José Luis Ferrer Soria est un jésuite espagnol. Etudiant, on l'envoie à la mission du Tchad en 1970. Devenu prêtre, il fonde à Wallia, dans la banlieue de N'Djamena, la paroisse de la Sainte Espérance. Il crée en 1978 une filiale de l'ONG panafricaine de formation en milieu rural qu'il dirige jusqu'en 1989. Après un retour en Espagne, il part au Cameroun en 1993 où il devient aumônier au Centre catholique universitaire de Yaoundé.
C'est à l'occasion du repas pour son cinquantième anniversaire, au Cameroun, où ses amis masas du Tchad ont fait spécialement le déplacement, qu'il se remémore les émotions de son séjour au Tchad et de sa rencontre avec le peuple masa dans un pays bientôt en proie à la guerre civile. C'est ainsi qu'il évoque avec émotion le branle-bas de combat des chefs de canton lors d'une visite du président Pompidou ou bien la mort d'un ami lors de l'initiation réinstaurée par le président Tombalbaye, en quête "d'authenticité africaine".
L'installation à Wallia est l'occasion pour lui de découvrir le peuple masa. Stimulé par l'apprentissage de la langue, il prend plaisir aux rythmes et aux chants de cette peuplade. Tout en dénonçant leur immobilisme, il n'hésite pas à reprendre leurs rites, comme lorsqu'il s'entaille le bras pour asperger de sang un voisin qui l'accusait faussement (!). Il crée une coopérative de vente qui sert à écouler les tomates des Masas, en particulier à N'Djamena.
Du point de vue de celui qui s'intéresse aux conflits du Tchad indépendant, le récit est particulièrement intéressant pour les années 1979-1980, au moment où la guerre civile éclate entre les FAN d'Hissène Habré et le GUNT de Goukouni Oueddeï, ainsi que d'autres factions. Lors de la première bataille de N'Djamena, en février 1979, le jésuite raconte ainsi comment les troupes gouvernementales menées par le colonel Kamougué, chassées de la capitale, se vengent sur tous les musulmans qu'elles trouvent au sud. Même après les accords de Kano, les FAN, restées maîtres de N'Djamena, y font régner la terreur, tandis que les réfugiés affluent au sud. Soria lui-même doit faire face aux hommes du GUNT, particulièrement énervés après l'échec d'un raid dans le sud contre les partisans de Kamougué. En mars 1980, Habré déclenche les hostilités contre Goukouni dans la capitale. Les Français installent deux hôpitaux séparés pour les deux camps à Kousseri, tandis que le GUNT tente de prendre d'assaut camp Koufra, tenu par les FAN, avec un bulldozer blindé... le jésuite est aussi le témoin de la peur des sudistes quand Habré mène son raid éclair, en 1982, du Darfour à N'Djamena, les rumeurs les plus folles circulant sur le chef des FAN, quasi invulnérable... les FAN règlent d'ailleurs leur compte avec les sudistes après leur victoire. Un ami du jésuite est le témoin de la fuite rocambolesque de Kamougué vers le Cameroun, en septembre 1982. Un autre sert d'abord dans les FAP, puis au sein du GUNT, enfin dans la Légion Islamique de Kadhafi, en 1982-1983, avant de déserter et de rentrer chez lui, dans le Mayo-Kebbi. Soria décrit aussi, début 1985, l'action des "codos", ces commandos sudistes anti-Hissène Habré qui se sont organisés pour entretenir la guérilla. Il est dommage d'ailleurs que le récit du jésuite ne se prolonge pas au moins jusqu'en 1987.
A travers ses souvenirs de la vie des Masas, Soria livre aussi, au détour du récit, des réflexions sur des sujets en prenant davantage de hauteur. A partir de l'exemple des abus d'un chef de canton, il montre combien le colonisateur, en créant cette institution, a bouleversé la structure traditionnelle des Masas en coupant leur société en deux, une partie proche de la chefferie, l'autre complètement ignorée. La soirée d'anniversaire se termine sur la lecture d'un conte masa par le jésuite, qui introduit des souvenirs sur la famine de 1973 et surtout sur celle de 1984-1985, particulièrement marquante.
Soria a pris le soin de compléter son autobiographie par une carte des préfectures du Tchad, une autre, bien plus rare, de N'Djamena, ainsi qu'une chronologie détaillée des événements depuis le coup d'Etat renversant et tuant Tombalbaye, en 1975, jusqu'en 1990 -mais qui saute curieusement le morceau 1985-1987. Un témoignage à lire pour qui s'intéresse à l'histoire du pays et de ses conflits depuis l'indépendance.