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William CRAIG, Vaincre ou mourir à Stalingrad, Paris, Pocket, 2001 (1ère éd. 1974), 506 p.

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William Craig s'est pris de passion pour l'histoire militaire pendant son enfance, comme il l'explique dans sa préface. L'attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, alors qu'il est âgé d'une dizaine d'années, le pousse à s'intéresser à la Seconde Guerre mondiale et en particulier au front de l'est, qu'il compare volontiers à la campagne de Napoléon en 1812. Craig  décrit déjà, en 1973, une mémoire du conflit déformée à la fois par la propagande soviétique et par l'influence des mémorialistes allemands. Après avoir rencontré le fils de Paulus, il est parti à Stalingrad devenue Volgograd, avant de rechercher les survivants de la bataille pour les interroger. Pris de passion pour son sujet, il exagère un peu et fait de Stalingrad la bataille la plus sanglante de l'histoire, ce qui n'est probablement pas le cas (bien qu'elle soit dans les plus sanglantes, à n'en pas douter). C'est le portrait d'une tragédie humaine qu'offre ici William Craig. Depuis la sortie du film de Jean-Jacques Annaud, en 2001, ce livre est régulièrement réédité en poche. Moi-même je l'avais acheté étant lycéen, et je ne l'ai pas relu depuis des années. Il est intéressant aujourd'hui de le reprendre avec un oeil différent, plus critique, plus exercé.

Craig a recueilli quantité de témoignages, allemands, soviétiques et même italiens. C'est indéniable, et la somme est impressionnante. Mais le problème est que ces témoignages sont livrés, pour ainsi dire, bruts, sans recoupements, sans analyses. Leur valeur est donc sujette à caution. On a là l'exemple type d'un écrivain qui se prétend "historien" mais qui n'écrit pas selon la méthode historienne telle qu'elle peut être enseignée à l'université. En outre, la bibliographie mentionnée en fin de volume, déjà insuffisante à l'époque, est maintenant sérieusement datée par l'avancée de la recherche. Ce qu'il aurait fallu, à l'époque, ou plus tard, ces dernières années, c'est rééditer ce volume avec une introduction/préface d'un historien spécialiste qui en souligne à la fois les qualités et les limites, tout en faisant le point sur l'état de la recherche dans ce domaine. Car en l'état, c'est mettre à la portée du grand public des sources inexploitables et qui peuvent engendrer de fausses certitudes...

On pourrait terminer cette rapide recension en précisant que ce n'est pas un hasard si une image du film Stalingrad : Enemy at the Gates de Jean-Jacques Annaud orne la couverture de la réédition. Le réalisateur s'est probablement inspiré du livre de Craig comme on peut le repérer tout de suite à la lecture de certains témoignages. Ce qui peut évidemment laisser des plus sceptiques quant au caractère "historique" du film...



L'autre côté de la colline : Le grand tourment sous le Ciel, les seigneurs de guerre (1/2)-Albert Grandolini

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Cette série est l'oeuvre d'Albert Grandolini, bien connu des amateurs de magazines spécialisés, puisqu'il est notamment un des meilleurs connaisseurs des armes blindées sud et nord-viêtnamiennes pendant la guerre du Viêtnam, le tout traité avec un accès aux sources viêtnamiennes, ce qui n'est pas rien. C'est donc avec grand plaisir que nous l'accueillons comme deuxième contributeur extérieur, en six mois, sur L'autre côté de la colline. Bonne lecture !

Raoul CAUVIN et Willy LAMBIL, Les hommes de paille et Les Bleus en cavale, Les Tuniques Bleues, Dupuis, 1998

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Le général Alexander a conçu nouveau plan pour dérouter les confédérés et remporter la bataille décisive. Pour ce faire, il monte une opération d'intoxication pour leurrer les sudistes sur ses véritables intentions. Cela expliquerait-il la promotion du caporal Blutch au rang de lieutenant, ce qui a le don de faire enrager le sergent Chesterfield ? Et voilà nos acolytes largués par ballon derrière les lignes ennemies...










Condamnés à mort aussi bien par les Nordistes que par les Sudistes, nos deux déserteurs ont mis le cap sur le Mexique, où ils ne risquent pas d'être poursuivis par les deux armées en présence. Chesterfield est cependant bien décidé à retourner aux Etats-Unis pour demander sa grâce au président. Blutch ne peut que l'accompagner... mais la route est longue et semée d'embûches jusqu'à Washington !











Dans ces deux tomes qui se suivent, on retrouve tout l'humour et le piquant propre à la série es Tuniques Bleues. Plus intéressants peut-être sont les thèmes évoqués dans les deux albums, le premier évoquant largement la question du renseignement et de l'espionnage pendant la guerre de Sécession, et le second celle de la désertion, deux points finalement assez peu connus. Des liens pour creuser la question : un, officiel, sur la question du renseignement pendant le conflit, par ici ; un, officiel aussi, sur la contribution des Noirs à cet effort, ici . Et deux liens sur la désertion côté confédéré, ici et ici.


Irène CHAUVY, La vengeance volée, Grands Détectives 4704, Paris, 10/18, 2013, 263 p.

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1863, sous le Second Empire. Deux domestiques sont sauvagement égorgés, l'un au palais des Tuileries, l'autre chez la cousine de l'empereur Napoléon III. Le capitaine Hadrien Allonfleur, capitaine de l'escadron des cent-gardes, vétéran de la campagne d'Italie, flanqué d'un ex-inspecteur de la Sûreté à la retraite mais qui n'en démord pas, Amboise Martefon, doit résoudre les deux meurtres. Mais son passé ne va pas tarder à le rattraper au cours de l'enquête...

Irène Chauvy, juriste de formation, est cadre à l'université de Bourgogne. Passionnée de littérature et d'histoire, elle signe le début de cette série policière sous le Second Empire qui a été primée en 2011 sous les auspices de Jean-François Parot, auteur quant à lui de la fameuse série Nicolas Le Floch, adaptée à l'écran.

Comme je le dis souvent en ce qui concerne les 10/18 Grands Détectives, on oscille souvent entre trop-plein de description historique au détriment de l'intrigue ou vice-versa, selon les goûts. Ici l'équilibre est plutôt satisfaisant, et j'ai même été surpris par le dénouement, bien mené. A noter que la Bourgogne, où habite l'auteur, permet au scénario de sortir momentanément du cadre parisien, ce n'est pas un mal, et les connaisseurs du coin ne seront pas perdus.

Il y a, comme d'autres l'ont remarqué, une certaine parenté entre ce roman policier et les enquêtes d'Emile Gaboriau dont je commentais un exemplaire il y a peu, au XIXème siècle. La résolution de l'intrigue doit autant à l'enquête elle-même qu'aux personnages et à leur vécu, ce qui est astucieux car cela évite de tomber dans le trop-plein de description historique pour meubler, justement.

Plutôt un bon roman policier, mais j'y mettrai un bémol : cette focalisation sur le haut du pavé, l'empereur, la famille impériale, la cour, les grands du Second Empire, etc. Et même si les enquêteurs n'en sont pas et que l'on croise bien d'autres milieux, tout tourne finalement autour du gratin mondain. Un peu comme dans les Nicolas Le Floch où on quitte rarement l'orbite du pouvoir, Louis XVI, Marie-Antoinette etc. A force, ça lasse un peu...


Greg VAN WYNGARDEN, "Richthofen Circus". Jagdgeschwader Nr 1, Aviation Elite Units 16, Osprey, 2004, 128 p.

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Greg Van Wyngarden est un passionné de l'aviation allemande de la Grande Guerre. Il a signé de nombreux volumes Osprey sur le sujet. Dans ce volume, il traite de l'unité la plus mythique de Luftstreitskräfte : la Jagdgeschwader I, la première escadre de chasse allemande formée le 24 juin 1917 par réunion de quatre escadrilles, les Jastas 4, 6, 10 et 11. L'escadre est liée à son premier commandant, Manfred von Richthofen, le Baron Rouge, qui lui impose sa marque. Après sa mort, l'escadre continue le combat : à sa dissolution en novembre 1918, elle est créditée de 644 victoires. La formation de l'escadre vise à ravir aux Alliés une supériorité aérienne reconquise au-dessus de Verdun et de la Somme par les Nieuport 11 et DH 2 sur les Fokker Eindecker. Les premières Jastas sont créées en août 1916 et mettent en application les préceptes du tacticien Boelcke, dont Richthofen est l'un des disciples. En janvier 1917, Richthofen obtient la fameuse médaille Pour le Mérite et prend la tête de la Jasta 11.

Richthofen obtient pour son escadrille quelques-uns des nouveaux Albatros D III et réunit autour de lui les pilotes les plus agressifs et talentueux, comme son propre frère, Lothar. En avril 1917, sur le front d'Arras, la Jasta 11 décime les escadrilles britanniques, utilisant des appareils peints de couleur vive pour mieux se reconnaître dans le ciel : c'est l'origine, entre autres, de la légende du Baron Rouge et du "cirque Richthofen". Progressivement de nouveaux appareils britanniques, comme le SE 5, entrent en scène, et mettent fin à la supériorité allemande. L'escadre est donc formée en juin 1917 afin de créer un groupe de chasse suffisamment important et talentueux pour être déplacé sur les endroits sensibles du front et contrer la supériorité numérique alliée. Au départ, les escadrilles qui la composent sont inégales. La Jasta 4 a une bonne réputation et vole alors sur Albatros D V, en juillet, de même que la Jasta 6. La Jasta 10, en revanche, fait pâle figure comparée aux deux autres.

Dans les Flandres, Richthofen met en place un système de postes d'alerte avancée de façon à ce que ses pilotes, sur le qui-vive, décollent en fonction de l'activité aérienne ennemie. Mais l'attrition parmi les pilotes de l'escadre est importante. Richthofen lui-même est blessé le 6 juillet 1917. A ce moment-là, les Albatros D V allemands sont surclassés par les SPAD ou les triplans Sopwith. Quand Richthofen revient, en août, il est suivi de peu par le premier Fokker Dr I triplan qui doit redonner l'avantage aux Allemands. L'appareil se fait rapidement craindre des aviatieurs alliés mais l'escadre continue de subir des pertes, comme celle de Werner Voss, as légendaire descendu après une rencontre épique contre des SE 5 du Squadron 56. En octobre, le Dr I subit des problèmes structurels : l'aile supérieure se détache suite à des malfaçons, entraînant la mort de plusieurs pilotes. Pendant la bataille de Cambrai, en novembre, la JG 1 vole à la fois sur triplan, sur Albatros D V et sur Pfalz D III.

La JG est à son sommet pendant les offensives allemandes qui commencent le 21 mars 1918. Richthofen lui-même abat 12 appareils en deux semaines. L'escadre se déplace sur des terrains abandonnés par les Britanniques pour suivre la progression des troupes. Mais le 21 avril, dans des circonstances encore aujourd'hui disputées, le Baron Rouge est abattu et tué pendant un combat avec des Sopwith Camel du Squadron 209, probablement par des tirs venus du sol. En mai 1918, les premiers Fokker D VII de nouvelle génération commencent à équiper la JG 1. Commandée par Reinhard, celle-ci soutient l'offensive sur le Chemin des Dames. Elle abat 43 appareils et ballons entre le 31 mai et le 8 juin. Le 9 juin, elle est encore en ligne pour appuyer l'offensive sur Noyon-Montdidier. La Jasta 11 reçoit, fin juin, les premiers D VII à moteur surcompressé. L'escadre descend 24 avions français rien que du 24 au 28 juin. Mais le 3 juillet, Reinhard, qui teste le nouveau monoplan Lindau D I en Allemagne, se tue aux commandes de l'appareil. Il est remplacé à la tête de la JG 1, le 14 juillet, par Hermann Goering. Sa contribution a bien sûr été influencée, dans les témoignages, par son destin ultérieur. Il semble qu'il ait repris en main l'unité pour y instaurer davantage de discipline de vol.

La JG 1 soutient la dernière offensive allemande, ou seconde bataille de la Marne, à partir du 15 juillet. Elle est encore présente au moment de la contre-attaque alliée. La JG 1 doit retraiter, comme les troupes au sol. Le 8 août, le "jour noir" de l'armée allemande, les Jastas abattent encore 60 avions. Mais, dès la mi-août, l'escadre ne compte plus que l'effectif en avions d'une seule escadrille... le Fokker E V monoplan ne donne pas satisfaction. Udet, qui assume le commandement de l'escadre en l'absence de Goering, accumule les victoires, mais, au total, les scores sont bien moins impressionnants qu'en juin, par exemple. Transférée sur le front d'Argonne le 9 octobre, l'unité connaît ses derniers combats aériens le 6 novembre. L'unité, démobilisée le 19 novembre, a volontairement crashé ses appareils pour ne pas les laisser tomber aux mains des Français.

Un récit vivant, agrémenté de nombreux témoignages, complété par des encadrés sur les principaux pilotes et par des annexes sur les commandants d'unités et les décorations reçues, ainsi que par les nombreux profils couleurs centraux. Une bibliographie est même présente page 127, ce qui est rare dans cette collection d'Osprey, c'est à souligner. On regrette simplement, peut-être, que le récit ne s'élève pas parfois jusqu'à évoquer les dimensions tactiques et l'impact tactique également de la JG 1 sur le cours de la bataille.


Syrie : la domination alaouite au défi d'une guerre civile communautaire

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Article publié simultanément sur le site de l'Alliance Géostratégique. 

Merci à Jean-Baptiste Beauchard, du blog Géopolitique du Proche-Orient, pour ses conseils de lecture et ses remarques.

L'insurrection syrienne n'est pas qu'un énième épisode de ce que l'on a appelé, dès 2011, le « printemps arabe ». Elle révèle au contraire les failles profondes de la société, de l'économie et la politique syrienne, liées à la mainmise du pouvoir, en 1970, d'Hafez el-Assad et de son clan alaouite. Ces failles, moins visibles sous le règne d'Hafez el-Assad, se sont rouvertes et accrues après l'accession au pouvoir de son fils Bashar en 2000. Initialement révolte sociale contre un régime clientéliste et corrompu, la contestation s'est transformée en moins d'une année en guerre civile communautaire par la réactivation de peurs remontant aux épisodes traumatisants du XXème siècle et au-delà, pour les alaouites, les sunnites ou les minorités syriennes. On ne s'étonnera pas alors du déchaînement actuel de violence, sur fond de possible emploi d'armes chimiques et d'un jeu régional largement déterminé par les intérêts des grandes puissances -Iran et Russie d'un côté, Etats-Unis, Arabie Saoudite et Qatar de l'autre, notamment.


Du mandat français à l'Etat clientéliste et alaouite


Le Proche-Orient avait été partagé, après la fin de la Première Guerre mondiale et de l'Empire ottoman, entre la France et la Grande-Bretagne1. Ces deux puissances y découpent différents Etats. En 1945, la Syrie et le Liban deviennent indépendants, tandis que la Palestine, séparée entre parties juive et arabe, voit cette dernière annexée par le royaume de Transjordanie. Les tentatives séparatistes ont été écrasées et l'intégrité territoriale des Etats découlant du mandat français ou britannique a été préservée. La guerre froide n'avait pas remis ce processus en question : il a fallu attendre le projet de « Grand Moyen-Orient » des Américains suite aux attentats du 11 septembre 2001 et surtout le déclenchement des printemps arabes en 2011 pour voir cet équilibre bouleversé. La Syrie, comme le Liban ou la Jordanie, est née quasiment en même temps que l'Etat d'Israël et le conflit israëlo-arabe continue de façonner la construction politique ou économique. Progressivement, l'Etat a perdu en légitimité faute de redistribution suffisante, renforçant les solidarités communautaires en lieu et place de l'unité nationale.



Le découpage du Proche-Orient après la Première Guerre mondiale relève de stratégies internationales2. Les Britanniques souhaitent protéger le canal de Suez. Les Français veulent préserver leurs intérêts économiques, politiques, religieux. La Turquie a joué un rôle certain par les conquêtes de Mustapha Kemal, entre 1920 et 1923, qui ont mordu en grande partie sur le mandat français de Syrie. Les Britanniques eux, ont contenu les Saoudiens pour éviter qu'ils ne remontent trop au nord vers la Syrie et qu'ils ne coupent l'axe Haïfa-Bagdad. Les marges du territoire syrien (montagnes et confins désertiques) ont toujours ou presque abrité les minorités. Les Français isolent les villes de l'intérieur, majoritairement sunnites et à tendance nationaliste, en s'appuyant sur la montagne alaouite au nord-ouest et sur les minorités non arabes au nord-est du mandat3.

Les puissances mandataires s'étant appuyées sur les minorités, les nouveaux Etats vont jouer la cart de l'unité nationale pour dissoudre les tendances communautaires. En Syrie, le communautarisme politique est aboli dès 1950. Le nationalisme arabe est utilisé comme nouvelle idéologie pour vaincre les différences religieuses : mais il rejette les minorités non arabes (Kurdes et Turkmènes en Syrie, essentiellement), et menace de dissolution les Etats impliqués dans un ensemble panarabe. La Syrie, qui a rallié la République Arabe Unie de l'Egypte en 1958, s'en détache en 1961 de peur d'être phagocytée. Les 600 000 bédouins de Syrie, semi-nomades, sont forcés de se sédentariser en raison du découpage des frontières. De fait, en Syrie, la construction nationale n'a pas éclaté jusqu'à l'insurrection de 2011, mais les tensions communautaires se sont avivées avec l'échec des idéologies nationaliste arabe et progressiste.

Fabrice BALANCHE, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme, clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient », L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le 18 novembre 2010. URL : http://espacepolitique.revues.org/index1619.html .


En Syrie, le régime de Bachar el-Assad, pour se maintenir au pouvoir, utilise le clientélisme politique, la violence brute ou le soutien communautaire seuls étant insuffisants. Le pouvoir est confisqué par un ensemble alaouite venu de la montagne côtière. Hafez el-Assad a utilisé la politique de développement pour son clientélisme. Il lui fallait faire oublier son origine alaouite dans un pays où les sunnites représentent 80% de la population, sans parler des chiites duodécimains : ils ont tous en commun de considérer les alaouites comme des hérétiques. Les militaires alaouites qui ont soutenu Hafez el-Assad dans son coup d'Etat investissent le parti Baas : la confiscation du pouvoir politique entraîne un repli communautaire dans la population. La guerre du Kippour en 1973 justifie le pouvoir d'Hafez el-Assad. Les paysans et les ouvriers sans terre soutiennent le régime bassiste dès les années 1960 et d'autres groupes sociaux les rejoignent dans la décennie suivante. Mais à partir de 1991, le secteur publique hypertrophié et en crise économique ne suffit plus. Le secteur privé devient le moteur de l'économie.

Bachar el-Assad accentue ensuite la libéralisation dans le sens d'un « crony capitalism »4. La bourgeoisie commerçante est intégrée dans les réseaux du clientélisme alaouite au pouvoir. Rami Makhlouf, le cousin germain de Bachar, est l'illustration de cette alliance. La Syrie connaît une reprise économique grâce aux investissements des pays du Golfe, aux remises des expatriés, l'ouverture économique favorisant les commerçants et non les producteurs. Mais les campagnes s'appauvrissent, tout comme le nord-est, ancien front pionnier, dont les habitants viennent grossir le flot de la misère dans les faubourgs des grandes villes. Les alaouites voient leur statut dégradé dans un système public négligé. L'intégration syrienne dans la sphère des pétromonarchies du Golfe favorise la bourgeoisie sunnite, ce qui remet en cause un des fondements du régime, dominé par les alaouites. Ceux-ci constituent la voûte de l'édifice bâti par le clan Assad : ils ont investi Damas et sont extrêmement dépendants de l'Etat.


Qui sont les alaouites ?


Les alaouites sont une secte musulmane chiite hétérodoxe, qui représente à peu près 10% de la population syrienne5. C'est tout le paradoxe d'une Syrie qui recèle une grande diversité ethnique et confessionnelle, mais où l'on trouve quand même plus de 60% de musulmans sunnites, d'être dominée par les alaouites. On a souvent prédit, depuis le début du règne de Bachar el-Assad, l'effondrement du régime syrien : après le retrait du Liban en 2005, par exemple. Or celui-ci tient, et notamment de par la force et la cohésion de l'asabbiya (groupe de solidarité politique ou économique) qui ne comprend d'ailleurs pas que des alaouites, et ce depuis des années.

Les alaouites n'ont été reconnus comme musulmans par les sunnites qu'en 1936, et par les chiites duodécimains en... 1973. Comme d'autres montagnards, ils sont organisés sur le mode tribal. Mais leur caractère sédentaire fait primer les liens de voisinage sur les liens du sang. Les tribus sont organisées en quatre fédérations, regroupant 80% des alaouites syriens. Les tribus shamsites (de shams, le soleil, symbole de Mahomet) sont favorisées sous le mandat français par rapport aux tribus qamarites (de qamar, la lune, symbole d'Ali). Les Ottomans puis les Français recherchent des interlocuteurs parmi les représentants des fédérations, qui sont souvent des chefs de tribus6.

En 1947, il y a 340 000 alaouites en Syrie, soit 11% de la population. Ils étaient estimés à 900 000 en 1980, soit environ le même pourcentage. Les chiffres sont plus difficiles à établir ensuite avec la suppression des statistiques communautaires. Aujourd'hui, le poids relatif de la communauté alaouite à probablement diminué : peut-être 10 % de la population et 1,8 millions de personnes. En 1946, 80% des Alaouites habitent la montagne côtière, le djebel Ansarieh, où ils représentent plus de 60% de la population. Les autres se situent à l'est de l'Oronte, puis avec l'exode rural au XXème siècle, certains gagnent les villes, Homs ou Hama. A l'indépendance, il n'y a que 4 200 alaouites à Damas. Depuis l'installation au pouvoir du parti Baas, en 1963, les Alaouites ont migré vers Damas : militaires, fonctionnaires et leurs familles notamment. Depuis les années 1990, les alaouites sont majoritaires dans quasiment toutes les villes côtières, et sont regroupés dans le monde rural au sein d'une zone bien délimitée. Lattaquié est en quelque sorte la capitale du pays alaouite7.Les alaouites occupent une place marginale dans l'industrie et le commerce privé. La bourgeoisie économique et urbaine, sunnite ou chrétienne, a en effet résisté à l'arrivée au pouvoir du parti Baas et s'est renouvelée. C'est aussi que, par tradition, les alaouites se sont isolés pour échapper aux persécutions. L'arrivée au pouvoir d'Hafez el-Assad les affuble d'un préjugé négatif puisqu'on les accuse d'être liés au régime.

Le 8 mars 1963, un coup d'Etat porte au pouvoir des officiers des minorités, essentiellement, issus de la bourgeoisie rurale des provinces périphériques. Baasistes, les officiers se démarquent donc aussi bien des Frères Musulmans que des communistes. Mais les alaouites éliminent leurs alliés et l'arrivée au pouvoir d'Hafez el-Assad marque le triomphe d'une asabbiya communautaire et non plus politique. La suprématie de celle-ci a été la conséquence de l'installation des proches du pouvoir au sein de l'Etat -dont fait partie l'armée. Hafez a tissé un réseau avec les autres tribus alaouites et d'autres communautés, via les institutions de l'Etat moderne et les structures traditionnelles. Les alaouites originaires du fief du clan Assad sont aux postes de commande : en 1992, 7 des 9 divisions de l'armée sont commandées par des généraux alaouites. La situation se retrouve dans les grades inférieurs. Sous le mandat, les Français ont favorisé les minorités, dont les alaouites, se défiant des Arabes sunnites qu'ils jugeaient trop enclins aux idées nationalistes. En 1945, un tiers de l'Armée du Levant en Syrie et au Liban est composé d'alaouites.

Après le coup d'Etat de 1963, la moitié des 700 officiers sunnites limogés est remplacée par des alaouites. Dès avant celui-ci, pas moins de 65% des sous-officiers de l'armée étaient déjà des alaouites8. Le parti Baas a joué un rôle complémentaire à celui de l'armée dans la formation de l'asabbiya alaouite et de ses réseaux. Hafez el-Assad a su jouer aussi du ralliement des structures religieuses traditionnelles pour contenir le mécontentement social. L'instrumentalisation du religieux, chez les alaouites, passe par le rappel des persécutions et le souvenir des attentats commis par les Frères Musulmans entre 1979 et 1982. La communauté a alors fait bloc derrière le régime, mais il faut rappeler que tous les alaouites ne soutiennent pas forcément le pouvoir des Assad. La prospérité économique entre 1973 et le milieu des années 1980 a masqué les inégalités et la paupérisation des couches populaires. Le défaut principal du clientélisme entretenu par l'asabbiya est que des réseaux concurrents peuvent menacer le pouvoir central : on l'a bien vu avec la révolte de Rifat, le frère de Hafez, en 1983-1984, et c'est probablement aussi ce qui explique le limogeage, en 1998, d'Ali Douba, le trop puissant chef des services de sécurité. Les difficultés économiques posent problème y compris pour les éléments qui font la base du régime : sous Bachar, si les officiers sont alaouites, la majorité des troupes est probablement sunnite, contrairement à la situation qui prévalait au moment du coup d'Etat de 1963. Le caractère minoritaire du régime, le complexe de forteresse assiégée des alaouites, entraînent une intransigeance certaine aussi bien sur les plans intérieur qu'extérieur.

Fabrice BALANCHE, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.


Le régime syrien, par ailleurs, sort affaibli de son retrait au Liban en 2005, suivi de la victoire, en mai-juin, aux élections législatives, d'une coalition antisyrienne piloté par le fils de Rafik Hariri, le dirigeant sunnite assassiné. Israël n'est pas étrangère à l'éviction syrienne du Liban, ne considérant plus la Syrie comme un facteur de stabilité sur place au moins depuis 2001. Mais celle-ci ne tarde pas à regagner du terrain. Ce qui inquiète Israël pour sa frontière nord de par l'alliance de la Syrie avec l'Iran et le Hezbollah. En réalité, comme le montre la guerre de 2006 contre Israël, le Hezbollah tend à prendre le rôle qu'occupait précédemment la Syrie au Liban. Pour rétablir l'équilibre avec une Syrie gonflée à bloc par le succès du Hezbollah, qu'elle a soutenu, l'aviation israëlienne frappe une installation nucléaire syrienne construite avec l'aide des Nord-Coréens en septembre 20079.


Quand la contestation sociale et politique devient guerre civile communautaire


En mars 2011, à Deraa, une douzaine d'adolescents est arrêtée, emprisonnée et torturée pendant trois semaines pour avoir écrit des slogans antirégime sur les murs de la ville10. L'évidente maladresse des moukhabarat (services de renseignement) de la province a entraîné la révolte de celle-ci, étendue ensuite au reste du pays. Le 30 mars, Bachar el-Assad ajoute une maladresse supplémentaire en affirmant que cette révolte est un complot de l'étranger, ce qui lui vaut une déclaration de guerre en bonne et due forme des Frères Musulmans, soutenus discrètement par le Qatar.

Dès le départ, la révolte est d'abord sociale, face à la corruption du système. A Deraa, les révoltés saccagent les bâtiments du renseignement mais aussi ceux qui incarnent le « crony capitalism », comme les entreprises de Makhlouf11. Bashar el-Assad, en accroissant la libéralisation de l'économie, a négligé l'appauvrissement de la population, la sécheresse dévastatrice dans les campagnes entre 2007 et 2010, pariant sur le tourisme pour résoudre les problèmes, en vain. La révolte naît dans la province de Deraa, qui n'est pas connue pour être un foyer de contestation, mais où les canaux du clientélisme se sont asséchés depuis l'arrivée au pouvoir de Bachar. Le mouvement se propage dans les quartiers populaires de Damas, Banias et Lattaquié. Ce sont les quartiers populaires sunnites qui se soulèvenet, les alaouites, au contraire, formant la plupart de l'effectif des milices pro-régime qui écrasent les manifestations.

Comme les autres régimes arabes, Bachar a tenté de prendre des mesures sociales d'urgence pour éteindre le feu. Mais en Syrie, le problème est aggravé par la tension démographique et par la question de l'accès à l'eau. Les demandes de réforme ont donc rapidement laissé la place à une contestation beaucoup plus fondamentale du régime. Bashar a levé l'état d'urgence, mis en place après le coup d'Etat de 1963 (!), le 19 avril 2011, mais de manière symbolique. Les projets de réforme de constitution et d'ouverture politique sont pilotés par le parti Baas. L'opposition syrienne est divisée entre les marxistes, la deuxième génération qui défend les droits de l'homme, et les islamistes, Frères Musulmans ou salafistes. Elle se divise aussi entre intérieur (Comités de coordination locaux) et extérieur (Conseil National Syrien). Le CNS, lancé le 2 octobre 2011, devait être le relais de l'intérieur : mais il est vite passé sous la coupe des Frères Musulmans exilés après 1982. Les Kurdes dont constitué leur propre Conseil National Kurde en décembre 2011. Ceux-ci ont finalement pactisé avec le régime pour obtenir plus d'autonomie tout en refusant de combattre aux côtés de l'Armée Libre Syrienne. Le CNS n'a pas réussi non plus à se gagner les minorités en raison de la domination des Frères Musulmans12.

Les Etats-Unis et le Qatar créent en remplacement, en novembre 2012, la Coalition Nationale Syrienne, mais le CNS reste prépondérant. L'Armée Syrienne Libre n'a reconnu l'autorité du CNS qu'en novembre 2011, mais elle est elle-même divisée. Les groupes salafistes sont nombreux et reçoivent l'apport de volontaires venus de l'étranger. Dès lors, la guerre civile s'installe et cet état de fait est quasiment reconnu par la communauté internationale en juin 2012. Les rebelles sont de plus en plus armés par les pétromonarchies du Golfe qui veulent faire barrage à l'Iran. Le régime, lui, est soutenu par Moscou et Téhéran, ce qui lui permet de ne pas succomber, mais il ne peut pas non plus vaincre militairement la rébellion. Le conflit s'enlise dans une guerre civile communautaire de basse intensité.

Homs symbolise la dérive communautaire du conflit. La troisième ville du pays (800 000 habitants) compte 65% de sunnites, 25% d'alaouites, 10% de chrétiens et quelques milliers de chiites duodécimains. Les alaouites se sont installés sous le mandat français et la cohabitation se faisait bon an, mal an, la ville n'ayant pas connu par exemple les affres de la révolte des Frères Musulmans entre 1979 et 1982. Les manifestations ont eu lieu très tôt, dès le printemps 2011 : la répression qui s'ensuit entraîne la militarisation des rebelles. L' Armée Libre Syrienne investit certains quartiers dont celui de Babr Amr, spécialisé dans la contrebande avec le Liban, ce qui permet de bénéficier d'une aide logistique. Pourquoi le régime a-t-il attendu février 2012 avant de se lancer à la reconquête de la ville ? Fabrice Balanche émet l'hypothèse que le régime a sciemment laissé la population sous la coupe des rebelles, pour favoriser le mécontentement, et le regroupement des insurgés qui se sentent en confiance devant l'absence de réaction de l'armée, ce qui permet de les écraser ensuite plus facilement avec des moyens conventionnels13. La chute de la ville est effectivement rapide mais le combat se poursuit en milieu urbain, propice à la guérilla. Les massacres de civils se multiplient à partir de l'été 2012, d'abord dans le centre du pays, puis à la périphérie de Damas. Le régime cherche probablement à terroriser la population pour la garder dans son camp, face à des rebelles soutenus par des infiltrations de combattants djihadistes, notamment à partir du Nord-Liban où les réseaux saoudiens combattent l'influence du Hezbollah.


L'échec de la stratégie de Bachar el-Assad au cours de la première année de guerre (2011-2012)


La stratégie de Bachar el-Assad consiste, au départ, à garantir les principales lignes de communication du pays, sur l'axe nord-sud Alep-Damas14. Le noeud rebelle de Homs coupe cette artère, mais pas sur le plan logistique. Homs est importante car c'est le point de rencontre des autoroutes qui partent vers l'intérieur ou la bande côtière. La masse de manoeuvre du régime, qui repose d'abord sur le noyau d'élite de l'armée, ne permet de mener qu'une opération d'isolement et de nettoyage pour une ville à la fois. Une fois les agglomérations sécurisées, le régime tente de les tenir avec des forces de sécurité ou des milices. Mais la stratégie se heurte à l'épine de Homs.


Fabrice BALANCHE, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.


Dès mars 2011, après les premiers incidents à Deraa, l'armée syrienne ouvre le feu sur les manifestants. La 4ème division blindée, unité d'élite, y est engagée. Les troubles s'étendant aux autres villes, le régime coupe l'eau et l'électricité à Deraa, établit des checkpoints autour de la cité, puis lance des unités blindées et mécanisées à l'assaut le 25 avril. La ville est prise après cinq jours de combats. Les forces de sécurité ont tué 45 personnes et en ont arrêté des centaines d'autres. Bachar el-Assad tire alors probablement la conclusion erronée que l'emploi de la force peut permettre d'écraser le mouvement15.

Au centre de la Syrie, la ville de Hama, où les massacres sectaires avaient atteint leur paroxysme lors de la révolte des Frères Musulmans en 1982, n'est secouée par l'insurrection qu'en juin 2011. Après avoir évacué la ville fin juin, probablement dans le cadre d'un repli tactique, les chars et les véhicules blindés y entrent un mois plus tard, au début du Ramadan. Durant les trois premiers jours, la place centrale est pilonnée et plus de 200 personnes sont tuées. Il faut deux semaines pour nettoyer la ville et comme à Deraa, le régime a l'impression de voir sa stratégie de conquête des cités validée.

Homs va briser cette stratégie. La ville a été l'un des points de départ de la contestation. L'armée y tue en avril de nombreux manifestants. Le 6 mai, les unités blindées qui ont encerclé la ville y pénètre pour procéder au nettoyage. Après avoir mené les opérations à Deraa, Homs et Banias, sur la côte, le régime affirme, le 9 mai, avoir repris la situation en main. En réalité, l'opposition s'exacerbe à Homs après le retrait de l'armée, une semaine après l'investissement des lieux. L'insécurité se manifeste par de nombreuses embuscades ; en août, les forces de sécurité se concentrent sur Hama et Lattaquié, et ne peuvent répliquer à Homs avant septembre. Le district de Ratan, dans la province, est alors devenu le foyer de la contestation du régime. L'ancien ministre de la Défense Mustafa Tlas en est issu de même que de nombreux officiers sunnites. Les déserteurs forment la brigade Khaled ibn al-Walid autour de Homs, au sein de l'Armée Syrienne Libre. Ils s'emparent de la maison du chef du renseignement local, mènent deux embuscades au nord de Homs et capturent un colonel de l'armée.

Le 27 septembre, les forces de sécurité, avec 250 véhicules blindés, mettent le siège devant Rastan pendant quatre jours. La reprise de Rastan montrent les faiblesses de l'Armée Syrienne Libre comparées à la rébellion libyenne : à ce moment-là, celle-ci n'a pas de base arrière stable et elle est composée d'une partie seulement de défecteurs couplés à des insurgés locaux, contrairement aux unités entières qui avaient fait défection en Libye pour rejoindre la rébellion. En outre l'armement reste léger16.

A Damas, malgré un début d'insurrection dans les faubourgs sud-ouest et nord-est, le régime garde le contrôle de la capitale. Cela est dû, notamment, à la présence de la Garde Républicaine, historiquement dédiée à l'écrasement des troubles intérieurs, mais aussi au fait qu'une partie de la population soutient le régime. Il faut attendre la mi-novembre 2011 pour voir l'Armée Syrienne Libre mener une attaque sur le QG du renseignement de l'armée de l'air dans le faubourg de Harasta, au nord-ouest.

Dans la région côtière, dominée par les alaouites, les manifestants sont d'abord contrés, à Lattaquié notamment, par les milices shahiba soutenues de près ou de loin par les forces de sécurité. Celles-ci procèdent ensuite, courant 2011, à l'expulsion progressive des sunnites qui n'ont pas encore tous fui de la bande côtière. Le régime a également réagi très vite à Banias, où avait éclaté des manifestations, en envoyant rapidement les forces de sécurité. Preuve de l'importance attachée à la bande côtière alaouite. Les forces de sécurité entrent à Banias dès le 7 mai.

La province septentrionale d'Idlib offre une résistance sérieuse au régime dès le début 2011. Des soldats sont tués dans des accrochages dès le mois de juin. Idlib a une zone frontalière avec la province d'Hatay en Turquie. L'armée connaît des défections et les forces de sécurité subissent des revers. Les déserteurs jouent probablement un rôle dans ces succès mais la province a aussi été le théâtre de révoltes entre 1979 et 1982, et la population, violemment réprimée, a des comptes à régler avec le régime. L'armée syrienne réagit massivement en isolant les approches ouest tout en attaquant à l'est et au sud avec plus de 200 véhicules blindés et des hélicoptères de combat. Elle repousse ce faisant plus de 10 000 personnes en Turquie. Une véritable guérilla s'installe à l'automne 2011, adossée au sanctuaire turc par lequel transite l'appui logistique. A l'est, l'armée positionne dès juillet 2011 les unités mécanisées à l'extérieur des villes, après les défections survenues dans la province d'Idlib.

Dès la fin 2011, la stratégie de reconquête des villes montre ses limites en raison de l'insuffisance des troupes engagées pour tenir le terrain, faute d'effectifs. La réaction du régime a empêché la rébellion de s'organiser rapidement, mais n'a pas éteint tous les foyers de contestation. La violence sectaire dans et autour de Homs annonce la guerre civile à venir qui s'épanouit en 2012.


Le retour de peurs communautaires refoulées


On voit bien, ainsi, que le soulèvement syrien, transformé en guerre civile, n'a rien d'un énième domino du printemps arabe17. La contestation sociale est d'ailleurs partie de bastions sunnites traditionnels du régime (à Deraa), les vieux soutiens du coup d'Etat de 1963. Le verrouillage des sphères politique et militaire a pourtant permis au régime de limiter le nombre de défections dans les hauts gradés et les hauts représentants du parti Baas, ce qui n'est pas le cas pour les officiers subalternes, les sous-officiers de l'armée et même les soldats. Le repli communautaire se nourrit de l'instrumentalisation de représentations historiques refoulées par rapport aux autres communautés. Les minorités ont peur d'un islam sunnite revanchard, et l'influence notable des Frères Musulmans dans le CNS inquiète. Les leaders chrétiens sont donc aux côtés du régime. Les troubles dans la province d'as-Suwayda, dominée par les Druzes, et dans les discrits ismaëliens de la province de Hama ont été limités. D'autant plus que les réseaux qataris et saoudiens, sunnites, arment l'opposition. Les Kurdes craignent le soutien de la Turquie au CNS et à l'Armée Syrienne Libre. Les nationalistes syriens n'avaient pas hésité à déplacer 30 000 paysans kurdes pour éviter la formation d'un problème kurde au nord-est. Hafez el-Assad avait su pourtant jouer de la question kurde en accueillant sur son sol le PKK, avant de livrer son chef Abdullah Ocalan à la Turquie en 1998. D'où la politique conciliante du régime dès le début de la révolte, qui semble porter ses fruits, puisque les liens entre les Kurdes et le CNS sont plus que ténus. Pour mobiliser entièrement les alaouites, loin d'être entièrement derrière le régime en mars 2011, le pouvoir a réactivé le souvenir des massacres de la révolte des Frères Musulmans. Les exactions commises par les milices pro-Assad, surtout composées d'alaouites, ont relancé à contrario chez les sunnites le souvenir des massacres sectaires de 1982, accentuant le repli communautaire. Le régime joue de la stratégie de la terreur, déjà utilisée entre 1979 et 1982, pour limiter, paradoxalement, le nombre des victimes. Le pouvoir tente de se présenter en rempart contre le chaos et/ou contre les islamistes, l'insécurité s'étant envolée, de par la libération de milliers de détenus de droit commun, dont l'activité s'ajoute aux trafics anciens. Cette stratégie peine cependant à fonctionner sur le plan international : la menace posée à la domination du pouvoir par les alaouites risque fort de pousser le clan Assad jusqu'à la dernière extrêmité pour éviter de succomber et de perdre les acquis d'une construction vieille de près d'un demi-siècle.



Bibliographie :


Fabrice BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.

Fabrice BALANCHE, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme, clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient », L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le 18 novembre 2010. URL : http://espacepolitique.revues.org/index1619.html .

Fabrice BALANCHE, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.

Isabelle FEUERSTOSS, « Guerre civile en Syrie : le retour du refoulé », in Politique étrangère 3/2012, p.601-613.

Joseph HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute for the Study of War, décembre 2011.

Eyal ZISSER (2009), The Israeli–Syrian–Lebanese Triangle: The Renewed Struggle over Lebanon, Israel Affairs, 15:4, 397-41.





1Fabrice Balanche, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme, clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient », L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le 18 novembre 2010. URL : http://espacepolitique.revues.org/index1619.html
2Fabrice Balanche, « L’Etat au Proche-Orient arabe entre communautarisme, clientélisme, mondialisation et projet de Grand Moyen Orient », L'Espace Politique [En ligne], 11 | 2010/2, mis en ligne le 18 novembre 2010. URL : http://espacepolitique.revues.org/index1619.html
3Isabelle Feuerstoss, « Guerre civile en Syrie : le retour du refoulé », in Politique étrangère 3/2012, p.601-613.
4« Capitalisme des copains », comme l'explique Fabrice Balanche.
5Fabrice BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.
6Fabrice BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.
7Fabrice BALANCHE, « Alaouites : une secte au pouvoir », in Outre Terre 2, 14 (2006), pp 73-96.
8Joseph HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute for the Study of War, décembre 2011.
9Eyal ZISSER (2009), The Israeli–Syrian–Lebanese Triangle: The Renewed Struggle over Lebanon, Israel Affairs, 15:4, 397-41.
10Fabrice Balanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.
11Une plaisanterie syrienne qui circule avant l'insurrection montre bien comment la population appréhende ces riches hommes d'affaires liés au pouvoir : « « Si tu veux t’enrichir en Syrie, soit tu dois être un voleur soit un Makhlouf ». In Fabrice Blanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.
12Fabrice Balanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.
13Fabrice Balanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », in Eurorient Numéro n° 41-42, mai 2013, p.87-110.
14Joseph HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute for the Study of War, décembre 2011.
15Joseph HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute for the Study of War, décembre 2011.
16Joseph HOLLIDAY, The struggle for syria in 2011. An operational and regional analysis, MIDDLE EAST SECURITY REPORT 2, The Institute for the Study of War, décembre 2011.
17Isabelle FEUERSTOSS, « Guerre civile en Syrie : le retour du refoulé », in Politique étrangère 3/2012, p.601-613.

L'autre côté de la colline : Le grand tourment sous le ciel, les seigneurs de guerre (2/2)-Albert Grandolini

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Deuxième et dernière partie de la première phase d'une série d'articles d'Albert Grandolini sur l'histoire militaire de la Chine au début de la République, à partir de 1911. Avec la bibliographie et les annexes. Pour les prochaines semaines, nous vous réservons encore quelques pépites dans les articles et les interviews à venir... suivez bien le fil !

Eric CORBEYRAN et HORNE, L'homme de l'année, tome 2 : 1431, Paris, Delcourt, 2013, 56 p.

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22 mai 1430, Compiègne. La compagnie de Jeanne d'Arc arrive dans la ville assiégée par les Bourguignons soutenus par les Anglais. Malgré les conseils de prudence de La Trémoille et du gouverneur de la place, Guillaume de Flavy, Jeanne d'Arc effectue le lendemain une sortie contre les postes bourguignons, mais quand elle se replie vers la ville, elle trouve portes closes. Capturée, elle est promise au bûcher. 30 avril 1435 : Yolande d'Aragon, belle-mère du roi de France, convoque Etienne de Vignolles, dit la Hire, et Jean de Xaintrailles, anciens chefs de bande et compagnons de Jeanne d'Arc, dans le plus grand secret. A charger pour eux de mener l'enquête pour découvrir qui a trahi Jeanne d'Arc devant les murs de Compiègne...

L'homme de l'année est la nouvelle série à thème de la collection Série B, chez Delcourt. On reconnaît là la patte d'auteurs qui ont contribué à Jour J, par exemple. Le but de la collection est de partir d'un événement historique précis où intervient, dans l'ombre, un personnage anonyme, oublié de l'histoire. Le premier tome impliquait un soldat noir des troupes coloniales de la Grande Guerre, et il était bien mené. Ce deuxième tome pioche dans l'épopée de Jeanne d'Arc, et revient sur un épisode effectivement débattu, celui du siège de Compiègne et de la capture de la Pucelle par les Bourguignons.



Compiègne commande à la fois les routes entre Reims et Rouen et entre Paris et la Flandre. La ville est très disputée pendant la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons couplée à la guerre contre les Anglais. Elle est prise et reprise trois fois par chaque camp entre 1414 et 1429 avant de rester entre les mains du pouvoir royal français, en août 1429. Les Bourguignons cherchent à la récupérer par la négociation, mais comme les habitants craignent les représailles, la reddition ne se fait pas et le duc Philippe le Bon assiège la ville, son armée se mettant en marche à partir d'avril 1430. Les assiégeants ne sont cependant que 4 000, ce qui est un peu, avec un mince contingent anglais. Jeanne d'Arc arrive à Compiègne le 12 mai 1430 avec 5 capitaines et 500 hommes. Les assiégés tentent d'abord de disperser la progression des assiégeants, sans succès. Il y a d'ailleurs à cette occasion une première trahison : un capitaine est retourné par l'adversaire, faisant annuler une manoeuvre des assiégés. Jeanne d'Arc revient à Compiègne probablement au matin du 23 mai. Elle participe à une sortie en fin d'après-midi : la troupe surprend les Bourguignons à Margny, mais ceux de Clairvoix arrivent en renfort et les Anglais prennent les défenseurs à revers. C'est en revenant vers la ville qu'elle est mise à bas de son cheval par un archer bourguignon et capturée avec son frère Jean et son écuyer Jean d'Aulon. Compiègne ne sera dégagée qu'en octobre par l'arrivée de l'armée royale.

Le mythe de la trahison de Jeanne d'Arc devant Compiègne naît assez tôt. Dès 1445-1450, à l'occasion de procès impliquant des personnages importants de l'épopée comme Guillaume de Flavy, le gouverneur de la ville, assassiné par l'amant de sa femme, on voit circuler les premières rumeurs impliquant Flavy, puis, bientôt, Georges de la Trémoille. Certains pointent aussi du doigt les capitaines de l'armée royale jaloux du succès de la Pucelle. Pourtant Jeanne n'en a rien dit après sa capture, et il est bien difficile de mettre directement en cause le roi Charles VII. Ce qui n'a pas empêché les théories les plus diverses de fleurir sur le sujet.

C'est pourquoi ce deuxième tome est plus décevant que le premier car il part dans une hypothèse qui n'arrive pas à convaincre. En outre l'enquête des deux anciens compagnons de Jeanne d'Arc suit un schéma des plus classiques. Reste le dessin, particulièrement sombre, avec de belles planches sur les bâtiments, en particulier, qui reflètent le soupçon et la trahison propres au scénarios. Dommage car le thème choisi était porteur et pas inintéressant. Mais c'est tout le problème de ces séries "à thème" où les auteurs changent aussi selon les tomes.



La guerre en Syrie (2013)

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Article publié simultanément sur l'Alliance Géostratégique.


A la fin de l'année 2012, et contrairement à l'image véhiculée par les médias, le régime de Bachar el-Assad est loin d'avoir été mis sur le tapis. Il contrôle encore une bonne partie de l'économie de la Syrie, les infrastructures de transport et les zones de production d'hydrocarbures. Le conflit s'articule désormais sur les structures traditionnelles du clan et de la communauté. Les minorités soutiennent le régime, en particulier les alaouites qui seront les principaux perdants en cas de chute de Bachar el-Assad. La rébellion se nourrit des classes populaires sunnites mais la bourgeoisie est favorable au régime. Quant aux Kurdes, ils cherchent à créer un Etat autonome en profitant des concessions faites par un Bachar el-Assad affaibli, préférable dans leur cas à une domination sunnite plus forte.

L'opposition est divisée. Si les Frères Musulmans dominent la représentation extérieure, les groupes salafistes s'imposent de plus en plus à l'intérieur. L'Armée Syrienne Libre1, forte de plusieurs dizaines de milliers d'hommes, est séparée en factions rivales et ses soutiens étrangers, Arabie Saoudite et Qatar essentiellement, sont eux-mêmes rivaux. La rébellion n'applique pas vraiment de stratégie coordonnée à l'ensemble du pays. Les zones libérées, en particulier rurales, restent exposées aux raids aériens et à des contre-offensives terrestres. Militarisée à l'automne 2011, l'insurrection s'est d'abord concentrée sur Damas et Homs, partant des campagnes sunnites avant de gagner les villes par les quartiers périphériques de même confession. Mais plutôt de manière spontanée qu'organisée. Le régime a au départ réagi modérément car Bachar el-Assad craignait, probablement, une intervention étrangère. Ce n'est qu'à l'été 2011 que l'armée syrienne s'engage plus franchement contre les insurgés. Le régime a ensuite fait le choix de réserver sa masse de manoeuvre, limitée, pour défendre une Syrie « utile » (la bande côtière, l'axe Damas-Homs) en abandonnant les campagnes trop exposées. L'aviation est utilisée pour empêcher les rebelles de s'organiser dans les zones conquises. Il s'agit aussi de verrouiller les frontières pour ensuite partir à la reconquête des bastions rebelles. La guerre civile semble, fin 2012, s'installer dans la durée : la stratégie de contre-insurrection initiale du régime ne lui a pas permis d'éliminer la rébellion mais celle-ci n'est toujours pas en mesure de l'emporter.




Le contexte stratégique du conflit syrien


Il est déterminé par plusieurs dominantes2. La première est le contrôle des routes, des voies de communication. L'autoroute M4 relie Alep à la bande côtière au nord ; l'autoroute M5 relie Alep à Damas. Ce sont ces deux routes qui sont l'enjeu de combats stratégiques. C'est pourquoi l'Armée Syrienne Libre, par exemple, combat de mars à novembre 2012 à Saraqeb qui est à la jonction de ces deux autoroutes. La plupart des affrontements autour d'Alep a d'ailleurs lieu à proximité de l'autoroute M5 : prise de la base aérienne de Taftanaz, capture de la base du 46ème régiment à Atareb, bataille de Maarat al Nu'man, siège de Wadi al Deif. Juste avant la chute d'Atareb en novembre 2012, les rebelles s'emparent de l'hôpital Al Kindi qui domine la portion de l'autoroute reliée à la Turquie et qui sert de cache d'armes au régime. En contrôlant les routes, les rebelles forcent le pouvoir à dépendre davantage du transport aérien, susceptible d'être visé par des MANPADS.

Source : http://www.france24.com/static/infographies/carte_syrie_turquie/version02/images/carte_syrie_turquie_fr_v2.jpg


La deuxième dominante est le contrôle des frontières, comme le montre le cas de la frontière libanaise. Homs et al-Qusayr sont des points essentiels car ces deux villes relient la bande côtière alaouite à Damas et au ravitaillement venant du Liban par la vallée de la Bekaa. C'est pourquoi les combats n'ont quasiment pas cessé à Homs et aux alentours depuis l'automne 2011. Bachar el-Assad n'hésite pas à y engager des unités d'élite comme la 4ème division blindée. On retrouve au nord comme au sud du pays cet enjeu autour des lignes de communication ; mais là où les rebelles cherchent à s'emparer d'Alep pour en faire leur capitale au nord, ils veulent isoler Damas au sud et faire tomber la ville. Autour de la capitale, les rebelles se heurtent à la 1ère division blindée qui protège l'approche sud, à la 9ème division blindée qui contrôle la portion d'autoroute vers la Jordanie, et à la 61ème brigade d'infanterie qui stationne autour du Golan et de Deraa. La guerre en Syrie a plus tendance à se livrer sur un axe nord-sud (Alep-Damas) qu'est-ouest. L'insurrection tente d'ailleurs d'infiltrer la capitale syrienne via les quartiers périphériques pour préparer un siège en bonne et due forme.

Conflit de basse intensité, la guerre en Syrie évolue progressivement vers une forme hybride, qui incorpore à la fois des éléments de guerre conventionnelle ou irrégulière, le terrorisme, une violence assumée contre les civils, etc3. Depuis février 2013, il semblerait que les rebelles reçoivent davantage d'armement via la frontière avec la Jordanie et la province de Deraa. Ont été aperçus des lance-roquettes antichars RPG-22, des lance-roquettes M79 Osa, des canons sans recul M60, des lance-grenades Milkor. Des RPG-75 auraient été entre les mains des rebelles à Alep. La présence de MANPADS FN-6 chinois est avérée, de même que celle de roquettes françaises SNEB de 68 mm avec leurs pods de lancement Matra.

L'enjeu du conflit est donc bien de contrôler les artères vitales de communication et les zones frontalières. Pour faire tomber la capitale, Damas, les rebelles doivent l'isoler en coupant la route Alep-Damas et celle menant à la bande côtièr -d'où l'importance de Homs-, tenir les zones frontalières et empêcher ou du moins perturber sérieusement le ravitaillement par air. C'est pourquoi l'armée de l'air syrienne, qui contrôle aussi les hélicoptères et qui a été relativement favorisée sous le règne du clan Assad, est un élément crucial du conflit. La supériorité aérienne du régime lui permet de ravitailler les postes isolés et de frapper les rebelles dans les secteurs perdus. Pour défaire Bachar el-Assad, l'opposition devra aussi éliminer le noyau d'élite de l'armée, et ce d'autant plus que les défections ne seront plus abondantes en raison de la tournure de guerre civile prise par le conflit.


La chute d'al-Raqqa


Le 4 mars 2013, les rebelles syriens s'emparent d'al-Raqqa, la première capitale provinciale à être tombée entre leurs mains depuis le début de l'insurrection4. L'offensive est pilotée par les groupes salafistes dont l'importance grandit au sein de la rébellion. La chute de la ville affaiblit encore le dispositif du régime dans l'est de la Syrie, désormais limité aux environs de la base aérienne de Deir es-Zour et de quelques avant-postes dans le nord-est kurde. Avec plus de 200 000 habitants, al-Raqqa était la sixième ville de Syrie avant la guerre, mais celle-ci, par l'apport de réfugiés, l'a gonflée à plus de 800 000 habitants. La province avait été relativement épargnée par le conflit jusqu'ici. Il faut dire que les autorités tribales de la province étaient pro-Assad et avaient collaboré avec le régime pendant deux ans. Ce dernier a livré des armes aux autorités et n'a maintenu sur place que la 93ème brigade de la 17ème division de réserve, une unité qui est l'un des parents pauvres de l'armée syrienne.

Source : http://www.understandingwar.org/sites/default/files/SyriaUpdate_3-15-13_map.png


L'offensive rebelle, qui commence le 11 février 2013, dure moins d'un mois, puisque la ville tombe le 4 mars. Les rebelles s'assurent rapidement du rétablissement de l'ordre, collaborent avec les autorités locales pour garantir l'approvisionnement de la population et instaurent même des tribunaux pour la justice. Les vainqueurs ne s'en prennent pas aux autorités locales mais exécutent, parfois en public, certains membres des forces de sécurité et détruisent aussi des lieux de culte chiites. Le régime syrien, plutôt que de chercher à porter secours aux troupes assiégées, a multiplié les frappes aériennes à partir de janvier 2013 et davantage encore après la chute de la ville en mars.


Les succès de la rébellion au sud


La rébellion conquiert, début 2013, de vastes portions du territoire syrien dans les régions de Kuneitra et de Deraa, frontalières du Golan et de la Jordanie5. Ces opérations montrent la coordination étroite entre les mouvements rebelles et la capacité à tirer les leçons des échecs précédents contre le régime.

Source : http://www.understandingwar.org/sites/default/files/Syria%20Map-JD.jpg


La brigade des Martyrs du Yarmouk a été largement impliquée dans cette offensive. Après avoir tenu la ville de Jaml, elle attaque un complexe du renseignement militaire près de Shagara. Sa chute aurait affaibli le régime et les shahibas qui, à partir de ce point, rayonnaient sur la ville. Trois jours plus tard, le 20 mars, la brigade intervient lors d'une opération au nord du Golan. Le 23 mars, elle capture la base de la 38ème division de défense aérienne sur l'autoroute Amman-Damas. Aidée par le front al-Nosra6, la brigade récupère des stocks d'armement dont des missiles Cobra de l'armée de l'air.

Le 29 mars, la brigade Fajr al-Islam, de l'Armée Syrienne Libre, dirige un groupement rebelle qui s'empare de la ville de Dael, sur la route Deraa-Damas. Les rebelles contrôlent alors pas moins de 25 km de frontière avec Israël, qui n'a pas hésité à répliquer en cas de tirs dirigés au-delà de la frontière. Le long de la frontière avec la Jordanie, la brigade Fajr al-Islam, renforcée par la brigade Moataz Billah, a également mis la main sur des postes frontaliers. Le régime n'a cependant pas baissé les bras dans la province de Deraa. Comme elle est frontalière d'Israël, celle-ci dispose, historiquement, de davantage de troupes. La 61ème brigade mécanisée est basée près de Nawa, l'armée contrôle encore la base aérienne de Suwayda et la ville de Deraa. Comme au nord, les rebelles cherchent à isoler les installations du régime en attaquant leurs lignes de communications, en nettoyant ensuite les postes avancés, avant de conduire des attaques concentrées.


L'armée syrienne brise le siège de Wadi al-Deif


Le 14 avril 2013, le régime lève le siège de Wadi al-Deif, assiégée depuis six mois, et du complexe militaire d'Hamidiya, autour de la ville de Maarat al-Numan7. Ce qui lui permet de redéployer ses forces plus au nord, particulièrement l'aviation, engagée dans le ravitaillement de ces deux postes assiégés. L'échec de la rébellion marque les limites de ses capacités militaires et le choix fait par le régime de concentrer ses forces sur un certain nombre d'endroits stratégiques.

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Le siège avait commencé en octobre 2012, alors que la ville de Maarat al-Numan était tombée. Les deux places tenues par le régime sont alors régulièrement attaquées par les rebelles, dont les assauts sont coordonnés par le front al-Nosra, qui dirigent les forces du conseil militaire de la province d'Idlib. Mais des dissensions éclatent entre les bataillons locaux et les brigades plus importantes, le front al-Nosra part combattre dans les provinces d'al-Raqqa et d'Hasaka, et l'approvisionnement en armes et en munitions devient déficient.

Le régime avait choisi, faute d'effectifs, de se cantonner à Alep et Idlib dans le nord et de maintenir des postes avancés ravitaillés par air, l'aviation servant aussi à harasser les rebelles et à frapper les centres urbains perdus. Le ravitaillement aérien n'est pas sans danger puisqu'un hélicoptère est abattu au-dessus de Wadi al-Deif le 11 avril 2013. Cependant, l'épisode montre bien que les rebelles, s'ils peuvent aligner des effectifs importants, ne peuvent l'emporter que quand la cohésion règne à l'intérieur de leurs rangs. Si leurs forces sont trop étirées, ils ne peuvent venir à bout des places défendues par le régime. D'autant que celui-ci utilise abondamment l'atout aérien.


La reconquête d'al-Qusayr


Avec l'aide de centaines de combattants du Hezbollah, d'Iran et d'Irak, Bachar el-Assad marque un de ses plus beaux coups depuis le début du conflit en reprenant à la rébellion le contrôle de la ville d'al-Qusayr, dans la province de Homs, elle-même un enjeu stratégique de par sa position géographique8. Le régime sécurise ainsi ses lignes de communication entre Damas et la côte et empêche la capitale d'être isolée9. On constate d'autant plus de progrès qu'une première offensive avait été repoussée en mars, notamment parce que les rebelles étaient ravitaillés via le Liban.

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L'offensive de l'armée, commencée en mai, débouche finalement à la mi-juin. La chute d'al-Qusayr est un tournant car elle permet au régime de renforcer sa position dans la province de Homs pour se retourner contre les bastions rebelles au nord et à l'est. Par ailleurs, la bataille montre l'internationalisation du conflit avec, notamment, la participation de nombreux combattants du Hezbollah en soutien de l'armée syrienne.

La bataille a fait rage à Homs depuis décembre 2012, après le siège de février-mars où l'armée avait chassé la rébellion de la ville. Les rebelles parviennent à réinvestir le quartier de Babr Amr, notamment grâce aux renforts provenant d'al-Qusayr. Dès le mois de mars, les rebelles signalent la présence de combattants du Hezbollah autour d'al-Qusayr, mais en octobre 2012, un dirigeant de l'organisation y avait déjà trouvé la mort. Au mois de mars 2013, c'est par unités entières que le Hezbollah contribue à la bataille, forçant les rebelles à retirer des troupes de Homs pour tenir leurs positions à al-Qusayr. L'armée syrienne et le Hezbollah parviennent à isoler les rebelles dans cette dernière ville pour les assiéger. Les milices pro-régime nettoient les environs de la cité pour les couper de l'extérieur, puis l'armée achemine des renforts de Deraa et Damas.

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Début mai, l'armée (des unités de la Garde Républicaine), le Hezbollah et les milices des Forces Nationales de Défense entrent dans al-Qusayr. Le régime emploie massivement l'artillerie et l'aviation. Pas moins de 20 brigades rebelles participent au siège : les brigades Farouq, la brigade al-Haqq, le bataillon Mughaweer, les brigades Wadi, le bataillon de Quassioun et celui d'Ayman. Le front al-Nosra est également présent mais son influence diminue après la mort d'un de ses chefs, Abu Omar. Au départ, les rebelles tiennent bon et repoussent le Hezbollah qui subit de lourdes pertes. Les armes viennent du Liban et sont acheminées via Homs, et des renforts arrivent d'Alep et d'al-Raqqa. Ces renforts, installés dans les districts de Ratan et Talbissa, attaquent en particulier les convois gouvernementaux. La brigade Tawhid arrive d'Alep, le bataillon Nasr Salahaddin d'al-Raqqa et la brigade Usra de Deir al-Zour. Pour disposer de davantage d'infanterie, l'armée syrienne pioche dans la Garde Républicaine à Damas et dans les 3ème et 4ème divisions.

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Fin mai, avec l'aide du Hezbollah, l'armée reprend le contrôle de la base de Dabaa et d'une bonne partie du sud d'al-Qusayr. Elle coupe les lignes de ravitaillement des rebelles qui se maintiennent dans le nord, l'ouest et le centre. Un corridor permet cependant aux défenseurs d'attaquer l'armée et ceux-ci sont bien retranchés, ayant même creusé des tunnels. Le 3 juin, l'armée pilonne les quartiers nord et y lance le Hezbollah, de façon à forcer les rebelles, à court d'armes et de munitions, à s'exfiltrer par un corridor laissé à leur disposition. L'armée syrienne a donc su adapter ses tactiques et sa stratégie d'ensemble face à la rébellion : le Hezbollah a joué un rôle de poids dans la bataille et contribue d'ailleurs à la formation des milices pro-régime. Bachar el-Assad engage désormais l'artillerie et l'aviation, puis les miliciens du Hezbollah ou pro-régime, enfin l'infanterie et les blindés. Cette tactique sera répétée à plusieurs reprises pendant les combats suivants.


Le rôle du Hezbollah


Le Hezbollah a son propre agenda en ce qui concerne l'intervention en Syrie, aux côtés de Bachar el-Assad. Certains spécialistes pensent qu'il pourrait essayer de récupérer des armements plus sophistiqués ou même de prendre pied sur le Golan pour ouvrir un nouveau front contre Israël10. Les miliciens du Hezbollah sont également intervenus plutôt dans les régions syriennes où l'on trouve des populations chiites : al-Qusayr, mais aussi la tombe d'Al-Set Zaynab, au sud de Damas, où se trouve un important lieu de pélerinage. Le Hezbollah est présent depuis 2012 mais son intervention massive dans la première moitié de 2013, avec plusieurs milliers d'hommes, montre probablement que les soutiens extérieurs de Bachar el-Assad craignaient une défaite. Le Hezbollah intervient d'abord pour former les forces de sécurité syriennes aux techniques qu'il maîtrise depuis longtemps : guérilla, sniping, sabotage, etc. En outre, il collabore à l'oeuvre de renseignement du régime et sécurise la frontière avec le Liban. Dès l'été 2012, le Hezbollah prend en charge l'encadrement des milices alaouites ou chiites, de concert avec l'Iran. Ce sont peut-être 50 000 miliciens qui ont ainsi été formés par le Hezbollah. Ces miliciens sont engagés dans la région côtière, près de Lattaquié notamment, et autour de Damas, dans les faubourgs, comme celui de Zabadani.

23 mai 2013. Le Hezbollah enterre un de ses martyrs tombés pendant le siège d'al-Qusayr.-Source : http://www.globalpost.com/sites/default/files/imagecache/gp3_slideshow_large/photos/2013-May/hezbollah_syria_border_popular_2013_20_05.jpg


Le 19 mai 2013, le Hezbollah est partie prenante, à hauteur de plusieurs milliers d'hommes, dans l'assaut contre la ville d'al-Qusayr, où vit une importante minorité chiite. La ville a surtout connu alors des échanges de tirs d'armes légères, des poses d'engins explosifs improvisés ou des tirs d'artillerie et raids aériens du régime. A Damas, sur la tombe Al-Set Zaynab, des attentats ont lieu dans la seconde moitié du 2012. Mais début 2013, les groupes salafistes appellent à la destruction des lieux saints chiites, provoquant une nouvelle vague de violence. Le 2 avril 2013, le front al-Nosra capture le commandant d'une brigade chiite formée pour protéger le site. Cette brigade, composée de beaucoup d'Irakiens, a été formée par le Hezbollah. Au moins 20 combattants de l'organisation ont trouvé la mort dans ces combats ; en tout, il y a peut-être 250 hommes du Hezbollah dans ce secteur. Au moins de juin 2013, le Hezbollah a probablement perdu plus de 100 tués en Syrie, la plupart au siège d'al-Qusayr (baptisé par certains le « hachoir à viande »), dont plusieurs responsables importants.


La bataille d'Alep


Après la victoire d'al-Qusayr, le régime syrien redéploie ses forces dans la province d'Alep, de façon à prolonger son succès dans le nord11. L'armée vise en particulier à déloger les rebelles des alentours de la base aérienne de Minnakh, au nord d'Alep, ce qui permettrait d'isoler les bastions rebelles d'Idlib et d'al-Raqqa. Dès le 2 juin, l'armée entame sa campagne dans la province d'Alep avec des milliers de combattants du Hezbollah, sans consolider sa présence à al-Qusayr. Bachar el-Assad cherche manifestement à capitaliser sur son succès mais la stratégie a aussi ses limites, car l'apport du Hezbollah n'est pas inépuisable et l'armée manque toujours d'une masse de manoeuvre suffisante pour à la fois former des garnisons et reprendre les fiefs rebelles.

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L'opération Tempête du Nord suit la même stratégie qu'à Wadi al-Deif et à al-Qusayr. L'armée expédie par air des renforts dans la base de Minnakh pour briser l'encerclement. En cas de victoire, elle pourrait pousser au sud sur l'autoroute menant à Alep, ville qui serait dès lors menacée d'être investie par le nord et par le sud. Comme précédemment, le régime commence par faire nettoyer les environs de la base par des irréguliers ou des combattants étrangers.

Les villes de Nebul et Zahra ont une importance cruciale car elles peuvent servir de points de concentration contre Alep. En outre, elles se trouvent sur l'autoroute Alep-Minnakh qui mène en Turquie. Les prendre signifie couper l'approvisionnement des rebelles à Alep. Enfin, dégager la base aérienne de Minnakh permettrait à l'aviation syrienne d'intervenir plus facilement au-dessus de la ville. Nebul et Zahra sont défendus par les Comités de défense populaire, les milices armées par les minorités, soutenues par le régime et encadrées par l'Iran. L'ensemble est renforcé par des miliciens alaouites des Forces de Défense Nationale, tandis que près de 2 000 combattants du Hezbollah se regroupent dans le secteur pour l'assaut. Les rebelles doivent en outre affronter les Kurdes des Unités de Protection Populaire (YPG) qui pactisent avec le régime.


Retour à Homs


Fin juin 2013, n'ayant pu emporter la décision dans la province d'Alep, l'armée syrienne se retourne contre Homs12. Le résultat montre les difficultés du régime, qui lance des campagnes séquentielles sans pause opérationnelle, et ses problèmes à alimenter en parallèle plusieurs offensives simultanées sur la durée, à Alep, Homs ou Damas.

Après deux jours de bombardement de la ville, l'armée régulière, appuyée par les miliciens du Hezbollah, pénètre dans Homs. Comme de coutume, le régime a procédé au nettoyage des environs avant de se lancer à l'attaque de la cité. En manoeuvrant pour mettre le siège devant Alep, l'armée syrienne a en fait permis aux rebelles de rouvrir une voie de ravitaillement en provenance du Liban pour poursuivre le combat à Homs, après la chute d'al-Qusayr. Les survivants du siège ont réussi à se regrouper dans les alentours de la ville, profitant du départ des miliciens du Hezbollah et des Forces Nationales de Défense vers Alep. Tal Kalak en particulier devient le lieu de rassemblement des combattants et des armes. Pourtant, les rebelles concluent un accord avec le régime, pressés par la population, qui craint des destructions dans une attaque et l'emploi de l'arme aérienne, pour évacuer les lieux.

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Le 29 juin, l'aviation syrienne commence le bombardement de Homs. L'artillerie et les chars prennent le relais deux jours plus tard avant l'entrée des troupes dans la ville. Les rebelles doivent faire face à ce qui est probablement la plus violente offensive de l'armée sur place depuis le début du conflit, soutenue par le Hezbollah et des irréguliers irakiens. Le régime cherche à prendre le contrôle de cette cité stratégique et à consolider sa mainmise pour un nettoyage de la province d'Alep. Afin d'empêcher les réfugiés sunnites de se résintaller, Bachar el-Assad a encouragé les alaouites à venir peupler les zones occupées de la province, que l'armée ceinture par des barbelés, de barricades et des champs de mines. C'est la stratégie inverse du siège de février-mars 2012 où l'armée tentait de reprendre d'abord le contrôle des espaces urbains, sans s'intéresser davantage aux environs ruraux des grandes villes.


La bataille de Damas


L'opposition au régime est pourtant capable de relancer le combat à Damas, la capitale, et d'infiltrer de nouvelles zones, preuve que le pouvoir est incapable d'écraser militairement la rébellion en dépit de l'aide extérieure de ses alliés13.

Le 24 juillet 2013, les rebelles attaquent dans la capitale à partir de Jobar, et parviennnent même à s'emparer d'une installation du régime. Ils prennent une des centrales électriques et pilonnent à la roquette artisanale un centre de réparation des chars au sud du Qaboun. A Barzeh, les rebelles progressent vers l'académie militaire et dans la zone des bâtiments commerciaux. Ils parviennent à s'approcher du ministère de la Défense et du club des officiers, des zones réputées alors comme infranchissables.

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Le 26 juillet, l'aviation pilonne tous les quartiers où les rebelles ont avancé, mais le lendemain, la contre-attaque au sol est bloquée. Les pertes sont lourdes des deux côtés. C'est la première fois que les rebelles arrivent à progresser simultanément dans trois quartiers différents de la ville tout en maintenant la pression autour de l'aéroport international de Damas et de celui de Mazzeh. 

 
Carte animée : comprendre la bataille de Damas...par lemondefr

Pour mieux coordonner les actions à Jobar, Qaboun et Barzeh, les groupes rebelles se sont fondus dans le Jabhat Fatah al-Asima, ou « front pour ouvrir la capitale ». Ce front comprend 23 bataillons dont le fameux bataillon Farouq al-Sham et la brigade Habib Moustafa. D'un mouvement clandestin, opérant dans l'ombre pour échapper au régime, la rébellion se fait plus massive et aussi plus visible.

Parallèlement les attaques continuent contre les autres endroits stratégiques de la ville, menées par la brigade Ahrar al-Sham. Le 25 juillet, une bombe explose près de la prison militaire de Mazzeh, suivie par une attaque contre l'aéroport. La base aérienne est attaquée depuis un an, mais c'est seulement récemment que les rebelles ont pu mettre la pression sur les unités militaires stationnées à proximité. Le régime réagit cependant. Le 7 août, les forces de sécurité prennent en embuscade un convoi à Adra, entre Damas le faubourg est de Ghouta : plus de 60 rebelles sont tués.

Début août, les rebelles du Liwa al-Islam, du bataillon Mughaweer et du bataillon des martyrs de Qalamoun s'emparent d'un dépôt de munitions dans le village de Qaldoun. Ils mettent probablement la main sur des armes antichars qui servent, quelques jours plus tard, à détruire une colonne de blindés sur la route de l'hôpital de Barzeh. Par la suite, une vidéo montre un groupe associé à Ansar al-Islam utiliser des lance-missiles antiaériens portables SA-16 à Ghouta. Ces armes plus sophistiquées aident les rebelles à tenir plusieurs positions à Damas.

Liwa al-Islam, une des brigades les plus importantes de la région de Damas, a même employé des SA-8. Les deux premiers véhicules ont été capturés en octobre 2012 avec 6 missiles. Il a fallu presque une année pour les remettre en état tout en accroissant le stock de missiles par des prises. Le 29 juillet, les SA-8 auraient abattu un hélicoptère de l'armée. Les experts pensent qu'il est impossible d'avoir relancé ces systèmes sans assistance extérieure ou de personnels ayant servi les engins.


Le régime conserve la main dans la zone côtière


Comme le montre la bataille de Lattaquié, le pouvoir a su, dans la zone côtière, combiner l'emploi de milices paramilitaires et de l'aviation pour circonscrire la menace rebelle14. Le 4 août, les rebelles lancent l'opération « Libération de la côte », une offensive contre la montagne au nord de Lattaquié à partir du village de Salma. Près de 2 000 combattants sont engagés.

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L'offensive est pilotée par des groupes locaux soutenus par le front al-Nosra et l'Etat islamique d'Irak et d'al-Sham, ce qui montre par ailleurs le poids grandissant des groupes salafistes dans la rébellion face aux groupes séculiers. Lattaquié et la côte ont été relativement épargnées par la guerre : dès 2011, le régime y a écrasé les manifestants sunnites et a déplacé cette population, contrôlant le terrain grâce à des milices recrutées dans les population alaouites ou chrétiennes dominantes. L'arrivée de 70 000 réfugiés a cependant augmenté la population sunnite et l'Armée Syrienne Libre a réussi à maintenir une présence sur place depuis l'été 2012. La zone au nord de Lattaquié est occupé par plusieurs groupes radicaux.

Le 4 août, l'offensive rebelle s'empare d'une dizaine de villages et approche à moins de 20 km du village natal des Assad, Kardaha. Deux jours plus tard, l'armée contre-attaque et affirme avoir repris quasiment toutes les positions le 18 août. Les rebelles avaient compté sur la connaissance du terrain montagneux et découpé par les groupes locaux, soutenus par les connaissances tactiques et le potentiel des groupes salafistes. Le régime, contrairement aux autres batailles importantes du conflit, se repose ici essentiellement sur les groupes paramilitaires qui doivent tenir ou reprendre les villages pour empêcher les rebelles de s'infiltrer jusqu'à Lattaquié. Ces miliciens sont sontenus par l'aviation. L'armée n'a pas besoin d'engager d'effectifs supplémentaires. Cependant, l'offensive rebelle montre la capacité grandissante des groupes salafistes qui ont pris l'ascendant dans ce secteur sur l'Armée Syrienne Libre dès le mois de juillet.


Conclusion


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L'année 2013 aura donc vu la guerre civile se poursuivre dans un schéma de basse intensité, mais l'on assiste de plus en plus à la fragmentation du pays en plusieurs parties bien distinctes15. Le régime contrôle la bande côtière alaouite, coeur du pouvoir, et une zone moins solide qui va de Damas à Homs, disputée par les rebelles. La base navale de Tartous permet à Bachar el-Assad de recevoir un flux logistique en provenance de Russie. Les rebelles, eux, contrôlent une zone en arc de cercle adossée à la frontière turque et irakienne, organisée autour d'Alep et des provinces nord et est. Les Kurdes, enfin, contrôlent une partie du nord-est qui touche à la frontière irakienne. Bachar el-Assad a su rebondir en 2013, notamment grâce à l'intervention du Hezbollah, comme le montre la victoire d'al-Qusayr. Cependant, il n'a pas été en mesure de pousser plus loin son avantage, même si l'affaiblissement supposé de la rébellion face au regain du régime à pousser les puissances occidentales à hausser de nouveau le ton contre le régime dès la fin août 2013. A long terme, on peut se demander si Bachar el-Assad peut tenir face à l'insurrection, alors qu'à moyen terme, il est probable que sauf changement majeur, la guerre perdure dans sa configuration actuelle.


Bibliographie :


« Hezbollah Involvement in the Syrian Civil War », The Meir Amit Intelligence and Terrorisme Information Center, 17 juin 2013.

René-Éric Dagorn, « La Syrie déchirée : vers une tripartition ? », Sciences Humaines, 11 septembre 2013.

Jonathan Dupree, « Syria Update: The Southern Battlefronts », Institute for the Study of War, 5 avril 2013.

Jonathan Dupree, « Syria Update: Regime Breaks Siege of Wadi al-Deif », Institute for the Study of War, 18 avril 2013.

Liam Durfee, Conor McCormick, Stella Peisch, « The Battle for Aleppo », Institute for the Study of War, 13 juin 2013.

Joseph Holliday, « The Opposition Takeover in al-Raqqa », Institute for the Study of War, 15 mars 2013.

Can Kasapoğlu et F. Doruk Ergun, The Syrian Civil War : A Military Strategic Assessment, EDAM Discussion Paper Series 2013/6, 2 mai 2013.

Can Kasapoğlu, The Syrian Civil War : Understanding Qusayr and Defending Aleppo, EDAM Discussion Paper Series 2013/8, 28 juin 2013.

Isabel Nassief, « Regime Regains Ground on the Coast », Institute for the Study of War, 22 août 2013.

Elizabeth O'Bagy, « Syria Update: The Fall of al-Qusayr », Institute for the Study of War, 6 juin 2013.

Elizabeth O'Bagy, « The Syrian Army Renews Offensive in Homs », Institute for the Study of War, 5 juillet 2013.

Elizabeth O'Bagy, « The Opposition Advances in Damascus », Institute for the Study of War, 9 août 2013.


1Une quarantaine de généraux de brigade (sur 1 200) ont rejoint l'insurrection, et un seul général de corps d'armée.
2Can Kasapoğlu et F. Doruk Ergun, The Syrian Civil War : A Military Strategic Assessment, EDAM Discussion Paper Series 2013/6, 2 mai 2013.
3Can Kasapoğlu et F. Doruk Ergun, The Syrian Civil War : A Military Strategic Assessment, EDAM Discussion Paper Series 2013/6, 2 mai 2013.
4Joseph Holliday, « The Opposition Takeover in al-Raqqa », Institute for the Study of War, 15 mars 2013.
5Jonathan Dupree, « Syria Update: The Southern Battlefronts », Institute for the Study of War, 5 avril 2013.
6Le front al-Nosra, né en janvier 2012, est un groupe djihadiste qui s'est rattaché à Al-Qaïda. Il est considéré comme un des groupes rebelles les plus efficaces et les plus actifs.
7Jonathan Dupree, « Syria Update: Regime Breaks Siege of Wadi al-Deif », Institute for the Study of War, 18 avril 2013.
8Elizabeth O'Bagy, « Syria Update: The Fall of al-Qusayr », Institute for the Study of War, 6 juin 2013.
9Can Kasapoğlu, The Syrian Civil War : Understanding Qusayr and Defending Aleppo, EDAM Discussion Paper Series 2013/8, 28 juin 2013.
10« Hezbollah Involvement in the Syrian Civil War », The Meir Amit Intelligence and Terrorisme Information Center, 17 juin 2013.
11Liam Durfee, Conor McCormick, Stella Peisch, « The Battle for Aleppo », Institute for the Study of War, 13 juin 2013.
12Elizabeth O'Bagy, « The Syrian Army Renews Offensive in Homs », Institute for the Study of War, 5 juillet 2013.
13Elizabeth O'Bagy, « The Opposition Advances in Damascus », Institute for the Study of War, 9 août 2013.
14Isabel Nassief, « Regime Regains Ground on the Coast », Institute for the Study of War, 22 août 2013.
15René-Éric Dagorn, « La Syrie déchirée : vers une tripartition ? », Sciences Humaines, 11 septembre 2013.

Quentin DELUERMOZ, Chroniques du Paris Apache (1902-1905), Le Temps Retrouvé, Paris, Mercure de France, 2008, 245 p.

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Intéressant de lire, parallèlement à l'affaire du bijoutier de Nice, cette présentation de deux récits de la Belle Epoque sur le policier et l'apache. Le premier consiste en les mémoires d'une prostituée du monde apache, la légendaire "Casque d'Or", âgé de 23 ans, Amélie Elie. Elle livre son témoignage alors que deux chefs de bande, Manda et Leca, qui se disputaient ses beaux yeux, viennent de régler leur différend à coups de couteux, à l'été 1902. Le deuxième récit est signé Eugène Corsy, un obscur gardien de la paix qui raconte la mort de son collègue Joseph Besse, tué lors de sa première mission en juillet 1905, dont le texte n'a été redécouvert que récemment.

Le texte du policier est avant tout celui d'un milieu professionnel, les gardiens de la paix à Paris, qui recrutent fréquemment dans les campagnes et à l'armée. Les agents s'inspirent de la pratique de l'îlotage londonien. La mort est fréquemment rappelée dans le récit de Corsy mais elle ne concerne en fait qu'une minorité d'agents. La haine de l'apache prédomine assez largement.

En face, Amélie Elie dresse le portrait d'une prostituée effrontée, mais qui masque mal la dureté de la condition : l'insouciance fait partie intégrante de la vie des apaches... Si la criminalité augmente à Paris à partir de la décennie 1890, elle n'a pas grand chose à voir avec les fantasmes des journaux de l'époque. L'angoisse sécuritaire renvoie en fait à des mutations de la société. Les apaches forment en fait une culture déviante, une sorte de contre-société, qui aide à construire la figure du gardien de la paix, comme deux faces d'un miroir.

Car les deux récits se rapprochent. Par les lieux, le nord-est industrieux de Paris, et par la date. Corsy n'hésite pas à souligner qu'il mène des expéditions punitives contre les apaches en toute illégalité, avec ses collègues. Les deux personnages ont d'ailleurs du mal à coucher leur témoignage par écrit -Amélie Elie se confie, en fait, à un journaliste. Ils jouent sur les médias de masse qui se développent à l'époque (journaux, etc) et construisent la dichotomie armée de l'ordre-armée du crime. Comme les ouvriers se sont finalement insérés dans la société, il faut trouver de nouveaux criminels : ce seront les apaches, thème qui s'impose dans les années 1900. Casque d'Or fait publier son récit dans la presse, ce qui montre l'ambiguïté d'une figure qui fascine. Les policiers, eux, reprochent aux tribunaux d'être trop cléments à l'égard des apaches ! Corsy cherche d'ailleurs à faire entendre la voix des policiers dans les médias, négligée, là où Casque d'Or témoigne de la réappropriation par les groupes populaires d'un discours médiatique qui est subverti.

Pour compléter, l'auteur propose une bibliographie p.243-244. Une vidéo de présentation, très courte, ici.


L'autre côté de la colline : interview sur L'offensive du Têt

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Adrien Fontanellaz et David François, mes deux camarades de L'autre côté de la colline, ont lu L'offensive du Têt. Ils ont bien voulu me poser quelques questions : vous trouverez l'interview en ligne ici. Bonne lecture !

Yann GALIBOIS, La 7. Panzerdivision, Unités n°2, Caraktère, 2013, 136 p.

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Etant donné ma rupture avec les éditions Caraktère, on va sans doute m'accuser de ne pas être objectif dans cette recension du n°2 de la collection "Archives de guerre"... pourtant, je me plie à l'exercice, puisque par "malheur" j'ai reçu le volume juste avant d'être "remercié" avec ma recension du n°55 de Batailles et Blindés. Il ne restera ensuite que le hors-série dédié à la Légion Etrangère du magazine Ligne de front, et j'aurais terminé (si jamais je publie cette recension...). Merci tout de même au groupe de me l'avoir envoyé : je vais essayer malgré tout de conduire cette fiche de lecture correctement -comme je l'ai toujours fait : à chaque fois que Caraktère m'a envoyé un magazine ou un ouvrage, j'ai essayé d'être le plus honnête possible (encore que, je m'autocensurais quand même un peu en tant qu'auteur, je le reconnais... et pas tant que ça finalement, puisque la recension du n°55 de Batailles et Blindés, visiblement trop franche, m'a valu mon remerciement (!) ). Je ne fais pas de recension pour "augmenter" mes réceptions va service presse (j'ai d'ailleurs toujours indiqué quand je recevais quelque chose par ce biais...), mais j'ai souligné les qualités comme les défauts -Caraktère n'a d'ailleurs nullement besoin de moi pour vanter ses mérites...

Ces précautions liminaires posées, revenons au coeur du sujet. La collection Archives de guerre de Caraktère exploitent le fond photographique de cette maison d'édition : clairement, il s'agit donc d'une collection de photographies pour "suivre (...) l'épopée de ces troupes qui ont fait l'histoire". Pour reprendre le propos de M. Degouy, qui a fait une recension bien différente de la mienne (mais qui lui aussi l'a reçu via service presse), aucun signe de complaisance à l'égard du nazisme, effectivement. Cependant, on notera pour mémoire qu'après la Wiking, on nous sert la 7. Panzerdivision... et même si la 2nd Armored Division va suivre, nous trouvons ensuite la division Hermann Goering. Alors, pas de fascination malsaine pour le nazisme (cf le paragraphe final de M. Degouy), j'en conviens, mais un German Bias tout de même très prononcé. Sans doute est-il le résultat, aussi, du fond d'archives photos disponible.




Disons-le d'entrée, et malheureusement pour moi (au vu de ma situation avec Caraktère, on va me taxer de vengeance gratuite, d'être un "traître", de faire "un coup de poignard dans le dos"... -formules dont on m'a affublé, parfaitement authentiques, je n'invente rien, les connaisseurs de la Dolchstoss Legende apprécieront) ce tome-ci déçoit, plus que le précédent. Même si le texte était court, il y avait dans celui-ci une volonté de contextualiser un peu plus le parcours de la Wiking, notamment au regard des hommes qui y avaient été engagés et des crimes de guerre commis par l'unité. Or, ici, on retrouve les mêmes défauts que dans le tome sur la Wiking (cf ma recension précédente, faite avant mon départ, je précise, ici) et le texte est moins convaincant. Il faut dire qu'il est vraiment court : à peine 20 pages sur 135 (!), ce qui montre clairement qu'on est plus en fait, dans un volume commenté de photographies qu'autre chose. Je croyais que le tome sur la Wiking était plus conséquent au niveau du texte, en fait non : après vérification, 24 pages sur 127 -comme quoi il est bon de vérifier pour ne pas rester sur une impression lointaine !

La formation de la division est expédiée en une page, la campagne de France en 4 (!), ce qui est dommage étant donné, comme le rappelle le texte, que la 7. Panzerdivision, la "division fantôme", a été commandée par Rommel. Or il y a beaucoup à dire avec cet exemple sur l'art de la guerre allemand du moment, et l'on pense aussi aux carnets de Rommel, récemment retraduits, et qui livrent d'intéressantes informations et analyses... une occasion manquée. Généralement les photos sont commentées avec précision mais on trouve dès les p.40-41 un seul encadré pour les 4 photographies de la double page, alors qu'il y aurait eu sans doute un peu à dire sur chacun des clichés. Ceux-ci mettent bien parfois en évidence la "reconstruction" effectuée par Rommel a posteriori, aidé par les Propaganda Kompanie. La question du massacre de tirailleurs sénégalais par l'unité, évoquée au détour d'une légende p.51, est cependant complexe : si l'exécution de soldats coloniaux (mais dans quelles proportions ?) semble avérée, les historiens débattent encore de la responsabilité de Rommel et de l'implication d'unités voisines dans ces massacres commis dans le secteur (Lemay relativise dans sa biographie de Rommel ces exécutions ; Raffael Scheckétablit lui clairement que ce sont bien des hommes de la 7. Panzerdivision qui ont mis à mort des coloniaux à Hangest-sur-Somme, les 5 et 6 juin 1940). Il aurait peut-être utile de s'y attarder un peu, comme cela intéresse l'historiographie récente (un encadré ?), et cela aurait collé avec le choix fait dans le volume précédent relatif aux crimes de guerre de la Wiking et aux problèmes de recrutement. On apprécie cependant les nombreux clichés sur la campagne de France -qui avec les profils associés, comptent quand même pour plus de la moitié du livre.

Par la suite, le texte, qui évoque l'engagement de la 7. Panzerdivision dans Barbarossa, le retour en France en 1942 et la participation à l'invasion de la zone libre, le retour en Russie pour la bataille de Koursk (le premier encadré n'intervient cette fois que p.108, contrairement au volume précédent où il y en avait beaucoup plus tôt), les batailles en Ukraine de 1943-1944, en Russie centrale et en Lituanie, enfin en Pologne et en Prusse-Orientale, est très factuel et assez court, vu le format. Le nombre de photos diminue, comme souvent, avec la fin de la guerre. Les légendes des photos se font moins précises, avec encore une fois parfois un ou deux encadrés seulement pour les 4 photographies de double page.

Comme fréquemment, l'ouvrage se dispense de toute bibliographie. C'est certes un trait distinctif assez régulier chez Caraktère. Pourtant, on est déçu en refermant cet ouvrage : je n'avais pas été le seul à remarquer après la lecture du tome sur la division Wiking, qu'on espérait mieux des éditions Caraktère. Les qualités sont identiques mais les défauts accrus : le texte est plus banal, trop factuel, n'apporte rien de nouveau, les cartes sont étrangement décalées à partir d'un certain moment du livre (celle sur Barbarossa, par exemple, se trouve p.91... dans le chapitre sur le repos en France en 1942 !) et la collection semble se résumer à un album photo commenté, ce qui est, il faut quand même le reconnaître, un peu limité. Du moins, les passionnés et amateurs de belles photographies de matériel allemand, seront sans doute satisfaits. Ceux qui comme moi cherchent davantage un propos correspondant à une démarche plus "historienne" seront déçus. Mais ce n'est pas peut-être pas le but des éditions Caraktère, qui souhaitent davantage, visiblement, satisfaire un public de passionnés : ce n'est pas vraiment du journalisme historique, ce n'est pas de l'histoire inspirée des "canons" (sic) universitaires non plus. A chacun de voir si cela lui correspond ou non. Je ne suis d'ailleurs pas le seul à rester sur ma faim.

EGEA : interview sur L'offensive du Têt

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Et de deux ! L'allié Olivier Kempf, du blog EGEA, a lui aussi lu L'offensive du Têt. Il a bien voulu, lui aussi, me poser quelques questions sur le livre. Intéressant car ces questions sont assez complémentaires, finalement, de celles posées par mes deux camarades de L'autre côté de la colline. Bonne lecture !

Rémy SKOUTELSKY, L'espoir guidait leurs pas. Les volontaires français dans les Brigades internationales 1936-1939, Paris, Grasset, 1998, 411 p.

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Rémy Skoutelsky, historien,  aborde la question des volontaires français dans les Brigades Internationales, pendant la guerre d'Espagne, sous l'angle de l'histoire sociale et quantitative. Issu de sa thèse, ce travail fait sortir les volontaires français d'une légende héroïque ou sinistre, pour reprendre les mots d'Antoine Prost qui préface le livre. L'auteur rappelle cette mémoire et cette histoire heurtées de la guerre d'Espagne : le roi Juan Carlos n'accorde la nationalité espagnole aux anciens brigadistes qu'en 1996, à peu près au moment où, en France, Jacques Chirac accorde à ceux-ci la carte d'ancien combattant. L'affaire avait d'ailleurs provoqué une polémique, certains élus de la droite française cherchant à récupérer l'hostilité aux brigadistes à des fins politiques. Le film Land and Freedom, de Ken Loach, a aussi fait beaucoup pour relancer l'intérêt sur la guerre d'Espagne. L'historien est allé cherché dans les archives, en France, en Espagne, et en Russie, après la chute de l'URSS, pour dresser ce tableau des volontaires français dans les Brigades internationales.


Après une rapide présentation du contexte dans lequel s'inscrit la guerre d'Espagne, Rémy Skoutelsky décrit l'arrivée des premiers volontaires, qui sont d'abord des antifascistes étrangers exilés, bientôt rejoints par ceux venus de l'étranger, au départ de manière très empirique. Puis arrivent les premières escadrilles aériennes, dont celle d'André Malraux, Espana. Mais la situation s'aggrave pour la République espagnole, menacée d'être submergée par une armée nationaliste beaucoup plus professionnelle, et qui bénéficie déjà du soutien italien et allemand. La France choisit, sous l'égide de Léon Blum, la politique de non-intervention, bientôt "relâchée". Les Brigades internationales sont d'abord une "légion fantôme", puisque dès le 25 juillet 1936, la propagande franquiste évoque un bataillon de volontaires du PCF (!), alors qu'aucune source ne le confirme et qu'il n'en est rien. En réalité, la naissance officielle des Brigades a lieu en septembre-octobre 1936.



Dès leur arrivée, fin octobre, les premières Brigades, cantonnées à Albacete, sont jetées au feu pour éviter la chute de Madrid, puis elles sont lancées, au printemps de 1937, dans les batailles de Jarama et Guadalajara, sans aucune pause ou presque, sans pouvoir se réorganiser. Ce n'est qu'alors que les brigades sont restructurées tandis que l'armée républicaine prend véritablement forme. Cela n'empêche pas les brigadistes d'être les témoins ou les acteurs des tensions au sein du camp républicain, avec les affrontements voyant la victoire des partisans de l'URSS en mai 1937. Les Brigades sont fréquemment en première ligne et, en mars 1938, elles subissent aussi la déroute en Aragon. Elles subissent de lourdes pertes lors de la bataille de l'Ebre, en juillet, avant que la République ne s'effondre définitivement en février-mars 1939. Au total, 32 000 brigadistes ont combattu en Espagne. Mal armés, notamment en artillerie et en armes automatiques, fréquemment exposés, ils ont subi de lourdes pertes dans des combats féroces, où l'on fait rarement des prisonniers.

En France, les premiers volontaires, au départ, doivent s'adresser aux représentations espagnoles, individuellement. Ce n'est qu'en octobre 1936, avec la formation des Brigades, que les structures communistes, les syndicats et autres organisations de gauche prennent le relais, en France, mais aussi en Afrique du Nord, par exemple. Mais les communistes ne sont pas les seuls : les anarchistes, la SFIO, l'extrême-gauche avec le POUM, voient aussi certains de leurs membres partir combattre en Espagne. Avec la politique de non-intervention, le recrutement connaît une crise au printemps 1937 et il faut changer un peu de dispositif. Le PCF mobilise ses cadres, un nouvel effort est également fait un an plus tard, en mars 1938. En tout près de 10 000 Français rejoignent les Brigades internationales.

Les brigadistes sont pour la plupart des hommes autour de la trentaine, plutôt des ouvriers, et certains ont une expérience militaire -Première Guerre mondiale, voire guerres coloniales pour certains (Rif, etc). Ils viennent plutôt des zones industrielles et urbaines, avec une surreprésentation de la région parisienne. Un peu plus de la moitié est membre du PCF, ce qui est, parmi les brigadistes, relativement faible, en réalité. La moitié des volontaires communistes est formée d'adhérents de fraîche date. 10% sont des cadres du parti. Les 200 volontaires socialistes comptent moins d'ouvriers et de parisiens que les communistes. Des femmes servent aussi dans les Brigades.

Quelles sont les motivations des volontaires ? Ils y vont par souvenir de 14-18, instrumentalisée par la "nationalisation" du PCF : Verdun est une référence fréquente dans les témoignages. Beaucoup partent pour combattre le fascisme. Il est peu probable que la majorité pense déjà à une anticipation de la guerre contre l'Allemagne, qui est une reconstruction postérieure, la guerre d'Espagne préfigurant la Résistance, où se considère comme de nouveaux soldats de l'an II, pour ainsi dire. Il y a parfois une solidarité ouvrière, un internationalisme. Mais on sent bien la tension, notamment chez les communistes, entre la défense de l'Espagne ou la révolution. Comme toujours, les motivations renvoient aussi à des considérations personnelles : goût de l'aventure, sens du devoir, pour certains, même, insertion sociale, voire, dans certains cas, Brigades comme substitut de la Légion Etrangère ! Le mot qui résume le mieux l'élan, selon l'historien, est celui de solidarité : sociale, ou politique, morale parfois.

Les conditions de vie des brigadistes sont loin d'être romantiques. La guerre de positions prend un tour parfois sordide. Les pertes sont lourdes lors des offensives. A l'arrière, les volontaires se laissent parfois aller à des déprédations. Pourtant le PCF en particulier tentent de soutenir moralement les brigadistes par des parrainages, l'envoi de courrier. Les permissions ne sont accordées que dans certaines villes spécialement choisies par la République, d'où les désordres, aussi. Certains brigadistes préfèrent parfois déserter pour rentrer en France, d'autres passent chez les anarchistes ou dans d'autres formations. Les désertions se produisent souvent par vagues et ne concernent que quelques centaines d'individus en tout (pas tous brigadistes chez les Français). La coexistence avec les autres volontaires est parfois rude, notamment avec les Allemands. La cohabitation avec les Espagnols, en revanche, est bien meilleure, même si elle connaît parfois, aussi, certaines frictions.

Les Brigades sont encadrées par un enchevêtrement de structures parfois rivales, notamment le Komintern. La sélection des cadres militaires correspond souvent à la hiérarchie sociale. Les commissaires politiques proviennent quasiment tous du Parti. Si le commissaire politique, "produit d'importation soviétique", a un rôle politique, il doit également veiller au moral des troupes et à son organisation matérielle. Si les cadres sont surveillés par André Marty, celui-ci s'est attribué plus tard un rôle bien plus considérable qu'en réalité, et la propagande franquiste a surenchéri en lui prêtant l'exécution de 500 volontaires dans le cadre de la répression (aucune source à l'appui). La répression du SIM ou autres organes de sécurité ne concerne en fait qu'une poignée d'individus, pour les volontaires français. Par contre, les prisons de la République sont connues pour être particulièrement sordides et ont plus d'effet sur le moral des volontaires que les exécutions. Rémy Skoutelsky termine le chapitre en montrant les limites et les erreurs du Livre noir du communisme, qui cherche à réduire ce dernier à la plus vaste entreprise criminelle du XXème siècle, sans prendre en compte ce qui viendrait contredire ce postulat, y compris sur la guerre d'Espagne dans le camp républicain.

Quand les volontaires reviennent, à partir de 1938, l'atmosphère, en France, a changé. Ils sont loin d'être accueillis comme des héros, ils sont suspects aux yeux des autorités et honnis pour une partie de la droite ainsi que pour l'extrême-droite.  Franco ne relâche pas les prisonniers. Plusieurs milliers de blessés ou d'invalides sont pris en charge par le réseau communiste, tant bien que mal, pour leur retrouver un emploi, une situation. L'Amicale des anciens volontaires comprend rapidement plusieurs centaines de membres, même s'il existe d'autres organisations ; le PPF de Doriot cherche lui à récupérer certains brigadistes !

Certains brigadistes acceptent mal la volte-face de l'URSS, qui s'allie avec Hitler, en août 1939. L'événement provoque d'ailleurs des affrontements dans les camps de réfugiés républicains du sud de la France installés par le gouvernement français, dans des conditions déplorables. Certains de ces réfugiés s'engagent dans les légions étrangères formées en France après la déclaration de guerre ou dans la Légion. En raison de leur expérience, les anciens d'Espagne sont souvent visibles dans la formation des premiers réseaux de la Résistance, et ils constituent une bonne part des maquis, avec les Espagnols réfugiés, notamment dans le Sud. On pense bien sûr au cas de Rol-Tanguy, qui commande les FFI parisiens ; mais qu'on songe également à la 2ème DB, qui libère la ville, et où l'on trouve une compagnie composée d'anciens républicains espagnols. Au début de la guerre froide, les anciens d'Espagne sont victimes de la rupture entre Staline et Tito, en 1948 : à l'est, beaucoup sont purement et simplement éliminés. En France, ils sont marginalisés.

L'ouvrage se complète d'un annexe sur les brigades internationales en chiffres et de plusieurs documents, ainsi que d'une bibliographie rigoureuse. Un livre solide, qui comble alors un vide, tout en proposant une approche dépassionnée, par exemples, des archives de Moscou, tout en montrant que l'historiographie du sujet est, à l'époque, à construire. Il montre bien que contrairement à la légende noire bâtie autour des Brigades, celle-ci ont d'abord relevé d'une forme d'improvisation et n'ont pas été la machine bien huilée du Komintern. Depuis, l'historien a apporté d'autres écrits sur l'historiographie du sujet, qui manque un peu dans le livre, et sur les volontaires français dans les Brigades. Passionnant. L'ami David l'avait chroniqué au début de l'année, ici.




Francis BERGESE, Buck Danny tome 49 : La nuit du serpent, Dupuis, 2000, 48 p.

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Alors que Buck Danny, Tumbler et Tuckson, et le major Dick Jackson, assurent la présentation au Bourget du nouveau chasseur F-22, le colonel Maxwell, leur ancien chef à la section spéciale des Agresseurs, est abattu par la DCA nord-coréenne dans son F-16 après avoir été aveuglé par un puissant canon laser et alors que son appareil a pénétré en Corée du Nord en échappant totalement à son contrôle. Les F-22 de Buck Danny et de ses équipiers vont bientôt être mobilisés pour mener une opération secrète de sauvetage afin de récupérer Maxwell...


Buck Danny est une véritable légende de la bande dessinée d'aviation, né de l'imagination de Victor Hubinon et Jean-Michel Charlier juste après la Seconde Guerre mondiale. Après la mort de Victor Hubinon en 1979, c'est Francis Bergèse qui reprend le dessin. La mort de Charlier dix ans plus tard laisse Bergèse seul aux commandes, après un album réalisé en collaboration avec De Douhet. Depuis le N°46, et jusqu'au n°52, Bergèse opère donc seul. Le n°49, La nuit du serpent, paru en 2000, est le dernier jusqu'ici de la série que j'apprécie : j'ai trouvé les trois derniers beaucoup plus fades. Bergèse a réalisé le dernier tome, le n°52, en 2008. Un n°53, Cobra Noir, est prévu pour novembre 2013, réalisé par Frédéric Zumbiehl et Francis Winis.



La nuit du serpent est sorti peu de temps après Tonnerre sur la cordillère, le tome précédent, qui boucle lui-même un doublon avec le n°47, Zone interdite. Le scénario n'est peut-être pas à la hauteur de la "trilogie nucléaire" (tomes 41-43) ou de celui des Agresseurs (tome 44), mais il colle de près à l'actualité avec le conflit entre les deux Corées, et bien sûr, l'intervention du F-22 Raptor. Il y a en outre un clin d'oeil au tome 44 avec la présence du colonel Maxwell, ancien patron de la section spéciale des Agresseurs quand Buck Danny et ses camarades y sont envoyés avec le défecteur soviétique. Cependant, il est vrai que face à la pléthore de productions plus récentes en BD aéronautiques, le dessin de Bergèse fait de plus en plus pâle figure, et le scénario est convenu, dans la lignée des Buck Danny. Reste à voir si le n°53 apportera un souffle neuf ou non.




Mort de Tom Clancy (1947-2013)

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Tom Clancy est mort il y a quelques jours. Parcours atypique que celui de ce romancier qui ne rêvait que d'entrer dans l'armée américaine au moment de la guerre du Viêtnam et qui, inapte au service en raison d'une mauvaise vue, se met à écrire des romans parfois époustouflants. A la poursuite d'Octobre Rouge, sorti en 1984, impressionne tellement l'US Navy qu'il finit édité par l'académie navale d'Annapolis ! C'est l'occasion pour Clancy de mettre sur pied son personnage principal, Jack Ryan, professeur d'histoire navale qui, de fil en aiguille, devient président des Etats-Unis. Hormis la litanie de romans mettant en scène Jack Ryan, Tom Clancy s'est fendu d'autres séries plus "technologiques", comme Net Force, et investit le genre "techno-thriller". Il écrit aussi des "one shot" comme l'excellent Tempête Rouge, paru deux ans après A la poursuite d'Octobre Rouge, et qui simule un scénario de Troisième Guerre mondiale de manière plutôt convaincante. Je n'ai qu'à me retourner derrière mon ordinateur pour voir une étagère où l'on trouve A la poursuite d'Octobre Rouge, Tempête Rouge, Code SSN, Le cardinal du Kremlin, les deux tomes de Rainbow Six. Et encore, je ne suis venu qu'aux romans sur le tard.


 



J'ai commencé à découvrir Tom Clancy, en effet, par les films adaptés de ses oeuvres : Octobre Rouge, bien sûr, mais aussi Jeux de Guerre ou Danger immédiat, Harrison Ford incarne Jack Ryan. Tom Clancy était un véritable homme d'affaires : il avait notamment compris que des jeux vidéos pouvaient être tirés de ses livres. Il avait fondé la société Red Storm (référence à son livre) Entertainment, qu'il cède plus tard à Ubisoft. L'adolescent fan de jeux PC que j'ai été se souvient encore de parties épiques sur le premier Rainbow Six (1998) ou sur le premier Ghost Recon (2001), où le jeu anticipait une invasion de la Géorgie par la Russie... scénario qui se produira effectivement en 2008 (dans un contexte bien différent cependant) et sur lequel j'ai moi-même écrit. C'est dire que je dois une partie de ma passion pour l'histoire militaire, au sens large, à M. Tom Clancy. RIP.


 







Cecil B. CURREY, Victory at Any Cost. The Genius of Viet Nam's Gen. Vo Nguyen Giap, The Warriors, Potomac Books, Inc, 2005, 401 p.

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Etrange sentiment que je ressens après avoir relu, par le plus grand des hasards, cette biographie de référence du général Giap, qui est décédé hier à l'âge vénérable de 102 ans. Ancien membre de l'armée américaine, qu'il a quitté en 1992 avec le grade de colonel, Cecil Currey a commencé à écrire sur la guerre du Viêtnam à partir de 1981. On lui doit aussi une biographie d'Edward Lansdale. Comme le dit John Keegan dans la préface, ce travail aide à mieux comprendre pourquoi Giap est l'un des plus grands hommes militaires du XXème siècle. Le génie de Giap réside dans ses capacités d'organisateur, sa patience et sa persévérance, une volonté de fer, la capacité à apprendre de ses erreurs, et celle de persuader des millions de ses confrères viêtnamiens de supporter le prix de la victoire à n'importe quel prix. Peu de généraux peuvent se vanter d'avoir successivement triomphé des Français, des Américains et des Chinois. Giap est pourtant parti de rien ou presque, et sans aucune formation militaire. Il a été attiré par Napoléon dans ses lectures, mais sa stratégie, profondément ancrée dans l'héritage viêtnamien, joue sur la géographie, le temps, et l'évasion face à des engagements soutenus pour contrer des forces occidentales supérieures qui se reposent sur la rapidité de réaction, la technologie moderne et une logistique effarante.

Comme le rappelle l'auteur, cette biographie conclut un cycle de trois ouvrages consacré à la guerre du Viêtnam. Le premier, paru en 1981, mettait en évidence l'échec de l'armée américaine au Sud-Viêtnam, qui tenait, pour Currey, à l'échec du commandement. Puis, Currey s'intéresse à Lansdale, personnage un peu mystérieux qui avait préconisé d'autres solutions pour mener la guerre (1988). C'est alors qu'il en vient à s'intéresser à l'ennemi : Giap. Il a épluché la plupart des sources disponibles, et il est même allé jusqu'à rencontrer Giap et à l'interviewer en décembre 1988. Une deuxième tentative, malheureusement, se soldera par un échec l'année suivante.



Vo Nguyen est né à An Xa, en 1911, d'un père et d'une mère issus de la classe moyenne, dans une région bien connue pour sa fierté nationaliste et sa réticence face au colonisateur français. Il se distingue à l'école où il se frotte à la langue et à la culture française, en plus d'être déjà fascinés par les héros de l'histoire viêtnamienne, comme Le Loi. Il entre dans un lycée de Hué ouvert par le père de Diêm, le futur dirigeant sud-viêtnamien, en 1925. Il est en contact avec les idées nationalistes, puis communistes, puisqu'il lit Le procès de la colonisation française de Hô Chi Minh, sous le manteau, en 1926. Il est finalement chassé du lycée en 1927.

La rébellion anti-française est alors divisée entre nationalistes et socialisants, qui eux-mêmes sont éclatés en plusieurs groupes. Giap rejoint d'abord le Tan Viet, en 1927, non communiste mais à la rhétorique marxiste. La mutinerie de Yen Bai, en 1930, suivie d'un soulèvement organisé par les communistes, échoue complètement. La répression française est féroce. Giap, devenu journaliste, est arrêté et emprisonné entre 1930 et 1932. Il parvient à poursuivre des études à Hanoï grâce à la bienveillance de Louis Marty, qui travaille à la Sûreté du gouvernement général d'Indochine, qui espère faire de ce brillant élève un modèle pour les Viêtnamiens sous domination française.

Il enseigne l'histoire de la France de 1789 au XXème siècle et se prend de passion pour Napoléon, qui devient d'ailleurs un des surnoms que lui attribuent ses élèves avec celui de "général". C'est à ce moment-là qu'il fonde son propre journal antifrançais et qu'il rejoint, déçu par le Tan Viet, le parti communiste indochinois, en 1937. En mai 1940, Giap part avec Pham Van Dong pour le sud de la Chine, où se trouve Hô Chi Minh. Sa femme est arrêtée un an plus tard par les autorités françaises : abominablement torturée, elle meurt peu après en prison, quelques semaines après sa soeur, autre rebelle, qui a été fusillée.

En Chine, auprès de la 8ème armée de route intégrée au Kuomintang, Giap observe l'appareil militaire des communistes chinois. Il aurait peut-être même visité Mao dans le nord de la Chine. Il lit les ouvrages de Mao et y pioche pour former sa propre stratégie : s'il reconnaît l'importance du combat armé par les paysans, il insiste sur la lutte politique dans les centres urbains et ajoute des emprunts à Napoléon. Dès la fin 1940, Giap, sur ordre d'Hô Chi Minh, jette les premières bases du parti de la résistance aux Français en s'implantant parmi les montagnards du Nord-Tonkin. En 1941, 3 des 9 districts de la province de Cao Bang sont déjà sous son contrôle. Giap apprend les langues des montagnards, fait de la propagande via des publications, installe une structure administrative qui prend la place de celle des Français bien peu présents dans la région avec la menace japonaise et la défaite de 1940. Hô franchit la frontière en février 1941 et s'installe dans la grotte de Pac Bo. Il enseigne à Giap qu'il faut gagner la population, qui fournira ensuite tous les moyens de la lutte armée. En 1943, le Viêtminh compte déjà plus de 3 000 hommes et commence à fabriquer ses premières armes artisanales, dont des mines. Les Français réagissent cependant, et mènent la vie très dure au Viêtminh entre septembre 1943 et juin 1944. Giap mène ses premières embuscades et autres accrochages avec les Français à l'échelle de la section.

Avec l'effondrement du régime vychiste, Giap veut lancer l'insurrection, en juillet 1944. Mais Hô s'y oppose, ne jugeant pas le moment propice. Il le charge au contraire de mettre sur pied une véritable armée, à partir de rien. Le 22 décembre 1944, Giap passe en revue les premiers 34 combattants du Viêtminh, munis d'armes dépareillées dont certaines remontent à la guerre russo-japonaise de 1905. Deux jours plus tard, ses hommes attaquent avec succès un premier poste français, grâce à un excellent réseau de renseignement. Giap ne se contente pas de créer une armée régulière : il fonde aussi des unités locales, capables de mener de petites actions de combat dans leurs districts, et des unités d'autodéfense villageoises, qui se chargent des tâches quotidiennes de l'insurrection, localement. Les meilleurs combattants passent de l'une à l'autre : c'est le peuple en armes. Après le coup de force japonais du 9 mars 1945, le Viêtminh est requis par l'OSS et les Américains à des fins de renseignement. Giap en profite pour étendre l'influence du mouvement sur le reste du Tonkin et attaque les Japonais pour montrer sa détermination. Le 16 juillet, une équipe de l'OSS, dirigée par le major Patti, est parachutée en territoire viêtminh.

Les Américains font larguer des armes modernes, dont des mortiers de 60 mm, des mitrailleuses, des bazookas et des armes légères, pour mieux équiper le Viêtminh. Ils forment aussi une élite de partisans à leur maniement, à charge pour eux de former les autres. Le 15 août, grâce à la radio apportée par les Américains, Hô est l'un des premiers Viêtnamiens à apprendre la capitulation japonaise. Le Viêtminh descend alors sur Hanoï mais la résistance d'une garnison japonaise à Thai Nguyen retarde sa progression. Le vide du pouvoir créé par la situation permet au Viêtminh de s'imposer très largement dans une bonne partie du Viêtnam. Les Français, eux, veulent récupérer leur colonie tandis que le Viêtminh installe son propre gouvernement où Giap se retrouve ministre de l'Intérieur, tout en dirigeant l'appareil militaire.

La proclamation d'indépendance est faite par Hô Chi Minh le 2 septembre 1945, jour même de la signature de la capitulation par le Japon. Bientôt les troupes nationalistes chinoises et les Anglais occupent respectivement le nord et le sud de l'Indochine en vertu des accords de Potsdam. L'ancien empereur Bao Dai, qui s'est d'abord rallié au Viêtminh avant de s'en écarter, observe que Giap n'appartient pas aux vieux combattants du communisme comme Hô, exilés en Chine ou en URSS, mais à un deuxième groupe, souvent des anciens professeurs, influencés par la culture française.

Giap, qui fait une tournée d'inspection dans le Sud début 1946, organise le Viêtminh en vue d'une lutte armée contre les Français. Il est bientôt impossible de trouver un accord avec ces derniers. Pour avoir les mains libres, le Viêtminh, qui a d'abord misé sur un front national uni contre le colonisateur, se débarrasse des nationalistes, souvent par la violence, à partir de mars 1946. Giap, pour renforcer ses troupes encore mal armées et disparates, s'assurent le concours de 1 500 anciens soldats japonais, menés par 230 sous-officiers et 47 officiers de la Kempetaï, et commandés par le colonel Mukuyama de l'état-major de la 38ème armée impériale. Giap fait exécuter par ses agents, en juillet 1946, des centaines d'adversaires nationalistes du Viêtminh. Leclerc est remplacé, ce même mois, par le général Valluy, alors que les incidents se multiplient entre troupes françaises et les hommes du Viêtminh.

Après l'incident d'Haïphong en novembre, et les négociations dans l'impasse, Giap n'a d'autre choix que de lancer l'insurrection, le 19 décembre 1946, à Hanoï. Le Viêtminh y combat jusqu'en février 1947 avant de se replier dans la place forte du Nord-Tonkin. Pour décapiter l'insurrection, Valluy organise, en septembre 1947, l'opération Léa : un mouvement terrestre, aéroporté et amphibie contre le Viêt Bac, la place forte du Viêtminh. Lancée le 7 octobre, Léa manque de peu d'entraîner la capture de Hô et de Giap, pris au dépourvu. Giap tire les leçons de cette erreur : à l'avenir, le QG sera mobile, protégé par de la DCA et dispersé en plusieurs éléments. Anticipant les erreurs des Américains, Valluy croit avoir tué 9 500 viêtminh à la fin de l'année 1947, et en avoir mis hors de combat 30 000 en tout, chiffres probablement surestimés.

Giap reprend la stratégie de Mao, en l'adaptant au contexte. Il lui suffit de ne pas perdre contre l'adversaire, non de l'emporter à tout prix. Giap n'a pas suivi les cours d'une académie militaire, même dans les pays frères communistes. Il s'est formé sur le tas, et de par sa position de professeur d'histoire, il a longuement étudié, dès l'enfance aussi, les héros rebelles de l'histoire viêtnamienne. Pour mobiliser la population, il tire de cela l'idée qu'il faut associer étroitement patriotisme et socialisme. En outre, il faut gagner les civils en vivant parmi eux et en se comportant de manière exemplaire. Quand les soldats ne sont pas au combat, ils participent fréquemment aux tâches civiles dans leur secteur. Hô enseigne à Giap que l'unité politique doit préexister à la lutte armée. Giap puise chez Lénine, chez Mao, chez Clausewitz aussi. Mais il est capable de se départir, par exemple, des choix de Mao : l'assaut en vagues humaines, qu'il utilise fréquemment au départ, lui paraît bientôt de plus en plus inadapté. Par ailleurs, Giap emprunte beaucoup à Napoléon, un peu à Sun Tzu et peut-être même aux écrits de Lawrence d'Arabie. Il cherche à mobiliser la population sur une base politique, à endoctriner civils et soldats et user la volonté de l'adversaire par une guerre prolongée. Il reconnaît même avoir pris des éléments de la doctrine américaine !

Entre 1948 et 1950, Giap réorganise ses forces. La victoire de Mao, en 1949, offre au Viêtminh la possibilité de former ses sous-officiers et ses officiers, de se doter d'un équipement plus moderne et d'opérer, à partir de 1950, au niveau divisionnaire. Giap veille aussi à l'endoctrinement de la troupe, et établit un état-major avec des départements sur le modèle occidental. Il crée des régions militaires et divise l'Indochine en zones libres, occupées ou en zones de guérilla, pour déterminer les priorités. L'aide chinoise n'est vraiment massive qu'à partir de 1953 : en 1951, Giap ne reçoit que 20 tonnes d'approvisionnement par mois, contre 4 000 en juin 1954. Et il faut distribuer les ressources acquises : difficile au départ d'utiliser le millier de camions Molotova vu le terrain du Viêt Bac... Giap doit faire face à la tentative de pacification du delta du Tonkin par le duo Carpentier-Alessandri. Il donne l'ordre à la guérilla de disloquer les tentatives françaises. En réaction, les Français arment et organisent le million de Viêtnamiens catholiques présents dans le delta. Giap, par ailleurs, doit affronter au sein du parti la rivalité de son ancien complice Truong Chinh. Mais Giap parvient finalement à déjouer les manoeuvres et se rallie même Van Tien Dung, placé par Chinh pour le contrebalancer, à la tête de la direction politique de l'armée. En octobre 1950, Giap se sent assez fort pour lancer une opération contre les postes français isolés le long de la RC 4. La retraite française se transforme en déroute : la France y laisse plus de 6 000 hommes, et de quoi équiper une division viêtminh. Giap a ce faisant sécurisé sa base arrière et sa liaison avec la Chine. De Lattre arrive en Indochine en décembre 1950. Il fortifie immédiatement le delta du Tonkin, mobilise les civils, alors que l'aide américaine se fait plus massive.

Encouragé par les conseillers chinois, Giap, qui sous-estime l'adversaire, pense que le moment est venu pour une offensive de grande ampleur. En janvier 1951, il lance ses troupes sur le delta. L'échec est coûteux face à la puissance de feu française alimentée par les Etats-Unis et face à une population, majoritairement catholique, hostile au Viêtminh. Le moral s'effondre. Giap doit se retirer ; De Lattre, malade, meurt bientôt d'un cancer. Il est remplacé par Salan. La bataille d'Hoa Binh, qui dure jusqu'en 1952, montre aux Français que l'armée viêtminh s'est grandement améliorée. Salan ne peut venir à bout du corps de bataille viêtminh. Giap y voit deux raisons : la difficulté à combattre sans front précis et le manque de réserves. Navarre remplace Salan en mai 1953. Il cherche à gagner du temps pour former l'armée viêtnamienne, auxiliaire de la France, et combattre d'abord au sud avant de se retourner contre le nord. Mais avec le mouvement viêtminh vers le Laos, Navarre approuve l'opération aéroportée pour occuper Dien Bien Phu.

Navarre espère créer une base aéroterrestre qui permette aux unités françaises de rayonner pour rechercher et détruire les divisions viêtminh. Mais les troupes ne s'enterrent pas bien et les bataillons aéroportés sont mal pourvus, d'ailleurs, pour le faire. Le renseignement français détecte l'approche des divisions de Giap, mais personne ne croit que l'artillerie viêtminh puisse menacer vraiment le camp et sa piste aérienne. Or, Giap veut lancer l'assaut dès le 25 janvier 1954, pressé par les conseillers chinois qui lui disent de procéder par vagues humaines, comme ils l'ont fait en Corée. Giap refuse et retarde l'attaque. L'assaut démarre le 13 mars 1954 grâce à un formidable effort logistique du Viêtminh. Parallèlement Giap lance des attaques en d'autres points pour distraire les réserves françaises. Son plan à Dien Bien Phu consiste d'abord à neutraliser la piste d'aviation, puis à prendre le secteur central et enfin la place forte au sud, Isabelle. Les Français sont surpris par la puissance de l'artillerie viêtminh, qui tire plus de 100 000 obus pendant la bataille. 75% des pertes françaises sont dues à l'artillerie. Giap lance ses troupes dans des assauts frontaux qui submergent rapidement Béatrice, Gabrielle et Anne-Marie.

Pendant que les Français tentent désespérément d'obtenir une intervention aérienne américaine, Giap prépare la deuxième phase de la bataille, qui commence le 30 mars. La bataille des 5 collines prend des allures de Verdun. Le Viêtminh ne sait d'ailleurs que faire des prisonniers collectés, car rien n'a été prévu pour eux, ou presque. En outre, Giap doit restaurer un moral chancelant parmi ses unités. La troisième phase de l'assaut démarre le 1er mai et submerge la place moins d'une semaine plus tard. La victoire de Giap n'a détruit que 4% du corps expéditionnaire français, mais l'effet politique et psychologique de la défaite de Dien Bien Phu est immense en France, à la veille des commémorations de la victoire de la Seconde Guerre mondiale. Le Viêtminh arrive en position de force à Genève : mais, suite aux pressions des Américains et de la Chine, le Viêtnam est coupé en deux à hauteur du 17ème parallèle. Les Américains, qui remplacent bientôt les Français au Sud, ne signent d'ailleurs pas le traité. Giap, lui, continue à maintenir la pression sur les Français et détruit le Groupe Mobile 100 sur les Hauts-Plateaux, en août 1954. C'est seulement le 10 octobre que Giap défile dans Hanoï à la tête de la division 308.

Giap devient alors à la fois vice-premier ministre du Nord-Viêtnam, Ministre de la Défense et chef des forces armées. L'armée compte 350 000 réguliers renforcés de plus de 200 000 miliciens. Mais au Sud, les choses se gâtent. Le régime de Diêm reçoit l'aide de Lansdale, qui organise des équipes spéciales pour semer le trouble au Nord. Sans grand succès. En revanche, elles poussent des centaines de milliers de catholiques du Nord à émigrer au Sud tant qu'il est encore temps. La réforme agraire enclenchée par le parti provoque des mécontentements. Il faut parfois envoyer l'armée pour réduire les opposants. Parallèlement Giap instruit l'artillerie, crée une aviation et une marine. Mais Diêm consolide son emprise sur le Sud et la réunification espérée par les dirigeants communistes n'aura pas lieu. Le Sud devra tomber par les armes.

Traqué par Diêm, le Viêtminh relance l'offensive en 1958. L'année suivante, le Nord prend les premières mesures pour soutenir la guérilla, alors que Diêm militarise de plus en plus l'administration. Le Politburo décide finalement, mené par Le Duan et ses partisans, de relancer la guerre au Sud. Giap commence à faire passer les anciens sudistes du Viêtminh réfugiés au Nord après 1954. Dès 1959, le Viêtcong attaque les conseillers américains qui épaulent Diêm. En décembre 1960 est créé le Front National de Libération, alors que le régime de Diêm commence à s'effriter. Malgré les moyens débloqués par l'administration Kennedy, le Sud-Viêtnam se délite progressivement. Les persécutions contre les bouddhistes, la défaite d'Ap Bac et la lassitude des Américains provoquent finalement la chute de Diêm en novembre 1963.

En 1964, le Viêtcong monte déjà des opérations à l'échelon du régiment. Giap jette les bases d'une offensive contre Saïgon. Avec l'intervention directe des Américains après l'incident du golfe du Tonkin et le débarquement des premiers Marines, le Nord intensifie son soutien en refusant la négociation et en accélérant l'envoi de soldats réguliers au Sud. L'équilibre s'est rétabli avec l'arrivée des troupes américaines. Giap doit envisager une possible invasion du Nord, comment contrer les bombardements aériens sur le Nord et comment mener la guerre au Sud. L'URSS fournit bientôt les armes sophistiquées pour assurer défense aérienne et antiaérienne ; la Chine donne des hommes pour assurer les reconstructions. La campagne de Ia Drang, en octobre-novembre 1965, offre à Giap un aperçu des problèmes auxquels il sera confronté avec les Américains. Surpris par la mobilité et par la puissance de feu de ces derniers, il réagit en préconisant de "coller aux ceinturons" pour éviter l'appui-feu américain, tout en évitant les grandes batailles rangées. Par ailleurs des ajustements tactiques sont réalisés pour contrer les hélicoptères et toute la population est mobilisée pour la lutte armée. Giap revient à la guérilla prolongée.

Les troupes de Giap ne gagnent plus de batailles pendant longtemps, mais ne perdent pas la guerre pour autant. Début 1967, le Viêtcong contrôle toujours une bonne partie du Sud-Viêtnam et les voies logistiques entre le Nord et le Sud sont maintenues et développées. Quand le Nord décide de lancer une offensive générale, début 1967, Giap y est hostile, en raison de sa stratégie de la guerre prolongée. Mais son grand rival Nguyen Chi Tanh, qui commande le quartier général politique et militaire au Sud, meurt en juillet 1967. C'est donc Giap qui doit se charger du plan de l'offensive du Têt. La phase de diversion détourne l'attention des Américains des villes, le véritable objectif, et continue de leur infliger des pertes. L'offensive, lancée les 30-31 janvier 1968, est une surprise quasi complète. Cependant, les unités sont souvent trop dispersées pour pouvoir obtenir l'effet de masse nécessaire. En outre, contrairement à ce qu'il avait prévu, les Sud-Viêtnamiens et les Américains n'hésitent pas à utiliser un appui-feu massif même en combat urbain. Le Têt est un désastre tactique, le Viêtcong en sort décimé, ses unités régulières ne pouvant plus opérer au-delà du bataillon. Mais Giap a montré que les Etats-Unis sont, depuis 1965, dans une impasse militaire complète. Il fait passer 90 000 hommes au Sud pour lancer la deuxième phase de l'offensive, en mai. Johnson reconnaît sa défaite et ouvre les négociations. Nixon lui succède. Mécontent du manque de progrès dans les tractations, il fait bombarder le Cambodge, sanctuaire logistique des communistes, dès mars 1969, et ordonne l'invasion un an plus tard. En septembre 1969, Hô Chi Minh meurt. Giap fait partie du trio qui dirige désormais le Nord-Viêtnam. Il continue la stratégie de guerre prolongée après la saignée du Têt, qu'il n'avait pas voulu mais qu'il a dû organiser.

Après les grandes opérations search and destroy du début 1967 contre les sanctuaires au nord de Saïgon, toute la logistique du Viêtcong a été déplacée au Cambodge. Tandis que la viêtnamisation s'accentue en 1969, Giap prépare ses troupes pour agir de nouveau en 1970. Par ailleurs la guerre se déplace au Laos et au Cambodge où Giap cherche à sécuriser davantage les voies logistiques. C'est pourquoi les Américains interviennent au Cambodge en 1970 puis lancent l'ARVN, seule, au Laos, en février 1971. L'opération tourne très mal pour les Sud-Viêtnamiens mais Giap a été contraint d'y engager ses réserves, et craint par ailleurs toujours une invasion du Nord. Le Politburo, grisé par le succès au Laos, ordonne pourtant à Giap de monter une offensive d'envergure pour faire tomber le Sud en 1972. Giap est contre mais doit encore une fois s'incliner. Les trois pinces de l'attaque, déclenchée à la Pâques 1972, sont successivement défaites, même si les combats durent jusqu'en septembre à Quang Tri. Giap a perdu 100 000 hommes mais les Nord-Viêtnamiens ont conquis du terrain au Sud et le régime de Saïgon a été fortement ébranlé. Néanmoins, Giap est privé du commandement de l'armée qui passe à Van Tien Dung.

Les accords de Paris sont signés en janvier 1973 et les Etats-Unis se retirent. Giap, malade, a dû être soigné en URSS en 1973-1974. Il revient à Van Tien Dung de planifier l'offensive finale contre le Sud à partir de l'automne 1973. L'armée du nord, qui opère désormais au niveau du corps d'armée, emporte finalement la décision en avril 1975, après une campagne de six mois. Après la chute du Sud, Giap voyage beaucoup dans le bloc communiste, en Afrique, en Asie et même à Cuba. En 1977, il préside à la création d'une académie militaire à Hanoï, alors que les incidents se multiplient avec les Khmers Rouges qui ont fait tomber le Cambodge en 1975.

Dès décembre 1977, les Viêtnamiens répliquent aux raids des Khmers et pénètrent au Cambodge. Les incidents montent aussi avec la Chine qui soutient Pol Pot. Les Viêtnamiens finissent par occuper la capitale cambodgienne en janvier 1979, ce qui déclenche la riposte chinoise, qui envahit le Viêtnam en février. Giap, ministre de la Défense, coordonne l'effort de l'armée avec Van Tien Dung. La Chine se retire en mars après avoir perdu 30 000 hommes. Giap, lui, perd son poste de Ministre de la Défense en 1980. Deux ans plus tard, il est éjecté du Politburo, remplacé par Dung. Giap est cantonné à des postes de second ordre et passe désormais beaucoup de temps dans sa villa de Hanoï. Il est définitivement écarté de toute responsabilité politique en 1991.

Giap a combattu pendant quasiment trente ans sans discontinuer, de 1944 à 1973. Son génie réside dans le fait d'avoir vaincu des adversaires beaucoup plus forts en étant en position de faiblesse. Formé sur le tas, il a souvent eu de bonnes intuitions, ce qui ne l'a pas empêché de commettre des erreurs. Il a beaucoup misé sur l'entraînement de ses hommes. Tactiquement, il n'a pu être défait complètement par les Français et les Américains. Stratégiquement, il a toujours associé le politique et militaire. Sur le plan logistique, il a su montrer de réelles qualités d'organisateur. Il a su apprendre de ses premiers contacts avec l'adversaire, tirer les leçons, s'adapter pour l'emporter. Il avait compris que la victoire passait par le fait de gagner la population sur les plans social et politique, ce qui lui permet de mener une guerre prolongée tout en marquant des points psychologiques pour user l'adversaire, à Dien Bien Phu ou pendant le Têt. Il ne vise pas une solution uniquement militaire. Là a résidé son triomphe face à ses différents adversaires.



Cédric MAS, La bataille d'El Alamein (juin-novembre 1942), Heimdal/Uniformes Magazine, 2012, 127 p.

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Cédric Mas, auteur bien connu de la presse spécialisée pour ses articles ou numéros sur la guerre en Afrique du Nord pendant la Seconde Guerre mondiale, a eu la gentillesse de m'envoyer un exemplaire de son livre sur la bataille d'El-Alamein paru à la fin de l'année dernière. Est-il encore besoin de préciser que je fais cette recension en toute transparence ?

Comme il le rappelle dans l'avant-propos, le théâtre d'opérations méditerranéen est apparu à beaucoup d'acteurs du conflit comme secondaire, alors qu'il est en réalité tout aussi important que d'autres, notamment pour les Alliés occidentaux, qui y testent de nouveaux matériels, de nouvelles tactiques, mais aussi pour les Allemands, en termes de propagande, par exemple. Une propagande qui continue encore d'influencer l'écriture de l'histoire de ce front. Cédric Mas choisit ici de s'intéresser à la bataille d'El-Alamein, considérée comme l'un des grands tournants de la guerre en 1942, après Midway et avant Stalingrad. Il se concentre sur la dimension terrestre et établit le récit des faits, tout en questionnant à l'occasion certains points importants de la bataille.

L'introduction rappelle brièvement ce qu'est El-Alamein : une gare, construite en 1908, sur la voie ferrée Alexandrie-Fuka. Avant la Seconde Guerre mondiale, c'est surtout un point de ravitaillement en eau pour les locomotives. Cédric Mas dresse aussi un rapide historique de la guerre en Afrique du Nord jusqu'en 1942. L'Allemagne nazie fait, début 1942, le choix d'une offensive contre Gazala en négligeant Malte, ce qui souligne l'absence de vision stratégique que l'on reconnaît assez largement, désormais, à l'armée allemande. Rommel remporte la bataille en trois semaines, s'empare de Tobrouk le 21 juin 1942, mais est retardé par la résistance des Français Libres à Bir Hakeim. Il envisage alors de pousser jusqu'à El Alamein, qui apparaît pour la première fois dans les plans allemands, alors que Churchill, en raison de la défaite, doit affronter une nouvelle vague de contestations à Londres. Auchinleck prend lui-même le commandement de la 8th Army, mais rien n'y fait : le général Gott, commandant le 13th Corps, flanche, Rommel pousse son avantage. La bataille qui s'engage devant El-Alamein le 1er juillet 1942 est importante, notamment pour les Britanniques, sur un plan psychologique, sans compter que, du côté allemand, on prépare déjà l'extermination des Juifs de Palestine et d'Egypte.

El-Alamein est défendue par 3 "boxes" défensives soutenues par des colonnes en arrière. Mais il y a un vide au centre et les troupes de la 8th Army souffrent d'une grave crise morale, en raison des récents revers. Il y a des problèmes de discipline et même de commandement. L'assaut de Rommel le 1er juillet est mené par des unités épuisées et frappées par une aviation alliée de plus en plus présente. Le 3 juillet, Rommel doit stopper son attaque. Les assauts des 6 et 9 juillet sont infructueux, et Rommel incrimine de plus en plus les Italiens. Les Néo-Zélandais, qui montent à l'attaque de la crête de Ruweisat le 14, sont lâchés par les chars et décimés. A force d'attaque néanmoins, Auchinleck finit par priver Rommel de l'initiative. A ce moment-là, la crise morale est toujours patente au sein de la 8th Army.

Churchill remplace finalement Auchinleck par Gott, vite disparu, et remplacé par Montgomery. Celui-ci redonne confiance à l'armée en affirmant vouloir tenir sur place, en faisant combattre les divisions ensemble, et en changeant la symbolique du commandement, l'entraînement, etc. Faute de logistique appropriée, la Panzerarmee Afrika ne peut se renforcer correctement. En outre la chaîne de commandement est rendue plus complexe le 16 août par des changements de responsabilités. La vie quotidienne des combattants est très dure sur le terrain. Epuisé, Rommel conduit néanmoins l'attaque entre les 31 août et 2 septembre sur la crête d'Alam El-Halfa : menée de manière hésitante, la bataille a souffert d'un manque de renseignement et de surprise, de chance aussi, puisque plusieurs officiers importants sont tués dès le début des combats. Rommel se fait d'ailleurs remplacer par Stumme, tandis que les Anglais lancent sans grand succès des opérations sur les arrières de la Panzerarmee.

L'opération Lightfoot, déclenchée par Montgomery le 23 octobre, met les Italo-Allemands en difficulté malgré des combats très durs. L'offensive ne débouche pas vraiment mais les Anglais s'efforcent d'user les maigres réserves adverses dans une bataille d'attrition, en utilisant aussi leur aviation pour démoraliser l'ennemi. Le 27 octobre, Rommel, de plus en plus pessimiste, ne voit plus d'issue. Pendant qu'il prépare la retraite, dès le 29, Montgomery lance Supercharge, le 2 novembre, pour obtenir la percée. Rommel commence à enclencher la retraite : c'est là qu'Hitler envoie son fameux message, tenir sur place ou mourir, sans que l'on puisse savoir s'il l'a envoyé avant que Rommel n'ordonne de décrocher ou juste après, en réaction. Le contre-ordre du 3 novembre scelle le sort de milliers d'hommes, promis à la mort ou à la captivité. Même si la retraite est de nouveau ordonnée le 4, la Panzerarmee est décimée : le XXème corps italien s'est sacrifié, des scènes de panique se font jour.

Les pertes sont lourdes des deux côtés : plus de 13 000 hommes côté britannique, dont 40% des unités de première ligne. L'Axe perd environ 20 000 hommes pendant la bataille mais aussi 29 000 prisonniers pendant la poursuite. Pourquoi les Britanniques ont-il tenu lors de la première bataille, fin juin-début juillet ? Parce que la résilience anglaise est supérieure aux succès que peut obtenir l'Axe, qui par ailleurs n'a pas suffisamment assuré sa logistique pour poursuivre en Egypte. Si succès allemand il y aurait eu, il aurait davantage porté en termes politiques que militaires. Le choix de Montgomery, par défaut, s'est tout de même révélé décisif. Rommel, brisé, n'est plus le même lors de la bataille d'Alam el-Halfa. En octobre, la Panzerarmme se jette à tort dans la bataille d'attrition et use ses Panzer dans des contre-attaques qui se brisent sur les antichars disposés en avant par Monty. Celui-ci a su faire preuve à la fois de  prudence et d'imagination, même s'il a cherché à s'attribuer des mérites bien plus grands qu'en réalité.

El-Alamein est bien un des tournants de la guerre car c'est la première grande défaite terrestre, à l'ouest, des Allemands et des Italiens, dont l'armée ne se relèvera pas des coupes subies. Succès anglo-saxon et donc davantage revendiqué et analysé, d'ailleurs, dans ce monde-ci.

Au final, un texte intéressant (avec quelques coquilles d'édition), servi par de nombreuses cartes et illustrations bien légendées, des annexes (tableaux listant les chars disponibles en particulier), et une bibliographie commentée. Il ravira sans aucun doute les amateurs du sujet. C'est une bonne analyse opérationnelle de la bataille, sur le plan terrestre, avec des questionnements intéressants sur les moments ou les aspects-clés. Le contrat posé en introduction est donc plutôt rempli.




L'offensive du Têt : deux recensions de plus en ligne

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La journée d'hier a vu apparaître deux nouvelles recensions de mon livre sur L'offensive du Têt :

- la première est celle de David François, qui tient le blog Communisme, violence, conflits, avec lequel je travaille sur L'autre côté de la colline. Merci à David qui voit dans ce travail une "synthèse utile".

- la deuxième est le fait d'Abou Djaffar, allié de l'Alliance Géostratégique, qui tient le blog Terrorismes, guérillas, stratégie et autres activités humaines. L'auteur voit dans mon livre un "éclairage immédiatement assimilable", ce qui résume assez bien, en effet, la démarche entreprise.


Merci encore à eux deux ! Je rappelle à tous que le livre se prolonge d'un blog, L'offensive du Têt, qui fournit des éléments complémentaires : articles, conseils de lecture, etc. N'hésitez pas à le parcourir ! Le blog a également sa page Facebook, n'hésitez pas à "liker", ça fait toujours plaisir.

Café Stratégique n°28 : Syrie. Requiem pour l'arme chimique (Olivier Lepick)

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Le prochain Café Stratégique de l'Alliance Géostratégique se tiendra le mercredi (et non le jeudi ! ) 9 octobre, à 19h, au café Concorde (cf affiche ci-contre).

L'intervenant sera Olivier Lepick, chercheur associé à la FRS, qui travaille notamment sur l'histoire du programme militaire biologique français depuis 1947. Il a signé plusieurs ouvrages sur la guerre chimique et biologique.
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