En 1972, Jeffrey Race sort cet ouvrage devenu depuis une référence dans l'étude de la guerre du Viêtnam : War Comes to Long An. Il y explique la victoire, dans une province du Sud-Viêtnam, d'un mouvement social révolutionnaire, conduit par le parti communiste, utilisant les techniques de la guerre populaire. Le livre se divise en deux parties : l'auteur se concentre dans la première, la plus longue, sur la période 1954-1965, où il analyse les facteurs ayant mené à la victoire du mouvement révolutionnaire. Une deuxième partie revient sur l'évolution de la situation avec l'intervention américaine. Race a lui-même été conseiller d'un chef de district sud-viêtnamien en 1967, dans une autre province : il est donc bien placé pour affirmer que les Américains ne se sont pas suffisamment intéressés au Viêtnam. Long An est une province emblématique : le chef de province dirige aussi, à partir de 1957, les forces militaires. Jeffrey Race travaille surtout à partir d'interviews avec les Viêtnamiens et de documents capturés.
Long An est une province du delta du Mékong, située à l'ouest et au sud de Saïgon. Son rôle de couverture de la capitale la rend stratégique. La fin de la guerre d'Indochine, en 1954, n'abolit pas la structure clandestine politique du Viêtminh qui s'y est installée. Les paysans sont particulièrement mécontents du système des conseils de villages qui donnent pouvoir aux grands propriétaires terriens pour conserver le contrôle du sol. Les chefs de province sous Diêm ne reconnaissent pas ce problème fondamental, mettant au premier plan comme explication de la résurgence de la guérilla la corruption des fonctionnaires ou leur incompétence. Le régime de Diêm, qui a d'autres préoccupations au départ, ne tarde pas cependant à militariser le chef de province qui en 1957 contrôle les forces militaires. La police secrète, la Cong An, traque les maquis dormants du Viêtminh. Le programme d'action civique mis en oeuvre dès 1955 ne prend pas, notamment parce que les cadres viennent du nord et du centre du pays qui ont une mentalité différente des gens du sud. Le Viêtminh a laissé de quoi ressusciter l'infrastructure politique et militaire au Sud-Viêtnam après 1954. Mais le parti ne coordonne pas son action au moment de l'écrasement des Binh Xuyen, en 1955, par Diêm ; en 1956, la situation devient difficile pour la structure clandestine viêtminh. Mais les paysans ne voient pas d'un bon oeil le retour des grands propriétaires exilés ni d'un régime dont les chefs ont collaboré avec les Français pendant la guerre d'Indochine.
Entre 1957 et 1961, la province de Long An est dirigée par Mai Ngoc Duoc. Duoc, élevé à Hué, place au premier plan la lutte anticorruption et la nécessité d'un contact avec le peuple, ainsi que de davantage de démocratie, sans obtenir de résultats probants. La province accueille un projet d'agroville en 1959 ; une redistribution des terres se met en place, mais les procédures et les freins bureaucratiques sont tellement lourds qu'une petite portion du sol seulement est concernée. Quand la guérilla relance sont activité, en 1959-1961, Duoc ne dispose que de forces de miliciens et de la police. En réalité, la situation est plus grave que le chef de province ne veut bien l'admettre. Les paysans de Long An n'ont aucune confiance dans le gouvernement et l'insurrection se nourrit de la désertion à la conscription militaire. L'insurrection, au plan militaire, ronge son frein et reste au plus bas en 1957. L'activité politique se limite surtout à une propagande dénonçant le gouvernement et appuyant sur des thématiques efficaces comme la question de la terre. Mais en 1959, l'insurrection, décimée par les coups de l'appareil répressif du régime, est mal en point dans la province.
L'insurrection est relancée sur décision du Nord-Viêtnam, qui ne fait cependant que suivre, selon l'auteur, le souhait des Sudistes eux-mêmes, qui sont nombreux à vouloir passer à l'offensive. Les unités militaires commencent à être réorganisées. Dans la province de Long An, l'insurrection liquide, pendant le Têt 1960 (18-25 janvier), 26 cadres du régime. L'effet est spectaculaire : les populations se placent sous la protection de l'insurrection. Le régime parvient moins à collecter les impôts, qui passent à la guérilla, laquelle accélère aussi l'effort sur la redistribution des terres. Le major Nguyen Viet Thanh, successeur de Duoc à partir d'octobre 1961, pense que le gouvernement a failli à déraciner les réseaux stay-behind du Viêtminh (ce qui est faux comme on l'a dit : des coups sévères ont été portés): il intensifie donc l'effort militaire, devant la montée en puissance la guérilla, et organise le programme des hameaux stratégiques dans la province. Mais le lieutenant-colonel Pham Anh, qui prend la suite en mai 1964, trouve une situation catastrophique. Il établit une "free strike zone" au nord-ouest de la province, pour entraver les déplacements du Viêtcong, fin 1964, en déplaçant 10 à 15 000 habitants. En 1965, le Viêtcong a doublé son premier bataillon de forces régulières, le 506ème, sans parler des unités de miliciens : il a gagné le combat dans les zones rurales et il est en mesure de s'emparer de la capitale de province et des 6 capiales de district, seuls ilôts restants du gouvernement sud-viêtnamien.
Pour Race, le succès communiste tient à des concepts qui influencent sa stratégie : celui de classe sociale, celui de contradiction sociale (tout est interprété, dans les conflits d'intérêt, en fonction de la lutte des classe provoquée par une organisation sociale donnée à un moment donné), celui de l'emploi de la force, celui de l'équilibre des forces, celui de sécurité (créer un environnement favorable dans la population), et celui de victoire (une supériorité décisive dans l'équilibre des forces, pour déterminer les actions de tous dans un environnement donné, du hameau au pays tout entier). La stratégie sociale vise à motiver les forces disponibles ; la stratégie militaire à appliquer la force, selon les enseignements de Mao notamment. En face, le gouvernement sud-viêtnamien n'a pas de stratégie cohérente, et surtout limite ses tentatives au seul domaine militaire. L'armée et la police ne sont pas taillées pour cette tâche énorme. Là où le Viêtcong développe un appareil local très nombreux, le gouvernement sud-viêtnamien s'arrête à l'échelon de la province et du district. L'armée du régime recrute par la conscription, transporte les recrues loin de chez elles, parfois d'un bout à l'autre du pays ; dans le Viêtcong, il est rare que la recrue quitte sa province d'origine. Le Viêtcong mène une politique de redistribution des richesses parmi les paysans alors que le gouvernement les accable sous des impôts qui profitent aux nantis. Il favorise le recrutement par classe sociale et l'avancement au mérite, contrairement au gouvernement. Il accueille tous les évadés, de ceux des organisations de jeunesse du régime, contraints, aux criminels de droit commun qui se voient offrir une place. Le gouvernement de Saïgon néglige les campagnes investies par le Viêtcong : il est piloté par des urbains, peuplé d'urbains qui se soucient avant tout des zones urbaines. Le Viêtcong met en avant des thèmes locaux pour ses partisans, pas des discours sur le communisme du Nord ou même nationalistes. Le régime de Diêm n'a pas été capable, surtout entre 1956 et 1959, moment le plus dur pour l'insurrection, d'exploiter des facteurs favorables. Il y a toujours eu des habitants du Sud pour rallier le Viêtcong ensuite car convaincus qu'ils y défendraient mieux leurs intérêts. En 1960, le Viêtcong est ainsi en mesure de détruire rapidement l'influence du gouvernement, déjà affaiblie, par la violence, tout en développant sa propre influence non pas par la violence mais l'incitation. D'autres explications fournies par les anciens chefs de province de Long An pour expliquer l'effondrement de la position du gouvernement sont moins convaincantes. L'insuffisance de sécurité renvoie à une conception uniquement militaire ; le terrorisme nie que le gouvernement a eu un effet bien plus destructeur sur les habitants que le Viêtcong (liquidations d'anciens Viêtminh, free fire zones, etc) ; l'infiltration venue du Nord est en réalité réduite jusqu'à l'intervention américaine ; l'insuffisance de la propagande gouvernementale nie aussi le fait que les hommes du gouvernement, de par leur origine, était en réalité peu en phase avec la population ; le sous-développement n'a pas facilité le travail du Viêtcong, tout comme la corruption, l'idéologie communiste non plus puisque le Viêtcong s'est montré très pragmatique ; la sous-administration invoquée ne remplace pas le manque de pertinence du contenu, tout comme la soi-disant absence de conscience nationale, alors que le Viêtcong travaille au niveau sub-local... pour Jeffrey Race, le Viêtcong réussit en raison d'une distribution de conflits parmi la population qui permet au parti de motiver un certain nombre de personnes jusqu'à la mort ; des faiblesses structurelles au sein du gouvernement qui le rend moins motivé et efficace face à l'organisation révolutionnaire ; et une faillite de compréhension de la part du régime de Saïgon, qui entraîne des réponses de plus en plus autodestructrices de son propre fait.
De 1965 à 1968, avec l'intervention américaine, la province de Long An illustre les difficultés du Sud-Viêtnam en miniature. Stratégique, la province est choyée par les Américains et les Sud-Viêtnamiens. Le pouvoir politique au sud se rétablir tant bien que mal ; des unités des 25th et 9th Infantry Divisions américaines y sont stationnées. En décembre 1967 arrivent les 3 premiers bataillons nord-viêtnamiens prévus pour l'offensive du Têt. La situation de la province, malgré la proximité de la capitale, reste précaire. Pourtant 17 600 soldats américains et sud-viêtnamiens font face à 3 700 adversaires. Ceux-ci ne cessent d'ailleurs d'augmenter en nombre, profitant de la désertion massive subie par l'ARVN. Le gouvernement ne peut accepter même un processus de "neutralisation" car il est en situation de faiblesse et très dépendant de l'aide extérieure, plus que le Viêtcong. Les Américains privilégient l'option de guerre conventionnelle qui inflige des pertes importantes aux civils, notamment par le biais des "free fire zones" qui entraînent une dépense astronomique de munitions. Même le programme Phoenix dans la province, qui apparaît le plus cohérent, obtient des résultats limités, car la PRU qui le mène est de taille réduite et ses renseignements restent fragiles. Le programme de reconstruction rurale reprend les idées déjà développées sous Diêm, sans plus de succès.
En 1970, alors que la guérilla a souffert des différentes offensives du Têt et de la pacification, la viêtnamisation étend le dispositif sud-viêtnamien avec les Forces Régionales et Populaires, qui sont développées. Le gouvernement sud-viêtnamien accélère la réforme de redistribution de la terre et des élections. Mais comme le fait remarquer Race, l'insurrection n'est pas annihilée.
War Comes to Long An est, et demeure, un classique pour les étudiants américains et autres universitaires spécialisés sur la guerre du Viêtnam. Race, ancien officier du MACV entre 1965 et 1967, a fait le choix de se concentrer, comme d'autres auteurs de livres phares du sujet, sur les Viêtnamiens (et non pas sur les Américains ou les Etats-Unis) et sur les circonstances du moment, non sur l'histoire longue du Viêtnam -il n'avait d'ailleurs par la formation universitaire pour y céder. Dans son analyse, Race explique que le gouvernement met en oeuvre une stratégie dite "de renforcement", en confortant la structure sociale existante, alors que le Viêtcong mène une stratégie de "préemption", en essayant d'étendre le noyau de ses partisans à travers la structrure sociale, à travers une "assimilation des forces". C'est la stratégie sociale du Viêtcong que le gouvernement n'a pas vu ou pas voulu voir et qu'il a été incapable de contrer. Race répond ainsi, alors que le conflit n'est pas encore terminé, au futur discours révisionniste de l'historiographie sur la guerre du Viêtnam, qui connaît un second soufle depuis une quinzaine d'années, tout en étant très contesté -à raison- par les autres écoles. Comparé au livre plus récent (1990) d'Eric Bergerud sur la province de Hau Nghia, qui a été taillée justement en 1963 à partir de celle de Long An, l'écart est patent : là où Bergerud se limite à une analyse purement militaire, Race explore lui le domaine des sciences sociales. Une version revue et augmentée du livre est parue en 2010. Race, qui est toujours resté modeste par rapport à son succès (il n'a pas connu de carrière fulgurante après cette publication), ne change pas le postulat selon lequel le Viêtcong avait déjà remporté la mise en 1965. Simplement, sa brillante analyse d'histoire et de science sociale montre que ceux qui ont remporté la partie ont oeuvré dans les décennies 1950 et 1960, et non dans l'histoire longue du Viêtnam.