mossoul. Abou Azrael, un barbu au crâne chauve, pose fièrement sur une photo de Kataib al-Imam Ali avec un M4 dans une main et une hachette dans l'autre. Adepte des selfies et des courtes vidéos lui et ses camarades se reposant après les combats, Abou Azrael est également doté d'un certain sens de l'humour. On le voit ainsi se moquer des combattants de l'Etat Islamique en utilisant un talkie-walkie pris sur l'adversaire. Un certain nombre de mythes entoure donc déjà le personnage et sont repris par la presse occidentale : Abou Azrael serait le champion de taekwondo irakien (!), chose qui n'a jamais été confirmée. Il adore les lions : il apparaît sur une affiche avec cet animal et une photo le montre en train de photographier lui-même un lion en cage. Comme beaucoup de miliciens ou autres combattants irréguliers des conflits syrien ou irakien, Abou Azrael cherche en fait à faire partager sa vie de soldat sur les réseaux sociaux. D'ailleurs un spécialiste comme Phillip Smyth, qui travaille sur les combattants chiites en Syrie et en Irak, doute fortement du « background » universitaire d'Abou Azrael, soldat mis en avant par Kataib al-Imam Ali à des fins de propagande, en raison de son engagement intensif dans l'offensive sur Tikrit3.



L'analyse des documents produits par Kataib al-Imam Ali que j'ai menée depuis l'été 2014 montre qu'effectivement, Abou Azrael apparaît de bonne heure dans les vidéos du groupe, en particulier, où son intervention est récurrente. Abou Azrael est visible dès la deuxième vidéo mise en ligne par Kataib al-Imam Ali sur sa chaîne Youtube, le 15 août : lors de combats dans le district de Tuz Khuzmatu, on le voit inspecter un pick-up détruit de l'EI4. On le voit dans l'une des autres premières vidéos5 postées par la milice, le 18 août 2014. Quelques jours plus tard, on l'aperçoit à plusieurs reprises dans une autre vidéo, un montage des combats menés par Kataib al-Imam Ali6. On le revoit dans un poème vidéo du 1er septembre qui ressasse des images pus anciennes déjà postées par la milice7. Le 24 septembre, il parle longuement à la caméra, assis dans un Humvee et tenant un RPG-7, pour ce qui semble être une bande-annonce pour un documentaire monté par le média de la milice8. Le 29 novembre, on le voit pour la première fois faire le coup de feu avec son M4 près de la base aérienne de Balad, attaquée par l'Etat Islamique9. La milice n'hésite d'ailleurs pas à reposter la vidéo mi-décembre10, preuve d'une mise en avant progressive d'un combattant certes déjà présent dans les médias du groupe, mais pas plus que d'autres miliciens particuliers (le sniper manipulant fréquemment le fusil lourd en 12,7 mm Sayyad 2 iranien) ou que les responsables principaux. C'est donc bien avec l'offensive sur Tikrit qu'Abou Azrael se retrouve propulsé en avant par la propagande de Kataib al-Imam Ali : il s'agit de mettre en avant un modèle de combattant chiite, capable de contrebalancer sur le plan psychologique les figures similaires de l'Etat Islamique. D'ailleurs la dernière vidéo de la chaîne Youtube du groupe, le 12 mars 2015, met en scène le reporter fétiche de la milice en train d'interroger, entre autres, Abou Azrael11. On est manifestement en présence d'une stratégie de communication.

Une des premières apparitions d'Abou Azrael dans les vidéos de la milice (à droite).

Vidéo du 15 août : près d'un pick-up détruit de l'EI.

Vidéo plus tardive, même séquence.

Dans un montage vidéo.

Le même montage vidéo (août 2014).

Témoignage pour un documentaire, avec RPG-7, à bord d'un Humvee.

Le coup de feu sur la base aérienne de Balad (novembre 2014).



D'ailleurs la page Facebook« Personnage public »12, qui rassemble ses fans, et qui compte plus de 250 000 « J'aime » à l'heure où j'écris ces lignes, n'a été créé que fin février 2015, comme toutes les pages Facebook associées ou presque qui relaient toutes les mêmes photos ou vidéos. La page principale renvoie aussi vers d'autres réseaux sociaux qui publient des documents similaires, montages, vidéos, photos13. Sur la page principale, les photos montrent aussi qu'Abou Azrael est proche du commandement de la milice, dont son secrétaire général, al-Zaydi14. Le 24 février, une vidéo le montre en train de se diriger vers un avion de transport (An-32B et C-130 sont visibles15) sur un terrain d'aviation16. La page fait également de la publicité pour l'entraînement des recrues17. Le 27 février, on voit Abou Azrael tirer à la mitrailleuse lourde DShK de 12,7 mm18

Avec les responsables de la milice (février 2015).

Le mythe : Abou Azrael et le lion.

... et sur le poster.

Pour changer, avec une mitrailleuse PK.
 

Abou Azrael prend parfois la pose avec des armes, comme avec ce RPG-7 le 1er mars19. Le 2 mars, il se fait prendre en photo devant un hélicoptère Mi-35 de l'aviation irakienne20. Le 4 mars, alors que la bataille pour reprendre Tikrit a commencé, il filme une batterie de mortiers de la milice en action21. Le même jour, une nouvelle photo le montre armé d'une épée22. Le lendemain, un autre cliché présente Abou Azrael servant la mitrailleuse de sabord d'un hélicoptère23. Une autre photo le montre au volant d'un pick-up de l'EI capturé24. Le 6 mars, après l'épée, c'est une hachette qu'arbore Abou Azrael25. Le 10 mars, Abou Azrael relaie une vidéo de son ami photographe Zaidi Ahmed Kazim, qui filme une pièce de 155 mm en train d'ouvrir le feu26. Un poster le présente dans le pick-up de tête d'un convoi de Kataib al-Imam Ali27. Sur une autre photo du 10 mars, on le voit tenir ce qui semble bien être un fusil de sniping lourd Sayyad 2 iranien en 12,7 mm28. Un autre cliché le montre avec plusieurs miliciens devant un camion équipé d'une roquette de gros calibre, apparemment dans le secteur de Nadjaf29. Le 11 mars est mise en ligne la fameuse vidéo où Abou Azrael, avec un talkie-walkie pris à l'EI, se moque d'eux à distance -mais il a la main droite bandée30. Le même jour, une autre photo montre encore Abou Azrael devant deux camions avec roquettes31. Le 13 mars, Abou Azrael est pris en photo devant un Humvee couleur sombre marqué de l'emblème de Kataib al-Imam Ali32. On le voit aussi le même jour devant un technical armé d'un LRM33. Abou Azrael a même droit à des animations où on le voit terrasser les adversaires de l'EI comme personnage de dessin animé34. Il a également eu l'honneur d'un reportage télé35.


Pose avec le RPG-7.

Devant un Mi-35.

L'épée à la main.


Mitraileur de sabord.

La hachette.


En tête de convoi.


Avec le Sayyad 2.

Devant un camion avec roquette lourde.



On nargue l'EI.

Le combattant de milieu est également très visible dans les médias du groupe.


Interrogé par le reporter de Kataib al-Imam Ali.






15Merci à Arnaud Delalande pour l'identification.

Volontaires étrangers de l'insurrection syrienne. 13/Les Tunisiens

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Des septembre 2012, des informations font état de la mort de Tunisiens combattant aux côtés du bataillon al-Furqan, un groupe armé de la province d'Idlib qui combat aux côtés du front al-Nosra1. En mars 2013, les autorités tunisiennes estiment que 40% des combattants étrangers de l'insurrection syrienne sont tunisiens2. Les deux-tiers combattraient au sein d'al-Nosra (la branche « officielle » d'al-Qaïda en Syrie, en conflit avec l'Etat Islamique). La plupart des djihadistes tunisiens seraient alors originaires de la ville de Ben Gardane, au sud de Tunis. La ville est située dans la province de Médenine, à la frontière avec la Libye. Le Qatar alimenterait en argent des organisations non-gouvernementales tunisiennes pour procéder au recrutement, offrant jusqu'à 3 000 dollars par personne. Les combattants sont regroupés et entraînés dans des camps situés dans le triangle désertique entre la Libye, la Tunisie et l'Algérie, acheminés jusqu'en Turquie puis insérés en Syrie. Les groupes djihadistes libyens ont établi des camps d'entraînement dans la province de Ghadames, à moins de 70 km de la frontière tunisienne. Les volontaires complètent leur entraînement militaire pendant 20 jours3 dans la province de Zawiyah, puis gagnent le port de Brega pour Istanbul, avant de finir à la frontière syrienne. Certains combattants tunisiens entrent aussi par le Liban, en particulier s'ils doivent gagner Damas ou ses environs ; quand c'est Alep ou d'autres villes du nord, ils passent par la Turquie.

 

A l'automne 2013, le phénomène semble un peu mieux cerné. Il n'est pas limité à une classe sociale pauvre, qui effectivement fournit des volontaires : des diplômés des classes moyennes ou supérieures participent aussi au djihad4. Si au départ le sud de la Tunisie, traditionnellement plus islamiste, comprend les gros bataillons, aujourd'hui des Tunisiens partent du centre et du nord du pays -Bizerte étant devenu l'un des bastions de la cause. Ayman Nabeli quitte la ville de Tabalba, dans la province centrale de Monastir, pour combattre dans les rangs de l'EIIL (Etat Islamique en Irak et au Levant, prédécesseur de l'Etat Islamique avant juin 2014). Né en 1986, cadet d'une famille de huit enfants, il n'est pas au départ particulièrement religieux. C'est après la révolution de 2011 qu'il devient un salafiste. Les salafistes tunisiens ont en effet investi les mosquées après la victoire du parti Ennahda aux élections, et en particulier celle d'al-Iman, proche de la maison d'Ayman. Malgré les démarches de sa famille, les autorités tunisiennes se montrent relativement complaisantes à l'égard des salafistes. Des vols entiers de Turkish Airlines transportent les volontaires pour le djihad jusqu'à Istanbul. Dans les faubourgs de Tunis, l'Etat a disparu avec la chute de Ben Ali et l'Ennahda impose sa présence notamment par le biais de mosquées contrôlées par des salafistes. Le ministre de l'Intérieur tunisien a déclaré que ses services ont d'ores et déjà empêché 6 000 hommes (!) de se rendre en Syrie... un Tunisien avait tourné une vidéo pour Jaysh al-Muhajireen wa al-Ansar, le groupe d'Omar Shishani désormais rallié à l'EIIL, en juillet 20135. En mai de la même année, le ministre des Affaires Etrangères tunisien avait pourtant reconnu la présence d'un maximum de 800 Tunisiens en Syrie, une radio locale parlant de chiffres beaucoup plus importants, avec pas moins de 132 Tunisiens tués en février 2013 dans la région d'Alep, la plupart originaires de Sidi-bou-Zid, là où avait commencé la révolution en 20116. Mais ces chiffres semblent largement surestimés, la radio étant par ailleurs coutumière de la diffusion d'informations erronées.

Le parcours de Aymen Saadi, qui a failli faire sauter ses explosifs près d'un mausolée présidentiel, celui de Bourguiba, au sud de Tunis en octobre 2013, illustre la variété du recrutement. La ville de Zarghouan, à l'est de Tunis, n'est pourtant pas un bastion connu de l'islamisme. Aymen a d'excellentes notes à l'école, en particulier en langues et en histoire. Fin 2012 pourtant, il se radicalise, montrant une influence venue des salafistes, puis gagne les camps d'entraînement libyen en mars 2013. Il se retrouve pourtant bardé d'explosifs en Tunisie, et non en Syrie. Abou Talha, originaire d'une ville près de la frontière libyenne, a combattu près d'Alep. Il a passé six mois au sein d'une brigade islamiste en 2012. Il s'est alors rendu en Syrie seul avant de prendre contact avec les rebelles à la frontière turque, ce qui montre peut-être que les réseaux plus sophistiqués et organisés ne se sont constitués qu'à la fin 2012-début 2013. Un commandant syrien apprend aux recrues le maniement de l'AK-47, du RPG et des pistolets, le tout entrecoupé de séances de lecture du Coran et autres cours religieux. Abou Talha a combattu côte-à-côte avec le front al-Nosra7. Le 24 juillet 2013, l'EIIL annonce la mort d'un kamikaze tunisien, Hamza al 'Awni, alias Abu Hajer al Tunisi. Né à Sousse, diplômé en tant qu'ingénieur, Awni cherche à rejoindre la Tchétchénie en 2003. Entré en Syrie en septembre 2012, il mène son attaque kamikaze le 10 juillet 20138. La page Facebook d'Ansar al-Sharia fait l'éloge des combattants tunisiens morts en « martyrs » en Syrie9.

Abou Ayman est un exemple de volontaire recruté par Ansar-al-Charia10. Architecte à Tunis, il décide de partir se battre en Syrie avec deux voisins. Il prend l'avion pour Amman en Jordanie, où il faut réussir à passer la frontière, surveillée par les renseignements jordaniens. Une fois l'insertion effectuée, Abou Ayman et ses compagnons se séparent. Lui-même atterrit finalement dans les combats des faubourgs de Damas. Il intègre une unité, Ansar al-Chariaa, qui comporte 300 combattants dont de nombreux étrangers (Tchétchènes, Kosovars, et Tunisiens). En août 2013, Aaron Zelin avait interrogé un combattant tunisien de retour de Syrie, dans la province de Nabeul, à l'est de Tunis. Originaire d'un milieu modeste, ce combattant est revenu avec de l'argent qui lui a permis d'aider sa famille à mieux vivre. Son patron, un salafiste qui a des liens avec l'Arabie Saoudite, avait financé une partie de son voyage vers la Turquie. Il a combattu probablement avec al-Nosra : il était devenu plus « religieux » en 2011, après la révolution tunisienne, en suivant d'abord Ennahda, puis les salafistes. Sa mosquée était dépendante d'Ansar al-Sharia, avec un imam égyptien venu d'Arabie Saoudite. Il semblerait qu'Ansar al-Charia dirige alors ses combattants vers al-Nosra, et s'en portent garants : trois autres hommes étaient partis avec ce volontaire, dont un a été tué. A son retour, il est arrêté à sa descente de l'avion et détenu pendant trois mois et demi, avant d'être relâché11.

En ce qui concerne les camps d'entraînement en Libye par lesquels passeraient les volontaires tunisiens et autres, ils seraient notamment le fait du mouvement Ansar al-Charia en Libye, une ancienne brigade rebelle qui avait combattu Kadhafi en 2011, avant de mener l'attentat qui avait coûté la vie à l'ambassadeur américain du consulat de Benghazi en septembre 201212. Saif Allah bin Hussein, alias Abu Iyad al-Tunisi, relâché en 2011, faisait partie de l'ancien réseau de Tareq Maarufi, qui avait des liens avec al-Qaïda : il a créé Ansar al-Charia à la fin avril 201113. C'est cette organisation qui organise le transit et le passage dans des camps mobiles des volontaires dans tout l'est libyen, près de la frontière tunisienne. Selon les rapports officiels, des douzaines d'Algériens et de Tunisiens arrivent chaque semaine pour être formés dans ces camps, avant de partir par avion avec de faux passeports libyens à Benghazi, Ansar al-Charia bénéficiant de complices dans l'aéroport. Ayman Saadi, arrêté le 30 octobre 2013 près du mausolée de Bourguiba, est probablement passé par ces camps de Benghazi et Derna mais les Libyens l'ont ensuite renvoyé en Tunisie, et non en Syrie. On ne sait pas si Saadi a eu des liens avec Ansar al-Charia en Libye. On sait en revanche que les deux mouvements tunisien et libyen sont en relation : le premier reçoit notamment des armes du second.


Abou Iyad al-Tunisi.-Source : http://www.dailystar.com.lb/dailystar/Pictures/2013/12/30/237423_mainimg.jpg


En février 2014, le ministre de l'Intérieur déclare que 400 djihadistes tunisiens sont revenus du champ de bataille syrien14. La déclaration survient après que la garde nationale et l'agence de contre-terrorisme aient été mises en échec dans la capture de Kamel Zarrouk, le numéro 2 d'Ansar al-Sharia, à l'intérieur d'une mosquée d'un faubourg de Tunis. Zarrouk aurait ensuite rejoint les rangs de l'EIIL en Syrie. Ancien videur de boîte de nuit à Tunis, il a commencé à recruter pour le djihad syrien en 201115. Selon l'étude récente du centre Meir Amit consacré aux volontaires des pays arabes pour le djihad syrien, les Tunisiens constituent un contingent très important, contrairement aux djihads précédents en Irak ou en Afghanistan : il y aurait plus d'un millier de Tunisiens qui combattent en Syrie. L'origine géographique se confirme : Sidi Bouzid, Ben Gardane, près de la frontière libyenne, Zarat, dans le district de Gadès, à l'est du pays, se signalent particulièrement comme lieux de départ des volontaires. L'origine sociale est variée bien que la plupart proviennent de milieux modestes ; les volontaires sont recrutés dans les mosquées tenues par les salafistes, d'autres sont influencés par les vidéos et autres documents mis en ligne sur Internet à propos du djihad16. En avril 2014, Abu Iyad al-Tunisi, le chef d'Ansar al-Charia, a appelé dans un document audio les Tunisiens à partir faire le djihad en Syrie, au sein des rangs de l'EIIL. Récemment, le groupe, déclaré organisation terroriste par le gouvernement tunisien à l'été 2013, serait peut-être en train de se rebaptiser en Shabab al-Tawhid. Cela marquerait peut-être une association de plus en plus étroite avec le mouvement libyen du même nom, Ansar al-Charia17. Le parti Ennahda, au pouvoir en Tunisie, et associé aux Frères Musulmans, a d'abord laissé partir les volontaires, probablement en raison de son hostilité envers le régime syrien. Mais les médias donnent une grande publicité au phénomène et de nombreux Tunisiens, en particulier laïcs, commencent à s'en inquiéter et à craindre des attaques par les vétérans revenus du champ de bataille syrien. En juin 2013, les médias britanniques rapportent qu'une vingtaine de familles sont parties en Syrie chercher leurs enfants, certaines ont même été emprisonnées. Fin mars 2013, le gouvernement tunisien fait arrêter, pour la première fois, un salafiste qui se vantait d'avoir passé 8 mois en Syrie. Mais le pays compte 6 000 mosquées... Un an plus tard, en février 2014, le ministre de l'Intérieur reconnaît l'impossibilité de détenir les combattants qui reviennent de Syrie en raison de failles dans la législation18.

Ansar al-Charia de Tunisie a été un groupe leader dans l'utilisation des réseaux sociaux19. Il s'en sert pour rejeter l'accusation de terrorisme, et montrer ses soutiens, comme ceux de l'EIIL en Syrie. Le groupe les emploie aussi pour diffuser une propagande anti-gouvernementale, comme les propos de Abu Qatada al-Filistini, basé en Angleterre, et auprès duquel Abou Iyad al-Tunisi a vécu quand il était en exil. Le groupe joue aussi sur de possibles réactions brutales des forces de sécurité contre la population, une technique classique des djihadistes pour leur drainer des soutiens. Ansar al-Charia insiste aussi sur la centralité de la charia comme fondement de la loi et de l'Etat.

En juin 2014, le ministre de l'Intérieur tunisien annonce que 2 400 Tunisiens sont déjà impliqués dans le djihad syrien, dont 80% combattent désormais avec l'Etat Islamique20. Des combattants tunisiens de l'EI sont repérés sur des vidéos d'exécutions en Irak, comme celle de ces 5 garde-frontières irakiens21. Les Tunisiens continuent donc de constituer un des plus gros contingents de combattants étrangers du djihad syrien et maintenant irakien. L'ICSR, institut britannique spécialisé dans l'étude du phénomène, place en janvier 2015 la fourchette de Tunisiens partis en Syrie entre 1 500 et 3 000 ; la barre haute en fait le premier pays fournisseur de volontaires, devant la Jordanie et l'Arabie Saoudite qui la rejoignent sur la fourchette basse22. Les Tunisiens constitueraient, avec ce chiffre, 25% des combattants étrangers du djihad. La plupart de ces combattants sont âgés de 18 à 27 ans : la plupart viennent du milieu scolaire ou universitaire, mais il y a aussi des fonctionnaires23. Début octobre, les autorités tunisiennes arrêtent un groupe de 6 personnes préparant des attaques dans la région de Bizerte. D'après le ministre de l'Intérieur, pas moins de 1 500 personnes ont été arrêtées en 201424. Le 16 octobre 2014, Nidhal Selmi, un footballeur célèbre de l'Etoile Sportive du Sahel, est tué au sein de l'Etat Islamique en Syrie. Depuis l'été 2013, son attitude avait changé et il prônait ouvertement le djihad. Il avait disparu en février 2014. Son frère Rayan combat toujours auprès de l'EI25.

Nidhal Selmi, un ancien joueur de foot devenu combattant de l'Etat Islamique, tué en Syrie.


Foreign Policy raconte l'histoire de Slim Gasmi, 28 ans, qui quitte son faubourg de Hay Hlel pour la Libye en septembre 2013, cherchant de l'argent. Radicalisé par un camarade tunisien converti au djihad, il meurt en Syrie le 1er avril 2014. Le 25 décembre 2013, il avait appelé sa famille de Turquie où il s'apprêtait à franchir la frontière. Il a combattu avec l'EIIL dans la province de Deir-es-Zor26 avant d'être capturé par le front al-Nosra qui l'a enrôlé dans ses propres troupes27. Raouf Kerfi, originaire du quartier Al-Kabaria, au sud de Tunis, tombe au combat en février 2015 avec l'Etat Islamique. Il était parti en Syrie en 2013. Makrem Harakati, qui avait rejoint en 2012 le front al-Nosra avant de rallier l'EI, est également tué le même mois28. Le 15 mars 2015, Khaled Abdaoui Mokni, alias Abou Hidra Attounsi, est tué en Syrie avec l'Etat Islamique. Au total, ce sont déjà 600 Tunisiens qui auraient trouvé la mort au djihad syrien/irakien et le même nombre qui seraient revenus dans leur pays après y avoir combattu. Les vols entre Tunis et Istanbul se multiplient : 4 à 5 quotidiennement, avec de plus en plus de jeunes femmes en plus des hommes. Les couples se marient à l'insu de leurs parents en Tunisie, souvent dans des groupes radicaux, et prennent prétexte d'une lune de miel en Turquie pour se jouer des dispositifs de surveillance29.

Raouf Kerfi.


En 2014, 23 membres des forces de sécurité tunisiennes ont été tués au combat contre des militants islamistes, dont 30 ont été eux-mêmes abattus. Les opérations se concentrent dans le nord-ouest du pays, comme en 2013, à la frontière avec l'Algérie. Boubaker al-Hakim, un djihadiste tunisien, a revendiqué en décembre 2014 son appartenance à l'EI, et le meurtre de 2 hommes politiques tunisiens laïcs, Chokri Belaid et Muhammad Brahmi. En novembre, l'armée tunisienne avait arrêté 2 Syriens à la frontière avec l'Algérie ; le même mois, la brigade Okba ibn Nafaa, un groupe radical tunisien, avait annoncé son ralliement à l'EI. L'armée intervient jusqu'à hauteur de 2 000 soldats et 1 000 hommes des forces spéciales dans le nord-ouest du pays, mais aussi, jusqu'en janvier 2015, pour démanteler des cellules dans la région de Kasserine ou au nord de Tunis. Le gouvernement tunisien, qui renforce la lutte contre les islamistes radicaux, crée en décembre 2014 une nouvelle force anti-terroriste, et renforce sa coopération en matière de renseignements avec plusieurs pays. Les autorités visent aussi les ressources financières des islamistes : une opération à Ben Guerdane en octobre aboutit à la saisie de 700 000 dollars en liquide. Mais le démantèlement par la force d'une cellule le 24 octobre à Oued Ellil, un faubourg de Tunis, montre que la présence djihadiste s'étend : 5 des 6 personnes abattues lors de l'opération sont des jeunes femmes radicalisées dans les mois précédents30.


1Mohamed Ben Ahmed, « African Militants Killed in Syria Fighting Alongside al-Qaeda », Al-Monitor, 10 septembre 2012.
2Nesrine Hamedi, « Tunisian Jihadists Fighting in Syria », Al-Monitor, 24 mars 2013.
3Aaron Y. Zelin, «  New Evidence on Ansar al-Sharia in Libya Training Camps », The Washington Institute, 8 août 2013.
4Hazem al-Amin, « Tunisia’s 'Road to Jihad' in Syria Paved by Muslim Brotherhood », Al-Monitor, 23 octobre 2013.
11Aaron Y. Zelin, « Meeting a Returned Tunisian Foreign Fighter from the Syrian Front », The Washington Institute, 8 novembre 2013.
12Ludovico Carlino, « Ansar al-Shari’a: Transforming Libya into a Land of Jihad », Terrorism Monitor Volume: 12 Issue: 1, The Jamestown Foundation, 9 janvier 2013.
13The Phenomenon of Foreign Fighters from the Arab World in the Syrian Civil War, Most of Them Fighting in the Ranks of Organizations Affiliated with Al-Qaeda and the Global Jihad, The Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, mai 2014.
16The Phenomenon of Foreign Fighters from the Arab World in the Syrian Civil War, Most of Them Fighting in the Ranks of Organizations Affiliated with Al-Qaeda and the Global Jihad, The Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, mai 2014.
18The Phenomenon of Foreign Fighters from the Arab World in the Syrian Civil War, Most of Them Fighting in the Ranks of Organizations Affiliated with Al-Qaeda and the Global Jihad, The Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center, mai 2014.

David P. CHANDLER, The Tragedy of Cambodian History. Politics, War and Revolution since 1945, Yale University Press, 1993, 396 p.

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David P. Chandler est un historien américain considéré comme l'un des spécialistes occidentaux de l'histoire contemporaine du Cambodge. Il est aujourd'hui professeur émérite à l'université de Monash, en Australie.

Ce livre a été commencé en 1960, alors que Chandler lui-même se trouvait à Phnom Penh. En 1985, Chandler décide de prolonger un livre précédent qui s'arrête à l'indépendance du Cambodge. La période traitée dans ce livre-ci stoppe en 1979 car à partir de l'invasion viêtnamienne, le pays devient inaccessible ou presque et son histoire plus difficile à traiter. Chandler revient néanmoins sur les derniers événements de 1992-1993, notamment l'installation d'un contingent de l'ONU au Cambodge à ce moment-là.

Chandler, comme il le rappelle dans son introduction, vise à comprendre comment le Cambodge en est venu à être contrôlé par le Parti Communiste du Kampuchéa, responsable d'un génocide sans nom entre 1975 et 1979 et d'une guerre avec le Viêtnam réunifié. Coincé entre la Thaïlande et le Viêtnam, le Cambodge aurait pu connaître, entre 1947 et 1958, une amorce de monarchie constitutionnelle et de démocratie. Sihanouk, Lon Nol et Pol Pot incarnent au contraire la persistance d'un régime autocratique, nourri aussi de la vision inculquée par le colonisateur français de la grandeur passée du Cambodge. Le coup de force japonais de mars 1945, en donnant au pays l'indépendance, constitue un premier tournant. En 1951, l'ancêtre du PCK est fondé. En 1955, Sihanouk abdique pour fonder un parti politique qui remporte les élections. Il choisit ensuite, à partir de 1963, de rompre progressivement avec les Etats-Unis. En 1967-1968, l'opposition intérieure et la présence des communistes viêtnamiens dans le pays sont une sérieuse menace pour son pouvoir ; les communistes cambodgiens se déchirent entre ceux resté sur place et les exilés au Nord-Viêtnam de 1955, qui reviennent au pays. Le coup d'Etat de mars 1970 précipite le pays dans la guerre du Viêtnam. En avril 1975, les Khmers Rouges emportent la capitale ; deux ans plus tard, ils commencent les raids sur le Viêtnam. En 1978, le régime est au bord de l'effondrement : les Viêtnamiens entrent à Phnom Penh en janvier 1979.


 

Sihanouk, jusqu'alors la marionnette des Français, se révèle après le coup de force japonais du 9 mars 1945. Le royaume du Kampuchéa se gouverne en autonomie jusqu'en décembre. Son Ngoc Thanh, un nationaliste, collabore avec les Japonais, qui recrutent d'ailleurs des volontaires. Il est arrêté par les Français en octobre 1945, lesquels réinstallent bientôt leur autorité sur le pays. Une constitution est donnée au Cambodge. Les partis politiques se forment : libéraux, soutenus par les Français, démocrates, et démocrates-progressistes. Le deuxième est le plus puissant, mais les Français procèdent à des arrestations en 1947 ce qui gonfle l'insurrection rurale menée par les Khmers Issarak. Ces derniers sont parfois en contact avec le Viêtminh. Les démocrates continuent de remporter les scrutins. Le 14 janvier 1950, Ieu Koess, président de l'Assemblée Nationale et démocrate, est tué. L'émotion et les réactions sont telles que Sihanouk rappelle Thanh comme Premier Ministre.

En 1950, le Viêtminh s'intéresse de plus en plus aux autres pays de l'Indochine française, dont le Cambodge. Le Parti Révolutionnaire du Peuple Khmer est fondé en 1951, sous contrôle des Viêtnamiens. Parallèlement, des Cambodgiens partis en France dès 1949 se convertissent au marxisme-léninisme, non sans débat sur la ligne à suivre ; l'un d'entre eux est Saloth Sar, le futur Pol Pot. Sihanouk est de plus en plus ulcéré par la domination de la vie politique par Thanh et les démocrates, le leader cherchant d'ailleurs à unifier l'insurrection, diverse, sous sa bannière. En mai-juin 1952, Sihanouk entame le processus qui le conduit à assumer un pouvoir personnel, en muselant les démocrates. Les communistes convertis en France, dont Sar, reviennent au Cambodge. Le pays gagne l'indépendance par l'action de Sihanouk, néanmoins réservé sur le soutien à espérer des Français et même des Américains. A la conférence de Genève, les Viêtnamiens ont d'ailleurs leurs délégués cambodgiens communistes. Sihanouk forme un parti politique, le Sahapak, et choisit d'abdiquer en 1955. Présent à la conférence de Bandung, il choisit la voie neutraliste, tout en acceptant l'aide militaire américaine. Il se méfie de Diêm  et la CIA soutient dès lors les Khmers anti-communistes. Grâce à la propagande, la contrainte et l'intimidation, Sihanouk remporte les élections et devient le maître incontesté du pays.

Les démocrates sont au plus bas ; le Sangkum (nouveau nom du parti du monarque) est populaire, tout comme le souverain, qui part en Chine dès 1956. Sihanouk applique un semblant de programme socialiste, neutralise complètement l'opposition politique, souvent par la violence. Le pays à ce moment-là relativement florissant sur le plan économique. Le souverain remporte aisément les élections de 1958, alors que Sar prend le contrôle de la branche urbaine des communistes cambodgiens et que les relations se détériorent avec le Sud-Viêtnam et la Thaïlande. En 1958-1959, Sihanouk met en échec deux tentatives de coups d'Etat, celles de Sam Sary et Dap Chhuon, dont l'une au moins soutenue par des Américains, ce qui renforce sa méfiance à l'égard des Etats-Unis. Les communistes cambodgiens se mettent "sur les rails" entre 1955 et 1963, en investissant en particulier les fonctions de l'enseignement. Les relations avec les communistes viêtnamiens sont difficiles. Jusqu'en 1963, Sihanouk dirige le Cambodge d'une main de fer.

La période de troubles qui commence en février 1963 avec la manifestation, réprimée, de Siem Reap, est difficile à analyser faute de sources suffisantes (beaucoup ont été détruites ensuite). Sihanouk pourchasse les formations de gauche, qui subissent des coupes sévères. Les communistes, dont Sar, basculent dans la clandestinité, protégés bien malgré eux dans les sanctuaires déjà tenus par les Viêtnamiens. Après le renversement de Diêm en novembre 1963 et l'arrestation de Khmers Serei en route vers le Sud-Viêtnam, Sihanouk décide de rompre avec les Etats-Unis et de lancer l'économie, mal en point, sur la voie du socialisme. L'un de ses plus grandes fautes, comme il le reconnaît d'ailleurs plus tard. Il négocie avec les Viêtnamiens d'obtenir 10% des armes  et des munitions chinoises qui transitent par le port de Sihanoukville, pour sa propre armée, début 1964. Il nie également que des Viêtnamiens soient présents sur son territoire, ce qui irrite au plus haut point les Américains, qui s'engagent directement au Sud-Viêtnam à partir de mars 1965. Chinois et Nord-Viêtnamiens s'intéressent de plus près alors aux communistes cambodgiens. Saloth Sar effectue un voyage en Chine et peut-être en Corée du Nord en 1964-1965. C'est probablement à partir de là qu'il s'inspire de la voie chinoise. L'année 1966 est marquée par la visite du général De Gaulle dans le pays ; Sihanouk, désenchanté par la politique, se plonge dans la réalisation de films (!). Les élections de 1966 voient l'opposition gagner des sièges à l'Assemblée : Lon Nol devient Premier Ministre mais Sihanouk forme un contre-gouvernement avec ses propres partisans.

Entre 1967 et 1970, les segments de gauche et pro-américains de l'opposition minent le pouvoir de Sihanouk. Les oppositions se développent également entre riches et pauvres, campagnes et villes. Une rébellion éclate à Samlaut entre mars et mai 1967. Les Chinois cambodgiens manifestent violemment en faveur de Mao. Sihanouk se retrouve isolé sur sa gauche, et entouré de pays dominés par des régimes pro-occidentaux. En janvier 1968, alors que les contacts reprennent avec les Etats-Unis, le Parti Communiste du Kampuchéa lance la lutte armée. Le nord-est du pays échappe de plus en plus au contrôle du gouvernement. Les milices pro-gouvernementales se servent des armes chinoises pour poursuivre la guérilla. L'économie pose problème : le caoutchouc se vend mal, le nombre de paysans sans terre est énorme, l'industrie reste faible. En mars 1969, Nixon fait bombarder les sanctuaires viêtnamiens au Cambodge par les B-52 ; en représailles, Sihanouk élève la représentation du Viêtcong au rang d'ambassade. Fin 1969, le souverain effectue plusieurs séjours hospitaliers en France. Il est absent lorsque se déclenche le coup d'Etat qui va le renverser.

Lon Nol, qui dirige l'appareil de sécurité, a adopté dès février 1970 une posture anti-viêtnamienne. L'armée cambodgienne commence à attaquer les sanctuaires viêtnamiens dans le pays. Le coup d'Etat de mars est suivi d'un appel de Sihanouk, depuis Pékin, à la résistance. En avril, les Viêtnamiens contrôlent désormais totalement le nord-est du pays, après le retrait des troupes cambodgiennes. Jusqu'en juin, les Sud-Viêtnamiens, avec 40 000 hommes, et les Américains, avec 30 000 hommes, lancent des incursions au Cambodge pour détruire les sanctuaires viêtnamiens, alors même que les volontaires qui se pressent dans le pays pour combattre les communistes sont taillés en pièces. Ragaillardi, Lon Nol lance en septembre l'opération Chenla I, aux résutats plus que mitigés. Communistes cambodgiens et viêtnamiens combattent côte à côte, mais le millier de Cambodgiens formés par les Nord-Viêtnamiens, mal vus de ceu restés au pays, est progressivement éliminé par la direction locale du parti. L'opération Chenla II, déclenchée en août 1971, se termine en désastre. Parallèlement les communistes cambodgiens commencent leurs purges internes et se débarrassent de l'influence nord-viêtnamienne. Les Américains, avec l'opération Freedom Deal, continuent de bombarder le Cambodge jusqu'en août 1973, bien après la conclusion des accords de Paris. Fin 1972, les Nord-Viêtnamiens ont retiré 3 de leurs 4 divisions du Cambodge. En décembre 1973, les Khmers Rouges commencent à bombarder à la roquette Phnom Penh. 2 millions de réfugiés s'y entassent. Les communistes lancent un premier assaut en 1974, et un autre à partir du 1er janvier 1975. Lon Nol et sa famille quittent le pays début avril 1975 ; quelques jours plus tard, les Khmers Rouges investissent la capitale.

A partir d'avril 1975, Pol Pot tente de faire table rase de l'ancien Cambodge : évacuation forcée des villes, abolition de la monnaie, des marchés, de l'emploi salarié... le tout après cinq ans de guerre civile particulièrement féroces. Les jeunes ont été endoctrinés par les communistes, de même qu'un certain nombre de pauvres. Phnom Penh commence à être vidée de ses habitants dès l'après-midi du 17 avril :  les Khmers Rouges ont en horreur les villes. Avant la chute du Sud-Viêtnam, les Khmers occupent des îles dans le golfe de Siam  ; en mai, ils s'emparent du Mayaguez, un cargo américain transportant des armes vers la Thaïlande. Parallèlement les déplacés sont mis au travail dans les campagnes et soumis à l'endoctrinement politique. Début 1976, Pol Pot et le PCK confisquent le pouvoir et éliminent Sihanouk, qui servait de caution depuis 1970. Le pays est redécoupé en nouvelles zones administratives. Les conditions de vie sont particulièrement dures dans le nord et le nord-ouest. Pol Pot multiplie les purges en 1977-1978. Les raids sur le Viêtnam, à partir du printemps 1977, accélèrent la montée des tensions et précipitent l'invasion viêtnamienne qui arrive à Phnom Penh en janvier 1979.

Après des témoignages variés à propos de la période de la domination des Khmers Rouges, Chandler revient sur la situation du pays depuis 1979. Le livre se termine avec les 60 pages de notes et une courte bibliographie classée par chapitre. Un travail ancien mais qui reste fondamental pour comprendre l'histoire récente du Cambodge.



Mochitsura HASHIMOTO, Les sous-marins du soleil levant 1941-1945, Paris, Les Presses de la Cité, 1955, 296 p.

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Cet ouvrage est la traduction en français, par R. Jouan, du livre Sunk ! de Mochitsura Hashimoto, commandant de sous-marin japonais pendant la guerre du Pacifique, qui a notamment torpillé, le 30 juillet 1945, le croiseur lourd USS Indianapolis, qui revenait d'un voyage vers l'île de Tinian où il avait déposé des éléments de la bombe atomique larguée sur Hiroshima le 6 août suivant. Hashimoto est appelé à témoigner, en décembre 1945, au procès du commandant de l'USS Indianapolis, qui est jugé pour négligence après avoir survécu au naufrage : une première dans les annales de l'US Navy. A la fin de sa vie, Hashimoto devient prêtre shintoïste.

Le livre, préfacé par l'amira Toyoda, ancien commandant en chef de la Flotte Combinée, est un aperçu du sort des sous-marins japonais pendant la guerre du Pacifique, à travers la carrière de Hashimoto. En novembre 1941, ce dernier est officier-torpilleur sur le I-24, un des sous-marins équipés de sous-marins nains pour l'attaque sur Pearl Harbor. Hashimoto n'est pas convaincu par les engins mais assistent pourtant à leur départ, avant le raid aérien sur la base américaine.

L'I-24 repart en patrouille devant les îles Hawaï en janvier 1942. Après avoir canonné Midway, le commandant est blessé quand les vitres de la "baignoire" du sous-marin sont brisées par une mer particulièrement agitée. Hashimoto raconte comment les sous-marins ont joué un rôle important dans le repérage du Prince of Wales et du Repulse, coulés ensuite par l'aviation japonaise. Il décrit aussi l'équipement des sous-marins avec des hydravions embarqués, qui sont utilisés pour attaquer très ponctuellement le territoire américain avec des bombes incendiaires en 1942.

Pour les sous-marins japonais, en raison des caractéristiques de leurs pièces, les bombardements au canon sont assez risqués et s'effectuent souvent de nuit. Les sous-mariniers ont d'ailleurs énormément de mal à couler avec leurs pièces les bâtiments endommagés, notamment les pétroliers. C'est que les sous-marins japonais sont destinés avant tout à la lutte contre la flotte de guerre ennemie, non ses bâtiments de commerce. Quelques sous-marins japonais seulement opèrent donc contre la flotte commerciale au large des Etats-Unis ou dans l'océan Indien. A partir de 1942, quelques sous-marins japonais, dont l'I-8, réussissent aussi à gagner l'Europe et à revenir en Asie pour réaliser un lien symbolique avec l'allié allemand.

A Midway, l'I-168 parvient à achever le porte-avions américain Yorktown, endommagé. A Guadalcanal, les sous-marins parviennent à couler quelques bâtiments de guerre (dont le porte-avions Wasp) mais les pertes sont très lourdes : 25 navires perdus. En juillet 1942, Hashimoto prend la commandement du RO-31 et participe ensuite à la mission désormais dévolue aux sous-marins japonais : le ravitaillement des troupes à Guadalcanal. Il continue ensuite la même mission, notamment pour la garnison de Rabaul, encerclée, jusqu'en janvier 1944, sous les raids aériens et à travers la domination maritime de plus en plus forte des Américains. Hashimoto prend le commandement du RO-44 et assiste également aux raids aériens sur Truk en février 1944 ; il n'attaque pas un destroyer lors d'un voyage, pour respecter les ordres, ce qu'il regrette amèrement.

Hashimoto a également eu l'occasion précédemment d'opérer dans le Grand Nord : il y a commandé l'I-158, un des premiers sous-marins japonais équipés de radar. Les pertes sont également lourdes, malgré le succès de l'évacuation de Kiska en juin 1943. Hashimoto souligne combien les installations et bases de sous-marins étaient précaire, négligées et mal protégées. Les pertes sont encore lourdes aux Gilbert, au Marshall et aux Mariannes, mais les sous-marins équipés de radars s'en sortent mieux que les autres, notamment face aux coups de l'aviation. Hashimoto raconte comment il doit se battre contre la hiérarchie pour installer un radar sur le RO-44, en novembre-décembre 1943. Le récepteur a d'ailleurs été fourni...par les Allemands. En mai 1944, Hashimoto reçoit le commandement du I-58 : il forme l'équipage à l'utilisation du radar et essaie d'obtenir du personnel qualifié.

En novembre 1944, les Japonais commencent à équiper des sous-marins pour embarquer les Kaitens, les torpilles humaines. Le I-58 est du nombre. Il mène une première mission avec ses Kaitens contre Guam, en janvier 1945. Les résultats sont peu concluants. En revanche, la mission souligne les défaillances du radar et l'I-58 en reçoit un plus performant. En mars 1945, le I-58 fait partie d'une autre vagues de porte-Kaitens lancée contre la flotte américaine stationnant devant Iwo Jima. Puis le I-58 gagne les parages d'Okinawa, cible du prochain débarquement. Mais dès le 14 avril, il reçoit l'ordre de rentrer au Japon. Les sous-marins nippons sont victimes d'une véritable hécatombe.

Hashimoto évoque également les sous-marins de la classe I-400, conçus dès 1942 pour embarquer 3 bombarders-torpilleurs, et qui ne seront au final d'aucune utilité au Japon. Le 16 juillet 1945, l'I-58 repart en chasse ; sur la route Leyte-Guam, il lance des Kaitens sur un pétrolier. Le sous-marin repère, dans la nuit du 29 au 30 juillet, l'Indianapolis, qu'Hashimoto prend pour un cuirassé de la classe Idaho. Après le torpillage, le commandant apprend les destructions infligées à Hiroshima par une seule bombe. Le 10 et le 12 août, l'I-58 lance encore des Kaitens. Le 15 août, Hashimoto reste incrédule devant le message radio annonçant la capitulation. C'est au retour à Kuré qu'il se décide à accepter la réalité.

Fukutome, ancien chef d'état-major de la Flotte Combinée, signe la conclusion. Il rappelle que l'échec des sous-marins nains à Pearl Harbor ébranle la confiance du haut-commandement dans les sous-marins. L'amira Suetsugu avait conçu dans l'entre-deux-guerres la "guerre d'usure" pour les sous-marins japonais : afin de compenser l'infériorité en tonnage de la flotte de guerre nipponne, les submersibles devaient attaquer et couler les bâtiments de guerre américains dans le Pacifique. Mais les Japonais ont gravement sous-estimé aussi les sous-marins américains, qui ont ruiné sa flotte de commerce et également sa marine de guerre, en coulant de nombreux bâtiments. Les sous-marins japonais étaient inférieurs sur le plan de la construction et de l'armement.


Alexandre DUPILET, Le cardinal Dubois. Le génie politique de la Régence, Paris, Tallandier

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Alexandre Dupilet, agrégé et docteur en histoire, enseigne, comme moi, dans le secondaire. Il avait signé il y a quelques années un livre sur la Régence. Cette année, il sort chez Tallandier une biographie du cardinal Dubois.

Précepteur du régent Philippe d'Orléans, secrétaire d'Etat des Affaires Etrangères, archevêque de Cambrai, cardinal, premier ministre de Louis XV : une carrière faste pour le petit abbé originaire de Brive, pourtant tourné en dérision dès son vivant. Cette image négative, léguée par Saint-Simon et les libelles de la Régence, a été reprise et amplifiée par la suite. Elle est pour ainsi dire consacrée par l'acteur Jean Rochefort qui joue Dubois dans le film de 1975 réalisé par Bertrand Tavernier, Que la fête commence. Des tentatives de réhabilitation ont été entreprises par des historiens de la IIIème République, mais en oubliant les côtés sombres du personnage. Pour Alexandre Dupilet, l'oeuvre accomplie par Dubois est pourtant considérable. L'historien se propose de livrer une nouvelle biographie, répondant à des questions en suspens et pesant le pour et le contre du personnage.


 

Dubois n'est pas issu d'un milieu pauvre à l'excès, comme le veut la légende noire. Fils d'un apothicaire de Brive, né en 1656, il étudie au collège de la ville. Facétieux à l'école, il bénéficie néanmoins d'une bourse pour aller étudier à Paris en 1672. C'est là qu'il devient précepteur pour des familles parisiennes fortunées : il est introduit auprès de la maison d'Orléans mais se fait remarquer aussi pour son éloquence et son esprit pétillant. Il devient sous-précepteur du duc de Chartres en janvier 1683.

Le duc a alors 9 ans. Aimé de ses parents, idolâtré surtout par sa mère, il ne peut néanmoins trouver dans ceux-ci de véritables modèles. Il reste cantonné par Louis XIV dans les seconds rôles, malgré ses prouesses lors de la guerre de la Ligue d'Augsbourg. Dubois, qui a assez bien cerné son élève, lui donne une éducation classique mais ambitieuse. Rien de novateur, mais Dubois sait s'imposer comme le précepteur du duc à lui seul. Il n'a pas encouragé le duc au plaisir des femmes, même s'il ne dédaignait pas y toucher, bien que tonsuré.

En 1691, Dubois accompagne son élève à la guerre dans les Pays-Bas espagnols. Il y devient son secrétaire particulier. L'abbé est alors victime d'une première cabale : les parents lui reprochent de ne pas empêcher le duc de s'entourer de soudards, et Louis XIV trouve que le duc est trop proche de son précepteur. C'est pourtant Dubois qui sert d'entremetteur pour le mariage de son élève avec Mlle de Blois, fille naturelle du roi, qui ne sera pas heureux. Le duc connaît alors une disgrâce d'une dizaine d'années. Dubois, lui, accompagne le duc de Tallard pour une première mission diplomatique en Angleterre, en 1698. Mais il revient de manière un peu précipitée, laissant penser à des mésententes avec le duc.

En 1701, à la mort de son père, Philippe devient duc d'Orléans. Dubois reste son principal conseiller, alors que le duc se replie sur ses affaires dometiques, tenu à l'écart de la guerre de Succession d'Espagne par Louis XIV. Dubois fait valoir les droits de son élève au trône d'Espagne. Il accompagne le duc, revenu en grâce, en Italie, en 1706, puis en Espagne l'année suivante. Son élève vole de succès en succès sur le plan militaire. Mais ses prétentions irritent Philippe V, et par ricochet, Louis XIV. En 1714, les décès successifs font du duc le futur régent du royaume en cas de mort du souverain.

Philippe d'Orléans a été pris au dépourvu par la mort de Louis XIV, mais il avait préparé les réformes gouvernementales à venir dès le début de l'année 1715. L'appui du Parlement lui permet de former comme il l'entend le conseil de Régence. Dubois sert alors de négociateur avec l'Angleterre de George Ier, représenté par Lord Stair. Partisan de l'alliance avec les Anglais, Dubois rallie le régent à ses vues, notamment après l'échec du soulèvement jacobite de 1716.

A La Haye, en juillet 1716, Dubois, qui voyage incognito sous le nom de chevalier de Saint-Albin, rencontre pusieurs fois l'Anglais Stanhope. En dépit de l'hostilité du maréchal d'Huxelles et de ceux qui veulent se rapprocher de la Russie, Dubois, maintenant à Hanovre, parvient à faire aboutir le projet d'alliance défensive en novembre 1716.

La Triple Alliance vaut à Dubois d'entrer au Conseil des Affaires Etrangères, en mars 1717. Les conseils de la polysynodie étaient moins dépourvus d'influence qu'on ne l'a parfois dit. Dubois s'y affronte à Torcy, de la famille Colbert, puissant ministre, et à d'Huxelles, notamment quand il s'agit de résoudre le conflit entre l'Espagne et l'Empire. Alberoni, le mauvais génie de Philippe V, le pousse à la guerre contre Charles VI. Dubois part en Angleterre avec Chavigny, une de ses créatures, pour apaiser les tensions.

Dubois, allié à Torcy, est en Angleterre pour former une Quadruple Alliance, mais en France, le régent tend l'oreille à ceux qui sont d'un avis opposé. Le maître doit tancer l'élève. Dubois doit affronter l'hostilité de la vieille cour pour la signature du traité, dans un contexte de fronde intérieure contre le Régent. L'accord est finalement conclu en août 1718.

Dubois songe alors à remplacer Huxelles à la tête des Affaires Etrangères. Il mène une campagne d'influence auprès du Régent dans ce but. Il l'incite aussi à supprimer les conseils et à rabattre le pouvoir du Parlement, trouvant comme allié de circonstance Saint-Simon. Le Régent adopte cette politique fin août 1718. Le mois suivant, Dubois obtient les Affaires Etrangères. Il touche peu à l'organisation du ministère. Les conseils sont supprimés. Surtout, Dubois garde un contact facile avec le Régent.

Il déjoue la conspiration de Cellamare, du nom du prince espagnol entré en contact avec la duchesse du Maine, opposante du Régent. L'Angleterre menace d'entrer en guerre contre l'Espagne. La France opère une volte-face et se rallie au Anglais, ce qui est mal compris de l'opinion. L'armée française entre en Espagne en avril 1719. Dubois, tout en visant désormais le chapeau de cardinal, soutient la Suède dans le nord de l'Europe. Par de savantes intrigues, il parvient à faire disgrâcier Alberoni en décembre 1719.

En février 1720, Philippe V finit par rejoindre la Quadruple Alliance, ce qui inquiète les Anglais. Les querelles anglo-espagnoles tournent autour de Gibraltar. Dubois dramatise son opposition avec Law, après avoir participé à l'établissement de son système entre 1716 et 1718. Law estime que la diplomatie de Dubois coûte trop cher à la France. Mais Dubois, devenu archevêque de Cambrai en juin 1720, peut compter sur le soutien du Régent, face aux cabales.

En 1721, France, Angleterre et Espagne consolident leurs alliances, renforcées dans le cas franco-espagnol par un mariage croisé : Louis XV épouse notamment l'Infante Marie-Anne Victoire. Dubois réconcilie l'Espagne et l'Angleterre autour de la France.

Il commence à penser au chapeau de cardinal au moment des négociations pour la Quadruple Alliance. Il peut compter sur le soutien anglais et sur celui de son homme à Rome, Pierre Laffitau. La campagne d'influence commence dès 1718. Reste le problème de la bulle Unigenitus, que le pape aimerait bien voir triompher dans le royaume. Seulement, Dubois a peu de prises sur le sujet, et le Régent ne le soutient que du bout des lèvres. Clément XI rechigne à lui accorder la fonction. En guise de consolation, Dubois devient archevêque de Cambrai : il faut d'ailleurs l'ordonner dans l'urgence, vu la fonction (!).

Malgré les efforts de Dubois sur la bulle Unigenitus, il doit attendre la mort de Clément XI et l'élection d'Innocent XIII, en mai 1721, qu'il a grandement favorisée, pour obtenir le titre de cardinal en juillet.

L'épisode sert l'ironie de la légende noire attachée à Dubois. On raille le "maquereau devenu rouget". Dubois marié, Dubois débauché, qui reçoit des coups de pied dans les fesses du Régent, qui ne sait pas réciter le latin pendant sa consécration : autant de ragots colportés par les diaristes, les chansons satiritques puis les chroniqueurs. Dubois se rendait certes aux agapes du Régent, qui n'avaient rien d'orgies. Il a bien eu une maîtresse officielle, Mme de Tencin.

En août 1722, Dubois atteint le summum de sa carrière en devenant Premier Ministre, ce qui bouleverse l'organisation de l'administration de la monarchie. En fait, Dubois tenait la fonction sans le titre depuis l'exil de Law. Il se débarrasse de ses adversaires : Torcy, Villeroy, alors qu'on ramène le jeune Louis XV à Versailles, inoccupé depuis la régence. Le Premier Ministre est, pour Dubois, une véritable barrière entre les ministres et le souverain.

Dubois doit encore affronter la cabale du duc de Chartres, fils du Régent, avant d'assister au sacre du roi. Il entre à l'Académie française en décembre 1722, puis à l'Académie des Sciences. Depuis août 1722, il donne la leçon à Louis XV. Dubois reste un bourreau de travail malgré une santé chancelante. Victime de rétention d'urine, il  ne survit pas à l'opération tentée en août 1723. La fortune léguée par Dubois au Régent, qui la refuse, n'est pas aussi considérable que ses détracteurs l'ont dit : quelques centaines de milliers de livres. Le Régent suit son précepteur dans la tombe en décembre.

Alexandre Dupilet rappelle en conclusion que Dubois a laissé son empreinte sur la politique étrangère, avec la Triple Alliance pour commencer, moins en politique intérieure. Partisan de la monarchie absolue, Dubois s'est élevé à partir de rien, ou presque. Dubois est le génie politique de la Régence, son incarnation. Le personnage avait ses défauts ; c'est ce qu'en a retenu la mémoire. L'histoire, elle, est autrement plus compliquée.

Une synthèse efficace de réhabilitation complétée par une vingtaine de pages de notes et une autre vingtaine de pages de bibliographie. Manquent peut-être juste des cartes et quelques illustrations, hormis celle de couverture.


L'étoile d'Afrique (Der Stern von Afrika) de Alfred Weidenmann (1957)

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1939. L'enseigne Jochen Marseille (Joachim Hansen) s'exerce à la Kriegsschule de la Luftwaffe à Berlin. Il laisse une impression déplorable à ses supérieurs en raison d'un comportement excentrique et de son manque de discipline. Son ami et camarade Robert Franke (Hansjörg Felmy) l'aide à échapper au renvoi. Après le déclenchement de la guerre, l'escadrille de Marseille participe à la campagne de France. Marseille rattrape brutalement la réalité quand Franke est abattu au-dessus de la Manche et manque de peu de mourir, avant d'être rejeté sur le rivage. Peu après, l'escadrille gagne l'Afrique du Nord, où Marseille va s'imposer comme le pilote allemand le plus talentueux, avant de connaître une fin tragique.

Der Stern von Afrika est un film allemand en noir et blanc qui a connu, à sa sortie, un grand succès auprès du public allemand. Il raconte le parcours de Hans-Joachim Marseille, un des as de la Luftwaffe, à travers la guerre et notamment en Afrique du Nord. Le film évite soigneusement d'évoquer le national-socialisme et se concentre sur les prouesses aériennes de Marseille, l'évolution de son caractère au fil de la guerre et sur une romance tardive qui précède la mort du pilote. Les scènes aériennes mélangent utilisation d'appareils véritables pour les atterrissages, décollages et vol à basse altitude, et montages assez maladroits, il faut bien le dire, pour les combats aériens, sans doute faute de moyens. La trame du film en fait une ode à la gloire des pilotes de la Luftwaffe, et quasiment un film de propagande à l'heure de la reconstruction de l'armée allemande (Bundeswehr) dans le cadre de l'OTAN. Guère étonnant étant donné que le réalisateur, Weidenmann, a servi pour la propagande nazie et a tourné notamment deux films aériens pendant la guerre, en lien avec la Hitlerjugend.



Le film a pourtant bénéficié des conseils d'Eduard Neumann, ancien Kommodore de la JG 27 et qui a eu sous ses ordres Marseille, et de Rolf Seitz, un autre de ses anciens camarades. Les Bf 109 visibles dans le film sont en fait des Ha 1112 de l'armée de l'air espagnole. On verra une dizaine d'années plus tard des Ha 1112 "Buchons", une variante de ce modèle, dans le film La bataille d'Angleterre. Outre les Buchons, on peut voir dans le film deux autres appareils : un Focke-Wulf Fw 44 Stieglitz et un Fi 156 Storch.




Téhéran 1943, nid d'espions (Тегеран-43) de Alexandre Alov et Vladimir Naoulov (1981)

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1943. Les nazis, après le succès de la libération de Mussolini par des parachutistes et Otto Skorzeny, tentent d'organiser une opération contre la prochaine réunion interalliée, à Téhéran, où se retrouveront Staline, Churchill et Roosevelt. Max (Armen Dzhigarkhanyan), un agent allemand, est chargé de remplir cette mission par une éminence grise nazie de l'espionnage; Scherner (Albert Filozov). Il a trouvé un moyen d'entrer en Iran : se faire passer pour un croque-mort accompagnant un Iranien âgé dont il a tout juste facilité le décès. Comme traductrice, il embauche Marie (Natalya Belokhvostikova), qui ignore tout de son véritable objectif. Max est cependant rapidement filé par Andrei (Igor Kostolevsky), un agent communiste, qui se rapproche de Marie. Près de quarante ans plus tard, en 1980, l'avocat Legraine (Curd Jürgens) met aux enchères à Paris les documents allemands relatant cette tentative d'assassinat raté, fournis par Max, désormais traqué par les sbires de Scherner qui veulent liquider ce traître. L'affaire intéresse le commissaire de police Foche (Alain Delon).


Téhéran 43, un des grands succès du cinéma soviétique de l'année 1981, s'inspire de faits controversés. L'opération "Grand Saut" aurait été conçue après la libération de Mussolini en septembre 1943, dont on sait effectivement qu'elle a enthousiasmé Hitler : un plan aurait été jeté pour assassiner les 3 grands lors de la prochaine réunion, à Téhéran, mission là encore confiée à Skorzeny. La tentative nazie aurait été déjouée par Gevork Vartanian, une des grandes figures de l'espionnage soviétique durant la guerre (décédé en 2012). Depuis, les médias soviétiques et désormais russes en ont fait leurs choux gras, et l'événement a inspiré bon nombre de productions télévisuelles ou cinématographiques en Russie.


Les Allemands auraient découvert, après avoir cassé le code de l'US Navy, que la réunion allait avoir lieu à Téhéran à la mi-octobre 1943. Kaltenbrunner, le chef du RSHA, aurait alors chargé Skorzeny de la mission, avec le renfort de Cicéron, l'agent allemand en Turquie. Le NKVD aurait rapidement mis au courant du plan allemand grâce à un agent infiltré dans la Wehrmacht en Ukraine occupée, qui aurait fait parler un Sturmbannführer ivre. Le groupe de Vartanian aurait pisté des opérateurs radios allemands largués en parachute à bonne distance de Téhéran jusqu'à une villa de la capitale, où ils auraient rejoint une villa et un réseau de l'Abwehr. Vartanian affirme aussi que le NKVD avait pisté Skorzeny, censé atterrir avec un autre groupe plus tard, lors de sa mission de reconnaissance à Téhéran. Les agents allemands sont finalement arrêtés et l'opération avorte. Vartanian n'est cependant décoré du titre de Héros de l'Union Soviétique que bien plus tard, en 1984.


L'existence même du plan allemand est contestée. Skorzeny, dans ses mémoires, explique que l'idée a été évoquée avec Kaltenbrunner, mais que lui-même l'a déclarée infaisable. Il conteste aussi l'existence du Sturmbannführer par lequel les Soviétiques auraient obtenu les renseignements. Dès 1943, les services de renseignement britanniques ne voyaient dans les déclarations soviétiques qu'une manoeuvre. Depuis, des historiens ont souligné que les réseaux allemands en Iran avaient été démantelés plus tôt en 1943, que la sécurité pour la conférence a été particulièrement serrée. Pour preuve, Churchill et Roosevelt ont pu parcourir les rues de Téhéran en jeep ouverte, voire à pied, quasiment sans protection. Certains historiens occidentaux pensent que l'hypothèse est plausible, d'autres la rejettent complètement. Un historien russe a écrit en 2003 un ouvrage qui confirme l'histoire, à partir de documents déclassifiés.

Le film, franco-helvéto-soviétique (dont je n'ai vu que la version occidentale, réduite à 1h30 environ soit 1h de moins que la version soviétique), est réalisé conjointement par Alexandre Alov, un spécialiste des drames historiques qui a  aussi réalisé un film sur la guerre civile russe. Vladimir Naumov co-réalise le film avec lui. Parmi les acteurs occidentaux qui participent au film (dont plusieurs français, tel Alain Delon), il faut noter que c'est la dernière apparition de l'acteur allemand Curd Jürgens, que l'on voit effectivement bien fatigué à l'écran, et qui est mort avant que le film ne soit achevé. Le film est également notable pour ses armes à feu : des revolvers Mosin Nagant M1895 en versions normale et courte, des Walther P38, des Luger P08, un pistolet-mitrailleur Thomson M1928A1, des Colt M1911A1, des Tokarev TT-33, un Browning High-Power, un Beretta M1934, un FN Modèle 1910, un pistolet-mitrailleur MP 38, un autre, portugais, FBP m/948, des PPSh-41, des MAT-49, un Uzi, des fusils Lee Enfield et des carabines M1.



Teheran 43 (1981) pt. 1par karimberdi

Fred DUVAL, Jean-Pierre PECAU, et MAZA, Jour J, tome 18 : opération Charlemagne, Paris, Delcourt, 2014, 64 p.

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Après son évasion rocambolesque du territoire français, Léo et son mécanicien, Jules, qui volent désormais sur Mosquito britannique, sont chargés d'une reconnaissance photo sur le port de Saint-Nazaire, où stationne un bien étrange sous-marin français... pendant ce temps, à Paris, deux espions américains arrivent pour récupérer de précieuses informations sur le même sujet. Malgré la couverture de l'escadrille commandée par Pierre Mendès-France, le Mosquito des deux hommes est abattu, et Jules tué dans le crash. Léo se réfugie dans une propriété toute proche, poursuivi par son implacable ennemi, le commissaire Lafont...

Opération Charlemagne (la couverture et le titre font référence, en fait, aux toutes dernières cases de l'album) est la suite du tome 14 de la série uchronique Jour J, Oméga. Il y aura un troisième tome pour compléter ce qui deviendra donc une trilogie, ce qui n'est pas plus mal, car le principal défaut de la série est de ne pas arriver, parfois, à développer l'uchronie suffisamment sur un seul tome.

Comme souvent, les clins d'oeil sont nombreux : que l'on pense à l'affiche d'un film p.4, "Raid sur Albion", avec Jean Gabin ; au port de Saint-Nazaire qui a abrité certains des abris bétonnés allemands pour U-Boote durant la Seconde Guerre mondiale ; ou bien encore au dialogue tiré des Tontons Flingueurs (p.21). Le tome, à la suite du 14, n'est pas le plus révolutionnaire quant à l'uchronie, dont le sujet est relativement classique : cela est compensé par l'action, trépidante, le mélange avec l'espionnage et les scènes de combat aérien. On appréciera la place dévolue au général de Gaulle, au service du dictateur Laval mais envoyé au loin pour éviter un coup d'Etat, ou bien l'insistance sur le rôle des Etats-Unis, dont il est rappelé qu'ils ont mis du temps à s'engager dans le conflit mondial... on attend avec impatience le dernier tome car la dernière planche laisse un peu sur sa faim...


Pierre GUICHARD, Al-Andalus 711-1492. Une histoire de l'Andalousie arabe, Pluriel, Paris, Hachette, 2000, 269 p.

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Pierre Guichard est un spécialiste de l'histoire de l'Espagne musulmane et de ses relations avec le monde chrétien. Professeur à l'université Lyon II, il a dirigé le CIHAM (Centre Interuniversitaire d'Histoire et d'Archéologie Médiévales) de 1994 à 2003.

Comme il le rappelle en introduction, l'histoire de l'Espagne musulmane a rarement été apaisée. José Antonio Conde, un afrancesado lié à Joseph Bonaparte, premier arabisant à tenter d'en dresser un portrait, a été sérieusement inquiété. Au milieu du XXème siècle, le débat oppose Americo Castro, qui défend l'idée que l'Espagne doit son identité aux contacts entre les trois religions chrétienne, juive et musulmane, et Claudio Sanchez Albornoz, qui nie l'apport autre qu'hispanique à cette identité. En 1997, l'historien Gabriel Martinez Gros expliquait dans son ouvrage Identité andalouse que les sources ne permettaient tout simplement pas d'approcher la réalité historique des premiers siècles d'al-Andalus. Guichard, quant à lui, cherche à rendre une histoire dépassionnée des grandes phases de l'Espagne musulmane, en la débarrassant des mythes qui lui sont attachés.

L'historien propose ce qui est la première synthèse en français récente sur l'histoire d'al-Andalus, évitant le titre d'Espagne musulmane pour ne pas considérer d'emblée la période comme une exception et aborder, par exemple, ce qui est aujourd'hui le Portugal. Le plan du livre est chronologique, avec trois grandes parties (de la conquête à la naissance du califat omeyyade, 711-929 ; l'âge classique du califat, 929-1031 ; des Almoravides à la disparition du royaume de Grenade en 1492). On découvre la naissance difficile du califant omeyyade (929), la période amiride et l'époque des taïfas, puis l'avènement des dynasties du Maghreb tandis que la dynastie nasride tente de survivre dans l'affrontement avec les royaumes chrétiens. La conclusion insiste sur le devenir des communautés mudéjares après la reconquête et les tensions très vives qui en découlent, la coexistence apaisée n'étant en réalité qu'assez tardive par rapport à ce qui est généralement admis. Le livre est accompagné d'une chronologie, de cartes (que l'on aurait préféré plus nombreuses et au fil du texte) et d'une bibliographie récente. L'histoire n'est pas seulement politique et militaire, mais aussi sociale, culturelle et artistique.

P. Guichard prend le parti de ne pas utiliser que les sources annalistiques, mais aussi la littérature juridique, la numismatique et l'archéologie, le tout croisé avec les sources latines. Si le califat devient une puissance régionale sous Abd al-Rahman III, il entre en crise à la fin du Xème siècle sous le règne d'al-Hakam II. La période des taïfas introduit un renversement de tendance en faveur des chrétiens : si al-Mansur détruit Barcelone en 985, les comtes catalans arrivent à Cordoue comme mercenaires en 1010. Si les Almohades remportent la victoire d'Alarcos en 1195, ils sont écrasés en 1212 à Las Navas de Tolosa. Pour l'historien, le déclin d'al-Andalus est bien militaire, avec une société essentiellement civile, même si le djihad reste un motif de propagande, face à des royaumes chrétiens mieux armés au sens propre comme au sens figuré. Il insiste aussi sur un glissement géographique : si le califat omeyyade se développe avec l'Espagne continentale, le milieu du Xème siècle entraîne un basculement vers les façades maritimes, la Méditerranée devant le pôle d'attraction et les liens avec le Maghreb étant essentiels (les Almohades choisissent comme capitales deux ports, Séville et Rabat). L'intérêt du travail de P. Guichard est qu'il présente l'histoire d'al-Andalus pour elle-même.

Le débat sur "l'orientalisation" de l'Espagne sous la présence musulmane place P. Guichard en porte-à-faux par rapport à certains collègues historiens, ce qui explique sans doute la recension sévère d'A. Rucquoi, qui souligne l'absence de considération sur les représentations et un manque d'analyse des sources, ainsi que des raccourcis sur les royaumes chrétiens espagnols. Elle insiste sur l'idée qu'au-delà du débat entre "hispanité" ou "orientalisme" d'al-Andalus, l'histoire celle-ci ne peut s'extraire de son contexte immédiat.


Rolf C. WIRTZ et Clemente MANENTI, Florence. Art et architecture, H.F. Ullmann, 2010, 560 p.

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Les éditions H.F. Ullmann sont spécialisées dans la vulgarisation en histoire de l'art. Elles en donnent encore la preuve avec cet imposant volume (plus de 500 pages) consacré à Florence.

Après une brève introduction rappelant l'histoire de la ville, le livre se divise en 5 parties géographiques suivant différents lieux de Florence. A chaque fois, les principaux monuments et les oeuvres d'art qu'ils peuvent contenir font l'objet d'un commentaire court mais efficace. On trouve, intercalés, des focus plus particuliers sur un point précis (le premier, par exemple, p.66-67, est consacré à Brunelleschi). La grande force de l'éditeur tient au croisement entre abondantes photographies en couleur, texte court mais efficace, et éléments supplémentaires (plans, encadrés, etc).



Les 60 dernières pages sont constituées par des annexes : glossaire (toujours utile en histoire de l'art), notices biographiques des artistes, une petite indication bibliographique, une frise chronologique illustrée de l'histoire de la ville et enfin des précisions sur l'architecture florentine.

On peut juste regretter que le volume se consacre essentiellement à la Renaissance italienne (en gros les XIIIème, et surtout XIVème, jusqu'au XVIème siècle). Mais pour 9,95 euros, le rapport qualité/prix est presque imbattable.




Commando à Prague (Atentát) de Jiří Sequens (1964)

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Film tchécoslovaque, Commando à Prague raconte l'opération Anthropoïd, montée par le Special Operations Executive (SOE) pendant la Seconde Guerre mondiale pour assassiner Reinhard Heydrich, chef du RSHA, protecteur de Bohême-Moravie pour le régime nazi et architecte de la Solution Finale, le 27 mai 1942 à Prague.

Le film est intéressant car tourné dans la Tchécoslovaquie du bloc de l'est, qui porte un regard sur une opération conduite par les Britanniques avec des Tchécoslovaques libres parachutés depuis l'Angleterre, qui n'étaient donc pas des communistes... il y a plusieurs points mis en valeur. Le propos commence par montrer la rivalité entre Canaris et Heydrich, ce dernier étant vu comme atteint de démesure (hybris) et d'ambiton effrenée, comme dans une tragédie grecque, ce qui le conduit à sa perte. La contextualisation de l'opération est assez rapide et on passe très vite au parachutage des hommes, à leur prise de contact avec la résistance locale, à la préparation de l'attentat et à la réalisation de ce dernier, à la répression des Allemands (destruction intégrale du village de Lidice, habitants et bâtiments) et à la mort des agents tchécoslovaques cernés dans l'Eglise Saints-Cyrille-et-Méthode de Prague.



Contrairement au film Sept hommes à l'aube de Lewis Gilbert, qui traite des mêmes événements en s'inspirant de l'histoire romancée d'Alan Burgess, le film tchécoslovaque est tourné en noir et blanc. Des deux films, Commando à Prague est celui qui est le plus fidèle aux lieux, de l'attentat, contrairement à Sept hommes à l'aube, et de l'église pour le combat final, où les deux films cette fois ont été tournés. Comme pour Sept hommes à l'aube, la mise à mort des agents tchèques dans l'église de Prague constitue le paroxysme du film.



Le film déploie une belle collection d'armes : pistolets CZ 38, SACM 1935MA, Walther P38, Luger P08, mitraillettes Sten et MP40, fusils Mauser 98K, mitrailleuses MG 34 et 42 (anachronique pour cette dernière), un rare canon antichar Pak 43/41 de 88 mm, un obusier soviétique de 122 mm qui est tiré par le Sdkfz 251 qui traîne le corps d'Heydrich, un canon antiaérien Flak 38 de 105 mm.




Back Door To Hell, de Monte Hellman (1964)

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Ile de Luçon, Philippines, 1944. Le lieutenant Craig (Jimmie Rogers), l'opérateur radio Burnett (Jack Nicholson) et le sergent Jersey (John Hackett) débarquent clandestinement, de nuit, pour une mission spéciale en vue du débarquement des troupes du général MacArthur sur l'île principale des Philippines. Progressant dans la jungle, ils tombent sur deux soldats japonais en compagnie de deux femmes philippines : l'un des deux est immédiatement abattu, mais l'autre réussit à s'enfuir parce que le lieutenant Craig ne tire pas, ce qui suscite l'énervement de Jersey. Les Américains sont rejoint par les guérilleros philippins commandés par Paco (Conrad Maga). Ce dernier leur annonce que Miguel, l'envoyé philippin qui devait les guider pour tenter d'obtenir des renseignements sur les défenses japonaises, est mort sous la torture qu'il lui a lui-même infligé. Craig va devoir collaborer avec ce nouvel interlocuteur, qui semble au départ peu commode, pour mener à bien sa mission...

Back Door to Hell est un film à petit budget, d'une durée relativement courte (un peu plus d'une heure), mais qui est relativement efficace. Il a été tourné aux Philippines, ce qui renforce l'authenticité, en noir et blanc. C'est également l'une des premières apparitions remarquées de Jack Nicholson, promis à une brillante carrière. Le film a été financé par Robert Lippert, producteur prolifique qui avait notamment soutenu les trois premiers films de Samuel Fuller, grand réalisateur de films de guerre, notamment sur la Corée.



Comme Back Door to Hell est conçu, comme beaucoup d'autres films appuyés par Lippert, comme une production peu coûteuse tournée à l'étranger, ce sont Nicholson et Hackett qui écrivent leurs scripts dans le film durant le trajet en bateau (!). Après un mois passé à Manille pour recruter des Philippines et organiser le tournage, l'équipe part au sud-ouest, dans la région de la rivière Bicol. Les conditions de tournage sont difficiles. Hellman manque de se faire mordre par un serpent venimeux ; un membre de l'équipe, mordu par un autre serpent, tombe raide mort. Hellman finit par tomber malade et doit confier la fin du tournage à ses assistants. La Fox, qui va diffuser le film, rajoute les images de documentaire à la fin pour le faire ressembler à un film patriotique, pro-guerre, ce qu'il n'est pas vraiment en réalité.



Hellman a un don pour la caméra, comme le montre la scène de l'attaque du village, particulièrement bien tournée. Le réalisateur n'hésite pas à montrer à la fois la cruauté des Japonais (qui veulent exécuter tous les enfants d'un village) mais aussi celle des guérilleros philippins, qui torturent les prisonniers japonais. D'ailleurs, on ne sait pas dans le film pourquoi Paco a exécuté Miguel, l'envoyé philippin que les Américains devaient rencontrer. Les Japonais sont des figures plus complexes : le capitaine prisonnier ne veut pas parler sous la torture et le soldat parle pour lui sauver la vie. De même, le lieutenant Craig montre une part d'humanité de par sa lassitude à tuer les Japonais, mais cette attitude entraîne au final davantage de morts. Reste le personnage de Jersey, qui semble le plus brutal des 3 Américains (arrivé sur la plage, il propose de couper la langue d'une petite fille qui les a vus pour qu'elle ne signale pas leur présence aux Japonais), mais à la fin du film, il porte le corps de Burnett jusqu'à la rivière sachant très bien pourtant qu'il est mort.

 


Jean MOULIN, US Navy. Tome 1 : 1898-1945 Du Maine au Missouri, Marines Editions, 2003, 512 p.

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Cet ouvrage imposant est le premier tome d'une somme sur l'histoire de l'US Navy, de 1898 à 2001. Mais ce n'est pas un ouvrage "historien". Il est édité par Marines Editions, liées au magazine Marines magazines, qui fait de la vulgarisation en français sur les navires de guerre. L'auteur trouve que les ouvrages français sur le sujet sont incomplets : ceux de Bernard Millot (que je lisais adolescent), de Jean-Jacques Antier ou les quelques traductions de l'oeuvre de l'historien américain S. Morison. Il réalise donc une histoire très classique de l'US Navy, opérationnelle, matérielle, et parfois institutionnelle, sans aborder forcément des directions plus récentes de l'historiographie. On ne voit pas bien, d'ailleurs, à part davantage de détails sur les opérations ou les changements matériels ou institutionnels, ce qu'il apporte de plus par rapport aux auteurs qu'il trouve incomplet. Les sources ne sont jamais citées ; les notes ne viennent que préciser des points particuliers. Une bibliographie très succinte (à peine 6 pages, pour 700 pages de texte sur les deux tomes !) apparaît à la fin du tome II, qui traite de la période 1945-2001. Autant dire que vu le sujet et l'étendue de la bibliographie anglo-saxonne disponible, l'auteur a fait des choix d'écriture et de sources : le travail se présente davantage comme une compilation courte (au niveau des sources) pour un public français que comme un travail proprement original.

On ne sera donc pas surpris de trouver une forme très classique au texte : après un rappel de l'histoire de l'US Navy jusqu'à la guerre hispano-américaine, l'auteur attaque son sujet par le récit des opérations de ce dernier conflit, suivi des changements institutionnels et matériels de la marine américaine ; séquence qui chronologiquement se répète, avec quelques légères variantes, jusqu'à la fin du livre et la capitulation du Japon le 2 septembre 1945.

Outre de nombreuses coquilles passées au travers de la relecture, on peut regretter que les 50 pages de cartes (pour la plupart tirées des travaux de Morison) soient placées en fin d'ouvrage, et non au fil du texte, ce qui n'est pas très pratique pour suivre l'évolution des opérations. On ne compte qu'une dizaine de pages d'annexes (tableaux sur les navires, etc) avant les cartes, ce qui au vu du sujet et de la période traitée, représente finalement peu. De la même façon, on ne trouve qu'une quinzaine de pages de photographies, qui donne un petit échantillon de l'US Navy entre les deux dates.

L'ouvrage se présente donc comme une introduction à l'organisation et aux opérations de l'US Navy entre 1898 et 1945, pour qui souhaite découvrir le sujet en ne sachant que peu de choses. Mais même dans ce rôle, l'absence de références limite singulièrement l'utilité du livre, l'effort de compilation n'étant pas sourcé dans le premier tome et la bibliographie fournie dans le second tome ne représentant que peu de choses : on ne peut savoir quels ouvrages l'auteur a davantage utilisés, et c'est là tout le problème.

David M. GLANTZ (éd.), The Initial Period of War on the Eastern Front 22 June-August 1941, Frank Cass Publishers, 1997, 511 p.

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Ce livre est la transcription d'un symposium tenu en octobre 1987 à Garmisch, dans l'ancienne RFA, le dernier d'une série de quatre organisé par l'US Army War Collegeà partir de 1984. Ce symposium s'intéresse aux débuts de l'opération Barbarossa, du 22 juin 1941 au mois d'août. Il a la particularité, pour l'époque, de s'appuyer des sources allemandes et soviétiques nouvelles, de rassembler des vétérans allemands encore vie, tandis que le côté soviétique est pris en charge par des historiens anglo-saxons, américains principalement.

Le colonel Glantz se charge de l'introduction dans laquelle il évoque l'Armée Rouge avant Barbarossa. Comme il le rappelle, après la victoire de la guerre civile, cette armée reste encore largement composée de fantassins et de cavaliers. C'est dans les années 1920 que les Soviétiques théorisent l'exploitation en profondeur après la percée du front adverse, et pensent utiliser à cette fin des moyens motorisés et mécanisés. Cette théorisation atteint son paroxysme en 1936. Mais Glantz idéalise probablement encore, à cette date, les résultats obtenus par les Soviétiques : les purges qu'il décrit ensuite sont aussi le résultat du manque d'efficacité dans la pratique des théories très en avance soutenues par de grands penseurs de l'Armée Rouge, comme le rappelle M. Habeck dans son important ouvrage. Non seulement l'Armée Rouge revient à des ambitions limitées en termes de blindés, avec l'expérience espagnole puis celle, désastreuse, en Finlande, mais son état logistique est déplorable. Ce n'est qu'avec les victoires allemandes, et en particulier celle contre la France en juin 1940, que les Soviétiques reviennent à l'idée de plus vastes formations mécanisées. Globalement, l'Armée Rouge recherche les unités les plus vastes possible. Le déploiement des forces avant le 22 juin 1941 montre que Staline a fait déplacer des armées vers l'ouest dès le mois d'avril, ainsi que l'échelonnement des armées en profondeur, de même que celui des corps mécanisés, dont les formations sont dispersées sur un même secteur. Les corps mécanisés sont répartis en 3 échelons successifs, et le district militaire spécial de Kiev est le mieux doté, parce que les Soviétiques attendent l'effort allemand principal sur ce front.




Jacob Kipp, autre historien anglo-saxon, revient sur la planification de guerre des Soviétiques. Sujet controversé. Les Russes, dès avant la Grande Guerre, sont conscients de la taille de leur territoire, de leur faible potentiel en chemin de fer et de la taille énorme de leurs forces, qui fait de la mobilisation une course au déploiement. Ils pensent avoir trouvé une "formule magique" qui s'avère en réalité limitée pendant le conflit. Durant la Grande Guerre, Ismestev formule l'idée selon laquelle le plan de mobilisation doit être réadapté après le déclenchement du conflit pour tenir compte de la "friction". L'Armée Rouge voit naître des théoriciens qui divergent sur la mobilisation mais qui reconnaissent tous qu'elle doit être totale. Certains, comme Toukhatchevsky, pensent déjà à une menace venant d'Allemagne ou des principales puissances occidentales. A partir de 1937, l'Armée Rouge réoriente son dispositif pour deux fronts : le plan quinquennal de 1938-1942 prévoit la naissance de nouveaux matériels blindés et aériens, à la lumière de l'expérience espagnole, qui seront ceux neufs de 1941. Si l'Armée Rouge remporte des succès contre le Japon, annexe les pays baltes, elle est à la peine en Finlande, ce qui entraîne une réorganisation sous l'égide de Timoshenko. La réorganisation est faite dans l'urgence, comme le montre les wargames de décembre 1940-janvier 1941, et la décision de créer 9 (!) corps mécanisés supplémentaires. Les Soviétiques ont bien envisagé une guerre longue, mais ont sous-estimé l'impact qu'aurait le déploiement allemand sur leurs propres forces. Le premier échelon, relativement isolé en avant, est ainsi mal placé pour effectuer sa mission.

Kenneth Macksey, ancien officier et historien britannique, présente l'armée allemande en 1941. Il insiste probablement un peu trop sur le rôle de Guderian et l'aspect "novateur" de la réorganisation de l'armée allemande sous la Reichswehr autour du char (voire encore le livre de M. Habeck). En revanche, il est vrai que la Wehrmacht dispose de moyens de communication, de reconnaissance et d'un soutien aérien rapproché alors sans équivalent du côté soviétique. Macksey souligne cependant que les Panzerdivisionen ont été coupées en deux, en 1940, pour en augmenter le nombre. En outre, les Allemands sont mal renseignés sur l'URSS, n'ont pas de cartes, le terrain est peu connu et le système logistique se dégrade très vite, comme celui de la maintenance des véhicules.

Le général Niepold, ancien officier de la 12. Panzerdivision et bien connu pour avoir écrit un ouvrage sur l'opération Bagration vue du côté allemand (une des sources du livre éponyme de J. Lopez), présente quant à lui la planification allemande. Contrairement à ce qu'il dit ici, on sait aujourd'hui (voir le livre de D. Stahel) que le général Marcks ébauche son plan d'invasion avant même qu'Hitler en formule la demande, en juillet 1940. Hitler, cependant, plutôt que les batailles d'anéantissement près de la frontière, songe plus à des encerclements vers le nord et le sud, suivant l'autre plan, celui de l'OKW préparé par von Lossberg. Ce différend est à la base de l'affrontement entre Halder, qui privilégie Moscou et l'axe central, et le Führer, déjà plus sensible aux richesses de l'Ukraine et au symbole que constitue Léningrad. Le noeud ne sera tranché qu'à la fin août 1941. Niepold reconnaît lui-même que la faute n'est pas imputable à Hitler, car pour lui prendre Moscou n'aurait rien changé : en revanche il souligne que l'absence de stratégie et les revirements successifs ont pénalisé l'armée allemande.

L'ouvrage prend ensuite un plan géographique, balayant les 3 fronts principaux du nord au sud, découpant parfois par axe principal. C'est le cas au nord où David Glantz traite, là encore plutôt du côté soviétique, des forces en présence sur l'axe de Siauliai, impliquant le 12ème corps mécanisé et une division du 3ème corps mécanisé. Les Allemands ont bien identifié les forces qui leur font face dans ce secteur, car ils disposent dans les pays baltes d'un renseignement humain plus fourni. Les divisions de fusiliers, à environ 60% de leur effectif, sont déployés sur un échelon seulement. Les composantes du 3ème corps mécanisé sont disposées de telle façon que seuls des chars sont engagés contre les Allemands sur cet axe. Le 22 juin, les Panzerdivisionen avancent particulièrement vite. Les contre-attaques blindées soviétiques n'interviennent qu'en fin de journée le 23 juin, avec un paroxysme deux jours plus tard, avec des combats acharnés à Raisenai notamment. Les corps mécanisés, qui ont perdu jusqu'à 90% de leur effectif, retraitent dès le 26 juin. Les pertes en officiers sont aussi particulièrement lourdes.

Côté allemand, deux anciens officiers de la 6. Panzerdivision, le général von Kielmansegg et le colonel Ritgen, offrent leurs témoignages sur l'axe de Siaulai. Pour le premier, la 6. Panzerdivision a subi le gros des contre-attaques soviétiques tandis que le corps blindé de Manstein, lui, fonce tranquillement sur la Dvina. Il accuse d'ailleurs Manstein d'être partial dans ses mémoires de guerre... il souligne aussi le manque de renseignements qui conditionne le plan d'attaque. Ritgen rappelle que la 6. Panzerdivision est relativement mal lotie au niveau de l'équipement blindé, en particulier (chars tchécoslovaques Pz 35 (t) ). Les deux officiers racontent la dureté des contre-attaques soviétiques de chars à Raisenai, avec notamment un début de panique face aux monstrueux chars KV. Anecdote que l'on retrouvera souvent dans les témoignages allemands du livre : la mutilation des cadavres de prisonniers exécutés ou de soldats allemands encerclés et tués par les Soviétiques. Un leitmotiv trop présent pour être complètement honnête...

Le général von Plato et le colonel Stoves présente quant à eux l'engagement de la 1. Panzerdivision, au sein du XLI. Panzerkorps. Cette division est stationnée en Prusse Orientale dès septembre 1940. Elle cède certaines unités pour former de nouvelles Panzerdivisionen, mais reçoit en complément, en mars 1941, des canons antichars de 50 mm, des véhicules blindés de transport de troupes, etc. Pour le 22 juin, la division avance avec 3 groupes de combat interarmes. La division avance mais reconnaît déjà la ténacité du soldat soviétique. Les chars ont du mal à combattre de nuit, vu les carences matérielles de l'époque, alors que l'Armée Rouge conduit nombre de contre-attaques nocturnes. Venue aider la 6. Panzerdivision, la 1. Panzerdivision se heurte également aux chars KV-1 et 2, qui constituent une grande surprise. Le colonel Stoves souligne aussi que la Luftwaffe a été singulièrement absente au-dessus de sa division, y compris après l'exploitation et la réorganisation de l'unité en deux colonnes de marche après le 26 juin. Von Plato explique que le renseignement allemand était meilleur au nord, en raison de la présence des pays baltes récemment occupés par l'URSS, mais loin d'être parfait. Le déploiement des deux corps blindés au nord a été chaotique dans la nuit du 21 au 22 juin, et la consommation d'essence tout de suite plus rapide que prévu. 

David Glantz revient ensuite sur l'axe de Vilnius, toujours au nord, où les Allemands disposent des renseignements les plus complets, ayant quasiment identifié toutes les formations soviétiques présentes sur et près de la frontière. Les Allemands brisent d'ailleurs rapidement le dispositif de l'Armée Rouge, pourtant davantage établi en profondeur que sur l'axe précédent. Dès le 23 juin, les pointes blindées allemandes foncent pour former l'encerclement nord de la poche autour de Minsk ; le 26, le 3ème corps mécanisé est déjà quasiment anéanti. De nombreux commandants de divisions de fusiliers ou de divisions de chars périssent dans les combats.

Côté allemand, on a ici les témoignages du général Ohrloff et du colonel Rothe, qui ont servi tous les deux dans la 7. Panzerdivision, XXXIX. Panzerkorps, Panzergruppe 3. A partir de février 1941, cette division multiplie les entraînements spécifiques (combat interarmes, de nuit, etc), qui lui seront précieux au début de l'opération. Les deux témoins expliquent que la division a connaissance de certaines informations sur les unités blindées adverses : les chars soviétiques ont peu de radio, l'infanterie n'est pas mécanisée. En revanche, ils ignorent tout des nouveaux modèles de chars. Dès le 22 juin, la division se heurte à forte partie : les Soviétiques se font tuer sur place. De violents combats de chars ont lieu près d'Alytus. La division s'empare néanmoins de Vilna. Elle se déplace ensuite pour former la pince nord de l'encerclement autour de Minsk.

Glantz passe alors à l'étude du centre du front, avec l'axe Bialystok-Minsk. Ici, les Allemands sont moins renseignés, chose que l'on retrouvera souvent : ils surestiment les unités de fusiliers et de cavalerie et sous-estiment les formations mécanisées. En réalité, le dispositif de l'Armée Rouge est plus en profondeur que ce que pensent les Allemands. Mais les corps mécanisés sont très dispersés, encore une fois. Les Soviétiques ont prévu une contre-attaque blindée autour de Grodno, dans le secteur où la Prusse Orientale s'avance un peu en URSS. Le 22 juin, le Panzergruppe 2 au sud, avance rapidement, tandis que le Panzergruppe 3 pousse au nord comme nous l'avons vu. La contre-attaque prévue avec les 6ème et 11ème corps mécanisés, voulue par Pavlov, échoue complètement. Tandis que les Soviétiques tentent de monter des contre-attaques au nord, leur ligne s'effondre au sud. La poche de Bialystok-Minsk se forme dès le 26 juin, date où l'ordre de retraite remplace enfin celui des contre-attaques. Le 29 juin, les Allemands entrent à Minsk, et le 1er juillet, les restes de 3ème, 4ème et 10ème armées soviétiques sont prises au piège dans la nasse. Mais la Wehrmacht ne parvient pas à liquider toutes ces troupes encerclées, dont certaines formeront plus tard des détachements de partisans.

Le général Lemm, qui a servi dans la 12. Infanterie Division, donne le point de vue allemand sur cet axe. Sa division, pourtant à plein effectif, n'est arrivée qu'en juin 1941 dans le secteur d'attaque. Elle a peu de renseignements sur l'adversaire et le terrain. La 12 I.D. se heurte dès le 22 juin à des complexes de fortifications de campagne. Lemm explique que le soldat soviétique est brave, sait se retrancher, que l'armement est correct, mais que le commandement est faible, que les non-Russes se rendent plus facilement, et que leur logistique est défaillante -ce qui est compensé par d'autres facteurs. Les Allemands perdent beaucoup de chevaux ; le terrain est marécageux ; l'approvisionnement est interrompu. Pour avancer, il faut former des groupes spéciaux motorisés.

Le colonel Durrwanger témoigne également pour le cas de la 28. I.D. . D'après lui, l'invasion de la Russie ne provoque pas l'enthousiasme dans la troupe, consciente de la difficulté ; mais il faut faire son "devoir" de soldat allemand (sic)... La division se heurte elle aussi à des fortifications de campagne défendues jusqu'à la mort. Durrwanger constate aussi que des Soviétiques sont encore présents sur les arrières de la division même quand elle a avancé... et explique que les cas sont nombreux de tirs dans le dos ou de blessés se sacrifiant avec des grenades quand ils sont approchés (de la cruauté allemande, il n'est jamais question). Il insiste également beaucoup sur l'Auftragstaktik, le système de commandement allemand qui favorise l'initiative des subalternes après formulation d'un ordre -sans en montrer les défauts, évidemment.

Le colonel Zobel évoque quant à lui la 3. Panzerdivision. L'unité franchit le Bug le 22 juin, et forme un groupe spécial, des fantassins avec motocyclistes et des sapeurs sur chars, pour éclairer la marche. Il raconte que les échelons arrières ont subi de lourdes pertes de la part des formations soviétiques dépassées, et que l'aviation rouge a également été très présente. La division doit s'arrêter deux jours sur la Bérézina. Elle prend Bobruisk par surprise. Néanmoins, l'infanterie à pied n'arrive pas à suivre le rythme des Panzer, ce qui finit par poser problème. L'aviation soviétique est toujours très active malgré de lourdes pertes, et l'intendance allemande connaît des ratés. 

Glantz présente ensuite l'axe Lutsk-Rovno, au sud, là où les contre-attaques blindées soviétiques ont été les plus fructueuses, car le dispositif était plus puissant et échelonné en profondeur. Là encore, les Allemands voient plus d'unité d'infanterie et de cavalerie que de formations mécanisées. Certains corps en réserve se trouvent sur l'emplacement de l'ancienne ligne Staline. Glantz s'intéresse en particulier aux combats autour de Vladimir Volinsky et de Dubno, les deux axes de pénétration allemands. Le 22 juin, les défenseurs frontaliers sont surpris, mais l'Armée Rouge fait monter en ligne ses brigades antichars. Les corps mécanisés soviétiques qui se déplacent pour contre-attaquer sont pilonnés par la Luftwaffe, quand leurs chars ne s'enlisent pas dans les marécages. Les 24-25 juin, une bataille de chars se développe autour de Dubno. Après ces combats de rencontre, la contre-attaque soviétique démarre véritablement le 26. La bataille dure plusieurs jours, mais dès le 1er juillet, les corps mécanisés soviétiques, décimés, se replient. Ils ont freiné l'avance allemande, mais en supériorité numérique, face au Panzergruppe le plus faible, et au prix de lourdes pertes.

Les généraux Thilo, Guderian, von Hopffgarten, Lingenthal offrent le point de vue allemand. Thilo servait dans l'état-major de l'OKH. La manoeuvre au sud, conçue par Halder, prévoyait au départ un enveloppement à partir des bases de départ polonaises et roumaines. Hitler impose un axe principal sur Lublin-Kiev. Thilo concède que les Soviétiques sont mieux commandés au sud ; après la bataille des frontières, ils se retirent sur la ligne Staline et lance de vigoureuses contre-attaques contre les pointes allemandes. Les pertes allemandes sont conséquentes. Guderian sert au III. Panzer Korps. L'entraînement a été intensif mais les nouveaux modèles de chars soviétiques sont inconnus. Guderian évoque lui aussi les commissaires soviétiques tirant dans le dos des troupes allemandes ou la mutilation de cadavres (!), un véritable poncif donc. Hopffgarten et Liegenthal ont servi dans la 11. Panzerdivision. Le premier raconte le parcours de son bataillon motocycliste, lequel a reçu du nouveau personnel à l'automne 1940 qu'il a fallu amalgamer. Le bataillon s'entraîne à être déployé en avant et à combattre avec les chars. Le bataillon assiste aux contre-attaques russes, soutenues par l'aviation. Plus tard, il s'empare de la ville de Berditchev. Le bataillon n'a pas rencontré de chars russes modernes. En revanche, le témoin reconnaît lui aussi la valeur du soldat soviétique. Liegenthal revient quant à lui sur la première rencontre avec le T-34, près de Radziechov, le 23 juin. Il souligne que la division était bien fournie en reconnaissance aérienne, en soutien aérien rapproché et en ravitaillement.

Macksey expose ensuite l'opération sur Smolensk, entre les 7 juillet et 7 août 1941. Bien que les Allemands aient temporairement gagné la supériorité aérienne, leur avance est ralentie par l'état des routes et une logistique défaillante. D'ailleurs, la consommation de pétrole est plus importante que prévu. Les Panzergruppe 2 et 3 ont bien du mal à boucler la poche de Smolensk.

Dieter Ose fournit son point de vue sur cette opération. Hitler choisit finalement d'écarter l'option de Moscou à la fin août, privilégiant les deux ailes. D'après lui, ce serait dû à un retard dans la prise de connaissance du changement d'attitude du Japon, qui abandonne alors toute idée d'attaque de l'URSS en Extrême-Orient. Ose croit également que la décision d'Hitler a été fatale à Barbarossa.

Jacob Kipp revient sur l'opération vue du côté soviétique, dans sa première phase. Le front concerné s'étale sur 600 km de long et 200 km de profondeur au moins. C'est alors le plus vaste de la campagne. Elle se joue à flancs ouverts, alors que les Allemands regroupent les deux axes ayant contourné les marais du Pripet dans la première phase. La bataille se joue sur le pont terrestre entre Dvina et Dniepr, avec Smolensk au centre-nord de l'ensemble. C'est la porte d'entrée de Moscou. L'infanterie et les Panzer allemands sont largement dissociés. Côté soviétique, c'est le deuxième échelon stratégique qui se retrouve en première ligne. Le 7 juillet, les Allemands sont sur la Dvina. Une contre-attaque soviétique échoue devant Vitebsk. Le Panzergruppe 2 franchit le Dniepr au nord et au sud de Moghilev, où les Soviétiques vont organiser une résistance farouche, que Lukin, commandant de la 16ème armée, essaie de reproduire à Smolensk. Mais les Allemands franchissent rapidement la barrière du Dniepr.

Rothe et Ohrloff reviennent sur les opérations de la 7. Panzerdivision. Ohrloff raconte la reprise du village de Senno, où une première attaque de chars sans soutien d'infanterie échoue. Zobel expose quant à lui le parcours de la 3. Panzerdivision. Regroupée avec la 4. Panzerdivision dans le XXIV. Panzerkorps, l'unité doit venir en aide à la 10. I.D. (mot.), contre-attaquée par les Soviétiques à Slobin (nuit du 6 juillet), près du Dniepr. Elle y laisse un certain nombre de chars détruits. Le choc est grand : l'Armée Rouge a monté une manoeuvre opérative de nuit à l'échelle de la division, et les T-34 ont montré leur pouvoir de destruction. L'assaut au sud de Moghilev est également difficile devant la résistance orchestrée par les Soviétiques. Les tankistes allemands sont épuisés. Le général Koch-Erpach décrit les opérations de la 4. Panzerdivision. Il commandait une compagnie d'infanterie mécanisée. Il note les combats particulièrement durs pour la prise de l'aérodrome de Baranovice le 27 juin, puis décrit plus tard un engagement contre un train blindé. Lui aussi reprend le thème des cadavres allemands mutilés. La défense soviétique au sud de Mogilev, au moment du franchissement du Dniepr, s'avère coriace. Les pertes allemandes sont lourdes. Les Allemands renvoient les prisonniers à l'arrière quasiment sans escorte, et beaucoup en profitent pour s'évader dans la nature, et être à l'origine plus tard de groupes de partisans.

J. Kipp détaille ensuite la deuxième phase de la bataille de Smolensk (20 juillet-7 août). Tandis que la 16ème armée de Lukin est encerclée dans la ville, les Soviétiques montent une contre-attaque avec des groupes ad hoc, mais qui n'avancent pas de manière coordonnée faute de planification aboutie et sont aussi pilonnés par la Luftwaffe. Le groupe Kachalov cherche à encercler le régiment Grossdeutschland, au départ mal soutenu par la 18. Panzerdivision. Alors que la poche à l'ouest de Smolensk se referme, Lukin parvient à faire sortir des unités par le corridor existant à l'est. Au même moment, Joukov est limogé de son poste de chef d'état-major de l'Armée Rouge pour avoir osé évoquer l'abandon de Kiev, à la fureur de Staline. Au 29 juillet, la poche est refermée et les Allemands se permettent une pause d'une dizaine de jours, pour souffler. Halder compte déjà 150 000 blessés dans l'armée allemande. L'Armée Rouge, qui mène une guerre d'annihilation, use au prix du sang le fer de lance de la Wehrmacht.

Le colonel Zobel évoque l'engagement de la 3. Panzerdivision dans la bataille de Smolensk. Durrwanger, de la 28. I.D., pense que les carences soviétiques en termes de tactique sont dues aux purges, au manque d'entraînement au combat interarmes et à la confusion provoquée par les batailles initiales. Il souligne aussi que les Allemands manquent de cartes. Surtout, il s'attarde sur les fameux Soviétiques blessés emportant dans la mort les Allemands qui approchent, qui se suicident, etc. Il dit aussi qu'en URSS, le niveau de combat interarmes standard dans sa division est descendu au bataillon.

Le colonel Glantz se charge de la conclusion pour le côté soviétique. L'avantage, au départ, est clairement aux Allemands ; il est renforcé par les lacunes et défaillances du côté soviétique. Les Allemands profitent du mauvais déploiement soviétique et de l'engagement au coup par coup des armées mobilisées. En revanche, l'incapacité à triompher montre que l'Allemagne ne s'est pas engagée dans le même type de guerre que les Soviétiques. Les Allemands ne peuvent venir à bout de tous les échelons de forces stratégiques de l'Armée Rouge -ils ne le peuvent tout simplement pas, faute de moyens. Sur le plan opératif, aux carences d'un commandement mal formé et inexpérimenté, s'ajoutent des manques en termes défensifs : pas de profondeur, de faibles fortifications de campagne, des chars utilisés en soutien d'infanterie seulement. Mais dès le mois de juillet, les Soviétiques redécoupent leurs forces en unités plus petites, pour mieux manoeuvrer ; la direction globale s'améliore avec la réorganisation des fronts ; les officiers s'aguerissent dans la défaite. La mobilisation totale commence dès l'été 1941. Les bases sont jetées pour de futurs succès au niveau opératif.

Côté allemand, c'est le général Niepold qui conclut. Il explique que les Allemands ont bien mieux manoeuvré en 1941 que les Soviétiques, sur terre comme dans les airs. D'après lui, les états-majors de l'OTAN de l'époque sont trop pléthoriques par rapport à ceux de la Wehrmacht (!). J. Kipp rappelle que pour les Soviétiques, le concept de la phase initiale de la guerre, la seule à pouvoir être préparée du temps de paix, existe dant l'entre-guerres, mais disparaît ensuite jusqu'aux années 1950. Ce n'est qu'avec l'ère nucléaire que l'Armée Rouge y revient. Elle insiste sur la durée de plus en plus courte de la période, la préparation des forces, favorisant le terme "d'opération éclair" dont les modèles sont la Mandchourie en 1945 ou Iassy-Kichinev en 1944. C'est que pour les Soviétiques, toute opération a une dimension politique.

L'ouvrage se termine par des interventions de généraux de l'OTAN sur les leçons à tirer de la phase initiale de Barbarossa pour un possible conflit en Europe contre les Soviétiques. Le symposium représente au final une source considérable. Aux exposés des historiens anglo-saxons plutôt spécialisés sur le côté soviétique s'ajoutent les précieux témoignages allemands. Néanmoins, le livre reste très cantonné, mais c'est l'objectif, dans la sphère militaire. Il est peu question ici des données politiques, économiques et sociales, ou culturelles. Sur certains points, il est maintenant dépassé par la recherche la plus récente, en particulier depuis une vingtaine d'années. Surtout, les historiens américains qui redécouvrent l'art opératif à l'époque, depuis quelques années, semblent pour certains idéaliser quelque peu les théories de l'Armée Rouge dans l'entre-deux-guerres et leur application, problématique. Défaut moins grave cependant que ces témoins allemands livrant un récit brut, non critique, alors qu'il oublie sciemment la collaboration avec le nazime pour "charger"à outrance l'adversaire soviétique. C'est peut-être là que le bât blesse un peu. Néanmoins, l'ensemble reste une somme appréciable pour analyser plus en profondeur la phase initiale des opérations sur le front de l'est. 


Elisabeth MALAMUT, Alexis Ier Comnène, Paris, Ellipses, 2007, 526 p.

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Elisabeth Malamut, agrégée d'histoire, est professeur d'histoire byzantine à l'université de Provence (Aix-Marseille I). C'est une spécialiste de l'Empire byzantin et de la Méditerranée orientale. Elle a été chercheur au CNRS pendant 30 ans.

La dynastie des Comnènes marque l'apogée de l'Empire byzantin. Alexis Comnène, pourtant, parvient au trône dans une situation compliquée ; sa famille se maintient au pouvoir, directement ou par alliance familiale, jusqu'à la chute de l'empire. Il est un soldat devenu empereur, neveu d'Isaac Comnène, lui-même parvenu à la pourpre, rejeton d'une grande famille aristocratique d'Asie Mineure, groupe qui s'impose de plus en plus depuis le Xème siècle. En 1081, secoué par les révoltes intérieures, menacé à l'extérieur, l'empire est sur le point de s'effondrer. En 1118, l'empire est pacifié, les frontières défendues. Alexis serait-il le sauveur de Byzance ? D'aucuns lui reprochent d'avoir freiné l'expansion économique, la renaissance culturelle, d'avoir aussi fermé la société. L'historiographie du personnage est controversée : la bibliographie peut s'appuyer sur nombre de sources médiévales, mais aussi de travaux modernes. Les Mousai, conseils à son fils, l'Alexiade de sa fille Anne chantent la gloire d'Alexis, tout comme l'oeuvre du mari de celle-ci, inachevée, Nicéphore Bryennios. Au rhéteur Théophylacte d'Achrida qui clame les louanges de l'empereur s'oppose Jean l'Oxite. Jean Zonaras voit aussi le règne comme une calamité. Les chroniqueurs normands d'Italie du Sud ou ceux de la première croisade sont généralement hostiles, bien que fascinés par Alexis. Les modernes sont tout aussi partagés. Hélène Ahrweiler (dont l'historienne est l'élève) se contredit en présentant l'empereur comme celui qui restaure la flotte byzantine, mais qui en même temps donne un pouvoir énorme aux Vénitiens. Alexis aurait plus accomodé les institutions à la société de son époque qu'entrepris des réformes en profondeur. Paul Lemerle est beaucoup plus critique. Les historiens anglo-saxons soulignent l'ampleur des réformes entreprises, sur un ton plutôt positif.




Elisabeth Malamut commence sa biographie par un prologue qui montre l'irrésitible ascension des Comnènes, de 1057 à 1081. En 1056 s'éteint la brillante dynastie macédonienne. L'empire a été transformé entre 1025 et 1081 : pour certains historiens comme Ostrogorsky, la période est dominée par des empereurs issus de l'aristocratie civile, qui s'opposerait à une aristocratie militaire, la différence recouvrant aussi une opposition capitale/province. L'historienne est plus nuancée. En 1025, l'empire a atteint ses frontières maximales, "naturelles" diraient certains, l'Euphrate et le Danube. L'armée byzantine est organisée autour des tagmata, régiments de mercenaires ou de soldats professionnels. L'économie byzantine est prospère : les campagnes fournissent l'essentiel des richesses. Les esclaves ruraux disparaissent au profit d'esclaves domestiques. Constantinople est une énorme ville pour l'époque, avec plusieurs centaines de milliers d'habitants. L'aristocratie domine la société byzantine. Aux familles anatoliennes puissantes jusqu'au règne de Basile II succèdent d'autres familles d'Asie Mineure, des lignées occidentales et d'autres encore favorisées par Basile II. La fin de la dynastie macédonienne voit l'arrivée au pouvoir, en 1057, d'Isaac Comnène, représentant des familles de l'est de l'Asie Mineure. Il se retire deux ans plus tard, devenu impopulaire en raison de ses réformes fiscales. Son court règne marque cependant la montée en puissance des familles Comnène et Doukas. Constantin X, de cette dernière famille, règne jusqu'en 1067. Son règne est marqué par l'aggravation de la menace extérieure (Turcs, Normands, Petchénègues). Son successeur Romain Diogène, issu d'une famille militaire, est battu à Manzikert, puis victime de la guerre civile qui porte au pouvoir Michel VII Doukas. La société est très ouverte le règne de ce dernier, mais elle suscite des révoltes militaires alors même que le danger pointe aux frontières. Anne Dalassène, la mère d'Alexis, peut ainsi faire envoyer son fils, très jeune, combattre le rebelle normand Roussel de Bailleul. Alexis combat ensuite les révoltes de Nicéphore Bryennios, Nicéphore Botaneiatès, qui finit par renverser Michel VII, puis de Nicéphore Basilakios. Botaneiatès a épousé Marie d'Alanie, l'ex-femme de Michel VII. C'est elle qui se lie aux Comnènes, pour protéger son fils ; un complot se trame, et les deux frères Comnènes, Isaac et Alexis, s'enfuient de Constantinople en février 1081.

Alexis est choisi comme empereur car mieux accepté par les Doukai. Les Comnènes prennent Constantinople par trahison, et leurs troupes mettent à sac une partie de la ville. La situation est alors grave : l'empire est menacé par les Turcs, les Normands et les Petchénègues. Alexis doit absolument reconstituer une armée. Les Normands sont dirigés par Robert Guiscard, en Italie du Sud, qui a repris des territoires aux Byzantins. Ce dernier joue sur un appel à l'aide lancé par Michel VII. Il fait même passer un moine venu de Byzance pour l'ex-empereur. Les Normands franchissent l'Adriatique et viennent assiéger Dyrrachium. Alexis Ier, avec une armée levée à la hâte, se porte à leur rencontre mais il est battu sous les murs de la ville. Il suscite néanmoins des difficultés sur les arrières de Robert en pactisant avec l'empereur Henri IV, qui menace le pape Grégoire VII allié de Guiscard. Celui-ci repart en Italie en 1082 et c'est son fils Bohémond qui poursuit la campagne. Après être entré en Macédoine, Bohémond est surpris à Larissa. Guiscard revient en 1084 mais meurt de maladie l'année suivante : le danger normand est conjuré. Restent les Petchénègues établis sur le Danube. Alexis subit contre eux une première défaite, cuisante, en 1087. Il faut l'alliance avec les Coumans pour en venir à bout à la bataille du Lebounion, en 1091 ; Alexis fait d'ailleurs massacrer nombre de prisonniers petchénègues. Les Turcs Seldjoukides ont profité des guerres civiles dans l'Empire byzantin pour s'installer en Asie Mineure. Le sultan de Nicée progresse jusqu'à la côte. Alexis cherche à diviser les Turcs pour les affaiblir. Il faut néanmoins affronter l'émir de Smyrne, Tzachas, particulièrement menaçant.

Noble exerçant la fonction militaire, Alexis reste un empereur-soldat à la tête de ses armées. Piètre tacticien et stratège au début du règne, le talent militaire s'affirme au fil des années, notamment après la victoire du Lebounion. Alexis est toujours accessible en campagne, et se fait accompagner d'un moine, habitude imposée dès ses débuts par sa mère. La guerre devient une fonction aristocratique. L'empereur tient compte des signes divins dans ses campagnes et se place sous la protection de saint Démétrios de Thessalonique. Son armée est d'abord composée des tagmata, avec l'élite que constitue la garde varange, surtout composée d'Anglais sous son règne. Après les premières défaites, l'armée d'Alexis se compose de mercenaires, d'unités byzantines tirées des familles alliées, et de survivants ennemis incorporés, notamment les Petchénègues. L'armée byzantine évolue au contact de ses adversaires du moment. Les compagnons d'armes d'Alexis sont Grégoire Pakourianos, Constantin Humbertopoulos, Tatikios, fils d'un Turc fait prisonnier. Alexis dispose de chefs militaires de confiance : Manuel Boutoumitès, Eumathios Philokalès. La tente impériale est une reproduction en miniature du palais ; parfois l'empereur se repose aussi entre ses campagnes, comme le décrit Anne Comnène.

Les femmes ont beaucoup compté dans l'ascension des Comnènes. Anne Dalassène, la mère d'Alexis, est la femme de Jean, le frère de l'empereur Isaac, évincé par les Doukai. Elle n'accepte qu'avec réticence le mariage d'Alexis avec une Doukai, Irène. Alexis s'entiche de Marie d'Alanie, qui cherche surtout à sauvegarder les droits de son fils, puis se rapproche d'Irène : la naissance d'un premier fils, Jean, en 1087, conduit à l'élimination de fait de l'hypothèse Marie d'Alanie. Alexis se repose sur sa mère pour gouverner en son absence. Anne Dalassène est despoina, souveraine, en l'absence de son fils. Son frère Isaac, nommé sébastocrator, nouvelle dignité, est également un homme de confiance. Alexis finit par faire enfermer Marie d'Alanie dans un monastère, en 1094, puis se libère de la tutelle devenue pesante de sa mère l'année suivante. La nouvelle hiérarchie installée dans la noblesse minore ensuite le rôle des femmes. Ce n'est qu'avec sa mort qu'Irène et sa fille Anne tentent de reprendre le pouvoir aux dépens de son fils Jean.

Dans la deuxième partie du livre, l'historienne évoque l'empereur et son image impériale. Constantinople, et ses 400 000 habitants, est une capitale qui impressionne jusqu'aux adversaires de l'empire. Le complexe Grand Palais-hippodrome-Sainte-Sophie est toujours vivant, même si Alexis n'est pas un grand adepte des triomphes et autres cérémonies. Les Comnènes développent le palais des Blachernes, au nord-ouest de la ville, contre le rempart de Théodose, qui existait depuis le Vème siècle. Il devient progressivement la principale résidence impériale. Le Grand Palais est encore en partie occupé. Le palais des Manganes est maintenu par Marie d'Alanie. Les Byzantins ne sont plus aussi friands de courses de chars et l'hippodrome n'est plus aussi fréquenté. Les églises en revanche sont très visitées et les processions cérémonielles rythment la vie de la capitale. Les empereurs Comnènes sont de grands bâtisseurs d'églises et de monastères. Anne Dalassène fonde celui du Christ Pantépoptès, Irène un couvent féminin. Jean, le fils d'Isaac, transforme son palais en monastère du Christ Evergétis. Les Comnènes ressuscitent aussi l'Orphanotropheion. L'aristocratie finit par s'installer dans le quartier des Blachernes, autour du palais. Progressivement, l'activité commerciale glisse de la mer de Marmara à la Corne d'Or, investie par les Italiens. Les Juifs, quant à eux, sont relégués de l'autre côté de la Corne d'Or, à Galata.

Alexis est aussi le champion de l'orthodoxie. Sa fille le compare volontiers à Constantin. L'empereur tente de convaincre, mais utilise parfois la répression. Dominant son Eglise, Alexis se la met à dos au début de son règne par les nombreuses réquisitions qu'il effectue pour financer ses campagnes. Nicolas Grammatikos, le nouveau patriarche de Constantinople à partir de 1084 jusqu'en 1111, est un fidèle d'Alexis. L'empereur fait condamner, en 1082, Jean Italos, un expatrié d'Italie du Sud, à qui il reproche sa trop grande proximité avec les païens de l'Antiquité. En réalité, Alexis représente l'aristocratie militaire, qui n'a que faire de la renaissance culturelle qui a eu lieu au XIème siècle. Pour Alexis, la culture, c'est la Bible. Alors que l'empire est menacé, il doit ressouder les rangs, se présenter comme le sauveur de l'empire,  y compris sur le plan religieux. C'est pourquoi il réprime les hérésies. Nil le Calabrais, accusé de professer une hérésie christologique, est sévèrement condamné, de même que les Arméniens de Constantinople qui l'ont suivi. Alexis poursuit aussi les déviations mystiques, comme celle de Théodore de Trébizonde. Surtout, il doit affronter les hérésies dualistes. Les Pauliciens, transférés dès le VIIIème siècle de l'Orient à Philippopolis en Bulgarie, résistent par les armes après avoir combattu dans l'armée d'Alexis. Les Bogomiles, menés par leur chef Basile, investissent les rues de Constantinople, sapent les fondations de l'Eglise orthodoxe et constituent une contre-religion. Démasqués, les Bogomiles et leur chef sont brûlés dans l'hippodrome. Le malaise est profond car ces déviances semblent se construire sur les désillusions d'une société qui assiste à l'installation d'un ordre "féodal" par Alexis. En 1107, critiquant les insuffisances de l'Eglise, l'empereur crée le corps des didascales dans le clergé patriarcal pour prêcher et instruire correctement la population. A l'Orphanotropheion, on éduque aussi les enfants des adversaires soumis. Le monachisme, à l'époque d'Alexis, est le reflet d'une société voulue idéale. Les monastères ont chacun leur règle, le typikon. Certains sont inspirés par la forme laurite. Dans la capitale, il est influencé par la règle de la Théotokos Evergétis fondé au milieu du XIème siècle. Les bénéficiaires de l'arrivée au pouvoir d'Alexis dotent richement certains établissements. La Kécharitôméné, dans la capitale, est patronnée par les femmes de rang impérial. Christodule, en 1088, tente de fonder un monastère Saint-Jean à Patmos, non sans mal. Alexis réforme aussi la charistikè, l'attribution temporaire d'un monastère à une personne privée pour le restaurer ou l'embellir, qui a donné lieu à des abus. Après 1094 les contrôles sont renforcés, et l'institution disparaît progressivement au XIIème siècle. L'éphoreia, ou patronage laïc, se perpétue. Alexis est le patron du monastère du Christ Philantrôpos à Constantinople. Il intervient aussi dans les affaires du mont Athos, la "sainte montagne", lors de l'affaire des berges valaques et de celle de la présence d'enfants et d'eunuques. 

Alexis veille à assurer son pouvoir autocratique. Il met en avant la renovation. Il a tendance à confondre patrimoine privé (celui de sa famille) et celui de l'Etat. Il est avant tout le plus grand seigneur du royaume. Ce nouveau système perdure jusqu'à la fin des Comnènes en 1185 et au-delà, la famille étant toujours représentée dans les empereurs des siècles tardifs. La prise de pouvoir a lieu avec l'aide des réseaux de parenté. L'empereur a créé le titre de sébastocrator, juste en-dessous du basileus, pour récompenser ses fidèles. Soutenu par la famille alliée des Doukai, il veille à augmenter ses réseaux d'alliance par des mariages. La famille impériale constitue une nouvelle aristocratie, la nouvelle noblesse est composée de généraux loyaux. Les donations de l'empereur à ses proches entraînent une énorme ponction fiscale sur les hiérarchies traditionnelles et les catégories les plus nombreuses de la population. Alexis installe une lignée par la naissance, en installant son fils aîné comme futur empereur. De nombreux revenus d'Etat et des terres sont donnés aux fidèles, qui se constituent de véritables apanages dans l'Empire. En 1092, une réforme monétaire met fin aux désordres existants. Une réforme fiscale conduit à augmenter au maximum l'imposition. Sur le plan administratif, Alexis Ier crée une nouvelle fonction, le logothète des sékréta. C'est surtout l'administration fiscale qui est réformée. L'empereur répond à des besoins pratiques, mais montre son conservatisme et l'autocratie attachée à l'exercice de son pouvoir. Les biens de la couronne, par exemple, sont assimilables aux fondations pieuses. Alexis doit faire face à de nombreux complots, dès le début de son règne. Il prend l'habitude d'emmener ses concurrents potentiels en campagne avec lui. Malgré son habileté dans ce domaine, il doit faire face à des dissidences régionales, comme celle de Georges Monomachatos, duc de Dyrrachion. Les îles de Crète et de Chypre se soulèvent pendant l'hiver 1091, puis Grégoire Tarônitès, duc de Trébizonde, en 1103-1104. Dès octobre-novembre 1083, un premier complot militaire été déjoué. La décennie 1090 est particulièrement dangereuse pour Alexis, avec notamment le complot des frères Diogénai en 1094. La conjuration des Anémas, en 1100-1101, recrute de nombreux officiers de l'armée. Les familles anatoliennes de militaires, en particulier, semblent hostiles à Alexis. Si les rhéteurs louent la clémence d'Alexis, celui-ci n'a pas hésité à aveugler certains adversaires ou à faire massacrer des opposants quand il le jugeait bon.

L'empereur se représente comme encerclé, assiégé : sa légitimité vient de ses victoires contre de nombreux ennemis. La bravoure, la clémence, la tempérance restent des valeurs traditionnelles impériales. Alexis introduit la naissance, la valeur du sang : l'idéal de la vie contemplative laisse la place à celui de l'homme d'action, du guerrier. Les femmes doivent être remarquées pour leur beauté et exercer la philanthropie, mais sans ostentation. Sous le règne d'Alexis, les lettres ne meurent pas : panégyriques, oeuvres d'histoire, romans, satires, oeuvres autobiographiques se développent. Le Digénis Akritas reflète assez bien la nouvelle idéologie des Comnènes et une mentalité aristocratique parfois critique de l'autocratie impériale. Les conseils et récits de Kékauménos donnent une vision très fermée de l'oikos. Le Timarion est une satire calquée sur les dialogues de Lucien. Alexis ne répugne pas non plus à écouter des astrologues, moins persécutés que ne l'a dit sa fille Anne. L'empereur refuse d'organiser sa propagande autour de grands monuments artistiques ou d'oeuvres culturelles : son rôle de défenseur de la foi orthodoxe lui suffit. Il insiste davantage sur la mise en scène des procès et sur ses oeuvres de philanthropie comme l'Orphanotropheion.

La troisième et dernière partie évoque la rencontre entre Alexis et les Occidentaux. Brouillé au départ avec Grégoire VII qui soutient Guiscard et les Normands, l'empereur se rapproche de son successeur Urbain II. En 1087, le comte Robert de Flandres traverse les Balkans, de retour de Terre Sainte. Alexis lui demande de l'aide après avoir été battu par les Petchénègues. En 1089, 500 chevaliers flamands arrivent dans l'empire byzantin et partent se battre contre les Turcs de Nicée. C'est vers 1090-1091 qu'Alexis demande secours à l'Occident. Suit le concile de Clermont et l'appel à la croisade. Mais l'empereur attend des mercenaires, non des hordes de pauvres et des seigneurs avec leur armée. Les Byzantins sont affolés par le nombre d'Occidentaux de la croisade des pauvres. Alexis prend soin de bien recevoir les grands seigneurs : si Hugues de Vermandois se montre méprisant, et voit son caquet vite rabattu, il faut batailler sous les murs de Constantinople avec les hommes de Godefroy de Bouillon pour que celui-ci accepte de prêter serment à Alexis. Ce sont deux sociétés qui s'affrontent. Bohémond de Tarente prête serment sans barguigner. L'empereur a plus de difficultés de Saint-Gilles, sans compter ceux qui essaient de se dérober, comme Tancrède le Normand. Les croisés marchent sur Nicée, accompagnés d'une armée byzantine qui négocie la reddition de la ville en 1097 pour éviter sa mise à sac. C'est au moment du siège d'Antioche que les mauvaises relations entre croisés et Byzantins se dégradent : Alexis, qui suit avec son armée la progression des Occidentaux, n'intervient pas. Pour faire contrepoids à Bohémond qui s'est emparé d'Antioche, et après la chute de Jérusalem, Alexis s'entend avec Raymond de Saint-Gilles, qui jette les bases du comté de Tripoli. Néanmoins il ne parvient pas à conduire les renforts venus d'Occident en Terre sainte, qui se font massacrer par les Turcs.

La relation entre Alexis et Bohémond est complexe. Les deux hommes se connaissent bien. Bohémond n'a pas l'armée croisée la plus forte, et il est débordée par son neveau Tancrède, qui fait l'admiration de ses chevaliers. Bohémond veut faire souche en Orient ; il n'est pas impossible qu'Alexis ait envisagé d'en faire un de ses généraux, comme le montre les excellentes relations entre eux dès son arrivée à Constantinople. Après le siège de Nicée au contraire, Bohémond devient farouchement anti-byzantin. C'est peut-être lui, devant Antioche, qui est à l'origine du départ du contingent byzantin de Tatikios. Entre 1100 et 1103, Bohémond étant prisonnier des Turcs, c'est Tancrède qui dirige la principauté d'Antioche. Bohémond repart en Occident en 1104-1105, pour lever une croisade contre l'empire byzantin. Après avoir débarqué à Dyrrachion, il est cependant vaincu par Alexis qui lui impose le traité de Dévol, en 1108 : Alexis devient ainsi le suzerain de tous les Etats croisés, sauf du royaume de Jérusalem. Les signataires du traité, côté byzantin, montrent d'ailleurs que la cour s'est occidentalisée.

Mais très rapidement, le roi de Jérusalem Baudoin reprend la suzeraineté sur les Etats latins d'Orient à l'empereur byzantin. En 1111, Alexis passe un traité d'alliance avec Pise, les flottes pisanes ne cessant de piller les côtes de l'empire. Il tente de se concilier Venise, et la papauté, et va même jusqu'à proposer un mariage aux princes normands d'Antioche, dans l'espoir de pouvoir reconquérir l'Asie Mineure.

En 1112, Alexis manifeste les premiers symptômes du mal qui va l'emporter. Depuis 1115, Nicéphore Bryennios, le mari de sa fille Anne, assume le gouvernement. Irène, sa femme, est aussi de plus en plus présente. La dernière campagne militaire de l'empereur a lieu en 1116. Début 1118, ce qui est probablement une angine de poitrine s'aggrave : Alexis est transporté dans le Grand Palais, puis aux Manganes. Son fils Jean parvient à récupérer l'anneau impérial et se fait acclamer empereur, brisant les desseins nourris par sa soeur et sa mère. Le corps d'Alexis ne sera d'ailleurs pas traité immédiatement avec tous les honneurs dûs à son rang. Jean, quelques mois après son accession, devra démanteler un complot ourdi par sa soeur Anne.

En conclusion, Elisabeth Malamut rappelle qu'Alexis est d'abord un homme de son époque. Une société qui favorise de plus en plus la naissance pour parvenir au pouvoir ; une société de grande économie domaniale ; de fondations monastiques ; d'armées de mercenaires. Alexis installe un système de gouvernement par parentèle, introduit de nouveaux liens entre les personnes, et tient davantage compte des Occidentaux. Il montre que l'empereur dirige la vie religieuse, et met aussi en avant la jeunesse.


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