Note : cette fiche compare, dans son dernier paragraphe, le travail de Jacques Sapir à celui de Jean Lopez. La comparaison s'impose en raison des éléments que je mentionne dès le départ, et n'est pas propre, d'ailleurs, qu'à ce blog, puisqu'elle a déjà été faite ailleurs (ici par exemple, voir aussi les commentaires du même billet). Je ne nie pas aux ouvrages de Jean Lopez leur caractère utile de vulgarisation (sur des sujets parfois délaissés comme les grandes offensives soviétiques de 1945) mais je ne considère pas qu'ils soient indépassables ni exempts de critiques, car ils ont des limites. Ce sont ces limites que je précise dans le dernier paragraphe. Avis aux thuriféraires de Jean Lopez : ce billet risque de les décevoir... mais ne soyez pas trop hargneux dans les commentaires anonymes (qui sinon seront censurés).
Après Le dimanche de Bouvines de Duby, un autre livre incontournable du renouveau de l'histoire militaire francophone : La Mandchourie oubliée de Jacques Sapir, que j'avais déjà commenté sur mon ancien blog, Ifriqiya, alors que j'étais étudiant et que je passais l'agrégation d'histoire. C'était d'ailleurs plus une note de lecture, résumant les principaux points, qu'une véritable fiche, car je manquais alors de connaissances pour véritablement évaluer la portée du livre. Aujourd'hui, j'ai un peu rattrapé mon retard, même s'il me reste encore beaucoup à écrire et à lire. Mais je suis plus en mesure de critiquer correctement l'ouvrage.
Après Le dimanche de Bouvines de Duby, un autre livre incontournable du renouveau de l'histoire militaire francophone : La Mandchourie oubliée de Jacques Sapir, que j'avais déjà commenté sur mon ancien blog, Ifriqiya, alors que j'étais étudiant et que je passais l'agrégation d'histoire. C'était d'ailleurs plus une note de lecture, résumant les principaux points, qu'une véritable fiche, car je manquais alors de connaissances pour véritablement évaluer la portée du livre. Aujourd'hui, j'ai un peu rattrapé mon retard, même s'il me reste encore beaucoup à écrire et à lire. Mais je suis plus en mesure de critiquer correctement l'ouvrage.
Un rendez-vous manqué, c'est peut-être comme ça que l'on pourrait résumer le mieux cet ouvrage de Jacques Sapir, plus connu pour être un théoricien de l'économie mais qui est aussi spécialiste des questions stratégiques. Je dis rendez-vous manqué car en publiant ce livre en 1996, Jacques Sapir précède de plus d'une dizaine d'années Jean Lopez et ses ouvrages sur le front de l'est. Or beaucoup de choses avancées par Jean Lopez depuis sont déjà présentes dans l'ouvrage de Sapir, mais celui-ci n'a pas obtenu la reconnaissance et la publicité qu'il aurait dû manifestement récolter. Pourquoi ? Peut-être parce que le public français n'était pas prêt alors, à quelques années de l'effondrement de l'URSS, à accepter de s'intéresser à l'art de la guerre soviétique -la prégnance de l'historiographie de guerre froide et de la supériorité de la Wehrmacht n'étant pas encore beaucoup entamées. Peut-être aussi parce que Jacques Sapir a choisi des exemples sur un théâtre périphérique (la Mandchourie) en lieu et place de la guerre face aux Allemands.
Sapir, qui à l'inverse de Jean Lopez utilise des sources secondaires russes en plus de celles anglo-saxonnes (ce qui n'est pas négligeable), cherche d'abord à travers son propos à rendre sa place au front germano-soviétique. Et cela en évoquant un art de la guerre soviétique qui s'exprime notamment sur un théâtre périphérique, la Mandchourie, dans deux campagnes se déroulant aux bornes de la Seconde Guerre mondiale : 1939 et 1945. Khalkhyn-Gol annonce l'Armée Rouge qui va donner la pleine mesure de ses possibilités dès 1942. La campagne de Mandchourie de 1945 devient un modèle pour les penseurs militaires soviétiques de la guerre froide. Surtout, Jacques Sapir tente d'articuler cet art de la guerre avec la société soviétique, c'est à dire montrer comment cet art de la guerre original naît suite à des réflexions qui commencent dès l'après-guerre russo-japonaise de 1904-1905, et aussi comment la société soviétique envisage la guerre. A partir de ces deux campagnes oubliées (d'où le titre), Jacques Sapir cherche également à faire oeuvre de vulgarisation.
Le premier chapitre est sans doute celui qui apporte le plusà un public francophone. L'auteur y décrit la naissance de l'art de la guerre soviétique, et en particulier de ce niveau intermédiaire que l'on appelle maintenant l'art opératif et que Jacques Sapir appelait l'art opérationnel (j'avoue utiliser par commodité le premier terme, maintenant communément accepté : mais peut-être pourrait-on revenir sur la sémantique...), que Jean Lopez n'évoquera vraiment, lui, que dans son troisième livre sur les grandes offensives soviétiques de 1945. Il explique les débats doctrinaux de l'entre-deux-guerres, le contrecoup des purges des Staline, et aussi comment Toukhatchevsky a envisagé une doctrine qui ne correspondait pas véritablement aux moyens de l'URSS : hybris, et démesure, pour rejoindre là encore le titre, de l'art de la guerre soviétique. On regrette qu'à la fin de ce chapitre, comme le rappelle le blog Ma pile de livres, la comparaison avec l'Allemagne ne soit pas plus poussée.
Le deuxième chapitre revient sur l'expérience de la Grande Guerre Patriotique. Il est aussi intéressant car il résume déjà que ce que l'on reprend maintenant, notamment à partir des ouvrages de Glantz et de Lopez, sur la façon dont l'Armée Rouge, surprise en pleine transition et en pleine croissance par Barbarossa, réussit à relever le gant face à l'Allemagne, d'abord par des effets de masse et des tactiques d'attrition, puis en spécialisant son économie et en redécouvrant l'art opératif et les autres avancées réalisées par les penseurs de l'entre-deux-guerres. L'Armée Rouge a su innover, s'est adaptée pour triompher, tout simplement.
Dans un troisième chapitre, on passe à l'étude de cas à proprement parler puisque Jacques Sapir présente à la fois la géographie de la zone de combats (la Mandchourie) et la découpe en plusieurs "compartiments", et la guerre russo-japonaise de 1904-1905, premier affrontement entre les deux puissances dans la région et qui déclenche, in fine, les premières réflexions chez les penseurs russes qui vont aboutir à la naissance d'un art de la guerre spécifique. L'auteur explique comment les deux puissances ont une vision différente de l'importance du théâtre des opérations. En outre, la victoire japonaise est moins brillante qu'on ne le croit souvent, puisqu'on se limite fréquemment à la dimension navale de la guerre. Or, sur terre, les forces du Mikado profitent surtout des erreurs russes, mettent en oeuvre un meilleur niveau opérationnel de la guerre tout en étant plus défaillantes sur le plan tactique. Outre que cela déclenche des réflexions chez les théoriciens russes, la guerre met déjà en lumière la puissance de feu des armes modernes et la question logistique. Côté japonais, la victoire façonne aussi une certaine vision de l'adversaire, amenée à perdurer.
Le quatrième chapitre revient sur Khalkhyn-Gol, une bataille méconnue qui révèle déjà le potentiel en devenir de l'Armée Rouge et qui est malheureusement éclipsée par la piètre performance pendant l'invasion de la Pologne et surtout par la guerre d'Hiver contre la Finlande. Le coup de poker de l'armée du Kwantung, qui tablait sur une guerre courte au niveau opératif et sur la poigne de fer de l'infanterie au niveau tactique, se termine en désastre. Le Japon est incapable de supporter une guerre d'attrition contre l'URSS. En outre, l'Armée Rouge, malmenée par les purges et par une croissance phénoménale, apprend et peut monter par le biais de Joukov les premières opérations en profondeur telles que pensées dans l'entre-deux-guerres. L'art de la guerre japonais, lui est complètement mis en défaut. Dans ce chapitre, Sapir parvient à présenter une vision relativement équilibrée entre les deux camps, et se sert beaucoup du travail d'E. Drea pour le côté japonais. Peut-être que le manque de sources japonaises (toujours ce même problème des sources, mais Jacques Sapir ne maîtrise pas le japonais, contrairement au russe) se fait sentir. On regrette aussi l'absence de considérations sur le voletaérien, mieux connu aujourd'hui par la publication de certains ouvrages, et qui par bien des côtés annonce que ce sera la prestation des VVS durant Barbarossa.
Le cinquième chapitre est dédié à l'offensive de 1945 en Mandchourie, chef d'oeuvre de l'art militaire soviétique pour l'auteur, à tel point qu'elle en devient un modèle pendant la guerre froide, sans parler du fait qu'elle a d'importantes conséquences géopolitiques pour cette dernière période. Soigneusement planifiée, cette offensive engage 3 fronts d'une Armée Rouge aguerrie et au summum de sa puissance après la victoire contre l'Allemagne. Sapir décrit bien les combats différents que mènent les trois fronts et évoquent aussi des aspects tout à fait méconnus de la campagne (offensive en Corée, prise des îles Kouriles, utilisations des parachutistes et des troupes spéciales, ancêtres des Spetsnaz). La campagne, qui n'a pas été une simple promenade militaire, a bénéficié de la surprise stratégique, d'une attaque sur un seul échelon opérationnel et d'un tempo très élevé des opérations à grand renfort de détachements avancés, une des caractéristiques majeurs de l'art opérationnel soviétique. La dimension "commandement et contrôle" et la logistique sont maîtrisées. Seules faiblesses relevées par Jacques Sapir : la dimension verticale, sous-exploitée, et des initiatives parfois trop téméraires dans les détachements avancés. En revanche, rien n'est dit cette fois-ci du côté japonais, à part la présentation initiale des forces et la stratégie adoptée, ce qui dénote l'absence de sources nippones. Mais l'auteur a pris le parti de se concentrer sur l'art de la guerre soviétique, donc cela peut se comprendre.
Les deux derniers chapitres sont peut-être ceux qui ont le plus mal vieilli, car le livre, faute de reconnaissance, n'a jamais été réédité à ce jour. Le début est pourtant intéressant avec le démontage de certaines idées reçues sur l'Union Soviétique. Jacques Sapir tente de montrer comment le système de la pensée militaire soviétique est caractérisé par sa démesure, au milieu de réflexions sur une pathologie du système, mais le style compliqué et touffu de l'auteur conduit à décrocher quelque peu, je trouve. Tout du moins comprend-on que ce qui a vicié la doctrine soviétique vient directement des tensions et contradictions de la société soviétique dont elle est issue. Enfin, la conclusion, à propos du premier conflit en Tchétchénie, est maintenant datée, et Jacques Sapir manque d'ailleurs, au passage, la façon dont l'armée russe a su réapprendre le combat urbain à Groznyavant de perdre cette expérience -et la guerre- en 1996, un autre aspect très intéressant de l'histoire militaire russe.
La comparaison avec Jean Lopez, que j'ai initiée dès le début de la fiche, s'impose en filigrane. La démarche semble la même : vulgariser, à partir de sources secondaires, un pan toutà fait méconnu en France. Si je reproche pour ma part à J. Lopez de ne pas utiliser les sources russes, on peut dire la même chose pour Jacques Sapir à propos des sources japonaises. Il y a une différence de taille cependant : pour Sapir, le côté japonais n'est pas examiné en tant que tel puisqu'il s'intéresse avant tout l'art de la guerre soviétique. Ce n'est pas le cas chez Jean Lopez qui fait une étude comparée : or, pour le coup, l'absence des sources russes est plus dommageable, à mon sens. Un débat de haute tenue avait pris place sur cette question dans les commentaires du blog Ma pile de livres. Personnellement, je crois que j'ai été moi-même insuffisamment critique à l'égard des ouvrages de Jean Lopez, du moins au départ, faute de lectures appropriées et donc de distance critique. Il semblerait queJ. Lopez s'inspire beaucoup de l'ouvrage du général israëlien Shimon Naveh, que malheureusement je n'ai pas encore lu, mais ça viendra. L'avantage de l'ouvrage de Sapir, à mon avis, est de montrer que l'art opérationnel (est-il vraiment l'oeuvre des Soviétiques ? La question fait débat. Pour ma part, je crois que oui), a été mis en oeuvre par certains penseurs, comme Toukhatchevsky, dans un pays qui économiquement et socialement n'était pas à la dimension de cette ambition : la notion de démesure me paraît très intéressante. Elle a l'avantage d'éviter les travers d'une historiographie qui explique le colosse aux pieds d'argile qu'est l'Armée Rouge en 1941, par exemple, uniquement en raison des événements politiques propres à l'URSS de Staline (purges, surveillance politique, etc), ce qui me semble un peu limité : or, Jean Lopez se rapproche plus de ce courant-là. Je suis assez d'accord avec le commentaire de Nicolas Bernardsur le blog cité précédemment à propos du caractère central d'un extrait p.56, qui résume assez bien ce que je viens de dire. Pour ma part, je commence à croire que Jean Lopez, qui fait de la remise à l'honneur de l'art opératif soviétique son fond de commerce, est peut-être fasciné par son sujet mais le méprise par certains côtés en ne tenant pas compte, justement, des sources russes, ce que fait Sapir. D'où la comparaison entre les deux. Si Jean Lopez fait oeuvre utile de vulgarisation à partir de sources secondaires, l'argument porte moins pour des gens avertis qui ont déjà lu les sources en question. De mon côté, pour avoir travailléà partir de sources secondaires russes sur des articles reprenant des points de détails de ouvrages de Jean Lopez (certains engagements précis en particulier), je constate qu'il y a des erreurs y compris dans celui sur les offensives de 1945, qui est pourtant, à mon sens, le meilleur. Il ne s'agit pas, bien sûr, de prendre les sources russes au pied de la lettre, mais de faire une véritable histoire comparée, en ayant les deux points de vue. On ne peut parler de l'Armée Rouge pendant la Grande Guerre Patriotique sans essayer de voir ce que nous disent les Russes eux-mêmes, tout en gardant le recul nécessaire. C'estdonc une différence de démarche qui sépare, peut-être, le plus les ouvrages de Jean Lopez et Jacques Sapir : pour ma part, dans mon propre travail, j'ai tendance désormais à davantage me reconnaître dans le second.