L'objectif
de cet article est d'analyser, à partir des vidéos mises en ligne
par ce groupe rebelle syrien1,
sa composante militaire : tactiques, matériels, propagande et
communication également. L'histoire politique du groupe a été bien
traitée en anglais, je ne reviens que sur les développements
récents en guise d'introduction.
La
résilience d'Ahrar al-Sham
Ahrar
al-Sham, une des plus vastes formations rebelles sunnites en Syrie,
est né dès 2011, après le début de l'insurrection contre le
régime syrien. Le groupe est formé par d'anciens détenus des
geôles du régimes, emprisonnés pour leurs prises de position
islamistes ou pour avoir participé à l'acheminement de combattants
en Irak. Soudés par l'épreuve de l'emprisonnement à Sednaia,
prison au nord de Damas où un quartier spécial leur est réservé,
ces islamistes sont rapidement relâchés par le régime et
reprennent leurs activités clandestines pour créer de nouvelles
cellules. Ces cellules se coordonnent entre elles, particulièrement
dans les provinces de Idlib et de Hama, qui restent le fief du
groupe2.
Depuis,
Ahrar al-Sham a traversé toutes les épreuves imposées à
l'insurrection syrienne, y compris après la dislocation du Front
Islamique, puissante coalition formée en novembre 2013 et qui s'est
peu à peu effilochée jusqu'au printemps 2015. Souvent décrit comme
salafiste, le groupe cherche à établir un Etat religieux sunnite en
Syrie. Récemment, il s'est rapproché de la Turquie d'Erdogan. Le 22
mars 2015, Ahrar al-Sham a absorbé Suqour al-Sham, autre composante
du défunt Front Islamique. Suqour al-Sham, qui combattait dans le
Jabal al-Zawiya de la province d'Idlib, a été à ses débuts un des
groupes les plus puissants de l'insurrection syrienne, avant de
commencer à décliner fin 2013-début 2014, en raison des pertes
subies et des défections vers l'Etat Islamique.
Ahrar
al-Sham lui-même a bien failli être disloqué quand une mystérieuse
explosion a décapité tout son commandement, dont son chef
historique Hassan Aboud, le 9 septembre 20143.
Si Ahrar al-Sham a survécu à ce coup dur, c'est que le groupe a une
grande résilience, mais peut-être aussi a-t-il reçu un soutien
plus massif de la Turquie et du Qatar, soucieux de contrer la montée
en puissance du front al-Nosra. Au moment de la fusion de mars 2015,
Ahrar al-Sham disposerait ainsi de 15 000 combattants et le groupe
est présent dans 10 des 14 provinces syriennes4.
Le mouvement a souvent absorbé d'autres groupes intégrés dans une
coalition : c'est ce qui s'était passé après la formation par
Ahrar al-Sham du Front Islamique Syrien, fin 2012. Avec le Front
Islamique créé en novembre 2013, Ahrar al-Sham a dû s'affronter
avec l'autre puissant groupe de la coalition, Jaysh al-Islam, avec
lequel au moins un accrochage a eu lieu, Ahrar al-Sham restant plus
proche de Liwa al-Tawhid à Alep, bien que le jeu entre factions
rebelles dans la ville soit des plus complexes. Le Front Islamique
Kurde et la brigade Haq de Homs, autres composantes du Front
Islamique, ont finalement été absorbés par Ahrar al-Sham, en
décembre 2014.
Quel
armement ?
La
soixantaine de vidéos mises en ligne par Ahrar al-Sham depuis le 1er
juillet donne un bon aperçu de l'arsenal utilisé par le groupe dans
les combats du conflit.
Une
vidéo de 2 juillet présente un LRM Type 63 (12 roquettes de 107 mm)
en action, accompagné d'un mortier lourd de 120 mm5.
Le même jour, une vidéo montre un technical armé d'un canon
bitube de 23 mm tirer de nuit sur les positions du régime à Zahra6.
Parmi
le matériel qui apparaît sur la vidéo de propagande du 5 juillet,
on note un T-72 et ce qui semble être un ZSU 23/4, mais aussi un 2S1
et un canon M46 de 130 mm.
Le
6 juillet, un technical avec lance-roquettes artisanal à 4
tubes est utilisé pour pilonner les positions du régime à
Mirdash7.
Le
9 juillet, c'est un petit mortier de 50 mm qui est employé pour
bombarder les positions du régime à Houla8.
La même cible est tirée à distance par deux technicals,
l'un armé d'un canon de 23 mm, l'autre d'une mitrailleuse de 12,7
mm9.
Le
12 juillet, on peut encore voir le mortier de 50 mm en action contre
le village de Houla10.
Le
14 juillet, c'est un lance-roquettes Grad monté sur un
technical qui tire de nuit sur les positions du régime11.
Le
19 juillet, une séquence met en scène un groupe de combattants
d'Ahrar al-Sham, progressant en file indienne et profitant des
couverts12.
Le
23 juillet, Ahrar al-Sham poste une vidéo d'un de ces canons
artisanaux, de gros calibre, probablement 152 mm, en train de faire
feu13.
Ce même jour, on peut voir des missiles artisanaux « Eléphants »
tirés sur des positions ennemies à Idlib14.
Une autre vidéo tournée de nuit montre l'explosion d'un BMP
commandé à distance sur des positions du régime15.
Une autre vidéo montre un tir de roquette sur un affût posé au
sol, avec angles d'inclination variés16.
Le
24 juillet, on observe une batterie de mortiers artisanaux faire feu
sur les positions du régime17.
Sur le front de Lattaquié, on peut voir tirer à nouveau un LRM Type
63 et un technical armé d'un canon bitube de 23 mm18.
Le
25 juillet, un mortier de 82 mm tire sur les positions du régime19
dans la province de Hama ; on retrouve le technical armé
d'un canon de 14,5 qui tire sur le même objectif20.
Le
27 juillet, c'est un « canon de l'enfer » et un
mortier de 82 mm qui tirent sur les positions du régime21.
On voit ce même jour un technical armé d'un canon bitube de
14,5 mm et un autre d'un canon de 37 mm avec bouclier tirer sur le
même objectif22.
Ce même jour, un mortier de 120 mm et deux LRM (un Type 63 et) font
feu de concert sur les positions du régime23.
Une autre vidéo montre un char T-62 pilonnant à distance des
positions du régime24.
Un canon D-30 de 122 mm est employé en tir tendu pour un pilonnage
de colline à colline25.
On voit aussi un autre canon artisanal couplé avec un mortier de 120
mm pour un pilonnage26.
Une autre vidéo montre deux technicals, l'un armé d'un canon
AA de 57 mm, et l'autre d'un canon AA de 37 mm (avec bouclier de
protection), tirer sur un objectif27.
Sur une autre vidéo, on revoit ce même technical avec un
autre probablement armé d'une pièce bitube de 23 mm28.
Le
28 juillet, une vidéo montre un canon M46 de 130 mm en action29.
Lors d'une autre prise au sud de Jisr-as-Sughur, on peut voir un char
T-72 du groupe et aussi que les fantassins sont transportés en
pick-up30.
Un mortier artisanal tire également contre Zahra, au nord-ouest
d'Alep31.
Une vidéo montre aussi une mitrailleuse lourde de 12,7 mm tirer sur
des fuyards du régime32.
Le
29 juillet, un technical équipé d'un LRM tire sur les positions du
régime dans la province de Hama33.
Le bombardement continue de nuit avec des affûts de roquettes au
sol34.
Le
30 juillet, on peut voir un technical avec canon de 14,5 mm
ouvrir le feu sur une position fixe du régime35.
Un LRM Type 63 tire quant à lui sur les positions adverses à
Idlib36.
Le
2 août, on aperçoit à nouveau la batterie de mortier de 120 mm, de
Type 63 et de RAK-12 faire feu37.
Le canon D-30 est également vu en action38.
Un LRM Type 63 tire aussi de nuit39.
Le
3 août, une opération dans la province de Hama mobilise plusieurs
dizaines de combattants, des mortiers, un technical armé d'un
canon de 23 mm. Les fantassins disposent d'une mitrailleuse de 12,7
mm en position fixe ; l'un d'entre eux tire à la PK40.
Le
4 août, c'est un char T-55M qui tire sur les positions du régime41.
On peut encore voir un LRM RAK-12 en plein tir42.
Le canon M46 tire aussi avec un angle d'élévation assez important43.
Ahrar al-Sham dispose aussi d'un obusier allemand de 105 mm datant de
la Seconde Guerre mondiale (10.5 cm leFH 18M), que l'on peut voir
tirer aux côtés d'un mortier de 120 mm44.
Un autre LRM RAK-12 tire dans la province de Hama45.
Le
9 août, 3 technicals, un armé d'un canon de 57 mm, un autre
d'un bitube de 23 mm, et un autre d'un quadritube de 14,5 mm, tire
sur un bâtiment occupé par le régime48.
Pièces
d'artillerie d'Ahrar al-Sham, d'après les vidéos de juillet-août
2015 | |||
LRM | Mortiers | Canons | Canons ou
mortiers artisanaux |
Type 63 (12x107
mm) = 4 RAK-12 = 2 | 120 mm = 3 50 mm = 1 82 mm= 2 | M46 de 130 mm = 1 D-30 de 122 mm = 1 10.5 cm leFH 18M =
1 | Canon artisanal,
200 mm (?) = 1 Roquettes
artisanales « Eléphant » = au moins 2 lanceurs. Canon de l'enfer =
2 Mortiers
artisanaux = 1 |
Total = 6 | Total = 6 | Total = 3 | Total = 6 |
Véhicules
d'Ahrar al-Sham, d'après les vidéos de juillet-août 2015 | ||
Technicals | Chars | Véhicules
blindés |
Avec bitube ZU de
23 mm = 5 Avec LRM 4 tubes =
1 Avec mitrailleuse
DshK de 12,7 mm = 1 Avec LRM 14 tubes
= 1 Avec monotube KPV
de 14,5 mm = 2 Avec canon AA de
37 mm et bouclier = 1 Avec canon AA de
57 mm = 2 Avec monotube ZU
de 23 mm = 1 Avec quadritube de
14,5 mm KPV = 1 | T-72 = 2 (?) T-62 = 1 T-55M = 1 | Automoteur
antiaérien ZSU 23/4 = 1 (?) Automoteur
d'artillerie (122 mm) 2S1 Gvozdika = 1 BMP (bourré
d'explosifs et télécommandé) = 1 |
Total = 15 | Total = 4 | Total = 3 |
Cet
état des lieux nous permet de tirer quelques conclusions. Tout
d'abord, il faut noter que manifestement, Ahrar al-Sham ne reçoit
pas régulièrement d'armements venus de l'étranger : si l'on
excepte les LRM RAK-12 croates, peut-être capturés sur un groupe
rival d'ailleurs, toutes les autres armes ont été prises au régime
ou se trouvent dans le pays ou à proximité. On peut noter aussi la
faiblesse des moyens lourds : une vingtaine de pièces
d'artillerie, avec seulement 3 pièces lourdes. La présence de
l'obusier allemand de 105 montre par ailleurs que les armes et leurs
munitions ne sont pas une denrée facile d'accès comme on pourrait
le croire, en tout cas pas pour Ahrar al-Sham. A l'inverse, on note
que plus d'un tiers des pièces est constitué de constructions
artisanales, canons ou mortiers, pour pallier le manque d'armes. En
ce qui concerne les véhicules, le contast est le même : les
trois quarts ou presque de ceux visibles sont des technicals,
soit montés par les rebelles, soit pris sur le régime (comme c'est
probablement le cas de ceux embarquant le canon antiaérien de 57
mm). Les chars sont peu nombreux : 1 T-62, 1 T-55, peut-être 2
T-72 pris au régime, 1 BMP utilisé comme projectile télécommandé.
On ne peut donc pas dire qu'Ahrar al-Sham est un groupe rebelle
surarmé, même si l'armement léger semble lui ne pas faire défaut
(jusqu'aux mitrailleuses).
Tactique/stratégie
Quel
bilan dresser des tactiques employées par Ahrar al-Sham, avec
l'armement décrit ci-dessus ? Quelques remarques s'imposent.
Dépourvu
de moyens lourds, le groupe rebelle, comme le montre la majorité des
vidéos, procède à des frappes indirectes sur les positions du
régime ou de ses adversaires de l'insurrection. Les mortiers,
canons, LRM et autres engins artisanaux sont utilisés pour des tirs
tendus ou courbes sur des positions fixes. De la même façon, les
technicals avec les canons de différents calibres sont
employés pour la même mission. On note aussi que les bombardements
ou tirs sont non seulement diurnes, mais également nocturnes.
Les
véhicules, hormis les technicals, sont employés à diverses
fins. Les chars servent essentiellement de plate-forme d'artillerie
mobile. On les voit aussi mobilisés pour les assauts. On a pu
constater que certains véhicules comme les BMP étaient parfois
employés comme artillerie de remplacement en étant bourrés
d'explosifs, télécommandés à distance et jetés sur des positions
du régime pour ouvrir la voie.
Les
assauts restent d'ampleur limitée : quelques dizaines d'hommes
au maximum (qui évoluent à pied ou sont transportés préalablement
par pick-up), soutenus par toutes les armes disponibles localement
-artillerie, blindés, technicals, etc. Il est manifeste
qu'Ahrar al-Sham a le souci d'économiser la vie de ses hommes,
dépensant davantage les munitions (en particulier obus, roquettes et
munitions de technicals). L'artillerie est parfois organisée
en batterie, comme dans le cas de ce mortier de 120 mm couplé à un
LRM Type 63 et à un LRM RAK-12, fréquemment vu dans les vidéos
tirer depuis la même position (ce qui laisse penser que le régime
n'a pas de moyens de contre-batterie localement). Les pièces lourdes
en revanche (M46, D30, obusier allemand de 105) opèrent plutôt
individuellement. Une des dernières vidéos est intéressant car
elle montre la puissance de feu que peut représenter l'emploi de
plusieurs technicals combinés, avec canons de 14,5, 23 et 57
mm. Une des vidéos de propagande du groupe permet de comprendre que
les attaques sont préparées au moyen de photos satellites.49.
Propagande/communication
Les
vidéos étudiées ici ne sont que l'instrument de communication,
parmi d'autres biais, du groupe rebelle Ahrar al-Sham. La stratégie
de communication de la formation appelle plusieurs remarques.
On
peut déjà dire qu'au bout de plus de 4 ans de conflit, elle a
évolué. Les vidéos concernant les opérations sont beaucoup plus
restreintes dans leur contenu et beaucoup plus « montées »
aussi qu'elles ne l'étaient probablement il y a quelques années. Le
groupe fait le choix très clair de privilégier les frappes
indirectes, les bombardements, les tirs à distance, plutôt que les
assauts à proprement parler (qui sont par ailleurs d'ampleur
limitée). En outre, plusieurs vidéos renvoient directement à la
propagande mise en oeuvre par le mouvement.
Une
vidéo de propagande de Ahrar al-Sham, le 5 juillet, met en scène
les combattants, sur fond de chant islamique, avec le rappel des
pertes douloureuses (notamment des chefs tués dans l'explosion du 9
septembre 2014), et montre aussi l'évolution du groupe sur le plan
militaire, passant des attaques à la bombe à l'emploi d'armes
légères puis de plus en plus lourdes (technicals, canons
sans recul, chars, etc)50.
Le
25 juillet, on peut voir dans une vidéo un camp d'entraînement
d'Ahrar al-Sham, avec de nombreuses recrues, portant un brassard avec
l'emblème du groupe51.
Le même jour, un combattant présente les cadavres de membres du
régime tués lors de combats dans la province de Hama, stockés dans
un pick-up52.
C'est la seule occasion où l'on verra des cadavres adverses.
Le
28 juillet, Ahrar al-Sham tourne une vidéo montrant une dizaine
d'hommes du régime, accompagné d'un véhicule blindé, s'enfuir
devant l'assaut de ses combattants53.
Deux autres vidéos montrent respectivement la position conquise et
les réponses de chefs militaires du mouvement sur les progrès dans
l'ouest de la province d'Idlib. Une autre vidéo se situe au sud de
Jisr, à l'ouest de la province d'Idlib, près de la frontière avec
la province de Lattaquié. Une autre vidéo montre une station
d'électricité thermique capturée par Ahrar al-Sham54.
La vidéo suivante cherche à montrer qu'Ahrar al-Sham contrôle la
grande route menant à la province de Lattaquié, jonchée de
carcasses détruites, dont un char et un technical armé d'une
pièce de 23 mm55.
Le
31 juillet, une assez longue vidéo présente à nouveau un camp
d'entraînement d'Ahrar al-Sham56.
Les combattants sont entraînés, apparemment, à embarquer des
prisonniers à bord de pick-up, à entrer dans les bâtiments, à
neutraliser des sentinelles, à manoeuvrer avec des technicals.
On s'entraîne également au close-combat,à se déplacer en
environnement urbain ou dans des tunnels. Du personnel est même
déguisé en soldats du régime pour les exercices57.
Lors
d'une opération à Hama, on peut voir, après les images de combat,
un parcours d'entraînement du groupe ; Ahrar al-Sham fait aussi
reconstruire les routes endommagées avec des bulldozers58.
Une
vidéo du 6 août montre à nouveau un camp d'entraînement59.
Outre la prière, la vidéo montre une technique pour accéder aux
fenêtres des bâtiments avec une perche. Une grande attention est
portée au combat urbain.
Le
7 août, une vidéo sous-titrée en anglais raconte le parcours d'un
combattant du groupe, al-Mugheera60.
Agé de 18 ans, le jeune homme se considère déjà comme un martyre.
Son père témoigne également dans la vidéo : il a combattu
avec son fils lors de la libération de la ville de Raqqa, et son
fils a également participé à la bataille de la base aérienne de
Taftanaz. Comme on peut le voir sur les images, le jeune homme, qui
se déplace en béquilles, a perdu le pied droit. Lors d'une bataille
à Idlib, on peut voir un T-72 en action. Le char est endommage ;
al-Mugheera, envoyé en éclaireur au-delà d'un mur, saute sur une
mine.
Une
vidéo postée le 9 août consiste en une compilation des séquences
mises en ligne en juillet-août, avec rajouts de quelques autres
séquences61.
1Une
soixantaine de vidéos ont été visionnées, étalées entre le 1er
juillet et le 9 août environ.