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Timothy C. DOWLING, The Brusilov Offensive, The Indiana University Press, 2008, 208 p.

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Timothy Dowling a servi à l'ambassade américaine à Moscou, avant d'être diplômé de l'université. Il a enseigné à l'école internationale de Vienne avant de prendre un poste au Virginia Military Institute.

Comme il le rappelle en introduction, le front de l'est reste un des grands oubliés de la Grande Guerre. C'est pourtant là que combat entre un cinquième et un quart de l'armée allemande, avec 2 millions de soldats austro-hongrois. C'est sur ce front que certains officiers allemands établissent leur réputation, qu'on teste les gaz de combat et le "barrage roulant" d'artillerie. L'historiographie anglo-saxonne, jusqu'aux années 1990, n'a bénéficié que de l'ouvrage de N. Stone, datant de 1975, qui n'avait pas accès aux archives soviétiques. A partir de la décennie 90, les traductions d'ouvrages allemands, en particulier, se multiplient. Les historiens occidentaux avaient jusque là tendance à mélanger la Grande Guerre à l'est et les révolutions russes. Côté russe, l'histoire du conflit n'en est encore qu'à ses balbutiements. Pourtant l'offensive Broussilov, poursuivant la stratégie russe depuis 1914, a contribué à fracasser l'armée austro-hongroise, uniquement sauvée par la rapidité de l'intervention allemande. Elle jette aussi les bases de la révolution au sein de l'armée tsariste. Broussilov tranche avec le profil des autres officiers généraux russes : son offensive, d'ailleurs, n'a rien à voir avec le schéma habituel suivi depuis 1914. Il sert d'ailleurs le gouvernement provisoire, mais en voit les limites sur le plan militaire : l'offensive Kerensky, parfois appelée seconde offensive Broussilov, échoue après quelques succès initiaux. Il est remplacé à la tête des armées russes par Kornilov en juillet. Arrêté quelques mois après la révolution d'Octobre, il ne rejoint les bolcheviks qu'au printemps 1920. Il meurt en 1926, devenue une figure militaire respectée même par l'URSS.


 

En avril 1916, la Stavka se réunit pour discuter de la prochaine offensive d'été. Les généraux russes sont sceptiques : une attaque sur le lac Naroch, en mars, a été repoussée avec des pertes sévères. Alekseïev, le chef d'état-major, espère pouvoir réunir 7 à 800 000 hommes à l'été pour attaquer sur les fronts centre et nord. C'est alors que Broussilov, qui commande le front sud-ouest, propose d'attaquer également sur son front, à parité de forces en présence. Les autres généraux, surpris, sont plus que réservés. Il faut dire que l'armée russe n'a pas brillé depuis 1914. La faute à un manque d'anticipation, en dépit du travail du ministre de la guerre Soukhomlinov, entre 1909 et 1915. La production d'armes, surtout d'artillerie, a été relancée, mais les canons sont bloqués dans les forteresses. Mais comme la production de munitions, elles aura du mal à suivre le rythme d'une guerre industrielle. Les dernières innovations en termes de communication, transport, etc, font largement défaut à l'armée tsariste. Celle-ci compte aussi sur le nombre, et met en avant le culte de l'offensive, la charge à la baïonnette. Le corps d'officiers, largement issu de la noblesse, est peu formé à la chose militaire. Les chefs de l'armée doivent davantage leur place à des intrigues de cour ou politiques qu'à leur compétence propre. Les autres officiers, parfois vétérans de la guerre russo-turque, ont passé leur carrière à des fonctions d'état-major. En revanche, le soldat russe a parfois l'expérience de la guerre russo-japonaise et il est reconnu comme tenace en défense. En août 1914, les Russes enfoncent l'armée austro-hongroise en Galicie, alors que plus au nord se joue le désastre de Tannenberg. L'offensive allemande sur Varsovie, en septembre, est contrée par les Russes, mais les Allemands enfoncent un coin dans la ligne russe et prennent Lodz en novembre. L'armée austro-hongroise sort néanmoins décimée des premiers mois de guerre. Celle-ci se saigne encore en essayant de dégager la forteresse de Przemysl, assiégée par les Russes, et qui doit capituler en mars 1915. Les Austro-Hongrois perdent 600 à 800 000 hommes, dont leurs derniers officiers expérimentés -le commandement austro-hongrois étant lui aussi largement inepte, surtout aux échelons supérieurs, les moins touchés par ailleurs dans les pertes. Le front sud-ouest russe piétine lui aussi, faute de renforts et d'approvisionnement. Falkenhayn, nouveau chef d'état-major allemand, décide de prélever des troupes du front ouest pour frapper un grand coup à partir de l'ouest de la Galicie : l'offensive Gorlice-Tarnow démarre le 1er mai 1915, pulvérise le front russe, crée un saillant autour de Varsovie. Les Russes perdent Przemysl, et entament la "Grande Retraite", abandonnant Varsovie, leurs forteresses et leurs canons. Nicolas II limoge le grand-duc Nicolas et prend lui-même la tête de l'armée en septembre 1915, avec Alekseev comme chef d'état-major.

Début 1916, l'armée russe connaît un sérieux problème d'effectifs : les pertes ont été telles en 1915 qu'Allemands et Austro-Hongrois se pensent à l'abri. En réalité, Polivanov, ministre de la Guerre de juillet 1915 à juillet 1916, a organisé la levée de 2 millions d'hommes, dont l'entraînement est amélioré. Broussilov, né en 1853, a servi dans la cavalerie, a observé les armées étrangères et combattu contre le Japon. Avant la guerre, il sert en Galicie, secteur qu'il connaît donc bien dans les premiers mois des hostilités : à la tête de la 8ème armée, il y  remporte des succès et prend ensuite le commandement du front. Il se sort relativement bien de l'offensive allemande de Gorlice-Tarnow. Broussilov, pour la nouvelle offensive, ne peut appliquer le modèle allemand qui consiste à utiliser l'artillerie, lourde en particulier, en barrage roulant, pour appuyer l'avance de l'infanterie. Il choisit d'imiter les tactiques françaises en Champagne, en septembre 1915 : utilisation de places d'armées pour approcher le plus possible les troupes d'assaut de la tranchée adverse. En outre, pour tromper l'adversaire, il étend les préparatifs à tout le front pour masquer le secteur d'attaque. Des sapes sont creusées pour que les troupes débouchent à 100 m voire 60 m de la tranchée adverse. Broussilov fait photographier par avion les positions ennemies, recoupent les photos avec les informations des prisonniers. Les Russes s'entraînent à l'assaut sur des répliques de positions ennemies construites à l'arrière. L'artillerie doit ouvrir rapidement le feu puis museler les canons ennemis. Broussilov ne cache pas ses préparatifs, mais en face, on ne s'inquiète guère. Les Austro-Hongrois sont davantage préoccupés par le front italien : le dernier assaut russe, en décembre 1915, au sud-ouest, s'est brisé sur les lignes austro-hongroises. Les renforts austro-hongrois se contentent d'améliorer la première ligne : ils ne sont pas entraînés ni éprouvés par une défense active, et les lignes n'ont aucune profondeur. L'armée austro-hongroise manque tout simplement d'encadrement compétent ; mais le général allemand Linsingen ne peut commander complètement le front sud-ouest, en raison de la présence de l'archiduc Joseph Friedrich, qui dirige la 4ème armée austro-hongroise. Les Austro-Hongrois sont conscients des préparatifs, grâce à leurs patrouilles, mais leur artillerie ne tire pas, pour économiser les obus. Un sentiment de confiance prévaut. Alexseïev demande à Broussilov de retarder l'offensive le temps que Kouropatkin et Evert, qui commandent les fronts nord et ouest, soient prêts, mais Broussilov n'en a cure.

 Le 4 juin 1916, l'artillerie russe ouvre le feu pour une courte préparation à l'aurore. La contre-batterie  autrichienne tombe dans le vide. L'infanterie russe sort pus tard et enfonce les positions austro-hongroises, quand celles-ci ne sont pas emportées par surprise ; l'armée d'Autriche-Hongrie, une fois la première ligne percée, n'a quasiment plus de réserves à jeter face à la déferlante russe. La 7ème armée austro-hongroise à elle seule, dans les premières semaines de combat, perd 133 000 hommes dont 40 000 prisonniers. Malgré le renfort allemand, les troupes des Puissances Centrales n'ont d'autre choix que de reculer. Le problème est que Kouropatkin et Evert n'attaquent pas ; Alexseïev a beau envoyer des renforts à Broussilov tirés de leurs fronts, les Allemands vont avoir le loisir d'organiser une force pour colmater la brèche.

A la mi-juin, la 8ème armée russe, au nord, menace Lvov et Brest-Litovsk. Les 7ème et 9ème armées marchent sur la Bukovine et la Hongrie, au sud. Les Allemands imposent von Seeckt comme chef d'état-major de la 7ème armée austro-hongroise ; Falkenhayn aimerait surtout se débarrasser de Conrad von Hötzendorf, le chef d'état-major de Vienne. Broussilov enrage de voir les deux autres fronts inactifs. Il pousse au centre du front, contre la 4ème armée austro-hongroise. Mais les Russes s'enlisent à reprendre le terrain conquis par les contre-attaques de Linsingen. Dès le 19 juin, Broussilov arrête les frais le temps de se réorganiser. Alekseïev lui envoie finalement des renforts considérables, dont la Garde Impériale, constituée d'hommes solides mais commandés par des officiers incompétents. Faute de temps, Broussilov abandonne ses tactiques innovantes et revient à des assauts plus traditionnels, ce qui est critiqué par ses subordonnés. Les Allemands, de leur côté, sont préoccupés par Verdun, mais aussi par la possible entrée en guerre de la Roumanie. Ils envoient une division par armée austro-hongroise, mais au prix de la récupération progressive du commandement au sud-ouest du front de l'est. L'attaque d'Evert à partir du 2 juillet s'enlise rapidement, et les fronts septentrionaux ne bougeront plus. Les renforts affluent vers Broussilov, qui regroupe désormais plus de 700 000 hommes contre un peu plus de 420 000 aux coalisés.

Au sud, malgré de lourdes pertes, les Russes approchent de la Bukovine. Ils entrent dans Brody après une nouvelle offensive le 27 juillet. L'échec à Verdun et les soubresauts à l'est affaiblissent la position de Falkenhayn, mais de fait, les Allemands contrôlent déjà le commandement sur la partie austro-hongroise du front de l'est. Broussilov lance une diversion contre Vladimir-Volinsky pour attaquer Kovel, en particulier avec les Gardes. Mais les Allemands sont capables, à chaque fois, d'amener des réserves à temps pour parer les assauts. Des troupes turques arrivent également en Galicie.

Les Russes tentent de progresser dans les Carpathes au mois d'août, et relancer la poussée sur Lvov. L'afflux de réserves allemandes empêche les Russes de progresser en Bukovine. Les Gardes se sont épuisés autour de Kovel : reprenant les tactiques de Broussilov, ils ont été desservis par le terrain et par la domination aérienne reconquise par les Allemands. Au 15 août, l'offensive s'arrête. La Roumanie, inspirée par les défaites austro-hongroises, entrent en guerre du côté de l'Entente le 27. Mais elle ne profite pas de son avantage initial, alors que Falkenhayn est limogé et qu'Hindenbourg a la mainmise sur le front de l'est. La Roumanie voit s'ajouter aux Allemands, aux Turcs et aux Austro-Hongrois les Bulgares : peu soutenus par les Russes et par les Français, les Roumains sont défaits lors d'une campagne éclair qui s'empare de Bucarest en décembre.

Pour Dowling, l'offensive Broussilov, et le désastre roumain, marquent la fin de l'armée tsariste. Celle-ci perd en effet 2 millions d'hommes, dont un million de tués, pendant l'été 1916. Résultat  : une pénurie d'hommes (au moins 300 000) et surtout de cadres. A la fin de l'année, 70% des officiers subalternes sont issus du monde paysan, et la contestation dans les rangs de l'armée enfle. Dès le mois d'octobre, les refus de monter en ligne, les mutineries de régiments se multiplient. Le paradoxe est que l'offensive Broussilov valide la réforme entamée depuis 1915. Les Russes ont avancé de 50 km, voire 125 km au plus, au sud. Ils ont capturé 400 000 prisonniers et infligé au total 1,5 millions de pertes à l'ennemi. Broussilov voyait son offensive comme un succès tactique et non stratégique ; il pensait avoir sauvé les Italiens de la défaite et soulagé les Anglo-Français. On sait maintenant que ce dernier point est erronné. Ce sont les Austro-Hongrois qui sont les grands perdants : l'offensive détruit les deux tiers de leur armée. Plus grave, 60% de ces pertes sont constitués de prisonniers, qui pour la plupart ont tout simplement déserté. Et le phénomène ne touche pas que les unités dites "slaves", mais aussi les régiments autrichiens. La faute à un encadrement défaillant, notamment au plus haut niveau. En septembre 1916, les Allemands ont de fait pris le contrôle de la guerre à l'est : les Austro-Hongrois ne pèsent plus d'aucun poids. Broussilov échoue à capitaliser sur son succès tactique faute d'attaques sur les autres fronts, et aussi parce que Alekseïev tarde trop à lui envoyer des réserves prélevées ailleurs, ce qui laisse le temps aux Allemands de le faire de leur côté. Mais Broussilov a aussi choisi d'étaler ses forces sur un large front, et il est revenu à des méthodes d'assaut par l'infanterie beaucoup plus conventionnelles dans la deuxième phase de l'offensive, s'acharnant sur Kovel au lieu de pousser en Bukovine. L'offensive Broussilov est bien l'un des moments décisifs de la guerre à l'est : elle met à la fois l'Autriche-Hongrie hors-jeu et jette certaines bases de la révolution russe. C'est là tout son intérêt. 

Il est d'ailleurs dommage que si peu de pages soient consacrées à l'idée phare de Dowling dans sa conclusion, à savoir que la modernisation de l'armée russe a miné, quelque part, les fondements du régime tsariste. Pour le coup, l'auteur ne fait peut-être pas assez le lien entre l'offensive Broussilov et les révolutions de 1917. Dowling se sert surtout de sources primaires autrichiennes, les sources allemandes ayant largement disparu. Les sources secondaires russes et allemandes sont assez anciennes : Dowling s'appuie surtout, pour les travaux récents, sur les historiens américains et autrichiens. Assez étrangement d'ailleurs, il manque des titres récents, comme un ouvrage de P. Gatrell, et surtout l'article fondamental de D.R. Jones sur l'armée russe pendant la Grande Guerre, qui serait venu appuyer son propos ou le compléter. Manifestement Dowling a un peu de mal avec l'allemand, car on remarque plusieurs fautes dans les titres de la bibliographie, ainsi que des erreurs dans les tableaux d'équivalence des grades. Néanmoins, son livre reste un ouvrage important, et quasi unique sur le sujet, à compléter par d'autres lectures.



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