Alexandre Dupilet, agrégé et docteur en histoire, enseigne, comme moi, dans le secondaire. Il avait signé il y a quelques années un livre sur la Régence. Cette année, il sort chez Tallandier une biographie du cardinal Dubois.
Précepteur du régent Philippe d'Orléans, secrétaire d'Etat des Affaires Etrangères, archevêque de Cambrai, cardinal, premier ministre de Louis XV : une carrière faste pour le petit abbé originaire de Brive, pourtant tourné en dérision dès son vivant. Cette image négative, léguée par Saint-Simon et les libelles de la Régence, a été reprise et amplifiée par la suite. Elle est pour ainsi dire consacrée par l'acteur Jean Rochefort qui joue Dubois dans le film de 1975 réalisé par Bertrand Tavernier, Que la fête commence. Des tentatives de réhabilitation ont été entreprises par des historiens de la IIIème République, mais en oubliant les côtés sombres du personnage. Pour Alexandre Dupilet, l'oeuvre accomplie par Dubois est pourtant considérable. L'historien se propose de livrer une nouvelle biographie, répondant à des questions en suspens et pesant le pour et le contre du personnage.
Dubois n'est pas issu d'un milieu pauvre à l'excès, comme le veut la légende noire. Fils d'un apothicaire de Brive, né en 1656, il étudie au collège de la ville. Facétieux à l'école, il bénéficie néanmoins d'une bourse pour aller étudier à Paris en 1672. C'est là qu'il devient précepteur pour des familles parisiennes fortunées : il est introduit auprès de la maison d'Orléans mais se fait remarquer aussi pour son éloquence et son esprit pétillant. Il devient sous-précepteur du duc de Chartres en janvier 1683.
Le duc a alors 9 ans. Aimé de ses parents, idolâtré surtout par sa mère, il ne peut néanmoins trouver dans ceux-ci de véritables modèles. Il reste cantonné par Louis XIV dans les seconds rôles, malgré ses prouesses lors de la guerre de la Ligue d'Augsbourg. Dubois, qui a assez bien cerné son élève, lui donne une éducation classique mais ambitieuse. Rien de novateur, mais Dubois sait s'imposer comme le précepteur du duc à lui seul. Il n'a pas encouragé le duc au plaisir des femmes, même s'il ne dédaignait pas y toucher, bien que tonsuré.
En 1691, Dubois accompagne son élève à la guerre dans les Pays-Bas espagnols. Il y devient son secrétaire particulier. L'abbé est alors victime d'une première cabale : les parents lui reprochent de ne pas empêcher le duc de s'entourer de soudards, et Louis XIV trouve que le duc est trop proche de son précepteur. C'est pourtant Dubois qui sert d'entremetteur pour le mariage de son élève avec Mlle de Blois, fille naturelle du roi, qui ne sera pas heureux. Le duc connaît alors une disgrâce d'une dizaine d'années. Dubois, lui, accompagne le duc de Tallard pour une première mission diplomatique en Angleterre, en 1698. Mais il revient de manière un peu précipitée, laissant penser à des mésententes avec le duc.
En 1701, à la mort de son père, Philippe devient duc d'Orléans. Dubois reste son principal conseiller, alors que le duc se replie sur ses affaires dometiques, tenu à l'écart de la guerre de Succession d'Espagne par Louis XIV. Dubois fait valoir les droits de son élève au trône d'Espagne. Il accompagne le duc, revenu en grâce, en Italie, en 1706, puis en Espagne l'année suivante. Son élève vole de succès en succès sur le plan militaire. Mais ses prétentions irritent Philippe V, et par ricochet, Louis XIV. En 1714, les décès successifs font du duc le futur régent du royaume en cas de mort du souverain.
Philippe d'Orléans a été pris au dépourvu par la mort de Louis XIV, mais il avait préparé les réformes gouvernementales à venir dès le début de l'année 1715. L'appui du Parlement lui permet de former comme il l'entend le conseil de Régence. Dubois sert alors de négociateur avec l'Angleterre de George Ier, représenté par Lord Stair. Partisan de l'alliance avec les Anglais, Dubois rallie le régent à ses vues, notamment après l'échec du soulèvement jacobite de 1716.
A La Haye, en juillet 1716, Dubois, qui voyage incognito sous le nom de chevalier de Saint-Albin, rencontre pusieurs fois l'Anglais Stanhope. En dépit de l'hostilité du maréchal d'Huxelles et de ceux qui veulent se rapprocher de la Russie, Dubois, maintenant à Hanovre, parvient à faire aboutir le projet d'alliance défensive en novembre 1716.
La Triple Alliance vaut à Dubois d'entrer au Conseil des Affaires Etrangères, en mars 1717. Les conseils de la polysynodie étaient moins dépourvus d'influence qu'on ne l'a parfois dit. Dubois s'y affronte à Torcy, de la famille Colbert, puissant ministre, et à d'Huxelles, notamment quand il s'agit de résoudre le conflit entre l'Espagne et l'Empire. Alberoni, le mauvais génie de Philippe V, le pousse à la guerre contre Charles VI. Dubois part en Angleterre avec Chavigny, une de ses créatures, pour apaiser les tensions.
Dubois, allié à Torcy, est en Angleterre pour former une Quadruple Alliance, mais en France, le régent tend l'oreille à ceux qui sont d'un avis opposé. Le maître doit tancer l'élève. Dubois doit affronter l'hostilité de la vieille cour pour la signature du traité, dans un contexte de fronde intérieure contre le Régent. L'accord est finalement conclu en août 1718.
Dubois songe alors à remplacer Huxelles à la tête des Affaires Etrangères. Il mène une campagne d'influence auprès du Régent dans ce but. Il l'incite aussi à supprimer les conseils et à rabattre le pouvoir du Parlement, trouvant comme allié de circonstance Saint-Simon. Le Régent adopte cette politique fin août 1718. Le mois suivant, Dubois obtient les Affaires Etrangères. Il touche peu à l'organisation du ministère. Les conseils sont supprimés. Surtout, Dubois garde un contact facile avec le Régent.
Il déjoue la conspiration de Cellamare, du nom du prince espagnol entré en contact avec la duchesse du Maine, opposante du Régent. L'Angleterre menace d'entrer en guerre contre l'Espagne. La France opère une volte-face et se rallie au Anglais, ce qui est mal compris de l'opinion. L'armée française entre en Espagne en avril 1719. Dubois, tout en visant désormais le chapeau de cardinal, soutient la Suède dans le nord de l'Europe. Par de savantes intrigues, il parvient à faire disgrâcier Alberoni en décembre 1719.
En février 1720, Philippe V finit par rejoindre la Quadruple Alliance, ce qui inquiète les Anglais. Les querelles anglo-espagnoles tournent autour de Gibraltar. Dubois dramatise son opposition avec Law, après avoir participé à l'établissement de son système entre 1716 et 1718. Law estime que la diplomatie de Dubois coûte trop cher à la France. Mais Dubois, devenu archevêque de Cambrai en juin 1720, peut compter sur le soutien du Régent, face aux cabales.
En 1721, France, Angleterre et Espagne consolident leurs alliances, renforcées dans le cas franco-espagnol par un mariage croisé : Louis XV épouse notamment l'Infante Marie-Anne Victoire. Dubois réconcilie l'Espagne et l'Angleterre autour de la France.
Il commence à penser au chapeau de cardinal au moment des négociations pour la Quadruple Alliance. Il peut compter sur le soutien anglais et sur celui de son homme à Rome, Pierre Laffitau. La campagne d'influence commence dès 1718. Reste le problème de la bulle Unigenitus, que le pape aimerait bien voir triompher dans le royaume. Seulement, Dubois a peu de prises sur le sujet, et le Régent ne le soutient que du bout des lèvres. Clément XI rechigne à lui accorder la fonction. En guise de consolation, Dubois devient archevêque de Cambrai : il faut d'ailleurs l'ordonner dans l'urgence, vu la fonction (!).
Malgré les efforts de Dubois sur la bulle Unigenitus, il doit attendre la mort de Clément XI et l'élection d'Innocent XIII, en mai 1721, qu'il a grandement favorisée, pour obtenir le titre de cardinal en juillet.
L'épisode sert l'ironie de la légende noire attachée à Dubois. On raille le "maquereau devenu rouget". Dubois marié, Dubois débauché, qui reçoit des coups de pied dans les fesses du Régent, qui ne sait pas réciter le latin pendant sa consécration : autant de ragots colportés par les diaristes, les chansons satiritques puis les chroniqueurs. Dubois se rendait certes aux agapes du Régent, qui n'avaient rien d'orgies. Il a bien eu une maîtresse officielle, Mme de Tencin.
En août 1722, Dubois atteint le summum de sa carrière en devenant Premier Ministre, ce qui bouleverse l'organisation de l'administration de la monarchie. En fait, Dubois tenait la fonction sans le titre depuis l'exil de Law. Il se débarrasse de ses adversaires : Torcy, Villeroy, alors qu'on ramène le jeune Louis XV à Versailles, inoccupé depuis la régence. Le Premier Ministre est, pour Dubois, une véritable barrière entre les ministres et le souverain.
Dubois doit encore affronter la cabale du duc de Chartres, fils du Régent, avant d'assister au sacre du roi. Il entre à l'Académie française en décembre 1722, puis à l'Académie des Sciences. Depuis août 1722, il donne la leçon à Louis XV. Dubois reste un bourreau de travail malgré une santé chancelante. Victime de rétention d'urine, il ne survit pas à l'opération tentée en août 1723. La fortune léguée par Dubois au Régent, qui la refuse, n'est pas aussi considérable que ses détracteurs l'ont dit : quelques centaines de milliers de livres. Le Régent suit son précepteur dans la tombe en décembre.
Alexandre Dupilet rappelle en conclusion que Dubois a laissé son empreinte sur la politique étrangère, avec la Triple Alliance pour commencer, moins en politique intérieure. Partisan de la monarchie absolue, Dubois s'est élevé à partir de rien, ou presque. Dubois est le génie politique de la Régence, son incarnation. Le personnage avait ses défauts ; c'est ce qu'en a retenu la mémoire. L'histoire, elle, est autrement plus compliquée.
Une synthèse efficace de réhabilitation complétée par une vingtaine de pages de notes et une autre vingtaine de pages de bibliographie. Manquent peut-être juste des cartes et quelques illustrations, hormis celle de couverture.