Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po Paris, s'est fait un nom en étudiant le "phénomène" al-Qaïda. Il se trouve qu'il a aussi fréquemment séjourné en Syrie à partir de 1980 (Alep), et il parle d'ailleurs couramment la langue locale. En juillet 2013, il décide de retourner à Alep, en pleine guerre civile, pour voir de ses propres yeux la révolution à l'oeuvre en Syrie. Il prolonge, comme il le dit lui-même, les Carnets de Homs de J. Littell, profitant d'une "accalmie" sur Alep alors que Homs est à ce moment-là en proie à de violents combats.
Filiu insiste d'abord sur le fait que le régime syrien, sous Hafez et Bachar el-Assad, n'a laissé finalement que deux espaces de liberté sous la dictature : les mosquées et les stades de football. A côté de la militarisation progressive de l'insurrection, il évoque l'importance de la résistance citoyenne dans les coordinations locales. Alep elle-même, contrairement aux espoirs du régime, entre dans la guerre civile en mai 2012 et surtout à partir de juillet, moment où les rebelles s'emparent de l'essentiel des quartiers est et sud de la ville. Ce qui n'empêche pas les habitants ou les rebelles non armés de manifester contre les insurgés si ceux-ci sont trop autoritaires : les Syriens, ici, ne veulent plus d'une dictature, quelle qu'elle soit.
Salaheddine, quartier de HLM au sud-ouest d'Alep, où régnait une certaine mixité sociale, a été un des épicentres de la contestation à Alep et par contrecoup de la répression. C'est là qu'en juillet 2012 la nouvelle brigade al-Tawhid d'Abdelkader Saleh enfonce un coin dans les positions tenues par le régime à l'ouest de la ville. Pilonnée par les armes lourdes, al-Tawhid se replie du quartier en août, mais revient à l'automne. La mosquée reste le centre névralgique du quartier, tandis que le conseil révolutionnaire, mêlant civils et combattants, tente de rétablir un semblant d'organisation. Filiu rencontre le colonel Okaidi, qui dirige l'ASL à Alep.
En ce qui concerne la dimension militaire, l'universitaire insiste sur une dimension "par le bas", les groupes armés se fédérant progressivement en coalitions de plus en plus importantes, comme dans le cas d'al-Tawhid. Filiu a rencontré plusieurs chefs de cette brigade et un autre d'une formation indépendante, chacun très différent. Le dernier, Hassan Jazara, qui officie sur les hauteurs de l'Izaa, est un ancien truand maintenant reconverti comme chef dans Ghouraba al-Cham. Tous ces chefs ne sont pas des militaires de carrière, contrairement à Okaidi ; leur vision se limite souvent à leur quartier ; ils sont surtout préoccupés par le financement et l'obtention d'armes pour continuer le combat.
Filiu souligne aussi qu'en arabe, il n'y a pas de distinction entre "légitimité" et "légalité". L'instance légitime est donc légale. Il en va ains de la Haya de la brigade al-Tawhid, véritable force de l'ordre. Cependant, c'est oublier aussi que la Syrie des Assad n'avait rien d'un régime proprement laïc. En outre, les citoyens d'Alep ont tenté de bâtir des tribunaux autonomes dégagés de toute orientation religieuse. Le problème est que la Haya n'intervient pas toujours comme il le faudrait pour résoudre les conflits, car toute cette organisation dérive d'un arbitraire milicien. Celle-ci pourtant sait faire preuve d'une certaine transparence (visite filmée de ses locaux, etc) et Filiu raconte l'histoire de ce déserteur des forces du régime capturé par les insurgés et condamné... à apprendre par coeur la plus longue sourate du Coran. La férocité de la répression a cependant accentué la religiosité populaire, en contrepoint au culte de la personnalité des Assad. Le repli confessionnel est accentué par l'intervention de certaines ONG et par la non-intervention de l'Occident, qui laissent penser aux insurgés syriens qu'ils ne peuvent compter que sur d'autres musulmans.
Le maire d'Alep, Ahmed Azzouz, a fort à faire pour essayer de faire vivre correctement les zones libérées. Il réussit à rouvrir 5 lignes d'autobus, le commerce reprend, timidement. L'électricité et le ramassage des ordures sont des questions prioritaires. Il y a pourtant des frictions entre les autorités à l'intérieur du pays et la représentation extérieure, sans parler du manque de financement. Les centres de soins ont des codes dans les conversations susceptibles d'être captées par le régime car ils sont systématiquement bombardés. Les écoles tournent, souvent avec un enseignement religieux, les fonctionnaires sont payés.
La présence des djihadistes étrangers à Alep alimente les rumeurs les plus folles parmi la population. La naissance du front al-Nosra, en janvier 2012, est suivie des premiers attentats-suicides. La brigade al-Tawhid l'intègre dans l'offensive de juillet sur Alep car leur expérience est précieuse. Avec la rupture entre al-Nosra et l'EIIL, en avril 2013, le premier cherche à renforcer son caractère "syrien". Pour des raisons de sécurité, Filiu n'a pas rencontré les membres des formations djihadistes, d'autant qu'il a dénonce un de leurs crimes commis en avril 2013 : un adolescent fouetté à mort pour blasphême. Il en rencontre cependant un qui vient de rallier l'EIIL, et qui, selon lui, le fait surtout par opportunisme.
Les katibas disposent désormais toutes d'un officier de presse, mais l'accès aux personnes extérieures est encadré. Il s'agit aussi de trouver des financements. Les djihadistes sont passés maîtres dans l'exercice médiatique, avec la figure du héros-martyr. Certains ont l'expérience de l'Irak. La banalisation des images du conflit, parfois très violentes, a parfois fait énormément de tort à l'insurrection, comme celles montrant l'exécution des membres du clan Berri, les chefs des shahiba d'Alep, en juillet 2012. Le régime, lui, a imposé sa grille de lecture contre-révolutionnaire. Al-Jazeera a contribué à marginalisé l'information citoyenne, non-militaire, en favorisant les combattants. L'Aleppo Media Center est souvent écarté par les médias étrangers alors qu'il se montre parfois très critique, à ses risques et périls, à l'encontre des insurgés.
La citadelle d'Alep, tenue par le régime, est le symbole d'une guerre que Bachar el-Assad mène contre les Syriens. La mosquée Roumi (1368) a été en partie détruite par les obus du régime. Si les pillages ont été fréquents en juillet 2012 quand les rebelles ont investi les faubourgs, il n'en a pas été de même dans la vieille ville. Les forces gouvernementales s'établissent dans la grande mosquée, mais perdent du terrain. Le 24 avril 2013, des obus de chars font s'écrouler le grand minaret. Le problème est aussi que le représentant syrien à l'UNESCO... est un membre du régime, considéré comme le seul interlocuteur. Le pillage du patrimoine, dans les deux camps, est accablant.
La ville d'Alep est coupée en deux. Paradoxalement, alors que la situation s'améliore un peu dans la zone rebelle, elle se dégrade dans les quartiers ouest tenus par le régime à partir d'avril 2013. Il faut dire que celui-ci se préoccupe surtout de la question militaire, pas forcément des civils. La zone entre les deux camps est une vraie "zone de mort", et la brigade al-Tawhid doit reprendre à l'EIIL un des points de passage pour éviter les tirs quand des civils souhaitent passer de l'autre côté -car il y a des échanges entre les deux secteurs.
Après le départ de Filiu, les combats entre l'EIIL et les autres insurgés se multiplient. Un missile sol-sol tombe sur un quartier d'Alep, tuant 32 personnes. L'horreur se banalise à l'étranger. La non-intervention, dès 2011, a forcé les habitants d'Alep, victimes d'un quadrillage par les forces de sécurité du régime, à se soulever l'année suivante. Pour Filiu, cette guerre ne peut se terminer qu'avec le renversement de Bachar el-Assad. Puis viennent les attaques chimiques du 21 août, que, dans la postface, Filiu attribue sans aucune hésitation au régime, ce qui n'est pas le cas de beaucoup. La propagande pro-régime se frotte les mains d'avoir réussi à attribuer l'attaque aux djihadistes, les théories du complot foisonnent. Le pouvoir politique français s'insurge mais oublie ses propres contradictions depuis 2011. Comme le rappelle Filiu, le souvenir de l'Irak est encore bien présent dans la grille de lecture. Derrière ce débat franco-français du "qui vaut mieux que l'autre ?", les Syriens sont les grands oubliés. Pour l'universitaire, les grands gagnants ne seront pas les membres du régime, mais les djihadistes.
On a là un essai certes engagé, mais d'un universitaire français qui a fait le choix, lui, d'aller ponctuellement sur le terrain pour montrer cette révolution syrienne à l'oeuvre "de l'intérieur", souvent éclipsée par d'autres aspects. Le droit à la parole des Syriens dans les zones libérées est revendiqué par la population, qui ne veut pas d'une dictature. Il est pourtant bien étouffé par les dérives médiatiques sur l'islamisation du conflit, qui oublient facilement que quelque chose se construit à la fois contre le régime mais aussi contre l'arbitraire des groupes armés en lutte contre celui-ci.