Nicolas Aubin propose cette fiche de lecture "croisée", si l'on peut dire, entre ce Montgomery écrit à quatre mains et celui paru à peu près en même temps dans la collection "Maîtres de guerre" chez Perrin. Je suis en train de lire l'ouvrage de D. Feldmann et C. Mas, en revanche, je n'ai pas encore pu me procurer celui d'A. Capet. Je rejoins déjà N. Aubin sur certaines conclusions mais j'aurais probablement un avis, aussi, un peu différent, d'autant que je connais par exemple beaucoup mieux le "cas" Rommel que le "cas" Montgomery.
Après avoir revisité Rommel, Cédric
Mas et Daniel Feldmann se sont attelés à son "meilleur ennemi"
Montgomery. L'ouvrage reste fidèle à la ligne éditoriale de la
collection "Guerres et guerriers":
- brièveté,
- problématique axée sur la carrière militaire et
- choix assumé de dépasser le récit biographique au profit d'une analyse.
Elle exige de la part des auteurs un
exercice de style redoutable: conserver un subtil équilibre entre
densité et clarté, entre concision et précision, entre le factuel
et l'analytique. Disons-le franchement, seule une poignée
d'écrivains en maîtrisent la recette et je n'ai que rarement lu
des ouvrage aussi réussis de ce point de vue. Les progrès sont
considérables depuis leur "Rommel". Là où ce
dernier, à force d'être épuré et concentré en devenait clinique,
Montgomery conserve une fraicheur remarquable. Maîtrisant
parfaitement l'équilibre de leur propos, ils ont su introduire la
vie privée – une vie touchante aux accents dramatiques - à bon
escient donnant ainsi de la chair au récit tout en éclairant sa
carrière militaire. Sceptique initialement avec ce format, je suis
maintenant séduit. Le Rommel ne me paraissait pas être une
biographie mais davantage une enquête sur le soldat car si l'on
comprenait le Renard du désert, on ne le voyait pas vivre. Ce n'est
pas le cas pour Montgomery. Son portrait moral est parfaitement
cerné, son itinéraire décrit et explicité. Ma seule critique
récurrente concerne la portion congrue accordée à l'appareil
critique. Les auteurs n'y sont bien sûr pour rien et tentent de
faire au mieux en proposant en début de chapitre une liste des
ouvrages utilisés, mais ce n'est qu'un pis-aller.
En choisissant, Montgomery, Cédric Mas
et Daniel Feldmann comble un vide aussi béant qu'incompréhensible
dans le paysage éditorial français, un vide propice à la
circulation de clichés et d'idées-reçues qui parasitaient toute
notre compréhension de la guerre en Afrique et à l'ouest. Il ne
s'agit en effet pas d'un anodin général, encore moins du
prétentieux médiocre, dépourvu d'imagination, incapable de saisir
les opportunités offertes, auquel on l'a souvent réduit en France
à la suite des Américains en y ajoutant notre "british
bashing" national, mais :
- d'un obscur lieutenant, chef de peloton sans réel appui politique, sans talent apparent mais à la motivation hors du commun, dévoué à son métier, qui s'est élevé au sommet de la hiérarchie jusqu'à devenir Chief of the Imperial General Staff. Tout au long du récit, on reste confondu devant le décalage entre sa personnalité et le monde policé de l'aristocratie militaire britannique.
- d'un homme dont la carrière a embrassé un demi-siècle de l'Inde à la Palestine, du sable d'Egypte aux bureaux de l'OTAN
- D'une personnalité hors du commun, vaniteux, fasciné par son image et les relations publiques et en même temps au caractère impossible ce qui est largement à l'origine des polémiques à son sujet
- du seul Britannique aux victoires définitives remportées contre un ennemi redoutable et dont les échecs n'ont jamais été des défaites,
- du seul général à avoir su employer une armée britannique aux lourdes carences et qui a pour cela inventé ni plus ni moins qu'une nouvelle approche du commandement,
Pour ces cinq raisons, la découverte
de la vie de Monty est passionnante. Elle s'inscrit au cœur de
l'histoire de la 2e guerre mondiale, au cœur de
l'histoire de l'armée britannique, au cœur de l'histoire militaire.
Cédric Mas et Daniel Feldmann sont les
premiers en français à se questionner sur l'art du commandement de
Montgomery– en Angleterre, Stephen Hart les a précédé (cf
ColossalCracks, Montgomery's 21st Army Group in NW Europe)
mais sans en chercher les racines. Cédric Mas revient entre autre
sur l'introduction du "piège tactique" qui lui donne la
victoire à El Alamein, un "piège" que l'historien avait
déjà identifié dans son El Alamein. Il s'agit en apparence
d'une attaque prudente qui encourage les Allemands à faire donner
leurs réserves mobiles pour repousser de suite les Britanniques.
Monty parvient à réussir l'impensable : détruire, en attirant à
lui les groupes mobiles ennemis et briser son appareil mécanisé
sans même l'encercler. Les grandes forces de Montgomery, sont d'une
part d'avoir compris que la Blitzkrieg n'était pas la
solution unique à la guerre mécanisée - à la différence de
nombre de ses prédécesseurs, il ne cherche pas à singer son
adversaire - et d'avoir ensuite su construire un antidote efficace à
la portée de ses troupes. Mais les auteurs soulignent que cette
innovation tactique s'inscrit dans une pensée opérationnelle
globale : "La réflexion militaire de Montgomery ne se
concentre pas vers un type d'armée ou une tactique comme la
Blitzkrieg ou la manœuvre des tanks, mais vers le commandement
lui-même, l'organisation de l'armée, l'entraînement, la
planification, la sélection des hommes et leur moral. Doté d'une
motivation hors du commun, passionné par son métier au point que sa
dévotion absolue à son poste déconcerte ceux qui le croisent,
Montgomery à une vision "systémique" des armées qui
s'opposent sur un champ de bataille, voyant au-delà des combats
pour aborder les opérations avec un regard holistique, qu'il cultive
comme d'autres leur vista tactique. Ses succès ne sont ni des
hasards, ni l'exploitation d'erreurs de l'adversaire : il gagne parce
qu'il crée une situation dans laquelle il ne laisse aucune chance à
l'ennemi". Il "embrasse l'armée comme un ensemble
déployé dans l'espace, le temps mais aussi dans les esprits".
Sur ce plan, il est un général moderne qui prend acte de la
complexification technologique et logistique, de l'irruption de la
sphère médiatique. Montgomery n'est pas un tacticien, n'est pas un
instinctif à la mode allemande, c'est un manager réaliste et
pragmatique finalement bien plus adapté à l'emploi d'une armée du
XXe s en particulier d'une armée britannique aux lourdes carences.
Il est "the right man at the right place". Mais, négligeant
à théoriser sa pensée, victime d'une conception de la guerre
"moins sexy" que celle de Patton ou des généraux
allemands, incapable après-guerre de nourrir correctement sa
légende, l'apport de Monty à l'art du commandement est tombé
dans l'oubli ou a été réduit à des clichés.
Au cœur d'un ensemble chronologique
très cohérent, quelques chapitres ressortent : les deux sur la
première guerre mondiale qui sont l'occasion à travers l'itinéraire
de Monty de découvrir l'armée britannique et le monde méconnu
d'officier d'état-major, ceux sur la guerre du désert et celui sur
la Sicile – mon préféré – où l'on découvre comment il a
évité un probable fiasco en arrachant le remaniement des plans de
débarquement déjà validés par Eisenhower, imprimant de fait sa
marque sur une grande partie des opérations de libération de
l'Europe.
Essayant de prendre des notes, j'ai
découvert à quel point les auteurs avaient su extraire la
substantifique moelle de leur sujet. Il est tout simplement
impossible de prétendre résumer leur propos tant ils maitrisent
l'économie de mots : pas une phrase inutile, pas une répétition.
Ainsi malgré ses 180 pages, le Monty de Mas et Feldmann est plus
riche que son homologue paru au même moment – Montgomery,
l'artiste des batailles, Perrin, 2014 - écrit par
l'universitaire Antoine Capet, long de 400 pages.
Une comparaison entre les deux ouvrages
tourne en leur faveur. Antoine Capet se concentre sur l'homme dans
son siècle et ne tire aucun enseignement, aucune conclusion
novatrice sur le modèle de commandement de Montgomery – le
sous-titre "l'artiste des batailles", bien mal choisi
puisque révélateur d'une incompréhension du style Monty n'est
d'ailleurs pas explicité dans le corps du texte. Le livre d'Antoine
Capet n'est pas mauvais, loin de là, il serait sorti seul que nous
l'aurions loué d'avoir comblé ce vide mais, force est de constater
en le comparant au Mas/Feldmann, qu'il s'alimente en de longues
citations tirées auprès des mémoires du Vicomte d'El-Alamein –
ce qui n'est pas une mauvaise idée en soi mais à condition de les
confronter à d'autres archives - et comporte de longs récits des
opérations au point d'en oublier Montgomery. En conséquence, à
l'image des mémoires de Montgomery le récit se focalise sur les
années de la 2e guerre mondiale délaissant celles que
Montgomery lui-même préférait taire ( la 1ere guerre mondiale en
particulier réduite à neuf pages – contre 22 dans le M/F ). Mas
et Feldmann évitent ce piège. Enfin Antoine Capet, spécialiste
incontesté de la société anglo-saxonne, souffre de ne pas être
assez versé dans la polémologie et ne semble pas avoir consulté
les ouvrages sur la nouvelle histoire de l'armée britannique :
French, Buckley (et bien sûr le Colossal Cracks de Hart). Au
contraire de C. Mas et D. Feldmann qui sont avant tout des experts de
la dimension militaire du 2nd conflit mondial (C. Mas
travaille depuis plus de dix ans le sujet et plus particulièrement
la guerre du désert, leur bibliographie compte neuf pages, à
comparer aux 11 titres du livre d'Antoine Capet). En conséquence
bien que deux fois plus courte, leur biographie est plus complète,
même si bien sûr le format oblige à être plus succinct dans la
présentation des faits ou l'étalement des sources. Curieusement la
où l'on pourrait attendre un universitaire – sur le terrain de la
mémoire et de l'historiographie – c'est une nouvelle fois C. Mas
et D. Feldmann qui consacrent un chapitre sur le mythe "fragile
" de Monty.
Une telle entreprise aurait pu faire
basculer les auteurs dans l'hagiographie, il n'en est rien. Ils ont
su éviter l'empathie et n'ont pas été victimes d'une souche
mutante du "syndrome de Stockholm" et là encore, le propos
parait plus équilibré que dans le Capet. Il est d'ailleurs utile de
lire en parallèle les Mémoires de Montgomery justement
rééditées cette année.
Sur le fond, la seule petite critique –
et encore est-ce moins une critique que l'occasion d'ouvrir un débat
entre passionnés -, se trouve dans des passages quelque peu rapides
sur les événements de septembre 1944. Les auteurs ne soulignent pas
assez, à mon sens, que les choix risqués de Montgomery (option
d'une stratégie du front étroit, op. Market-Garden, négligence à
Anvers), en rupture avec sa philosophie, s'expliquent largement par
les consignes que lui imposent Churchill et Brooke, à savoir
maintenir l'armée britannique en pointe de l'effondrement du nazisme
pour défendre au mieux le statut de grande puissance et le
rayonnement de la Grande-Bretagne à un moment où le simple jeu
démographique et économique relègue ce pays dans l'ombre de la
superpuissance américaine.
L'ouvrage est indispensable et novateur, remarquable tant sur le fond
que dans sa forme… et s'il ne fallait en lire qu'un sur Montgomery,
à n'en pas douter ce serait celui-là.
Nicolas Aubin.