Georges Minois, ancien élève de l'ENS, agrégé et docteur en histoire, professeur d'histoire-géographie jusqu'en 2007, est un auteur particulièrement prolifique : un ouvrage par an (!), voire plus, depuis 1987, et pas des plus minces.
L'ambition de l'auteur avec ce Charlemagne est de proposer une approche nouvelle de la biographie du personnage. C'est ce qui explique qu'il commence son livre par le mythe entourant l'empereur d'Occident, partie qu'on aurait d'ordinaire attendu en conclusion de l'ensemble. Le deuxième chapitre est de la même façon consacré aux sources utilisées (mais que primaires : vu le contenu, on aurait bien aimé aussi que l'auteur nous parle du reste...). G. Minois reconnaît lui-même qu'il existe au moins une "dizaine" de biographies de Charlemagne de "très bonne qualité" (p.8), dont plusieurs qu'il va très fréquemment citer dans son texte (et en particulier la dernière en date quand il écrit en 2010, celle de R. McKitterick). D'après lui ce qui manque, c'est une vision d'ensemble, et non thématique du personnage, ou partielle. C'est pourquoi sa biographie suit un plan chronologique, sur 9 chapitres, qui occupent pas loins de 600 des 820 pages de texte. Et pourtant il ne peut s'empêcher de finir sur 5 chapitres purement thématiques, alors qu'il aurait pu, pour respecter sa problématique d'introduction (une biographie purement chronologique), faire une biographie chrono-thématique. Alors de la chronologie pour sa biographie, certes, mais quand même du thématique. Première contradiction...
La biographie, vu la pagination, est très détaillée. Le fil conducteur de l'ouvrage est que Charlemagne est un bâtisseur d'Europe, une Europe chrétienne, mais qui ne part pas pour autant en croisade contre ses ennemis. Charlemagne reste avant tout un Franc, un Germain, qui rêve à la Cité de Dieu de Saint Augustin sur terre et à la restauration de l'empire romain. Son empire est avant tout le sien et en tant que sa construction personnelle, il ne résistera pas à sa mort. L'auteur tente, malgré la pauvreté des sources, de brosser un portrait psychologique de Charlemagne. On reconnaît l'inclination de l'auteur pour l'histoire culturelle, assez ancienne.
La conclusion cherche à répondre au fil conducteur : elle est intitulée "Charlemagne, premier Européen ou dernier Romain ?". Pour G. Minois, Charlemagne est devenue une légende grâce à son biographe, Eginhard, et parce qu'il a porté à une sorte de perfection les institutions, l'organisation, les instruments bâtis par ses prédécesseurs. La grandeur de Charlemagne résiderait dans ses intentions plus que dans ses réalisations, par essence fragiles. Charlemagne est avant tout un Franc, son empire est franc dans les structures, romain par le décorum, mais avant tout chrétien, avec pour modèle la chrétienté romaine.
Avec cette vaste fresque consacrée à Charlemagne, Georges Minois paraît avoir réalisé un travail considérable. Mais on peut s'interroger sur quelques éléments qui ne cadrent pas forcément avec les intentions avancées par l'auteur. Dans le premier chapitre qui débroussaille les mythes du personnage, p.75, à propos d'un sondage sur les grands personnages historiques, on trouve ainsi cette phrase surprenante : "Le naufrage de la culture historique provoqué par les réformes catastrophiques des programmes scolaires...". Affirmation à l'emporte-pièce, sans d'ailleurs aucune explication ni argumentation pour l'appuyer, qui laisse plus que songeur. Tout comme un autre passage, beaucoup plus loin, dans les chapitres thématiques qui clôturent le livre, p.709, à propos du césaropapisme : "On se demande bien pourquoi beaucoup d'historiens hésitent à l'employer, ou l'entourent de tant de nuances qu'il en perd sa substance. Nous sommes il est vrai à une époque où la langue de bois est devenue le langage universel, interdisant l'emploi de termes jugés excessifs, agressifs ou dévalorisants, afin de créer un décor harmonieux, consensuel et tout à fait irréel.". Tirade agressive, pour le coup, et pour laquelle on n'a, encore une fois, aucune explication. Entre les lignes, on comprend que Georges Minois ne doit pas bien s'entendre avec certains spécialistes de Charlemagne ou/et de l'époque carolingienne, voire avec les historiens tout court. On peut alors s'interroger sur sa posture par rapport à l'enseignement et à l'histoire universitaire.
On peut mettre cela en relation avec autre chose qui interpelle : la bibliographie. G. Minois fait usage de nombre de sources primaires, souvent citées dans le texte. En revanche, la littérature secondaire, présentée d'un seul tenant -et qui pour le coup aurait peut-être méritée une classification, et une séparation ouvrages/articles aussi- ne remplit même pas dix pages : pour un livre de cette taille, c'est peu. Dans le détail, au milieu des références anglaises et allemandes, on est surpris de ne pas voir certains historiens français plus récents que ceux qui sont cités (et souvent utilisés dans le texte, aussi). Ce qui confirme probablement l'hypothèse à propos de la pique relevée ci-dessus. Il est vraisemblable que G. Minois réalise ici un excellent travail de compilation, à partir de sources primaires et secondaires, à destination du grand public, au service d'une hypothèse et d'une lecture qu'il prétend originales. Mais le sont-elles vraiment ? A le lire, à coups de citations de sources et même de travaux d'historiens ayant déjà écrit sur Charlemagne, on a l'impression qu'il reprend beaucoup de leurs conclusions. Un historien notait déjà, en 1992, à propos d'un autre ouvrage de l'auteur paru l'année précédente, que celui-ci se reposait beaucoup sur d'autres historiens et ignorait la recherche la plus récente, notamment de la littérature très spécialisée, tout en soulignant parfois le manque d'analyse. Le constat s'applique peut-être aussi à ce Charlemagne. Cela expliquerait la cadence soutenue de parution d'ouvrages de G. Minois ainsi que les écarts relevés plus haut qu'on ne s'attendrait pas à trouver chez un historien de métier faisant véritablement avancer la recherche et proposant des analyses originales et stimulantes pour le lecteur.