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Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Joukov. L'homme qui a vaincu Hitler, Paris, Perrin, 2013, 732 p.

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Mise à jour vendredi 4 avril 2014 : un relecture d'un des passages du livre, combiné à mon propre travail, m'a fait prendre conscience que je n'avais pas critiqué correctement le passage concerné. J'ai énoncé des postulats incorrects, une mise à jour s'imposait. Je m'excuse donc pour ces imprécisions. La critique de ce passage n'est pas complètement retirée, mais elle est précisée et, de fait, elle est plus exacte. Je mets en gras le paragraphe concerné ci-dessous.



Avertissement :étant donné les réactions houleuses la dernière fois que j'ai évoqué un livre de Jean Lopez, sur la recension du livre de Jacques Sapir, La Mandchourie oubliée, je préfère prévenir de suite que tout commentaire malveillant sera mis sans autre forme de procès à la corbeille, car je n'ai pas envie de m'embêter avec ce genre de problème cette fois-ci. Avis aux amateurs : vous avez le droit de ne pas être d'accord avec la recension, mais si vous voulez intervenir, vous le faites de manière constructive, argumentée sans polluer le billet. Merci d'avance.


Jean Lopez, depuis quelques années, s'est imposé comme une référence française incontournable sur l'histoire militaire du front de l'est pendant la Seconde Guerre mondiale. Quasiment inconnu en 2008 à la sortie de son premier livre sur Koursk chez Economica (« ancien capitaine de la marine marchande, rédacteur en chef d'un magazine de vulgarisation », selon le quatrième de couverture), il est devenu, au rythme de quasiment un ouvrage par an, Stalingrad, puis Berlin, un des « meilleurs spécialistes français du conflit germano-soviétique » (toujours selon le quatrième de couverture, celui du Berlin), puis, avec sa deuxième édition du Koursk en 2011 et son ouvrage sur la bataille de Korsun/Tcherkassy, « journaliste et historien ». Car entretemps, en mars 2011, Jean Lopez a lancé Guerres et Histoire, magazine de vulgarisation en histoire militaire qui a rencontré un grand succès. Ce n'est d'ailleurs plus comme historien qu'il se présente sur le quatrième de couverture, mais comme fondateur et directeur de la rédaction de Guerres et Histoire.

Le choix du sujet de ce nouveau livre est habile. Il n'y a en effet aucune synthèse française ou presque, récente, et même ancienne, sur Joukov, l'un des principaux chefs militaires soviétiques de la Grande Guerre Patriotique. Jean Lopez peut donc espérer facilement combler un vide dans la bibliographie sur le sujet. Par ailleurs, le manque patent de spécialistes français issus du monde universitaire à propos de la dimension militaire du conflit germano-soviétique peut augurer d'un bon accueil de la critique, ce qui s'est effectivement produit, que ce soit dans la presse quotidienne ou celle plus spécialisée, comme le magazine L'Histoire, ou bien encore sur différents sites web. Or, comme les ouvrages précédents, la biographie de Joukov par Jean Lopez, si elle comporte d'incontestables qualités, souffre aussi de plusieurs défauts, qui empêchent de la présenter comme la référence « ultime », qualificatif que l'on emploie un peu trop volontiers concernant ses livres – Jacques Sapir l'avait déjà noté, en son temps, dans sa recension du Berlin .



L'avant-propos, qui explique les enjeux la biographie, reflète cette contradiction. On ne peut qu'aquiescer à l'idée selon laquelle le front de l'est a été, indubitablement, le front essentiel du conflit. Idem pour la confusion entre la vie de Joukov et celle du parti communiste et de l'URSS jusqu'à l'époque de Brejnev. De même, l'une des questions fondamentales qui se pose est bien de savoir comment Joukov a surmonté la tension entre le besoin d'une armée efficace et les entraves posées par le parti et la direction soviétiques, très suspicieux à l'égard des militaires, considérés comme des « bonapartistes » en puissance. Pour Jean Lopez, Joukov a ce rôle ambigu d'avoir à la fois contribué au désastre de 1941 tout en sauvant, pour ainsi dire, l'URSS de la défaite. Sa biographie s'organise, de manière assez logique, en trois parties : de la naissance à la Grande Guerre Patriotique, le conflit lui-même et l'après-guerre jusqu'à la disparition en 1974. Il est d'autant plus intéressant de s'attacher à Joukov qu'effectivement, la Russie contemporaine valorise la Grande Guerre Patriotique, moment clé d'unité nationale, et par contrecoup la figure de Joukov. Pour réaliser sa biographie, Jean Lopez s'est fait aider par plusieurs personnes à même de lui donner accès à l'abondante production russe -absente en revanche de ses précédents ouvrages-, comme une collaboratrice moscovite, Inna Solodkova. Cet avant-propos soulève en revanche deux problèmes que l'on retrouvera tout au long de la biographie. D'abord, Jean Lopez attribue les succès de l'Armée Rouge, en particulier dans la seconde moitié de la guerre, à Joukov seul. Est-ce véritablement pertinent ? On verra que l'on peut s'interroger. Ensuite, Jean Lopez se présente à nouveau, comme il peut le faire dans le magazine Guerres et Histoire ou dans ses précédents ouvrages, en « chasseur de mythes », prêt à démonter la légende noire et la légende dorée de Joukov. Malheureusement cette posture, qui relève plus du journaliste que de l'historien à proprement parler, se retrouve tout au long du livre avec des jugements de valeur qui n'ont pas forcément leur place dans un récit qui se veut, quand même, dans le droit fil d'une méthode historienne.

Cette tension entre points forts et points faibles se manifeste dès la première partie de l'ouvrage. Joukov est né en 1896 dans le village de Strelkovka, à 110 km de Moscou, dans le gouvernement de Kalouga. Il n'est pas issu d'un milieu paysan miséreux comme il a cherché à le faire croire. Il bénéficie même d'une éducation primaire rendue possible par les dernières réformes d'un tsarisme chancelant. En 1908, il est envoyé à Moscou chez un oncle fourrier, l'oncle Micha, que les mémoires soviétiques noircissent à dessein. A la déclaration de guerre, en 1914, Joukov ne rejoint pas l'armée russe, sans doute pour conserver une situation relativement bonne. Mais la guerre prélève son tribut et il est finalement mobilisé en juillet 1915. Joukov intègre la cavalerie, où il est formé et entraîné. Nommé sous-officier, il ne participe pas aux grandes opérations des années 1915-1916, comme l'offensive Broussilov. Il connaît son baptême du feu en août 1916, mais il est rapidement blessé et évacué. Quand il revient, fin 1916, l'atmosphère a changé dans la troupe, qui gronde contre le tsar et son régime, tout comme la population. Joukov n'a pas joué un grand rôle dans son unité au moment de la révolution de février 1917 et de ce qui s'ensuit. Son choix politique n'est pas plus arrêté au fil de l'année, là encore contrairement à ses déclarations postérieures.

On est frappé cependant de constater que Jean Lopez, qui affirme plusieurs fois qu'il n'est pas question dans son ouvrage de traiter de la guerre sur le front de l'est ou des révolutions de 1917, s'y prend de manière un peu trop rapide, survole certains sujets, comme l'état de l'armée tsariste, ses performances, son historique avant la guerre. En réalité, quand on épluche la bibliographie en fin d'ouvrage, on constate que Jean Lopez fait à la fois appel à des ouvrages datés et à des sources qui, elles, le sont beaucoup moins. Simplement, son portait de l'armée impériale russe (p.53-58 pour l'essentiel) met en avant les éléments négatifs du tableau (souvent exacts, mais parfois accompagnés de généralités qu'on pourrait peut-être éviter, ou d'éléments manifestement datés) et ne revient que dans quelques lignes sur la réévaluation globale de la performance de l'armée russe entrepris ces dernières décennies. Le constat est fait par Jean Lopez, mais en trop peu de lignes, alors même qu'il en passe beaucoup à décrire un tableau sombre qui n'est pas exclusif de la réalité de l'armée impériale. De la même façon, il expédie assez vite les évolutions militaires de celle-ci entre 1914 et 1917 et l'influence que ce bouillonnement va avoir sur la transition de l'Armée Rouge vers un art de la guerre très inventif -J. Lopez parle par exemple de la figure de Broussilov et de quelques autres, mais c'est à peu près tout ; en outre, il reprend aussi des poncifs sur d'autres officiers supérieurs russes pendant le conflit, qui sont largement remis en cause par des travaux récents. Par ailleurs, et malgré l'utilisation de sources correctes (on les devine mais on est bien en peine de vérifier : les notes du passage concerné dans le chapitre 2 ont sauté à l'impression...), il manque des travaux dans la bibliographie pour approfondir ces points (pas de B.W. Menning, de T. Dowling, de D. Schimmelpenninck, par exemple, et d'autres). Le portrait est donc malheureusement incomplet, et semble-t-il, pour partie, volontairement réducteur (y a-t-il eu des coupes dans l'ouvrage ? On peut se poser la question).

En septembre 1918, après être revenu chez lui, Joukov finit par s'engager dans la cavalerie rouge. Là encore, Jean Lopez, qui s'en défend -précisant que ce n'est pas l'objet du livre- survole assez rapidement la guerre civile russe, moment pourtant très important pour l'histoire militaire soviétique et tout simplement pour l'histoire mondiale tout court. Dès mars 1919, Joukov entre au parti, dans une nouvelle Armée Rouge qui cherche également à éduquer ses recrues -sans doute plus massivement que ne l'avait voulu le tsar. Joukov combat contre les cosaques blancs du Don, puis sur la Volga, où il est à nouveau blessé. Devenu chef d'escadron en novembre 1920, il traque le bandit Kolesnikov dans la région de Voronej, puis participe à l'écrasement de la révolte de Tambov, en 1921, répression impitoyable coordonnée par Toukhatchevsky. Ce n'est qu'à la fin de ce chapitre que Jean Lopez revient enfin sur les caractéristiques de la guerre civile russe, plus pour insister sur sa brutalité et sa barbarie et les prémices d'une « guerre totale » que sur son déroulement militaire ou pour développer précisément son impact sur la façon d'envisager la guerre chez les Soviétiques.

Joukov reste dans l'armée après la victoire remportée par les bolcheviks, même si celle-ci décroît en proportion avec le retour à la paix. L'Armée Rouge est également traversée par deux débats sur sa composition -miliciens ou professionnels- et sa fonction -soutien à l'économie socialiste ou véritable outil de défense. Frounzé contrebalance Trotsky et le résultat est une armée mixte, que Frounzé veut étroitement associer à l'industrialisation de l'URSS, annonçant Toukhatchevsky. Commandant d'un régiment de cavalerie, Joukov part à l'école de cavalerie de Léningrad en 1924, où il croise déjà Rokossovsky et quelques autres. L'Armée Rouge s'enferme dans un marasme, notamment parce que le corps des officiers n'a rien de solide. Joukov appartient plutôt au groupe de ceux qui recherchent la professionnalisation de l'Armée Rouge mais en militant pour ce faire auprès du Parti : ce seront pourtant les premières cibles des purges, mais les survivants s'imposeront après 1945. Joukov, dans sa vie de garnison, est également « coincé » entre sa vie sentimentale agitée et déjà deux femmes qui comptent. En 1929, Joukov approfondit ses connaissances militaires en suivant le cours avancé pour les officiers supérieurs à Moscou. C'est là qu'il découvre la gestation, déjà bien en train, du fameux art opératif soviétique. Il a une affection, en particulier, pour l'un des penseurs importants de la discipline, Triandafillov. La présentation de l'art opératif par Jean Lopez est une reprise de celle des ouvrages antérieurs, et n'apporte rien de véritablement neuf.

Quatre hommes jouent ensuite un rôle important dans l'ascension de Joukov : Rokossovsky, qui prend la tête de la 7ème division de cavalerie dont fait partie Joukov, Timochenko, Boudienny et Vorochilov. Promu à l'inspection de la cavalerie aux côtés de Boudienny, il y rencontre Vassilievsky, son complice de la Grande Guerre Patriotique. Il côtoie aussi, pour la première fois, Toukhatchevsky, une autre figure de légende du renouveau théorique de l'Armée Rouge. En 1933, Joukov prend la tête de la 4ème division de cavalerie en Biélorussie, qu'il va s'efforcer de remettre en condition pour la guerre. Il affronte Isserson, un autre penseur important de l'art opératif (curieusement Jean Lopez utilise le livre de Harrison sur ce théoricien, mais pas celui du même auteur sur l'art opératif soviétique, pourtant important), lors de manoeuvres en 1935. Joukov se distingue lors des manoeuvres de 1936 en Biélorussie qui tentent de mettre en oeuvre « l'opération en profondeur » chère aux théoriciens de l'art opératif. Arrivent ensuite les grandes purges avec l'exécution, en juin 1937, de Toukhatchevsky et de l'essentiel des commandants de l'Armée Rouge. A nouveau, Jean Lopez ne veut pas trop s'y attarder, or c'est un sujet d'une actualité criante sur le plan historiographique. Joukov craint probablement pour sa vie, d'autant qu'il a des liens avec Ouborévitch, un des officiers passés par les armes dès le début. Il est interrogé par un commissaire de son district, Golikov, qui devient en quelque sorte sa bête noire. Sur les raisons des purges, Jean Lopez y revient finalement, sans véritablement trancher entre les différentes hypothèses. Mais on constate encore une fois certaines lacunes en termes de contextualisation, ou plutôt une contextualisation qui est mal faite, faute de références appropriées : Jean Lopez n'est pas un spécialiste de l'URSS et de ses différents aspects, hors histoire militaire, cela se ressent.

Joukov, qui passe au travers des purges, devient commandant d'un corps de cavalerie puis commandant adjoint du district militaire de Biélorussie dès 1938. Appelé à Moscou le 24 mai 1939, Joukov est envoyé combattre les Japonais en Extrême-Orient. On l'a probablement choisi parce que sa réputation est alors connue des survivants des purges qui sont restés en place ou ont accédé à de nouvelles responsabilités. Etroitement surveillé, Joukov est en fait chargé d'infliger une correction aux Japonais pour les dissuader de renouveler des coups de sonde qui ont commencé dès 1931 et l'annexion de la Mandchourie. Il en fait pourtant le prototype de ce que seront certaines opérations soviétiques de la Seconde Guerre mondiale. On est étonné d'ailleurs de voir que Jean Lopez ne s'attarde pas un peu plus sur la dimension aérienne de la bataille de Khalkin-Gol, pourtant assez bien travaillée aujourd'hui (plusieurs ouvrages en anglais sont consacrés à la question), et qui préfigure largement, par exemple, le déroulement de Barbarossa sur le plan aérien -il faut dire aussi que les ouvages de Jean Lopez se concentrent beaucoup sur l'aspect terrestre, le Koursk par exemple ayant été réédité en 2011 notamment pour faire des ajouts sur la dimension aérienne. On note aussi que la carte, p.191, qui représente la contre-offensive de Joukov à partir du 20 août est relativement vague (pas d'unités précises, par exemple).

La victoire écrasante de Joukov débouche sur l'armistice du 15 septembre 1939, qui écarte de fait le Japon de toute nouvelle manoeuvre en Extrême-Orient, même si l'armée du Kwantung n'a pas perdu l'oreille de l'empereur. En revanche, l'affirmation selon laquelle l'adversaire japonais se limiterait à un « tigre de papier » est dans doute un peu trop forte. Joukov ne revient de Mongolie qu'en mai 1940, après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et la conclusion de la guerre désastreuse contre la Finlande, à laquelle il échappe. Il est nommé commandant du district militaire de Kiev, le plus important de l'Armée Rouge. Si la campagne de Pologne montre effectivement l'impréparation de l'Armée Rouge, Jean Lopez passe sous silence qu'après la débâcle initiale en Finlande, certains changements sont intervenus qui ont contribué au succès final des Soviétiques, qui ne l'emportent déjà pas seulement que par la force du nombre.

Devant le succès allemand à l'ouest, qui annule les bénéfices de son pacte avec Hitler, Staline remplace Vorochilov par Timochenko, qui lance un train de réformes, en 1940, pour remettre à niveau l'Armée Rouge. Trop tard, et trop peu. Selon Jean Lopez, le choix de définir le secteur sud comme prioritaire relève de Staline et d'autres, dans l'hypothèse d'une offensive contre l'Allemagne nazie, même si le Vojd ne croit pas à l'agression allemande. La conférence de décembre 1940 ne permet pas d'aborder les vrais problèmes -à quoi ressemblera la période initiale de la guerre et comment y répondre. Le fameux wargame de janvier 1941, où Joukov fait montre de son coup d'oeil, valide le choix de l'Ukraine comme part essentielle du dispositif militaire. Joukov est nommé par conséquence chef d'état-major de l'Armée Rouge, pour appliquer cette stratégie de contre-attaque par le sud. Le plan MP-41, construit en mars, table sur l'hypothèse, politique, qu'il n'y aura pas d'attaque en 1941. Le plan de frappe préventive, conçu avec Timochenko en mai, est rejeté par Staline. Joukov est mal à l'aise dans son rôle de chef d'état-major. La tension est insupportable dans la semaine qui précède l'attaque allemande du 22 juin. Il ne peut que suivre les inquiétudes de Staline et sa marge de manoeuvre est limitée ; il regrettera après la guerre de ne pas avoir fait plus.

Le choc du 22 juin 1941 est terrible. Les penseurs militaires soviétiques et historiens de la guerre froide le comparent fréquemment à celui d'une frappe nucléaire. Joukov peine à avoir une situation claire de l'ensemble du front le 22 juin. Dès le lendemain, il part pour le front sud, où le dispositif le plus puissant de l'Armée Rouge fait face au groupe d'armées de von Rundstedt. Il n'y reste que trois jours, à peine le temps de lancer le début du fameux « triangle sanglant », le premier choc de blindés massifs en Ukraine, qui certes se termine en désastre pour les Soviétiques, comme le rappelle Jean Lopez, mais forge des chefs, comme Rokossovsky et à un niveau inférieur, Katoukov, futur commandant de la 1ère armée de chars de Joukov. A Moscou, Staline hurle sur l'état-major, Joukov est à bout de nerfs. On arrive ensuite à un passage sans doute parmi les plus contestables du livre : le moment où Staline, une semaine après l'attaque, s'est enfermé dans sa datcha de Kuntsevo. Quand les apparatchiks viennent le chercher pour former le GKO, le Comité de Défense de l'Etat, il est probable que le Vojd n'en peut mais. L'effondrement n'a pas duré mais est probablement réel, comme le soulignent plusieurs historiens (Françoise Thom notamment), contrairement à ce que semble croire Jean Lopez qui pousse la « chasse aux mythes » peut-être un peu trop loin cette fois-ci.

Staline se reprend vite néanmoins : création du GKO, puis de la Stavka (en plusieurs étapes), déménagement des usines, exécutions des chefs qui ont failli, la machine « guerre totale » est en marche. Il s'adresse dans un discours resté célèbre aux Soviétique, le 3 juillet, alors que c'est Molotov qui avait annoncé l'invasion allemande le 22 juin. Sur le front ouest, Joukov applique la quintessence du plan MP-41 : l'offensive à outrance, partout, avec tout ce qui est disponible. Smolensk tombe le 16 juillet, mais Joukov y lance contre-attaque sur contre-attaque, freinant littéralement les Allemands par la force des baïonnettes. Limogé de son poste de chef d'état-major, il met par écrit les prémices de la réorganisation de l'Armée Rouge au vu des désastres initiaux. La réduction du saillant de Yelnya, qui est l'oeuvre de Joukov, est peut-être un succès symbolique et personnel, mais la bataille a été très durement ressentie du côté allemand, comme le montrent les témoignages analysés par David Stahel dans son premier ouvrage (curieusement absent de la bibliographie de J. Lopez). Dès l'été 1941, le doute s'installe dans la Wehrmacht, sur le terrain, mais aussi à l'échelon supérieur -que l'on pense à Halder. La bataille de Smolensk, à sa manière, représente déjà quelque chose d'important. Joukov voit ensuite le front sud décimé par l'entêtement de Staline, qui conduit à l'encerclement géant de Kiev ; il en parlera beaucoup dans ses mémoires, bien qu'il n'y ait pris aucune part. En septembre, Joukov est envoyé en urgence à Léningrad : les Allemands sont aux portes de la ville. Ils ont progressé à travers les Etats baltes, et essuyé là encore des contre-attaques coûteuses mais efficaces, celles de Vatoutine, qui usent le poing blindé, déjà faible, du groupe d'armées, plus probablement, là encore, que ne le concède Jean Lopez. Joukov arrive pour rétablir le moral, l'ordre et faire tenir le front. Il y parvient d'autant mieux que les Allemands transfèrent des forces pour l'offensive sur Moscou, dès la fin septembre ; ils n'entreront jamais dans Léningrad.

L'opération Typhon profite de la fragilisation du front ouest suite aux contre-offensives incessantes d'août-septembre, côté soviétique, et d'une défense mal organisée. Les encerclements de Vyazma et Bryansk livre encore des centaines de milliers de prisonniers, mais des dizaines de milliers d'autre échappent aux encerclements, les Allemands manquant encore d'infanterie pour les sceller de manière étanche, comme à Bialystok et à Minsk, les premiers chaudrons de la campagne. Joukov, revenu à Moscou le 6 octobre, sauve la tête de Koniev. Il va inspecter lui-même le front. Il s'y trouve une « seconde épouse » de campagne. Les Panzer reprennent leur marche et mi-octobre, ne sont plus qu'à une centaine de kilomètres de Moscou. Guderian, cependant, s'est heurté à un os non loin d'Orel, à Mtsensk : Katoukov, à la tête de la 4ème brigade de chars, remporte un succès tactique certain EN DEFENSE, preuve que l'Armée Rouge progresse, même dans ce domaine, ce qu'il aurait été intéressant d'analyser, à travers cet exemple et d'autres. Le culte de l'offensive n'empêche pas des adaptations pragmatiques efficaces. Jean Lopez ne s'y attarde pas, il aurait pu -l'ouvrage de R. Armstrong sur les commandants d'armées blindées soviétiques, qui aurait été fort utile, ne figure d'ailleurs pas dans la bibliographie. A Moscou, c'est la panique, car Staline n'a pas encore choisi de demeurer ou non dans la capitale. Les scènes d'affolement se multiplient dans la capitale. Mais dès le 19 octobre, le Vojd choisit de demeurer au Kremlin, et l'ordre est rapidement rétabli. La météo freine les Allemands, de même que la résistance de plus en plus efficace des Soviétiques, comme à Toula. Staline, pour regonfler le moral, fait procéder à un défilé symbolique, sur la Place Rouge, le 7 novembre, pour l'anniversaire de la Révolution d'Octobre.

A la mi-novembre, au prix d'une brutalité sans nom, Joukov a stoppé l'offensive allemande sur Moscou. Sur son aile droite, le 1er décembre, les Allemands sont même rejetés en arrière par la 1ère armée de choc, une des nouvelles armées de réserve introduites dans le dispositif soviétique depuis novembre. Joukov contient à la fois les Allemands et prépare la contre-offensive. La tension est énorme, comme l'illustre l'affaire du hameau de Dedovo, repris dans le sang aux Allemands sur une simple confusion de Staline, qui hurle à tout va. La contre-offensive, qui se déclenche le 4 décembre 1941, fixe au centre et déborde par les ailes. Mais les Soviétiques ne peuvent pas exploiter la percée en profondeur. Joukov commence à interdire les attaques frontales d'infanterie, néanmoins, favorise la coopération interarmes. Il devient célèbre, s'impose dans les médias : c'est le début du mythe. Mais dès le 5 janvier 1942, Staline, grisé par les succès initiaux, déclenche une offensive généralisée à l'ensemble du front, au lieu de limiter ses ambitions. Joukov, comme les autres chefs militaires, n'a pas bronché. Il n'arrive pas à encercler Viazma, plusieurs armées sont encerclées et décimées par les Allemands qui ont reçu l'ordre d'Hitler de tenir sur place... La victoire est incomplète quand le front se stabilise le 20 avril 1942. Les Soviétiques n'ont pas su choisi une seule direction générale pour l'attaquer ni coordonner leurs efforts.

Staline commet l'erreur, en 1942, de surestimer le potentiel allemand -qui a diminué de moitié ou presque, et ne peut plus lancer qu'une seule offensive-, de se tromper sur la direction privilégiée (Moscou au lieu du sud) et de ne pas vouloir rester sur la défensive. Les Soviétiques sont laminés en Crimée, puis à Kharkov, lors de l'offensive conçue pour Timochenko. L'offensive Blau fonce vers la Volga, et le Caucase, Hitler scindant ses forces en deux le 23 juillet 1942, croyant les Soviétiques à bout. Joukov, à l'été 1942, reste concentré sur la direction de Moscou et enchaîne attaques et contre-attaques devant le fameux saillant de Rjev. Ce faisant, il brise aussi dans l'oeuf une offensive allemande limitée, même si c'est au prix d'un carnage sans nom. La situation au sud est néanmoins critique : Joukov, nommé n°2 de Staline, s'envole pour Stalingrad le 29 août. Les contre-attaques hâtives menées au nord de la ville, début septembre, sont encore une fois sanglantes, mais indéniablement, elles usent le potentiel allemand. Joukov et Vassilievsky, pour Jean Lopez, sont bien les responsables du plan de l'opération Uranus : simplement, c'est plutôt fin septembre qu'au début, après que l'offensive allemande se soit enlisée dans les décombres de Stalingrad. Joukov, c'est certain, fait déplacer le centre de gravité de la pince nord de la tête de pont de Kletskaïa à celle de Serafimovitch, plus à l'ouest. Peu après, Staline abolit le double commandement des commissaires politiques, réinstallé en juillet 1941. Joukov, lui, part surveiller le déroulement de Mars, une nouvelle opération contre le saillant de Rjev qu'il a programmé dès septembre. L'attaque, déclenchée le 25 novembre, se termine sur un échec cinglant. Elle a cependant immobilisé et consommé des forces allemandes qui auraient pu être utilisées ailleurs, au sud. Surtout, elle montre que l'Armée Rouge, et Joukov, ne sont pas encore guéris des maladies de jeunesse de 1941.

Dans la foulée de l'encerclement à Stalingrad, l'Armée Rouge commence à lancer des offensives pour disloquer en profondeur le système ennemi. Joukov, envoyé à Léningrad, parvient, en janvier 1943, à rétablir un corridor terrestre via une nouvelle offensive difficile. Staline le fait maréchal le 18 janvier. L'Armée Rouge renaît de ses cendres, tel le phénix. Les épaulettes refont leur apparition, les grades aussi. Les soldats entrent en masse dans le parti. Joukov, qui fait partie de l'élite militaire, est choyé. Staline lui offre même un train personnel. D'ailleurs Jean Lopez aurait pu, peut-être, nous en dire un peu plus sur l'achat quasi « clientéliste » du haut-commandement soviétique par Staline, puisqu'il est finalement intégré dans la nomenklatura. Il a confiance désormais dans ses officiers ; les représentants de la Stavka obtiennent des compétences élargies pour coordonner les opérations principales. On attendait d'ailleurs, ici ou un peu plus tard, des perspectives plus larges sur l'économie de guerre soviétique, la mobilisation de la société dans le cadre d'une guerre totale, etc, qui ne viennent pas. Staline se laisse cependant encore une fois griser par le succès : la contre-offensive générale, et son volet sud, connaissent un échec devant le retour offensif de Manstein. Joukov est envoyé pour consolider le front près de Bielgorod. Celui-ci se stabilise en avril. La campagne de 1942 se termine pour l'Allemagne et ses alliés sur un désastre encore bien plus grand qu'en 1941, même si l'URSS a payé le prix fort pour y parvenir.


Dans cette émission de la chaîne Histoire où J. Lopez intervient pour présenter son livre, on apprend de la bouche de S. Courtois que M. Lopez est un militaire (?), sans que celui-ci démente. En outre, Jean Lopez se fait reprendre par Mme Thom sur l'effondrement de Staline les 28-29 juin 1941, comme je l'évoquais ci-dessus. Enfin, il reprend des formules "chocs" tirées de son livre, qui font très "bonne presse", mais qui constituent, encore une fois, des généralités dont on pourrait se passer, et qui ne sont pas celles d'un historien :  "Joukov a un niveau de CE2", "le chaos, le désordre, la nonchalance russe", "orgie de meurtres et de viols", "Staline agité du bocal, comme tous les chefs bolcheviks". Plus une ou deux petites erreurs ou points qui font débat, mais qui curieusement ne le sont pas dans le livre (deux divisions d'élite à Khalkin-Gol au lieu d'une seule, Joukov enlève l'initiative stratégique aux Allemands à Koursk alors que Jean Lopez semble concéder cette fois-ci dans le livre que c'est bien l'Armée Rouge qui a l'initiative stratégique à ce moment-là). En somme, la vidéo résume assez bien l'ouvrage (la présentation du Joukov commence à 13 mn).


 
 

Concernant le choix de la défensive stratégique à Koursk, Jean Lopez semble, dans cet ouvrage, concéder davantage que les Soviétiques ont l'initiative des opérations sur le plan stratégique en 1943, et choisissent la défense, ce qui n'était pas le cas dans les deux éditions du Koursk. Joukov est aux premières loges, près de Rokossovsky, pour voir l'échec de l'offensive allemande au nord du saillant de Koursk. Il participe ensuite à la supervision de Koutouzov, l'offensive sur le saillant d'Orel, dont le succès initial est gâché, puis à Roumantsiev, la contre-offensive délicate qui parvient néanmoins à reprendre Kharkov et à rejeter les Allemands. Dans la course au Dniepr, Joukov plaide contre la stratégie du large front de Staline : il a conscience de la saignée opérée depuis 1941 dans les rangs soviétiques et en outre, l'augmentation du potentiel blindé et motorisé de l'Armée Rouge permet d'envisager d'autres solutions. Joukov veut coller au plan initial, franchir le Dniepr au sud de Kiev et prendre la capitale de l'Ukraine par cette direction. Mais les Soviétiques s'enlisent à Boukhrine. Dès la fin octobre, Joukov acquiesce à une solution par le nord, via la tête de pont de Lyutezh. L'offensive, qui démarre le 3 novembre, est rondement menée et aboutit à la chute de Kiev trois jours plus tard. Les Allemands ne peuvent plus se maintenir sur le Dniepr.

Profitant de l'opération d'encerclement à Korsun, Staline va pousser contre Joukov son rival Koniev, qui sait aussi se mettre en valeur. Koniev, fait maréchal le 20 février 1944, n'a cependant pas réussi à rendre étanche la poche de Korsun, dont quelques milliers d'Allemands parviennent à sortir. La rivalité est encore renforcée par la mort de Vatoutine, le 29 février, tué par des partisans ukrainiens nationalistes. Voilà Joukov revenu au commandement de front (1er front d'Ukraine), à égalité avec Koniev et Rokossovsky. Il se fait jouer par Manstein lors de l'encerclement de la 1. Panzer Armee, qui réussit à se dégager vers l'ouest. Revenu à Moscou en avril, Joukov participe à la mise au point de l'opération Bagration, puis revient jusqu'à la fin mai au 1er front d'Ukraine. L'offensive contre la Roumanie lancée par Koniev échoue, alors que Joukov peaufine et élargit les préparatifs de Bagration. Il inclut le 1er front d'Ukraine de Koniev qui doit intervenir dans un second temps et dispose en particulier de l'essentiel des armées blindées. Bagration, qui commence le 22 juin 1944, est l'une des plus sévères défaites de la guerre pour les Allemands : ceux-ci reculent de 600 à 700 km, perdent au bas mot 250 000 tués et disparus, alors que les pertes soviétiques, cette fois-ci, sont nettement inférieures. Dès le mois de juillet, Staline fait comprendre à Joukov que les considérations politiques prennent le pas sur les opérations militaires stricto sensu. Il reprend la main sur l'armée en supprimant les représentants de la Stavka ; surtout, il aiguise la compétition entre les chefs en déchargeant Rokossovsky du 1er front de Biélorussie, destiné à prendre Berlin, pour le confier à Joukov. L'axe principal de l'offensive vers le coeur du Reich fait assez peu débat : il est au centre, à travers la Pologne.

Le portrait de la préparation de Vistule-Oder est repris du Berlin : aucune nouveauté pour les connaisseurs, donc, et c'est dommage, car plusieurs historiens russes ont entretemps publié sur le sujet, comme Isaiev, ce qui aurait permis à J. Lopez de retravailler certains points. En revanche, Joukov commence à être sur la sellette dès le mois de décembre 1944, Staline faisant progressivement constituer un dossier contre lui, au besoin. L'offensive Vistule-Oder, déclenchée le 12 janvier 1945, est fulgurante. Dès le 31 janvier, les premiers soldats soviétiques franchissent l'Oder, au nord de Küstrin, à 65 km de Berlin. L'Armée Rouge a avalé encore une fois 500-600 km et a éliminé plus d'un demi-million de soldats allemands définitivement. Staline, et Joukov, décident de s'arrêter temporairement sur l'Oder et de ne pas pousser jusqu'à la capitale du Reich. L'absence de renseignements humains en territoire ennemi fait surestimer la menace sur les flancs. En outre, Staline est rendu prudent par les échecs des années précédentes, et les troupes soviétiques devancent largement, sur leur front, celles des Occidentaux. La logistique soviétique est trop étirée et la discipline se relâche.

Le passage sur les crimes de guerre commis par l'Armée Rouge en Allemagne et dans les autres pays libérés est sans doute l'un des plus contestables du livre. Jean Lopez reconnaît d'abord qu'aucune étude sérieuse n'a été menée sur le sujet, ce qui est vrai. Mais il avance ensuite des chiffres déjà évoqués dans son Berlin, qui ne sont pas tirés de sources fiables (un vieux document de RDA, l'étude de B. Johr qui prête à discussion). La vérité, c'est que l'on peut reconnaître le caractère massif des viols, notamment, leur déni par l'Armée Rouge, mais qu'on est bien en peine de chiffrer quoique ce soit, d'autant plus que le sujet s'est évidemment prêté à toutes les instrumentalisations pendant la guerre froide. On voit là que Jean Lopez cède un peu facilement à des généralisations abusives sur les comportements soviétiques. Idem pour le fameux « effet Nemmersdorf » que Jean Lopez avait mis en tête de son Berlin et dont plusieurs historiens sérieux, comme Ian Kershaw, ont montré la relativité. En outre, les Soviétiques reprennent en main les troupes et fusillent, comme le fait notamment Koniev.

A la fin mars, alors que le nettoyage des ailes de l'axe principal se termine, en Poméranie, puis bientôt en Prusse-Orientale, les Occidentaux entrent en Allemagne et progressent rapidement. Staline, pour prendre Berlin au plus tôt, n'hésite pas à mettre à nouveau en compétition Joukov et Koniev. L'opération de Joukov contre les hauteurs de Seelow est donc préparée dans l'urgence, en à peine quinze jours. Elle se heurte à une défense solide bâtie par un spécialiste allemand du sujet, Heinrici. Joukov perd son sang-froid : la ruse des projecteurs s'est retournée contre lui, il engage les blindés de Katoukov trop tôt. Koniev, lui, progresse au sud, vers Berlin. Il faut finalement trois jours entiers à Joukov pour déboucher des hauteurs. Joukov lance ses chars pour isoler la ville de Berlin par le nord et y entre dès le 21 avril. Quatre jours plus tard, la ville est encerclée. Le 28 avril, Staline tranche et laisse à Joukov le droit de s'emparer du Reichstag et des autres bâtiments symboliques. C'est chose faite le 2 mai, avec la reddition des forces allemandes. La comparaison entre les chiffres des batailles urbaines donne lieu à de surprenants parallèles avec Aix-la-Chapelle (les 1 000 tués Américains semblent bien trop nombreux, à moins de compter ceux morts pour encercler la ville...), et Okinawa (qui certes comporte un peu de bâti mais n'a rien d'un combat urbain à proprement parler).

Joukov, qui visite le Reichstag capturé le 2 mai, n'est pourtant pas informé par Staline de la mort officielle d'Hitler, le 30 avril, déjà vérifiée et confirmée. Il est pourtant le signataire de l'acte de capitulation impliquant l'URSS, aux premières lueurs du 9 mai 1945, qui devient donc en URSS le jour anniversaire de la victoire. Joukov participe aux rencontres avec les chefs militaires occidentaux, Eisenhower au premier chef. Le 24 juin, Staline lui accorde une place de choix au défilé de la victoire, sur la Place Rouge. C'est sans doute l'apothéose de la carrière de Joukov. Proconsul en Allemagne, adulé, vénéré même, Joukov ne voit pas que Staline prépare déjà sa chute. Il continue à se servir en Allemagne, à l'image de la troupe, qui pille largement -mais la future RDA sera bien vite remise en état par les Soviétiques, pour éviter une catastrophe alimentaire, notamment par l'action du général Berzarine à Berlin, ce dont Jean Lopez ne parle pas. Or, dès décembre 1945, Staline commence à faire le ménage, en humiliant publiquement, successivement, Molotov, Beria et Malenkov. Sous la torture, le maréchal de l'aviation Novikov dénonce Joukov, que Staline envoie à Odessa en juin 1946. Jusqu'en 1948, Staline continue de maintenir la pression sur le maréchal -qui fait un malaise cardiaque en janvier. En février, il l'expédie à Sverdlovsk, dans l'Oural. Joukov reste cependant persuadé que ses malheurs ne sont pas le fait de Staline, mais bien d'Abakoumov et de Beria, ce en quoi il se trompe ; le Vojd, d'ailleurs, commence à minimiser les commémorations liées à la Grande Guerre Patriotique, à en gommer les aspects trop dérangeants -comme les mutilés, que l'on fait disparaître des rues.

La réhabilitation de Joukov passe par sa participation à l'élimination de Beria, après la mort de Staline en mars 1953. Adjoint du ministre de la Défense puis ministre en titre à partir de 1955, Joukov doit intégrer l'arrivée de l'armée nucléaire au sein de l'Armée Rouge. Il fait réhabiliter les victimes militaires des purges, les prisonniers détenus en Allemagne, réorganise les commandements de l'armée et appuie pour la professionnalisation. Il abonde dans le sens de Khrouchtchev pour la réduction des forces armées. A Genève, en 1955, il revoit Eisenhower, devenu président des Etats-Unis. Au XXème Congrès du PCUS, en 1956, Joukov appuie à fond la déstalinisation lancée par Khrouchtchev. Dans l'affrontement en Pologne, il prêche la modération. En Hongrie, il agit d'abord de même ; en édifiant le Pacte de Varsovie, il avait créé un corps d'armée spécial stationné en Hongrie. Il joue d'abord la carte de la modération avec Mikoïan, puis, quand la situation dégénère, il n'hésite pas à faire volte-face pour envoyer la troupe. Joukov va adopter l'incorporation des armes nucléaires dans le dispositif militaire soviétique mais ne néglige jamais les forces conventionnelles. En juin 1957, une cabale est montée contre Khrouchtchev autour de Molotov. Joukov contribue, par son énergie, à sauver le Premier Secrétaire. Mais celui-ci ne peut pas laisser le maréchal soviétique lui faire trop d'ombre. La disgrâce arrive en octobre 1957 ; Koniev, le vieux rival, enfonce le clou. En mars 1958, Joukov est redevenu un pestiféré.

Il s'attèle alors à ses mémoires, alors que l'histoire officielle de la Grande Guerre Patriotique nie complètement ou presque son rôle dans le conflit. L'arrivée au pouvoir de Brejnev en 1964 ne change pas vraiment la donne. Certes, Joukov réapparaît dans une cérémonie officielle dès 1965. Brejnev, s'il exalte la Grande Guerre Patriotique, ne veut pas faire publier les mémoires de Joukov ; il doit pourtant céder, en 1968, la diffusion se faisant également en Occident. Joukov, attristé par la mort successive des femmes qui ont compté dans sa vie, invalide, meurt en juin 1974. Il reste très populaire jusqu'à la chute de l'URSS. Si Brejnev vante le rôle de Staline dans la Grande Guerre Patriotique, Joukov est bien présent dans la grande fresque cinématographique, Libération, de Youri Ozerov. La Russie de Eltsine et surtout de Vladimir Poutine remet elle aussi à l'honneur la Grande Guerre Patriotique et la figure de Joukov. On peut regretter que Jean Lopez n'ait pas développé davantage cette partie sur la mémoire et la postérité du personnage, jusque dans les pays étrangers, en particulier.

La conclusion est quelque peu déroutante : elle résume bien l'esprit de l'ouvrage. L'auteur conclut sur l'idée que Joukov appartient bien au panthéon des grands chefs militaires de l'histoire russe et soviétique, et qu'il a contribué à sauver l'URSS. Mais il s'interroge ensuite uniquement sur sa place dans l'histoire militaire, pour encenser ses mérites par rapport aux autres chefs soviétiques du conflit, et par rapport à ceux des autres chefs des nations en guerre. Ce faisant, Lopez fait de Model le meilleur général allemand du conflit, ce dont on pourrait discuter. Pour finir, il attribue au duo Joukov-Eisenhower la palme pour la défaite de l'Allemagne nazie. Si les deux personnages ont effectivement eu un rôle important dans la victoire alliée, on ne peut résumer celle-ci à eux seuls, tout comme il est peut-être vain d'attribuer à Joukov le mérite quasi surhumain d'avoir conduit l'Armée Rouge à la victoire. En réalité, et Jean Lopez s'en fait l'écho à plusieurs reprises, avec Staline, la planification et donc le succès est collectif, assez souvent -que l'on pense à l'opération Uranus, où Joukov est probablement associé à Vassilievsky. On voit aussi que Jean Lopez ne s'attarde pas pour répondre sur des questions pourtant soulevées en introduction, et qui auraient permis d'élargir un peu la perspective -la tension armée/parti, en particulier, et le rôle politique que Joukov a été amené à jouer après la guerre, par exemple, même si la dernière partie de l'ouvrage, la plus courte, est peut-être la mieux ficelée.

A mon tour de conclure cette fiche de lecture. Cette biographie de Joukov par Jean Lopez comporte des qualités, et pas des moindres. Elle est écrite dans un style clair, fluide, bien que la répétition de certaines formules (« Il n'entre pas dans le cadre de cet ouvrage de traiter de... », pour en réalité le faire ensuite) ou de certains termes (« roquer ») puisse parfois agacer. Son mérite principal est indubitablement de remettre à plat la chronologie de la vie de Joukov, de défaire les mythes sur les épisodes phares, de montrer comment le personnage s'est construit. Sur ce plan, la biographie est réussie. Elle réhabilite quelque peu le genre de la biographie du chef militaire de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, à trop vouloir montrer Joukov comme le sauveur de l'URSS pendant la guerre, elle oublie que le processus de décision a été, souvent, éminemment collectif, sous l'ombre de Staline. Le Joukov sauveur et indispensable tel que le décrit Jean Lopez est pertinent en 1941, quand Joukov se démarque très nettement des autres chefs soviétiques par sa capacité à coordonner l'action d'un front ou de plusieurs fronts. C'est déjà moins le cas dès 1942 et surtout en 1943.

La biographie conforte aussi les choix de l'auteur dans ses ouvrages précédents, notamment celui de se démarquer d'une historiographie militaire trop longtemps, il est vrai, centrée sur la vieille vision germanocentrée. Mais ce caractère « neuf », en français uniquement, puisque le travail a déjà été fait en anglais ou en allemand, ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt. D'abord, on l'a dit, Jean Lopez se concentre étroitement sur l'histoire militaire à partir de la figure de Joukov -et pas complètement, comme on a pu le préciser sur l'armée tsariste ou la guerre civile, notamment, qui sont abordées trop vites, de manière trop peu circonstanciée. La bibliographie, faible au demeurant pour un ouvrage de cette envergure (30 pages de notes, 10 pages de bibliographie : à comparer à l'ouvrage de Nicolas Bernard, de même taille) n'est pas organisée ; en revanche, on y voit très bien les manques concernant les dimensions politiques de l'URSS, ou de l'histoire socio-économique soviétique (comme les liens entre le plan quinquennal, l'industrialisation et l'oeuvre de Toukhatchevsky), remarquablement absentes du livre de Jean Lopez, et ce y compris pendant la guerre. L'auteur ne consacre finalement que fort peu de place à l'évocation de ces réalités : économie de guerre, société en guerre, et pourquoi pas culture de guerre. De ce point de vue, l'ouvrage de Nicolas Bernard, sorti à peu près en même temps que cette biographie, dispose d'un avantage certain. Outre le fait que le propos se limite à l'histoire militaire stricte, on ne peut s'empêcher de constater un anticommunisme latent, qui semble bien hors de propos depuis la disparition de l'URSS. Comme s'il s'agissait de compenser le fait que l'on remette à l'honneur la performance des Soviétiques -encore que Jean Lopez, ici, soit un peu moins catégorique que dans ses précédents travaux ; manifestement, certaines critiques ont été entendues ou certains commentaires lus...- l'auteur ne peut s'empêcher de verser dans une touche d'anticommunisme très visible sur certains sujets, comme les crimes de guerre de l'Armée Rouge, par exemple. Cela s'explique aussi peut-être en partie par la bibliographie, qui comprend des ouvrages comme celui de Robert Conquest, que l'on sait daté. Enfin, Jean Lopez, en voulant à tout prix tordre le cou à la légende dorée construite par Joukov et à la légende noire créée par ses adversaires ou par les autorités soviétiques, s'arroge souvent le rôle de juge, distribue les bons et les mauvais points, valorise ou condamne : encore une fois, cela correspond davantage à la posture du journaliste plutôt qu'à celle de l'historien.

Ces différents facteurs combinés expliquent sans doute la pauvreté de la conclusion. De manière générale, quand on a lu les ouvrages de Jean Lopez et que l'on connaît un tant soit peu l'histoire et l'historiographie du front de l'est, on est frappé de constater que le travail de ce dernier, pour novateur qu'il soit en français (novateur parce qu'il n'y a rien d'autre, ce qui commence d'ailleurs à être déjà moins vrai), reste profondément dans la ligne d'une ancienne « histoire-bataille » telle qu'elle avait pu être dénigrée par les Annales (et tout est relatif...). En réalité, Jean Lopez, en se cantonnant ou presque à l'histoire militaire pure, actualise simplement les références bibliographiques et livre en français, à sa propre sauce, le travail historiographique réalisé depuis une trentaine d'années -avec quelques trous néanmoins. On est donc loin d'une « nouvelle histoire-bataille », utilisant des questionnements autres, l'apport de sciences annexes à l'histoire, etc. Et l'on comprend mieux pourquoi l'histoire militaire a du mal à être acceptée comme discipline à part entière par l'histoire universitaire : le renouveau actuel de l'histoire militaire, et Jean Lopez en est l'illustration, constitue en réalité un retour aux sources de l'ancienne histoire-bataille, pour beaucoup. Le public en est manifestement friand ; sur un plan scientifique, cette tendance entraîne des réticences, et c'est bien légitime. Car la démarche a ses limites. Certes, du point de vue de l'auteur de la fiche de lecture, la critique est facile. La conclusion finale serait peut-être qu'il serait temps de retrousser nos manches pour proposer, aussi, une autre vision du front de l'est, en dehors de la simple histoire militaire mâtinée de sensationnalisme journalistique. Un ouvrage comme celui de Nicolas Bernard, lui aussi non-historien universitaire mais qui ne s'est jamais présenté comme tel, montre le chemin. Mais il reste encore beaucoup à faire.

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