Il est bon de temps en temps de sortir des lectures d'histoire militaire, pour aborder d'autres champs de la recherche historique et élargir un peu ses horizons... tout en revenant à des souvenirs. J'avais en effet acquis ce livre au moment de ma licence d'histoire, pour suivre un cours d'histoire contemporaine ; un cours comparé entre les sociétés française et anglaise du XIXème siècle. Ce classique a été rédigé par deux universitaires français spécialistes du Royaume-Uni contemporain, Roland Marx (dont j'avais déjà fiché un ouvrage ici) et Monica Charlot.
Y a-t-il une "spécificité" victorienne entre 1837 et 1901 ? C'est la question que posent les auteurs dans l'introduction. L'Angleterre bâtit sa démocratie, conforte son impérialisme. Pourtant la stabilité sociale du pays a été constamment menacée. C'est ici que la reine parvient à incarner les aspirations de divers groupes sociaux, particulièrement dans le dernier quart de siècle alors que la société part quelque peu à la dérive. Victoria a gouverné sur une société renouvelée. C'est la spécificité victorienne d'avoir ses traits propres et en même temps d'encadrer deux époques bien différentes.
Logiquement, l'ouvrage suit un plan thématique, en six chapitres. Quels sont les fondements du victorianisme ? L'héritage chrétien, en dépit de la montée persistante de l'irréligion. Après le recensement religieux de 1851-1853, qui jette l'alarme, l'Eglise anglicane se mobilise. Mais pas seulement : méthodistes, baptistes sont de la partie, et l'Eglise catholique se nourrit de l'immigration irlandaise. La religion, en Angleterre, imprègne cependant la vie publique et privée. Autre caractéristique du victorianisme : le dynamisme démographique et l'urbanisation rapide de la population. Les progrès techniques et scientifiques sont notoires, et consacrés par l'exposition universelle de 1851. La prospérité dure au moins jusqu'en 1873, après quoi l'Angleterre entame un déclin en pointillés. La société agraire traditionnelle se meurt et laisse la place à une société industrielle. C'est pourtant l'apogée de l'impérialisme, constitutif de l'esprit victorien. Il se trouve aussi qu'il est passager, et remis en question après la guerre des Boers.
La société victorienne est inégalitaire, mais pas figée. Si les classes supérieure et inférieure s'opposent à l'avènement de Victoria, le XIXème siècle voit la naissance des classes moyennes. Elles représentent déjà près de 20% de la population en 1851, elles naissent de l'essor de l'industrie et du commerce, l'instruction et le savoir-faire palliant la richesse. Il y a d'ailleurs plusieurs classes moyennes, en fonction du revenu, du nombre de domestiques, de l'éducation des femmes aussi. Cette apparition ne menace pas la noblesse ; au contraire, l'élite foncière s'élargit et s'accroît, même si la richesse foncière perd du terrain. Les écoles privées tiennent le haut du pavé, mais dans la seconde moitié du siècle, la réforme des Public Schools fait son oeuvre. La structure familiale ne change guère, le bourgeois actant des normes et valeurs puritaines. La bourgeoisie est protestante, marque une forte ségrégation des sexes, et dans cette société, certains trouvent mal leur place, comme les femmes célibataires. La vie de la femme mariée est conçue en fonction de celle de son mari : à elle la maîtrise du foyer. En se mariant, elle perd tous ses droits de propriété, même si les femmes obtiennent progressivement le droit de garde des enfants. Les moyens de réduction des naissances commencent à apparaître dans les classes aisées. Mais les privilèges masculins sont encore bien défendus. Dans le mode de vie, les dépenses alimentaires constituent le budget principal, mais les dépenses d'habillement augmentent. Les loisirs bourgeois différent de ceux des nobles. La mort hante les victoriens. Mais c'est encore un moyen d'ostentation. La bourgeoisie connaît un véritable âge d'or sous la société victorienne.
En 1851, la population urbaine dépasse la population rurale. 10 villes comptent plus de 100 000 habitants. Cette croissance se nourrit surtout de l'exode rural, puis de l'accroissement naturel. La ville est démembrée, comme le raconte Engels pour Manchester en 1842. Dès 1825, avec l'apparition du chemin de fer, les paysages urbains changent, surtout à Londres, terminus des lignes. Les migrations quotidiennes par train s'installent. Grands bâtisseurs, les victoriens portent une attention toute particulière aux gares, aux églises, aux bâtiments publics -les villes entrent même en compétition pour tel ou tel monument. Les bâtiments allient souvent recherche du sublime et du confort. L'urbanisme philanthropique à destination des ouvriers se combine aux cités-jardins.
La société victorienne est aussi celle des ouvriers. Près de la moitié de la population travaille dans le secteur secondaire au milieu du siècle : mines, usines, etc. La classe ouvrière est en fait éclatée, tout comme la famille, par le travail. Ce travail est dur, les conditions de vie dantesques, particulièrement dans les grandes villes. Manchester en est le symbole. Ce tableau plutôt sombre contraste avec la prospérité de la société victorienne. Mais c'est surtout l'écart entre ouvriers et bourgeois qui est frappant ; pourtant, la conscience de classe ouvrière n'est pas encore définitive en 1850. Les difficultés persistent dans la seconde moitié du siècle -travail, salaires- mais la protection légale s'accroît et les ouvriers bénéficient des efforts en termes d'éducation ou de loisirs. Ces acquis sont aussi le fait des combats des organisations ouvrières, surtout après 1851. Le combat de celle-ci débouchera finalement sur la naissance du Labour Party.
L'existence des marginaux est à la fois un défi et une mise à l'épreuve de la société victorienne : ne serait-ce que par la peur qu'ils inspirent, ils ne sont pas ignorés. La pauvreté et l'indigence sont légion : la loi des Pauvres, qui marque un changement notable, avec ses workhouses, a été vite conspuée. En réalité c'est que la loi a été fort mal appliquée. Les situations locales sont très variées. De nombreux pauvres font donc appel à l'assistance privée. La prostitution est très répandue et passionne la société victorienne. Le législateur s'inquiète surtout des maladies vénériennes. En réalité, la prostitution est tolérée car intégrée à toutes les échelles de la société. La délinquance est présente, et la création d'un corps de police métropolitain en 1829, avec ses chiffres, la fait apparaître de manière plus visible. C'est un monde très varié. La loi évolue, mais la délinquance devient un phénomène de la vie sociale. D'où le succès d'un Sherlock Holmes.
Sur le plan politique, l'ère victorienne est celle de l'avènement d'une démocratie moderne. La loi de 1832 double presque le corps électoral. Les militants ouvriers se lancent ensuite dans l'action politique via le chartisme. Mais la loi de 1867 ne donne pas encore satisfaction. Par contre, elle réorganise la vie politique britannique en permettant l'avènement de partis au sens moderne. Une troisième loi élargit encore le suffrage en 1884-85, mais il faudra attendre 1918 et 1928 pour que l'universalisation soit complète. Les conservateurs sont les premiers à s'organiser en parti moderne, puis les libéraux, avant que la déception envers ces derniers n'entraîne, par ricochet avec les aspirations ouvrières, la naissance du parti travailliste. Les parlementaires ne sont plus indépendants. L'élite sociale et l'élite politique se confondent néanmoins. Le député victorien, aristocrate ou bourgeois, doit être riche et éduqué. Ouvriers et classes moyennes sont peu représentés avant 1867. La monarchie, en revanche, banalisée par Victoria, a gagné sa légitimité et n'est plus remise en cause.
La société britannique actuelle est la fille de l'ère victorienne. Celle-ci est encore proche de nous via les photos et le film qui se développent à l'époque. Paysage, démocratie, monarchie, économie, parti travailliste font partie des legs victoriens. Au passif, une misère souvent sordide, un impérialisme qu'il faudra ensuite dégonfler. Les deux historiens finissent leur travail en fournissant des conseils de lecture.