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Michel LESURE, Lépante, Folio Histoire, Paris, Gallimard, 2013 (1ère éd. 1972), 395 p.

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La collection Folio Histoire de Gallimard a la bonne idée, depuis quelques années, de rééditer des "classiques" de l'écriture de l'histoire militaire. Le livre de Michel Lesure, spécialiste du monde ottoman et des rapports entre Venise et la Turquie au XVIème siècle, traite de la bataille de Lépante, et on a probablement pas fait mieux depuis en français.

Comme l'historien le rappelle en introduction, Lépante fait figure, en Occident, dès le XVIème siècle, de "choc des civilisations". La défaite ottomane est vue comme un miracle. Le vainqueur, Don Juan d'Autriche, devient une légende vivante. Les sources sont pourtant ténues : les témoignages les plus authentiques sont ceux de subalternes ou de simples soldats, les chefs chrétiens n'ayant quasiment pas évoqué la bataille. Et les différentes composantes de la Sainte Ligue se déchirent, ce qui conditionne les sources. Michel Lesure est allé voir du côté des archives ottomanes, et notamment du côté du registre des affaires importantes, une véritable mine. Plus de 300 documents qui, entre 1571 et 1573, concernent la bataille de Lépante et ses suites. C'est ce corpus documentaire qu'il commente extensivement dans le livre.




En 1570, l'empire ottoman domine la Méditerranée orientale, alors que l'Espagne impose son hégémonie sur la Méditerranée occidentale. Venise, électron libre, est la prochaine cible du sultan Sélim II, qui veut s'emparer de Chypre, colonie vénitienne qui gêne les communications maritimes de son empire. Venise s'est laissée surprendre par l'attaque, d'autant que l'arsenal vénitien a connu un incendie spectaculaire en 1569. Le pape Pie V, monté sur le trône de Saint Pierre, organise une croisade en se reposant d'abord sur Philippe II d'Espagne. Mais la croisade montée par le pape dérange les Vénitiens, qui espèrent encore pouvoir sauver le commerce avec les Turcs. La construction de la flotte, avec des contingents chrétiens multiples, est laborieuse ; Don Juan d'Autriche est finalement nommé à sa tête. Les Vénitiens remplacent le commandant de leurs galères, Zane, par Sébastien Veniero, qui doit faire face à de graves problèmes d'indiscipline. Des galères parviennent à renforcer Famagouste, la place chypriote assiégée par les Turcs, mais Veniero doit également venir à l'aide des villes de Dalmatie qui se soulèvent contre le joug turc. En juillet 1571, la Sainte Ligue est officiellement constituée. Reste à lui trouver des objectifs abordables. Les Turcs, profitant des lenteurs chrétiennes, envoient une flotte en Crète et en Eubée qui doit empêcher la jonction entre les colons vénitiens et la flotte de secours. Sélim II, le sultan, a conservé le grand vizir Mehmed Sokolli, un non Turc comme beaucoup de fonctionnaires ottomans, qui s'est opposé à l'expédition de Chypre soutenue par ses adversaires à la cour. Sokolli préfère la voie diplomatique en resserrant notamment l'alliance française. La flotte turque manque en réalité d'hommes et l'indiscipline règne pendant la campagne chypriote. Sokolli remplace les chefs mais nomme des chefs inexpérimentés dans le combat sur mer. Il faut attendre l'arrivée d'Uludj Ali Pacha, le beylerbey d'Alger, pour que la flotte turque dispose d'un amiral compétent. Le grand vizir rassemble aussi des troupes car l'agitation gagne la Morée, l'Epire et d'autres provinces balkaniques. La flotte turque semble avoir reçu pour mission d'assurer la domination ottomane sur l'Adriatique d'où les raids qu'elle lance jusqu'au mois d'août, avant le départ de la flotte chrétienne vers la Méditerranée orientale. La flotte turque se réfugie à Lépante, et tente de se remettre en condition pour préparer la bataille à venir. Les forteresses proches sont vidées de leurs garnisons, les chefs de la flotte mobilisent les hommes valides. Des désertions surviennent pourtant. Côté chrétien, presque tout le monde est réticent à engager la bataille navale si tard dans l'année. Beaucoup plaident pour des opérations l'année suivante en Afrique du Nord. Mais Philippe II, suivant Pie V, ordonne à Don Juan d'engager le combat. Les relations dans la flotte, entre Don Juan, bâtard royal, Colonna le Romain et Veniero, d'un caractère difficile, ne sont pas des meilleures. Le 2 octobre, un incident éclate entre soldats espagnols, venus compléter les galères des Vénitiens, et ces derniers ; Veniero fait pendre un capitaine de Don Juan. Le Vénitien Barbarigo sera désormais l'interlocuteur de Don Juan. Le 4 octobre, la flotte chrétienne est à Céphalonie ; c'est là qu'elle apprend la chute de Famagouste et de Chypre, et la mise à mort des habitants et du chef de la garnison, abominablement torturé. Chaque camp est mal renseigné sur l'autre mais la confrontation approche.

Lépante est une des plus grandes batailles navales en Méditerranée. Aux 208 galères, 6 galéasses et 20 à 30 naves chrétiennes font face 180 à 230 galères ottomanes accompagnées de 70 galiotes. Les chrétiens ont cependant l'avantage de la puissance de feu : beaucoup plus de pièces d'artillerie et surtout les galéasses, opérant par paire devant chacune des trois composantes de la flotte, bardée de canons. Les combattants chrétiens sont mieux protégés et utilisent des arquebuses alors que les Ottomans privilégient encore l'arc. 170 000 hommes se font face, dont la moitié de rameurs. Une galère chrétienne accueille en moyenne 100 hommes mais le chiffre peut monter à 2 ou 300. Les deux flottes se découvrent à l'aube du 7 octobre. Les Turcs, qui avaient sous-estimé le nombre de navires chrétiens, découpent en miroir leur dispositif en trois escadres. A l'aile droite chrétienne, Doria cherche à envelopper l'aile turque qui lui fait face, commandée par Uludj Ali, découvrant dangereusement le centre. Avant le choc, les galéasses du centre et de la gauche chrétienne fracassent plusieurs galères turques avec leurs canons. A l'aile gauche chrétienne, les Vénitiens, qui en composent l'essentiel, sont un temps en difficulté, mais viennent à bout du contingent turc qui perd 54 galères sur 60 ; Barbarigo le Vénitien est cependant tué. Au centre, Don Juan est d'abord en infériorité numérique (62 galères contre 87) mais il est renforcé par 26 galères de l'arrière-garde. De furieux corps-à-corps ont lieu sur toute la ligne. La mort d'Ali Pacha, l'amiral turc, désorganise sa flotte. Uludj Ali fait volte-face sur l'aile droite, s'infiltre entre celle-ci et le centre chrétien, coule quelques galères et en capture d'autres, notamment celle des chevaliers de Malte. Puis il doit prendre la fuite avec une trentaine de vaisseaux. La victoire, côté chrétien, est coûteuse : 7 500 morts et 20 000 blessés peut-être, contre 20 à 30 000 pertes côté turc, plus 15 000 rameurs chrétiens libérés. Les chrétiens ont capturé près de 3 500 Turcs, et pas moins de 130 navires. La discorde reprend cependant dans le camp chrétien sur le partage des dépouilles. Les Vénitiens, qui souhaitent certainement se venger de la chute de Chypre, exécutent une bonne partie des prisonniers turcs. Les vainqueurs sont accueillis en triomphateurs, même si Philippe II réserve un accueil froid à Don Juan d'Autriche. C'est aussi que, grisés par leurs succès, les amiraux envisagent les plans les plus fous pour 1572, alors même que Philippe II pense aux intérêts de l'Espagne. Les Vénitiens, sérieusement diminués après la bataille, rechignent à aller de l'avant : tout au plus reprennent-ils quelques positions autour de Corfou pendant l'hiver. En janvier 1572, une tentative contre le fort de Saint-Maure, à Leucate, se solde par un échec cuisant et des représailles contre la population qui s'était soulevée. Veniero est congédié pour maintenir l'alliance avec Philippe II mais la mort de Pie V, en mai 1572, semble venir à bout de la Sainte Ligue.

L'empire ottoman apprend la nouvelle du désastre fin octobre 1571. Désormais les rôles sont inversés : le grand vizir craint des attaques sur les côtes, des débarquements, des raids. L'armée se décompose, les désertions des sipahis et janissaires expliquent pour le sultan la défaite. Il tente de rétablir son autorité mais la décomposition politique menace aussi, en Asie Mineure, en Albanie. Sélim II peste contre les détournements de fonds, les négligences, craint l'attitude des populations grecques et albanaises, pleines d'espoir après Lépante. Le sultan fait réprimer les mouvements de population par la force, même si certains s'engagent sur des navires corsaires qui font des raids jusqu'en Eubée. Une véritable insurrection gagne le Péloponnèse, du moins dans sa moitié sud, en 1572. Faute de soutien extérieur, la répression turque s'abat ici aussi. Après le désastre, le grand vizir tente de galvaniser les énergies pour la mise en défense de l'empire. Jusqu'en décembre, on remet en état les forteresses, les garnisons, on fabrique des armes et de la poudre, on envoie des renforts pour réprimer les soulèvements. Puis le vizir envisage même des projets offensifs : un raid sur les Pouilles notamment. La priorité reste la reconstruction de la flotte, entamée dès la nouvelle du désastre connue, fin octobre : Uludj Ali, qui revient en vainqueur (!) à Constantinople, en prend la tête. On copie les galéasses vénitiennes, on améliore les canons. Reste le problème des équipages. Lépante a décimé la fine fleur des marins turcs. La pénurie sera difficile à combler. Mais en juin 1572, Uludj Ali peut prendre la mer avec 250 navires : autant que la flotte turque à Lépante.

Don Juan cherche le combat de rencontre, mais Uludj Ali se place à chaque fois sur un terrain qui lui est favorable. Un an après Lépante, les Espagnols se brouillent de nouveau avec les Vénitiens : la réédition de la bataille n'aura pas lieu. Les Vénitiens négocient en réalité avec les Turcs, une paix si dure que Lépante semble n'avoir servi à rien. La bataille n'a produit aucun vainqueur : la flotte ottomane en sort affaiblie, les Vénitiens ont perdu Chypre. Le rêve de croisade chrétien, lui aussi, disparaît pour longtemps.

Un travail d'historien basé sur les sources, qui se présente comme un commentaire poussé d'une sélection de documents d'archives. Un très bon complément au volume Osprey sur la bataille, mieux illustré (encore que le livre de M. Lesure ne soit pas en peine de ce côté-là : encart central, cartes), mais qui va moins loin dans l'analyse de la bataille.



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