Pierre-François Souyri est un spécialiste de l'histoire du Japon, notamment médiévale. Il a d'ailleurs été formé par un historien japonais dans ce pays. En France, il contribue à la formation de la revue Cipango et participe aux Annales. Il interroge l'histoire médiévale japonaise en parallèle à celle de l'Europe, tout en se faisant historien de la longue durée.
Cet ouvrage est en fait la réédition augmentée d'un livre paru en 1998. En 1180 commence la révolte des Minamoto contre les Taira. Pour les historiens japonais de la fin du XIXème siècle-début du XXème siècle, c'est le début d'un Moyen Age ressemblant à celui de l'Europe, alors imitée. Le nouveau pouvoir, le shôgunat, cohabite avec l'ancien pouvoir impérial jusqu'au XIVème siècle avant de le remplacer. Pour les historiens japonais du début du XXème siècle, c'est le moment où se fonde l'identité nationale du Japon. Ce qui est nié, c'est la mobilité sociale voire même l'instabilité sociale profonde de cette période. Les tensions sont très fortes entre groupes sociaux, au sein des familles. Les communautés paysannes résistent aux prélèvements. Au XVème siècle, des conflits de nature diverse se généralisent et font basculer le pays dans un état de quasi guerre civile. Plus qu'un âge des guerriers (bushi), c'est donc un âge de révoltes que reconsidèrent les historiens japonais d'aujourd'hui. L'arrivée des Européens constitue un nouveau défi auquel les Japonais apportent une réponse originale : en tenant à distance ces étrangers, le Japon fait preuve d'une certaine modernité. Les sources écrites, notamment les archives, sont nombreuses pour étudier cette période, de même que les oeuvres de fiction ; en revanche l'épigraphie est très peu présente. Ce corpus est complété par les rouleaux peints, les fouilles archéologiques en plein essor depuis les années 1970 et le travail de l'anthropologie. Le Japon des environs de 1150 ne comprend pas encore l'île de Hokkaïdo ni l'archipel des Ryûkyû. Peuplé peut-être de 7 millions d'habitants, il est structuré par les deux régions du Kinai (autour de Kyôto) et de du Kantô. Les routes relient ces ensembles, mais la capitale impériale contrôle encore mal un Japon occidental tourné vers la mer et un Japon de l'est, avec ses plaines, ses chevaux, ses guerriers. La cour impériale domine le pays avec des administrateurs mais certaines régions sont en marge. Le Japon n'est pas isolé puisqu'il a des liens avec la Corée, la Chine, l'île d'Hokkaïdo et les Ryûkyû où se développent d'autres cultures.
A la fin de la période ancienne, l'Etat japonais s'éloigne du modèle chinois. Dès le XIème siècle, la famille Fujiwara qui domine la cour doit apprendre à cohabiter avec la famille impériale. L'empereur-retiré affirme son pouvoir en étendant sa domination sur les provinces où il se crée des réseaux de clientèle et des revenus. Cette évolution se recoupe avec l'organisation de notables locaux en féodalité de type militaire, qui va jouer un rôle de plus en plus important dans l'histoire politique du pays. Au XIIème siècle, le modèle ancien du Japon s'écroule.
Entre 1180 et 1185, le clan Moritomo, issu de ce groupe nouveau des guerriers, impose sa domination sur le pouvoir et élimine ses rivaux Taira. C'est alors qu'est installé le shôgunat qui va placer les guerriers à la tête des affaires jusqu'à l'ère Meiji. Les shôguns installent une nouvelle capitale à Kamakura, qui donne son nom à une période de paix civile relative qui dure jusqu'en 1333, notamment sous l'égide de la famille des régents des shôguns, les Hôjô. Le shôgunat voit son prestige renforcé par la défaite de deux tentatives d'invasion mongole à la fin du XIIIème siècle.
Le XIIIème est un grand moment de réflexion au Japon, d'une interpénétration entre la culture des intellectuels et celle populaire. Ces interrogations métaphysiques du bouddhisme, aussi, répondent à l'essor des communautés villageoises, le dynamisme économique, le réveil des provinces et et la naissance d'un peuple urbain : une littérature orale populaire apparaît. Les moines, les prédicateurs, les conteurs, laissent entrevoir un monde inquiet, fasciné par la mort, vu comme une décadence, à part les tenants du zen, qui à l'inverse sont optimistes, ce qui correspond plus au dynamisme du Japon de l'ère Kamakura. Ces représentations ne disparaissent qu'au XIVème siècle.
Grands défrichements, essor du commerce intérieur : les campagnes japonaises s'émancipent, commencent à sortir de la domination servile, même si les crises de subsistance demeurent. Les deux capitales, Kyôto et Kamakura, se font concurrence. Le XIVème siècle n'a pas de chronologie claire. La période Muromachi marque le début de l'insoumission, de l'instabilité. Après la chute du régime de Kamakura, la restauration impériale ne dure que quelques années. Le Japon est coupé entre deux cours jusqu'en 1392. La victoire du shôgunat Ashikaga conforte l'invasion de l'ouest par les guerriers de l'est, alors que les paysans s'émancipent de plus en plus. Triomphe du bouddhisme zen, le XIVème siècle est un siècle de transition où la violence se réinstalle dans les rapports sociaux. Les guerres par intermittence se succèdent. Les guerriers locaux prennent le pouvoir, la féodalisation du pays s'accélère ; le pouvoir central est discrédité. Les paysans s'organisent et luttent pour leur autonomie et le contrôle de la terre.
Les gouverneurs nommés par les shôguns dans les provinces finissent par accaparer beaucoup de pouvoirs, mais ils doivent affronter les guerriers locaux et les communautés paysannes. C'est le moment où les Japonais se font pirates dans les eaux asiatiques. La période Muromachi n'a pas non plus de limite définie : elle s'achève entre la guerre d'Ônin (1467-1477) et le coup d'Etat à Kyôto en 1493. Le pouvoir shôgunal reste forte jusqu'en 1441 puis les Ashikaga se replient sur le Kinai. Les grands vassaux des provinces prennent le pouvoir, mais le peuple trouve aussi son mot à dire : c'est le "gekokujô", le "monde à l'envers" pour certains chroniqueurs devant l'effacement de la noblesse et de la cour impériale face à de nouveaux acteurs. Le Japon échange de plus en plus avec l'extérieur et développe un commerce international. Okinawa sert de pont entre le Japon et la Chine. Guildes et prêteurs japonais font leur apparition. Le Kinai prospère reste le coeur du pays. Les paysans, dont la condition se dégrade à cause de la structuration d'une économie désormais monétaire, sont mécontents de la puissance de ces nouvelles couches sociales de marchands, souvent urbaines. Les révoltes rurales se multiplient. Les guerres d'Ônin ravagent la capitale impériale, Kyôto, pendant dix ans. La culture de cour s'efface devant celle de milieux plus humbles : poèmes renga, jeux de mots, farces, énigmes, théâtre, favorisés par des mécènes. La mode chinoise recule dès le XVème siècle en faveur de productions nationales, dont la généralisation du tatami.
Le nom de la période Sengoku fait référence à celle des Royaumes Combattants en Chine. L'inversion des hiérarchies continue jusqu'aux années 1570. La centralisation du pouvoir par les seigneurs de guerre se heurte à l'aspiration à l'autonomie locale. C'est dans les régions périphériques que les seigneurs de guerre construisent d'abord de mini-Etats, qu'ils vont ensuite étendre. Les communes villageoises, les communes régionales se multiplient, de même que les ligues de la secte ikkô à caractère religieux. L'autonomie urbaine qui va de pair avec l'autodéfense se développe également. Les bourgeois triomphent mais constituent aussi une culture laïque qui annonce la modernité. Le pouvoir du shôgun s'effrite tandis que montent en puissance les seigneurs de guerre. Cette nouvelle couche est bien différente des anciens gouverneurs de province. Leur pouvoir ne tient à aucune forme légale. Les Portugais arrivent à Tanegashima en 1543. Les seigneurs de guerre comprennent alors le besoin d'assurer une base économique pour construire un puissant outil militaire, afin d'unifier le pays. La période Sengoku est une renaissance qui prépare l'avènement d'un nouveau monde japonais.
L'historien termine son ouvrage par la comparaison entre Moyen Age européen et japonais. Cette réflexion existe chez les Européens dès le XVIème siècle ; chez les Japonais, elle survient au XIXème siècle quand il s'agit de montrer que le Japon est aussi moderne que l'Europe. L'idée de la similitude entre les deux périodes n'est remise en cause qu''après 1945. Malgré les différences évidentes, on remarque des similitudes : naissance d'une société locale dominée par des notables militarisés ; bond économique et technologique ; phénomène monastique. Mais les deux sociétés n'évoluent pas toujours de manière identique. Le Japon semble plus violent que l'Europe. En outre, la sortie de période ne débouche pas sur le même résultat et les différences semblent l'emporter sur les ressemblances.
Un ouvrage intéressant complété par beaucoup de notes, une bibliographie volontairement occidentale pour ne pas décourager le lecteur, des cartes incorporées au fil du texte et une chronologie détaillée de la période au début du livre.