Cet ouvrage est la réédition en poche d'un livre paru en grand format dès 2007 chez Ellipses. Les deux auteurs cherchent à présenter au grand public l'ordre des chevaliers teutoniques, moins connu en France que les Templiers ou même que les Hospitaliers. Il s'agit de combler un vide, les historiens français étant peu nombreux à s'intéresser au sujet, mais l'objectif est aussi de ne pas traiter seulement la période médiévale de l'ordre mais également son histoire jusqu'à la période contemporaine. D'autant que l'ordre teutonique a une influence directe sur l'histoire de certains Etats actuels.
La naissance de l'ordre teutonique s'inscrit dans l'apparition de la guerre sainte au sein du monde chrétien occidental. Cette guerre sainte rencontre le pélerinage, revigoré aux Xème-XIème siècles, pour donner naissance à la croisade. La création des Etats latins de Terre Sainte accouche d'un ensemble précaire, entouré par les musulmans. C'est alors qu'apparaissent les Hospitaliers puis les Templiers, bientôt militarisés et liés de près à la Papauté. Les Teutoniques, quant à eux, naissent au moment de la Troisième Croisade, pendant le siège d'Acre. Un hôpital se crée spontanément du fait d'Allemands du Nord, soutenus par le duc de Souabe ; bientôt cet ordre en gestation reçoit aussi l'appui de l'empereur Henri VI. La création est sanctionnée par le pape Innocent III en 1199. En réalité, un hospice pour les pélerins allemands existaient déjà à Jérusalem avant 1187 : l'ordre ne naît pas donc ex nihilo.
Les débuts de l'ordre sont mal connus mais probablement difficiles. Les Teutoniques peinent à recruter. Il faut l'arrivée de Hermann von Salza comme grand maître, en 1209, pour que l'ordre s'impose comme un acteur politique et diplomatique de premier plan. Le grand maître participe à la cinquième croisade, aide Frédéric II à négocier l'accord avec le sultan égyptien pendant la sixième. Il soutient l'empereur contre le pape, même s'il tente ensuite de les réconcilier. Il a obtenu de la papauté l'exemption écclésiastique et féodale pour son ordre. C'est à ce moment-là que l'ordre teutonique se dote de statuts, qui ne changeront pas beaucoup avant le XVème siècle. Parallèlement les Teutoniques s'installent en Galilée, au nord-est d'Acre, où ils bâtissent le château de Montfort. La reconquête mamelouke détruit progressivement cette base territoriale, même si les Teutoniques font preuve de vaillance au siège d'Acre, en 1291. Reste que les chevaliers de Terre Sainte se heurtent de plus en plus au grand maître, plus tourné vers la Prusse et la Livonie. L'ordre obtient des terres à Chypre, en Petite Arménie, dans le Péloponnèse, dans la péninsule ibérique, dans les Pouilles et en Sicile (baillage modèle de l'ordre au XIIIème siècle), en Lombardie, en Italie centrale (où l'ordre dispose d'un procureur permanent auprès du pape), en France (dans l'Aube, la Nièvre, à Montpellier, Arles et quelques autres endroits, dans la Meuse notamment). Dans le Saint Empire, le maître d'Allemagne a la haute main sur les baillages de Hesse et de Thuringe, ainsi que sur celui d'Alsace. On compte aussi ceux d'Utrecht et des Vieux-Joncs, et les baillages plus pauvres et périphériques de Lorraine et de Westphalie. Celui de Franconie est créé plus tardivement. En Bohême et en Moravie, en Autriche, dans l'Adige, et à Coblence, les baillages échappent au contrôle du maître d'Allemagne, un personnage de plus en plus important dans l'ordre à partir de 1235. Dans l'Empire, l'ordre est plus implanté au centre et au sud ; dans cette dernière région le recrutement est quasi familial et les responsabilités dynastiques.
En 1211, les Teutoniques ont reçu du roi André II de Hongrie l'autorisation de s'implanter dans le Burzenland, pour repousser les Coumans. Mais l'aventure tourne court : le roi, inquiet d'une installation teutonique pérenne, les chasse une dizaine d'années plus tard. Les Teutoniques en tirent les leçons quand le prince polonais Conrad de Mazovie les appelle, en 1225, pour combattre les Prutènes, rétifs à la conversion et à l'emploi de la force. Ils obtiennent de Grégoire IX, via le légat Guillaume de Modène, une bulle qui complète la bulle d'or impériale de Rimini et qui leur confirme la possession des territoires investis. Les Teutoniques prennent également la suite des Porte-Glaives en Livonie, écrasés à la bataille de Saüle (1236) par les Lituaniens. En Prusse, les Teutoniques commencent par la conquête de la partie ouest, et fondent Elbing. Ils doivent combattre le prince polonais Svantopolk de Pomérélie, inquiet de leur installation. Ils poussent vers l'est tandis que les frères de Livonie se rabattent au sud. Mais le désastre de Durben (1260) provoque un immense soulèvement parmi les Prutènes, que les Teutoniques surmontent, notamment, grâce à l'apport de combattants extérieurs venus les appuyer. Ceux-ci viennent du monde germanique. L'administration teutonique se met en place, non sans mal. La colonisation est d'abord urbaine, et partagée avec les Prutènes dans le monde rural. En Livonie, les Teutoniques se heurtent à la noblesse terrienne, à la bourgeoisie de Riga et à son archevêque. Après le désastre en Terre Sainte et de violents débats, le grand maître finit par s'installer en Prusse, dans la petite commanderie de Marienbourg, en 1309.
Devenu sédentaire, le grand maître fait de Marienbourg une forteresse-capitale de son ordre. Celui-ci fait fortune au XIVème siècle par la colonisation, le dynamisme urbain et surtout par sa position entre Europe occidentale et la Baltique pour le commerce. L'ordre assure la paix pour que la Hanse puisse faire fructifier ses affaires, même si des tensions existents entre les Teutoniques et les villes prussiennes. Les reise se multiplient au XIVème siècle contre les Lituaniens : elles attirent désormais au-delà du monde germanique, en France, en Angleterre. Ce sont des razzias mais aussi un phénomène culturel, parfois une tradition familiale. Si les reise deviennent un thème littéraire, il n'en demeure pas moins que les Teutoniques ne peuvent venir à bout des Lituaniens, parfois considérés comme des partenaires. De l'autre côté, l'ordre a annexé en 1308 la Pomérélie, région de Dantzig, un territoire pour la première fois chrétien. Les princes polonais ne cessent de contester leur légitimité aux Teutoniques : la paix de Kalicz (1343) ne met pas fin au contentieux. D'autant que l'ordre a perdu l'appui des Staufen, même s'il est soutenu par les Luxembourg ; la papauté, au XIVème siècle, repliée à Avignon, se détourne de lui. L'ordre est est devenu une puissance régionale parmi d'autres. Le tournant se produit entre 1382 et 1386 : la succession polonaise échoit à un prince lituanien, baptisé, Ladislas Jagellon, qui unit les deux forces en une seule sous le parapluie chrétien. La Livonie conquiert plus par achat, avec les Danois (1346) que par la guerre, et peine à s'entendre avec la Prusse -le recrutement en Allemagne étant différent.
Les chevaliers suivent la règle établie au XIIIème siècle. A ce moment-là, il suffit d'être libre pour y entrer ; la clause de bonne naissance n'intervient que plus tard. La règle monastique s'applique, avec des adaptations pragmatiques en particulier pour le caractère militaire de l'ordre. Les peines sont proportionnées aux délits. A côté des frères chevaliers, on trouve des frères clercs, pour les fonctions religieuses, et des frères sergents, qui ne semblent pourtant pas avoir été très nombreux. On trouve aussi des frères convers pour les tâches domestiques ou manuelles, des familiers de l'ordre et un petit élément féminin. Les commanderies ne vivent pas en autarcie mais fonctionnent en réseau. Les grands offices par contre se sédentarisent en Prusse après 1309. L'ordre hérite de beaucoup de forteresses plutôt qu'il n'est véritablement un bâtisseur de châteaux. Il veille à la construction et l'entretien des places fortes, mais il faut importer beaucoup de matériaux de construction en Prusse. Les techniques architecturales reflètent celles de l'Europe à la même époque. Ce qui est original, c'est la polyvalence des fonctions des châteaux teutoniques, véritables forteresses-couvents. La liturgie est particulièrement chargée. Les Teutoniques pratiquent la dévotion mariale et celle du Christ. lls comptent peu de saints sortis de leurs rangs. Les écrits produits par l'ordre visent, pour les premiers, à l'édification religieuse. Dès le XIIIème siècle, des chroniques font l'histoire de l'ordre, avec des hauts et des bas, mais plus régulièrement en Prusse qu'en Livonie. Ce sont les frères clercs qui monopolisent les chroniques.
L'ordre conteste l'accession de Ladislas au trône : pourtant, il fait face désormais à un adversaire chrétien, reconnu par la papauté. Les Teutoniques se heurtent à la propagande polonaise alimentée par la fondation de l'université de Cracovie. Ils s'emparent néanmoins du Dobrinerland, de l'île de Gotland puis de la Nouvelle-Marche. La Samogitie, que les Teutoniques contrôlent depuis 1404, n'est jamais pacifiée : un soulèvement reçoit l'appui du grand-duc lituanien Witold, bientôt rejoint par Ladislas Jagellon. L'incursion en territoire teutonique, en 1410, se solde par la lourde défaite de l'ordre à Tannenberg. Henri de Plauen parvient cependant à sauver Marienbourg et la victoire polono-lituanienne reste incomplète. Mais l'ordre est définitivement affaibli. La contestation urbaine monte en Prusse et les provocations à l'égard de la Pologne entraînent de nouveaux conflits. En 1466, la seconde paix de Thorn (la première avait été conclue après Tannenberg, en 1411) réduit les possessions de l'ordre à une peau de chagrin ; le grand maître devient vassal du roi de Pologne. Les Teutoniques doivent restaurer l'économie rurale et faire face à la montée en puissance d'une noblesse locale. Après des tentatives d'alliance sans lendemain avec la Moscovie, le grand maître Albert de Brandenbourg-Ansbach se convertit aux idées luthériennes et sécularise la Prusse en 1525. La Livonie poursuit son propre chemin, tandis que le maître d'Allemagne prend le pas sur le grand maître dans l'Empire.
Si l'ordre surmonte la sécularisation prussienne, les querelles religieuses dans l'Empire l'amputent encore d'un certain nombre de possessions. Les conversions et désertions se multiplient, en particulier parmi les frères clercs. L'ordre est à la merci des princes, ses privilèges et exemptions sont souvent bafoués. Le centre de l'ordre se transfère à Mergentheim, en Franconie. La Livonie, malgré l'habileté de ses maîtres, finit par succomber à la pression moscovite en 1560. Maximilien de Habsbourg devient le premier grand maître de l'ordre à appartenir à la famille impériale. Les statuts teutoniques sont revus en 1601-1602. lls sont adoptés en 1606 et restent en vigueur jusqu'en 1809. Maximilien ouvre des séminaires de prêtres. L'ordre se replie sur lui-même, dans un recrutement nobiliaire. Le recrutement est également de plus en plus "allemand". Les offices sont souvent tenus d'ailleurs par des membres de la famille impériale. Les Teutoniques continuent de perdre des territoires devant les puissances étrangères où les princes non catholiques aux XVIIème-XVIIIème siècles. Louisi XIV est l'un des fossoyeurs de l'ordre, même si ce dernier acquiert encore quelques terres en Silésie. Les familles de l'Empire se disputent encore la grande maîtrise, pourtant réservée aux Habsbourg. Les Teutoniques combattent encore les Ottomans, notamment au XVIIème siècle, à Vienne ou en Crète. Un régiment Hoch und Deutschmeister est créé au sein de l'armée impériale (1695).
La poussée des armées françaises révolutionnaires fait encore perdre des commanderies aux Teutoniques, dès 1795-1796. En 1809, Napoléon supprime purement et simplement l'ordre sur le territoire de la confédération du Rhin, mais il survit dans les autres territoires. Le sanctuaire autrichien se révèle précieux. L'ordre renaît véritablement à partir de 1834-1835 et se cléricalise. La fonction hospitalière renaît mais l'ordre sert aussi à "caser" des rejetons de la famille impériale. La branche féminine se développe en parallèle. Elle se développe sur les marges de l'empire Habsbourg. Peter Rigler, un théologien, recrée les couvents de moines teutoniques dans la seconde moitié du XIXème siècle. Après la Première Guerre mondiale et la disparition de la monarchie Habsbourg, la transformation en ordre purement religieux s'accélère. L'ordre conserve ses positions en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie. Mais les nazis, en 1938, suppriment de nouveau l'ordre et continuent en 1939 en Tchécoslovaquie. Pendant la guerre, de nombreux frères sont déportés. Après 1945, l'ordre subsiste dans le sud de l'Allemagne et développe une familiarité laïque. Ce sont les familiers qui prennent la plupart des initiatives assurant la survie de l'ordre jusqu'à nos jours. En 2002, l'ordre regroupait un millier de personnes, surtout dans l'aire germanique.
L'histoire de l'ordre intéresse évidemment au premier chef la Prusse et la Pologne. Pour les Prussiens cultivés, il occupe même une place centrale, malgré les critiques qui sont parfois formulées à son encontre. En Allemagne, il ne suscite au départ que de l'indifférence, sauf chez les familles nobles ayant participé à l'ordre. Il n'y a guère que les grands maîtres pour entretenir le souvenir, dans l'espoir de reconquérir certaines terres. Les Lumières s'en prennent violemment aux conversions forcées des Prutènes. Johannes Voigt est le premier à réhabiliter les Teutoniques à l'âge romantique. Treitschke, en 1862, en fait des hérauts du nationalisme allemand et les fondateurs de l'Etat moderne. Ce qui n'empêche pas d'autres historiens comme Rancke d'être plus nuancé. Néanmoins, le mythe teutonique est né : il est propagé par la "Société de la Marche de l'Est", qui organise de grandes manifestations, à Marienbourg et ailleurs. Les pangermanistes récupèrent aussi le mythe, tandis que Guillaume II lui donne un caractère quasi officiel. La victoire de 1914 près du champ de bataille de Tannenberg reçoit aussitôt cette dénomination pour effacer le désastre de 1410. Les nazis ne font que reprendre cette image teutonique pour leur propagande, Hitler le premier. Après 1945, l'ordre disparaît quasiment de études historiques pour ne réapparaître que dans les années 1990 à destination du grand public. En Pologne, il faut également attendre le XIXème siècle pour que se construise la figure du Teutonique, à travers l'oeuvre, notamment, du poète Mickiewicz. Konrad Wallenrod contribue à la légende noire de l'ordre, vu comme allemand. Les romanciers le prolongent au XXème siècle : Les chevaliers teutoniques de Sienkiewiecz (1900) en est le pilier. La Pologne reconstruite après la Première Guerre mondiale enseigne cette image à l'école, tout comme la république populaire après 1945. Le film d'Aleksander Ford, en 1960, en est la traduction au cinéma. Une lecture plus neutre s'impose à la fin du XXème siècle. En interne, l'historiographie teutonique ne sort des vieilles chroniques qu'au tournant des XVIIIème et XIXème siècles. Après la dissolution de 1809, les historiens de l'ordre auront fort à faire pour rassembler à Vienne des archives éparpillées un peu partout. En France, l'ordre teutonique passe des lettres au XVème siècle à l'histoire savante au tournant des XVIIIème et XIXème siècles. Les romantiques vénèrent les Teutoniques, mais la science historique française, influencée par l'émigration polonaise, se montre plus critique, envisageant l'ordre comme un ferment nationaliste. Le Teutonique reste cantonné à l'histoire savante même si les lettres de l'extrême-droite française reprennent un peu l'image pendant l'entre-deux-guerres. Il survit après 1945 comme le montre le succès du Roi des Aulnes, et la bande dessinée reprend le stéréotype défini par Eisenstein.
Au final, une synthèse qui remplit bien son objectif initiale : une histoire dépassionnée de l'ordre, non limitée à la Prusse et à la période médiévale. Une belle remise en perspective d'un acteur majeur de la fin du Moyen Age ayant survécu à la tourmente jusqu'à nos jours. On regrette que comme dans l'édition d'origine, les cartes soient reportés en fin de volume, ce qui oblige sans cesse à s'y reporter.