Le
conflit syrien est la première manifestation d'un départ massif de
combattants indonésiens pour prendre part à un djihad, et pas
seulement s'entraîner ou assurer un soutien logistique. Au moins 50
personnes sont parties en Syrie jusqu'en décembre 2013, selon les
autorités. Les volontaires sont attirés par l'eschatologie de
l'islam, qui place le combat final au Levant, par la traduction d'un
livre, La Stratégie des Deux Bras (qui affirme que les
printemps arabes peuvent être exploités pour instaurer un califat
islamique), par les atrocités commises par le régime contre les
sunnites et relayées dans les médias et enfin, comme de nombreux
autres contingents, par les facilités d'accès au champ de bataille
via la Turquie1.
Historiquement,
les combattants partant pour le djihad ont fortement contribué au
développement d'un djihadisme en Indonésie2.
Bashir et Abdullah Sungkar (le fondateur et chef de la Jemaah
Islamiya -JI- jusqu'en 1999) ont organisé le départ de volontaires
pour l'Afghanistan dans les années 1980. Quelques-uns ont combattu
aux côtés de Ben Laden lors de la bataille de Jaji en 1987.
D'autres ont été entraînés dans les camps d'Afghanistan et du
Pakistan. Cette filière afghane a contribué à la JI et aux
attentats de Bali en 2002. Mais ici, le conflit syrien propose non
seulement un contexte classique de défense d'une population
musulmane, mais aussi un contexte sectaire (un régime alaouite
appuyé par les chiites de l'Iran et du Hezbollah) et
« socio-révolutionnaire » (établir un califat
islamique à la place d'un régime laïc). Les djihadistes
indonésiens reproduisent un discours sectaire contre les chiites
dans leur pays, voire attaquent les personnes de cette confession,
mais cela les décrébidilisent aux yeux de nombre de musulmans. Par
ailleurs, historiquement, la JI, issue de Darul Islam, tire son
origine d'une lutte contre un Etat séculier, celui de Sukarno. Les
attentats de Bali, contre des intérêts occidentaux, constituent une
exception. En 2010 par exemple, Dulmatin, ancien membre de la JI,
crée un camp d'entraînement à Aceh pour lancer une insurrection.
Entre 2010 et 2013, 24 policiers ont été tués, ce qui montre
l'influence de certains penseurs moyen-orientaux qui recommandement
de cibler les autorités locales.
Source : http://binaryapi.ap.org/1d30f9fb83ca4ebc8b3810d4a3273deb/460x.jpg |
Le
gros des personnes radicalisées qui partent en Syrie vient de la
Jemaah Islamiya, qui avait commis les attentats de Bali en 2002, puis
avait abandonné l'action violente en 2007. La branche humanitaire de
l'organisation a cependant effectué plusieurs voyages en Syrie,
entre fin 2012 et janvier 2014, probablement pour établir des
contacts en plus de fournir du matériel médical et des fonds.
D'autres salafistes djihadistes indonésiens, comme certaines
factions de Darul Islam, font aussi partie des volontaires, et même
des salafistes de la communauté non-violente. Les différends entre
l'EIIL et le front al-Nosra se retrouvent aussi parmi le contingent
indonésien.
La
Stratégie des Deux Bras, publiée en juin 2013 en Indonésie,
l'a été sous les auspices de Bambang Sukirno, l'un des penseurs
influents de la JI. Il a d'ailleurs dirigé plusieurs des missions
humanitaires vers la Syrie. Les prêcheurs de la JI réussissent à
collecter des sommes allant de 1 000 à plus de 10 000 dollars lors
de discussions publiques (60 de 2012 à la fin 2013, dans 20
provinces3),
sans compter les donations en ligne. L'argent est converti en aide
médicale : docteurs et infirmières partent un mois à
l'hôpital de campagne de Salma dans la province de Lattaquié.
Nourriture et vêtements sont distribués dans le Jabal al-Akrad,
dans la province d'Idlib, et une clinique mobile fait le tour des
campagnes.
Bambang Sukirno.-Source : http://i1.ytimg.com/vi/ntkrGl8A7f0/maxresdefault.jpg |
Les
groupes radicaux mettent en avant, en Indonésie, les massacres
sectaires commis par le régime ou ses alliés chiites, comme ceux de
Banias ou d'al-Bayda en mai 2013, et les attaques chimiques du 21
août suivant. Le magazine An-Najah de la JI se focalise
souvent sur la Syrie. Sur les 50 Indonésiens déjà partis en Syrie,
5 des 7 hommes identifiés en 2013 étaient liés à la JI. Ils ne
partent pas directement d'Indonésie mais plutôt du Pakistan ou du
Yémen où ils font leurs études. Au moins un membre de l'ex-réseau
Abou Omar est supposé être en Syrie. La plupart des Indonésiens
ont pris contact avec Ahrar al-Sham (aujourd'hui composante du Front
Islamique), mais certains rejoignent l'EIIL.
Le
cas le plus emblématique est celui de Riza Fardi, dont la mort a été
annoncée le 28 novembre 2013 par la brigade Suqqor al-Izz. Riza
venait du Kalimantan de l'ouest : diplômé de Ngruki (l'école
fondée par Abu Bakar Bashir, l'ancien leader de la JI), il est parti
au Yémen en 2007 pour l'université al-Iman de Sanaa. On pense qu'il
a rejoint la Syrie en 2012, au sein de la brigade Suqqor al-Izz,
commandée par un Saoudien, Sheikh Abdul Wahed, alias Saqr al-Jihad
(le Faucon du Djihad). Le groupe s'est distingué comme étant parmi
ceux ayant commis des massacres sectaires en août 2013, lors de
l'offensive rebelle dans la province de Lattaquié. Riza aurait été
tué dans le district Sheick Saïd à Alep, le 25 novembre. Encerclé
depuis une semaine, le district, contrôlé par le régime, tenait
bon ; les djihadistes se replient mais Riza reste en arrière
avec 7 autres pour ouvrir le feu sur les soldats du régime une fois
ceux-ci passés. Après un jet de grenade, il est abattu4.
C'est la seule mort confirmée même si 4 autres Indonésiens eux
aussi diplômés de Ngruki sont supposés être arrivés d'Islamabad
en août 2013, via la Turquie. Deux autres Indonésiens seraient avec
l'EIIL : Muhammad Ayub, le fils de l'ancien chef de la branche
australienne du JI, et Abdul Rauf. En janvier 2014, une opération
contre-terroriste tue 6 membres du Mujahidin Indonesia Barat, qui
manifestement projetaient de gagner la Syrie. Ils avaient braqué une
banque à Tangerand le 12 décembre 2013 pour financer leur voyage
-environ 833 dollars pour un faux passeport et deux fois plus pour le
voyage. Un autre membre du groupe serait déjà sur place.
Riza Fardi.-Source : http://cdn.ar.com/images/stories/2013/11/abu-muhammad-riza-fardi.jpg |
Cependant,
il faut noter que certains groupes radicaux indonésiens se sont
également opposés au djihad syrien, comme celui mené par Ustad
Muzakir. Plus importante peut-être est la fracture entre le front
al-Nosra et l'EIIL à partir d'avril 2013, qui se reflète parmi les
Indonésiens. Abu Muhammad al-Maqdisi, un clerc très écouté en
Indonésie, a affirmé que l'EIIL n'était qu'un groupe djihadiste
comme un autre. Abu Bashir ath-Thurtusi a proclamé une fatwa
contre l'EIIL. Le 5 janvier 2014, des volontaires indonésiens de
Misi Medis Suriah, accompagné par des djihadistes locaux, refusent
de prêter allégeance à l'émir de l'EIIL alors qu'ils sont arrêtés
à un checkpointà la frontière turque, pour aller chercher
une ambulance. Un échange de tirs s'ensuit. En Indonésie, Aman
Abdurrahman, un clerc emprisonné, a pris fait et cause pour l'EIIL.
Le front al-Nosra a aussi ses partisans comme Iwan Darmawan, condamné
à mort pour son rôle dans l'attentat de 2004 contre l'ambassade
australienne. La JI, pour sa part, tente de rester la plus neutre
possible entre les deux camps. La tension est telle que les
salafistes djihadistes radicaux en viennent à reprocher leur
attitude aux salafistes trop critiques de l'EIIL, voire à les
menacer de mort.
Abou Bakar Bashir, emprisonné en Indonésie.-Source : http://resources1.news.com.au/images/2011/06/16/1226076/330697-indonesia-militant-cleric.jpg |
On
se retrouve dans une situation où la plupart des Indonésiens partis
en Syrie sont plutôt du côté du front al-Nosra alors que les
djihadistes restés en Indonésie et leurs soutiens prennent plutôt
fait et cause pour l'EIIL (!). En janvier 2014, les autorités
estimaient qu'au moins 50 Indonésiens étaient déjà partis faire
le djihad en Syrie. Elles craignent que ces vétérans ne viennent
renforcer le Mujahideen Indonesia Timor (MIT), le groupe terroriste
le plus actif dans le pays. Abu Bakar Bashir, bien qu'emprisonné,
continue de publier des livres. Dans l'un d'entre eux, il a déclaré
que la Syrie était comparable au djihad en Afghanistan. Un des 6
hommes tués en janvier 2014 par les services de sécurité étaient
visiblement membre du MIT. Santoso, le chef de ce dernier mouvement,
semble d'ailleurs incliner du côté de l'EIIL -il a pris le nom de
guerre de « Abu Mus’ab al-Zarqawi al-Indonesi ».
Dernièrement,
en juin 2014, le chef de la police a indiqué que 56 Indonésiens
étaient partis en Syrie. Mais les spécialistes pensent que le
chiffre est bien supérieur. La proclamation du califat par l'EIIL a
dopé les groupes djihadistes locaux et leurs supporters qui se
revendiquent de ce mouvement. Elle met l'accent sur le contrôle
territorial (qital tamkin) au lieu du simple affrontement avec
l'ennemi (qital nikayah) et elle contribue aussi à élargir
le recrutement en Indonésie au-delà des cercles islamistes. C'est
pourquoi Bashir appuie cette stratégie de contrôle territorial qui
permettrait au djihadisme indonésien de disposer d'une base
d'opérations sûre avant toute attaque. Des groupes se sont formés
récemment, pro-EIIL, qui ont soit annoncé leur intention d'envoyer
des combattants en Syrie (Anshorullah), soit de faire de la
propagande pour le mouvement à travers, notamment, des oeuvres de
charité (Anshar Al-Daulah)5.
1INDONESIANS
AND THE SYRIAN CONFLICT, IPAC Report No.6, 30 janvier 2014.
2Andrew
Zammit, « The impact of Syria alumni on Indonesian jihadism »,
The Strategist, 31 janvier 2014.
4D'autres
sources indiquent qu'il aurait été membre du front al-Nosra. Ceci
étant dit, Suqqur al-Izz a fusionné avec ce dernier groupe suite
au déclenchement du combat anti-EIIL en janvier 2014, quelques
semaines plus tard. Cf
http://www.jamestown.org/single/?tx_ttnews[tt_news]=42183&tx_ttnews[backPid]=7&cHash=e9843b0e91652b26f83f7d41cdae8038#.U8ujqaPzl-h