Mise à jour vendredi 4 avril 2014 : un relecture d'un des passages du livre, combiné à mon propre travail, m'a fait prendre conscience que je n'avais pas critiqué correctement le passage concerné. J'ai énoncé des postulats incorrects, une mise à jour s'imposait. Je m'excuse donc pour ces imprécisions. La critique de ce passage n'est pas complètement retirée, mais elle est précisée et, de fait, elle est plus exacte. Je mets en gras le paragraphe concerné ci-dessous.
Avertissement :étant donné les réactions houleuses la dernière fois que j'ai évoqué un livre de Jean Lopez, sur la recension du livre de Jacques Sapir, La Mandchourie oubliée, je préfère prévenir de suite que tout commentaire malveillant sera mis sans autre forme de procès à la corbeille, car je n'ai pas envie de m'embêter avec ce genre de problème cette fois-ci. Avis aux amateurs : vous avez le droit de ne pas être d'accord avec la recension, mais si vous voulez intervenir, vous le faites de manière constructive, argumentée sans polluer le billet. Merci d'avance.
Jean
Lopez, depuis quelques années, s'est imposé comme une référence
française incontournable sur l'histoire militaire du front de l'est
pendant la Seconde Guerre mondiale. Quasiment inconnu en 2008 à la
sortie de son premier livre sur Koursk chez Economica
(« ancien capitaine de la marine marchande, rédacteur en
chef d'un magazine de vulgarisation », selon le quatrième
de couverture), il est devenu, au rythme de quasiment un ouvrage par
an, Stalingrad, puis Berlin, un des « meilleurs
spécialistes français du conflit germano-soviétique »
(toujours selon le quatrième de couverture, celui du Berlin),
puis, avec sa deuxième édition du Koursk en 2011 et son ouvrage sur
la bataille de Korsun/Tcherkassy, « journaliste et
historien ». Car entretemps, en mars 2011, Jean Lopez a
lancé Guerres et Histoire, magazine de vulgarisation en
histoire militaire qui a rencontré un grand succès. Ce n'est
d'ailleurs plus comme historien qu'il se présente sur le quatrième
de couverture, mais comme fondateur et directeur de la rédaction de
Guerres et Histoire.
Le
choix du sujet de ce nouveau livre est habile. Il n'y a en effet
aucune synthèse française ou presque, récente, et même ancienne,
sur Joukov, l'un des principaux chefs militaires soviétiques de la
Grande Guerre Patriotique. Jean Lopez peut donc espérer facilement
combler un vide dans la bibliographie sur le sujet. Par ailleurs, le
manque patent de spécialistes français issus du monde universitaire
à propos de la dimension militaire du conflit germano-soviétique
peut augurer d'un bon accueil de la critique, ce qui s'est
effectivement produit, que ce soit dans la presse quotidienne ou
celle plus spécialisée, comme le magazine L'Histoire,
ou bien encore sur différents sites web. Or, comme les
ouvrages précédents, la biographie de Joukov par Jean Lopez, si
elle comporte d'incontestables qualités, souffre aussi de plusieurs
défauts, qui empêchent de la présenter comme la référence
« ultime », qualificatif que l'on emploie un peu
trop volontiers concernant ses livres – Jacques Sapir l'avait déjà
noté, en son temps, dans
sa recension du Berlin
.
L'avant-propos,
qui explique les enjeux la biographie, reflète cette contradiction.
On ne peut qu'aquiescer à l'idée selon laquelle le front de l'est a
été, indubitablement, le front essentiel du conflit. Idem pour la
confusion entre la vie de Joukov et celle du parti communiste et de
l'URSS jusqu'à l'époque de Brejnev. De même, l'une des questions
fondamentales qui se pose est bien de savoir comment Joukov a
surmonté la tension entre le besoin d'une armée efficace et les
entraves posées par le parti et la direction soviétiques, très
suspicieux à l'égard des militaires, considérés comme des
« bonapartistes » en puissance. Pour Jean Lopez,
Joukov a ce rôle ambigu d'avoir à la fois contribué au désastre
de 1941 tout en sauvant, pour ainsi dire, l'URSS de la défaite. Sa
biographie s'organise, de manière assez logique, en trois parties :
de la naissance à la Grande Guerre Patriotique, le conflit lui-même
et l'après-guerre jusqu'à la disparition en 1974. Il est d'autant
plus intéressant de s'attacher à Joukov qu'effectivement, la Russie
contemporaine valorise la Grande Guerre Patriotique, moment clé
d'unité nationale, et par contrecoup la figure de Joukov. Pour
réaliser sa biographie, Jean Lopez s'est fait aider par plusieurs
personnes à même de lui donner accès à l'abondante production
russe -absente en revanche de ses précédents ouvrages-, comme une
collaboratrice moscovite, Inna Solodkova. Cet avant-propos soulève
en revanche deux problèmes que l'on retrouvera tout au long de la
biographie. D'abord, Jean Lopez attribue les succès de l'Armée
Rouge, en particulier dans la seconde moitié de la guerre, à Joukov
seul. Est-ce véritablement pertinent ? On verra que l'on peut
s'interroger. Ensuite, Jean Lopez se présente à nouveau, comme il
peut le faire dans le magazine Guerres et Histoire ou dans ses
précédents ouvrages, en « chasseur de mythes »,
prêt à démonter la légende noire et la légende dorée de Joukov.
Malheureusement cette posture, qui relève plus du journaliste que de
l'historien à proprement parler, se retrouve tout au long du livre
avec des jugements de valeur qui n'ont pas forcément leur place dans
un récit qui se veut, quand même, dans le droit fil d'une méthode
historienne.
Cette
tension entre points forts et points faibles se manifeste dès la
première partie de l'ouvrage. Joukov est né en 1896 dans le village
de Strelkovka, à 110 km de Moscou, dans le gouvernement de Kalouga.
Il n'est pas issu d'un milieu paysan miséreux comme il a cherché à
le faire croire. Il bénéficie même d'une éducation primaire
rendue possible par les dernières réformes d'un tsarisme
chancelant. En 1908, il est envoyé à Moscou chez un oncle fourrier,
l'oncle Micha, que les mémoires soviétiques noircissent à dessein.
A la déclaration de guerre, en 1914, Joukov ne rejoint pas l'armée
russe, sans doute pour conserver une situation relativement bonne.
Mais la guerre prélève son tribut et il est finalement mobilisé en
juillet 1915. Joukov intègre la cavalerie, où il est formé et
entraîné. Nommé sous-officier, il ne participe pas aux grandes
opérations des années 1915-1916, comme l'offensive Broussilov. Il
connaît son baptême du feu en août 1916, mais il est rapidement
blessé et évacué. Quand il revient, fin 1916, l'atmosphère a
changé dans la troupe, qui gronde contre le tsar et son régime,
tout comme la population. Joukov n'a pas joué un grand rôle dans
son unité au moment de la révolution de février 1917 et de ce qui
s'ensuit. Son choix politique n'est pas plus arrêté au fil de
l'année, là encore contrairement à ses déclarations postérieures.
On
est frappé cependant de constater que Jean Lopez, qui affirme
plusieurs fois qu'il n'est pas question dans son ouvrage de traiter
de la guerre sur le front de l'est ou des révolutions de 1917, s'y
prend de manière un peu trop rapide, survole certains sujets, comme
l'état de l'armée tsariste, ses performances, son historique avant
la guerre. En réalité, quand on épluche la bibliographie en fin
d'ouvrage, on constate que Jean Lopez fait à la fois appel à des
ouvrages datés et à des sources qui, elles, le sont beaucoup moins.
Simplement, son portait de l'armée impériale russe (p.53-58 pour
l'essentiel) met en avant les éléments négatifs du tableau
(souvent exacts, mais parfois accompagnés de généralités qu'on
pourrait peut-être éviter, ou d'éléments manifestement datés) et
ne revient que dans quelques lignes sur la réévaluation globale de
la performance de l'armée russe entrepris ces dernières décennies.
Le constat est fait par Jean Lopez, mais en trop peu de lignes, alors
même qu'il en passe beaucoup à décrire un tableau sombre qui n'est
pas exclusif de la réalité de l'armée impériale. De la même
façon, il expédie assez vite les évolutions militaires de celle-ci
entre 1914 et 1917 et l'influence que ce bouillonnement va avoir sur
la transition de l'Armée Rouge vers un art de la guerre très
inventif -J. Lopez parle par exemple de la figure de Broussilov et de
quelques autres, mais c'est à peu près tout ; en outre, il
reprend aussi des poncifs sur d'autres officiers supérieurs russes
pendant le conflit, qui sont largement remis en cause par des travaux
récents. Par ailleurs, et malgré l'utilisation de sources correctes (on
les devine mais on est bien en peine de vérifier : les notes du
passage concerné dans le chapitre 2 ont sauté à l'impression...),
il manque des travaux dans la bibliographie pour approfondir ces
points (pas de B.W. Menning, de T. Dowling, de D. Schimmelpenninck,
par exemple, et d'autres). Le portrait est donc malheureusement
incomplet, et semble-t-il, pour partie, volontairement réducteur (y
a-t-il eu des coupes dans l'ouvrage ? On peut se poser la
question).
En
septembre 1918, après être revenu chez lui, Joukov finit par
s'engager dans la cavalerie rouge. Là encore, Jean Lopez, qui s'en
défend -précisant que ce n'est pas l'objet du livre- survole assez
rapidement la guerre civile russe, moment pourtant très important
pour l'histoire militaire soviétique et tout simplement pour
l'histoire mondiale tout court. Dès mars 1919, Joukov entre au
parti, dans une nouvelle Armée Rouge qui cherche également à
éduquer ses recrues -sans doute plus massivement que ne l'avait
voulu le tsar. Joukov combat contre les cosaques blancs du Don, puis
sur la Volga, où il est à nouveau blessé. Devenu chef d'escadron
en novembre 1920, il traque le bandit Kolesnikov dans la région de
Voronej, puis participe à l'écrasement de la révolte de Tambov, en
1921, répression impitoyable coordonnée par Toukhatchevsky. Ce
n'est qu'à la fin de ce chapitre que Jean Lopez revient enfin sur
les caractéristiques de la guerre civile russe, plus pour insister
sur sa brutalité et sa barbarie et les prémices d'une « guerre
totale » que sur son déroulement militaire ou pour
développer précisément son impact sur la façon d'envisager la
guerre chez les Soviétiques.
Joukov
reste dans l'armée après la victoire remportée par les bolcheviks,
même si celle-ci décroît en proportion avec le retour à la paix.
L'Armée Rouge est également traversée par deux débats sur sa
composition -miliciens ou professionnels- et sa fonction -soutien à
l'économie socialiste ou véritable outil de défense. Frounzé
contrebalance Trotsky et le résultat est une armée mixte, que
Frounzé veut étroitement associer à l'industrialisation de l'URSS,
annonçant Toukhatchevsky. Commandant d'un régiment de cavalerie,
Joukov part à l'école de cavalerie de Léningrad en 1924, où il
croise déjà Rokossovsky et quelques autres. L'Armée Rouge
s'enferme dans un marasme, notamment parce que le corps des officiers
n'a rien de solide. Joukov appartient plutôt au groupe de ceux qui
recherchent la professionnalisation de l'Armée Rouge mais en
militant pour ce faire auprès du Parti : ce seront pourtant les
premières cibles des purges, mais les survivants s'imposeront après
1945. Joukov, dans sa vie de garnison, est également « coincé »
entre sa vie sentimentale agitée et déjà deux femmes qui comptent.
En 1929, Joukov approfondit ses connaissances militaires en suivant
le cours avancé pour les officiers supérieurs à Moscou. C'est là
qu'il découvre la gestation, déjà bien en train, du fameux art
opératif soviétique. Il a une affection, en particulier, pour l'un
des penseurs importants de la discipline, Triandafillov. La
présentation de l'art opératif par Jean Lopez est une reprise de
celle des ouvrages antérieurs, et n'apporte rien de véritablement
neuf.
Quatre
hommes jouent ensuite un rôle important dans l'ascension de Joukov :
Rokossovsky, qui prend la tête de la 7ème division de cavalerie
dont fait partie Joukov, Timochenko, Boudienny et Vorochilov. Promu à
l'inspection de la cavalerie aux côtés de Boudienny, il y rencontre
Vassilievsky, son complice de la Grande Guerre Patriotique. Il côtoie
aussi, pour la première fois, Toukhatchevsky, une autre figure de
légende du renouveau théorique de l'Armée Rouge. En 1933, Joukov
prend la tête de la 4ème division de cavalerie en Biélorussie,
qu'il va s'efforcer de remettre en condition pour la guerre. Il
affronte Isserson, un autre penseur important de l'art opératif
(curieusement Jean Lopez utilise le livre de Harrison sur ce
théoricien, mais pas celui du même auteur sur l'art opératif
soviétique, pourtant important), lors de manoeuvres en 1935. Joukov
se distingue lors des manoeuvres de 1936 en Biélorussie qui tentent
de mettre en oeuvre « l'opération en profondeur »
chère aux théoriciens de l'art opératif. Arrivent ensuite les
grandes purges avec l'exécution, en juin 1937, de Toukhatchevsky et
de l'essentiel des commandants de l'Armée Rouge. A nouveau, Jean
Lopez ne veut pas trop s'y attarder, or c'est un sujet d'une
actualité criante sur le plan historiographique. Joukov craint
probablement pour sa vie, d'autant qu'il a des liens avec
Ouborévitch, un des officiers passés par les armes dès le début.
Il est interrogé par un commissaire de son district, Golikov, qui
devient en quelque sorte sa bête noire. Sur les raisons des purges,
Jean Lopez y revient finalement, sans véritablement trancher entre
les différentes hypothèses. Mais on constate encore une fois
certaines lacunes en termes de contextualisation, ou plutôt une
contextualisation qui est mal faite, faute de références
appropriées : Jean Lopez n'est pas un spécialiste de l'URSS et
de ses différents aspects, hors histoire militaire, cela se ressent.
Joukov,
qui passe au travers des purges, devient commandant d'un corps de
cavalerie puis commandant adjoint du district militaire de
Biélorussie dès 1938. Appelé à Moscou le 24 mai 1939, Joukov est
envoyé combattre les Japonais en Extrême-Orient. On l'a
probablement choisi parce que sa réputation est alors connue des
survivants des purges qui sont restés en place ou ont accédé à de
nouvelles responsabilités. Etroitement surveillé, Joukov est en
fait chargé d'infliger une correction aux Japonais pour les
dissuader de renouveler des coups de sonde qui ont commencé dès
1931 et l'annexion de la Mandchourie. Il en fait pourtant le
prototype de ce que seront certaines opérations soviétiques de la
Seconde Guerre mondiale. On est étonné d'ailleurs de voir que Jean
Lopez ne s'attarde pas un peu plus sur la dimension aérienne de la
bataille de Khalkin-Gol, pourtant assez bien travaillée aujourd'hui
(plusieurs ouvrages en anglais sont consacrés à la question), et
qui préfigure largement, par exemple, le déroulement de Barbarossa
sur le plan aérien -il faut dire aussi que les ouvages de Jean Lopez
se concentrent beaucoup sur l'aspect terrestre, le Koursk par
exemple ayant été réédité en 2011 notamment pour faire des
ajouts sur la dimension aérienne. On note aussi que la carte, p.191,
qui représente la contre-offensive de Joukov à partir du 20 août
est relativement vague (pas d'unités précises, par exemple).
La
victoire écrasante de Joukov débouche sur l'armistice du 15
septembre 1939, qui écarte de fait le Japon de toute nouvelle
manoeuvre en Extrême-Orient, même si l'armée du Kwantung n'a pas
perdu l'oreille de l'empereur. En revanche, l'affirmation selon
laquelle l'adversaire japonais se limiterait à un « tigre
de papier » est dans doute un peu trop forte. Joukov ne
revient de Mongolie qu'en mai 1940, après le déclenchement de la
Seconde Guerre mondiale et la conclusion de la guerre désastreuse
contre la Finlande, à laquelle il échappe. Il est nommé commandant
du district militaire de Kiev, le plus important de l'Armée Rouge.
Si la campagne de Pologne montre effectivement l'impréparation de
l'Armée Rouge, Jean Lopez passe sous silence qu'après la débâcle
initiale en Finlande, certains changements sont intervenus qui ont
contribué au succès final des Soviétiques, qui ne l'emportent déjà
pas seulement que par la force du nombre.
Devant
le succès allemand à l'ouest, qui annule les bénéfices de son
pacte avec Hitler, Staline remplace Vorochilov par Timochenko, qui
lance un train de réformes, en 1940, pour remettre à niveau l'Armée
Rouge. Trop tard, et trop peu. Selon Jean Lopez, le choix de définir
le secteur sud comme prioritaire relève de Staline et d'autres, dans
l'hypothèse d'une offensive contre l'Allemagne nazie, même si le
Vojd ne croit pas à l'agression allemande. La conférence de
décembre 1940 ne permet pas d'aborder les vrais problèmes -à quoi
ressemblera la période initiale de la guerre et comment y répondre.
Le fameux wargame de janvier 1941, où Joukov fait montre de
son coup d'oeil, valide le choix de l'Ukraine comme part essentielle
du dispositif militaire. Joukov est nommé par conséquence chef
d'état-major de l'Armée Rouge, pour appliquer cette stratégie de
contre-attaque par le sud. Le plan MP-41, construit en mars, table
sur l'hypothèse, politique, qu'il n'y aura pas d'attaque en 1941. Le
plan de frappe préventive, conçu avec Timochenko en mai, est rejeté
par Staline. Joukov est mal à l'aise dans son rôle de chef
d'état-major. La tension est insupportable dans la semaine qui
précède l'attaque allemande du 22 juin. Il ne peut que suivre les
inquiétudes de Staline et sa marge de manoeuvre est limitée ;
il regrettera après la guerre de ne pas avoir fait plus.
Le
choc du 22 juin 1941 est terrible. Les penseurs militaires
soviétiques et historiens de la guerre froide le comparent
fréquemment à celui d'une frappe nucléaire. Joukov peine à avoir
une situation claire de l'ensemble du front le 22 juin. Dès le
lendemain, il part pour le front sud, où le dispositif le plus
puissant de l'Armée Rouge fait face au groupe d'armées de von
Rundstedt. Il n'y reste que trois jours, à peine le temps de lancer
le début du fameux « triangle sanglant », le
premier choc de blindés massifs en Ukraine, qui certes se termine en
désastre pour les Soviétiques, comme le rappelle Jean Lopez, mais
forge des chefs, comme Rokossovsky et à un niveau inférieur,
Katoukov, futur commandant de la 1ère armée de chars de Joukov. A
Moscou, Staline hurle sur l'état-major, Joukov est à bout de nerfs.
On arrive ensuite à un passage sans doute parmi les plus
contestables du livre : le moment où Staline, une semaine après
l'attaque, s'est enfermé dans sa datcha de Kuntsevo. Quand
les apparatchiks
viennent le chercher pour former le GKO, le Comité de Défense de
l'Etat, il est probable que le Vojd n'en peut mais.
L'effondrement n'a pas duré mais est probablement réel, comme le
soulignent plusieurs historiens (Françoise Thom notamment),
contrairement à ce que semble croire Jean Lopez qui pousse la
« chasse aux mythes » peut-être un peu trop loin
cette fois-ci.
Staline
se reprend vite néanmoins : création du GKO, puis de la Stavka
(en plusieurs étapes),
déménagement des usines, exécutions des chefs qui ont failli, la
machine « guerre totale » est en marche. Il
s'adresse dans un discours resté célèbre aux Soviétique, le 3
juillet, alors que c'est Molotov qui avait annoncé l'invasion
allemande le 22 juin. Sur le front ouest, Joukov applique la
quintessence du plan MP-41 : l'offensive à outrance, partout,
avec tout ce qui est disponible. Smolensk tombe le 16 juillet, mais
Joukov y lance contre-attaque sur contre-attaque, freinant
littéralement les Allemands par la force des baïonnettes. Limogé
de son poste de chef d'état-major, il met par écrit les prémices
de la réorganisation de l'Armée Rouge au vu des désastres
initiaux. La réduction du saillant de Yelnya, qui est l'oeuvre de
Joukov, est peut-être un succès symbolique et personnel, mais la
bataille a été très durement ressentie du côté allemand, comme
le montrent les témoignages analysés par David Stahel dans son
premier ouvrage (curieusement absent de la bibliographie de J.
Lopez). Dès l'été 1941, le doute s'installe dans la Wehrmacht,
sur le terrain, mais aussi à l'échelon supérieur -que l'on pense à
Halder. La bataille de Smolensk, à sa manière, représente déjà
quelque chose d'important. Joukov voit ensuite le front sud décimé
par l'entêtement de Staline, qui conduit à l'encerclement géant de
Kiev ; il en parlera beaucoup dans ses mémoires, bien qu'il n'y
ait pris aucune part. En septembre, Joukov est envoyé en urgence à
Léningrad : les Allemands sont aux portes de la ville. Ils ont
progressé à travers les Etats baltes, et essuyé là encore des
contre-attaques coûteuses mais efficaces, celles de Vatoutine, qui
usent le poing blindé, déjà faible, du groupe d'armées, plus
probablement, là encore, que ne le concède Jean Lopez. Joukov
arrive pour rétablir le moral, l'ordre et faire tenir le front. Il y
parvient d'autant mieux que les Allemands transfèrent des forces
pour l'offensive sur Moscou, dès la fin septembre ; ils
n'entreront jamais dans Léningrad.
L'opération
Typhon profite de la fragilisation du front ouest suite aux
contre-offensives incessantes d'août-septembre, côté soviétique,
et d'une défense mal organisée. Les encerclements de Vyazma et
Bryansk livre encore des centaines de milliers de prisonniers, mais
des dizaines de milliers d'autre échappent aux encerclements, les
Allemands manquant encore d'infanterie pour les sceller de manière
étanche, comme à Bialystok et à Minsk, les premiers chaudrons de
la campagne. Joukov, revenu à Moscou le 6 octobre, sauve la tête de
Koniev. Il va inspecter lui-même le front. Il s'y trouve une
« seconde épouse » de campagne. Les Panzer
reprennent leur marche et mi-octobre, ne sont plus qu'à une centaine
de kilomètres de Moscou. Guderian, cependant, s'est heurté à un os
non loin d'Orel, à Mtsensk : Katoukov, à la tête de la 4ème
brigade de chars, remporte un succès tactique certain EN DEFENSE,
preuve que l'Armée Rouge progresse, même dans ce domaine, ce qu'il
aurait été intéressant d'analyser, à travers cet exemple et
d'autres. Le culte de l'offensive n'empêche pas des adaptations
pragmatiques efficaces. Jean Lopez ne s'y attarde pas, il aurait pu
-l'ouvrage de R. Armstrong sur les commandants d'armées blindées
soviétiques, qui aurait été fort utile, ne figure d'ailleurs pas
dans la bibliographie. A Moscou, c'est la panique, car Staline n'a
pas encore choisi de demeurer ou non dans la capitale. Les scènes
d'affolement se multiplient dans la capitale. Mais dès le 19
octobre, le Vojd choisit de demeurer au Kremlin, et l'ordre
est rapidement rétabli. La météo freine les Allemands, de même
que la résistance de plus en plus efficace des Soviétiques, comme à
Toula. Staline, pour regonfler le moral, fait procéder à un défilé
symbolique, sur la Place Rouge, le 7 novembre, pour l'anniversaire de
la Révolution d'Octobre.
A
la mi-novembre, au prix d'une brutalité sans nom, Joukov a stoppé
l'offensive allemande sur Moscou. Sur son aile droite, le 1er
décembre, les Allemands sont même rejetés en arrière par la 1ère
armée de choc, une des nouvelles armées de réserve introduites
dans le dispositif soviétique depuis novembre. Joukov contient à la
fois les Allemands et prépare la contre-offensive. La tension est
énorme, comme l'illustre l'affaire du hameau de Dedovo, repris dans
le sang aux Allemands sur une simple confusion de Staline, qui hurle
à tout va. La contre-offensive, qui se déclenche le 4 décembre
1941, fixe au centre et déborde par les ailes. Mais les Soviétiques
ne peuvent pas exploiter la percée en profondeur. Joukov commence à
interdire les attaques frontales d'infanterie, néanmoins, favorise
la coopération interarmes. Il devient célèbre, s'impose dans les
médias : c'est le début du mythe. Mais dès le 5 janvier 1942,
Staline, grisé par les succès initiaux, déclenche une offensive
généralisée à l'ensemble du front, au lieu de limiter ses
ambitions. Joukov, comme les autres chefs militaires, n'a pas
bronché. Il n'arrive pas à encercler Viazma, plusieurs armées sont
encerclées et décimées par les Allemands qui ont reçu l'ordre
d'Hitler de tenir sur place... La victoire est incomplète quand le
front se stabilise le 20 avril 1942. Les Soviétiques n'ont pas su
choisi une seule direction générale pour l'attaquer ni coordonner
leurs efforts.
Staline
commet l'erreur, en 1942, de surestimer le potentiel allemand -qui a
diminué de moitié ou presque, et ne peut plus lancer qu'une seule
offensive-, de se tromper sur la direction privilégiée (Moscou au
lieu du sud) et de ne pas vouloir rester sur la défensive. Les
Soviétiques sont laminés en Crimée, puis à Kharkov, lors de
l'offensive conçue pour Timochenko. L'offensive Blau fonce
vers la Volga, et le Caucase, Hitler scindant ses forces en deux le
23 juillet 1942, croyant les Soviétiques à bout. Joukov, à l'été
1942, reste concentré sur la direction de Moscou et enchaîne
attaques et contre-attaques devant le fameux saillant de Rjev. Ce
faisant, il brise aussi dans l'oeuf une offensive allemande limitée,
même si c'est au prix d'un carnage sans nom. La situation au sud est
néanmoins critique : Joukov, nommé n°2 de Staline, s'envole
pour Stalingrad le 29 août. Les contre-attaques hâtives menées au
nord de la ville, début septembre, sont encore une fois sanglantes,
mais indéniablement, elles usent le potentiel allemand. Joukov et
Vassilievsky, pour Jean Lopez, sont bien les responsables du plan de
l'opération Uranus : simplement, c'est plutôt fin
septembre qu'au début, après que l'offensive allemande se soit
enlisée dans les décombres de Stalingrad. Joukov, c'est certain,
fait déplacer le centre de gravité de la pince nord de la tête de
pont de Kletskaïa à celle de Serafimovitch, plus à l'ouest. Peu
après, Staline abolit le double commandement des commissaires
politiques, réinstallé en juillet 1941. Joukov, lui, part
surveiller le déroulement de Mars, une nouvelle opération
contre le saillant de Rjev qu'il a programmé dès septembre.
L'attaque, déclenchée le 25 novembre, se termine sur un échec
cinglant. Elle a cependant immobilisé et consommé des forces
allemandes qui auraient pu être utilisées ailleurs, au sud.
Surtout, elle montre que l'Armée Rouge, et Joukov, ne sont pas
encore guéris des maladies de jeunesse de 1941.
Dans
la foulée de l'encerclement à Stalingrad, l'Armée Rouge commence à
lancer des offensives pour disloquer en profondeur le système
ennemi. Joukov, envoyé à Léningrad, parvient, en janvier 1943, à
rétablir un corridor terrestre via une nouvelle offensive difficile.
Staline le fait maréchal le 18 janvier. L'Armée Rouge renaît de
ses cendres, tel le phénix. Les épaulettes refont leur apparition,
les grades aussi. Les soldats entrent en masse dans le parti. Joukov,
qui fait partie de l'élite militaire, est choyé. Staline lui offre
même un train personnel. D'ailleurs Jean Lopez aurait pu, peut-être,
nous en dire un peu plus sur l'achat quasi « clientéliste »
du haut-commandement soviétique par Staline, puisqu'il est
finalement intégré dans la nomenklatura. Il a confiance
désormais dans ses officiers ; les représentants de la Stavka
obtiennent des compétences élargies pour coordonner les opérations
principales. On attendait d'ailleurs, ici ou un peu plus tard, des
perspectives plus larges sur l'économie de guerre soviétique, la
mobilisation de la société dans le cadre d'une guerre totale, etc,
qui ne viennent pas. Staline se laisse cependant encore une fois
griser par le succès : la contre-offensive générale, et son
volet sud, connaissent un échec devant le retour offensif de
Manstein. Joukov est envoyé pour consolider le front près de
Bielgorod. Celui-ci se stabilise en avril. La campagne de 1942 se
termine pour l'Allemagne et ses alliés sur un désastre encore bien
plus grand qu'en 1941, même si l'URSS a payé le prix fort pour y
parvenir.
Dans cette émission de la chaîne Histoire où J. Lopez intervient pour présenter son livre, on apprend de la bouche de S. Courtois que M. Lopez est un militaire (?), sans que celui-ci démente. En outre, Jean Lopez se fait reprendre par Mme Thom sur l'effondrement de Staline les 28-29 juin 1941, comme je l'évoquais ci-dessus. Enfin, il reprend des formules "chocs" tirées de son livre, qui font très "bonne presse", mais qui constituent, encore une fois, des généralités dont on pourrait se passer, et qui ne sont pas celles d'un historien : "Joukov a un niveau de CE2", "le chaos, le désordre, la nonchalance russe", "orgie de meurtres et de viols", "Staline agité du bocal, comme tous les chefs bolcheviks". Plus une ou deux petites erreurs ou points qui font débat, mais qui curieusement ne le sont pas dans le livre (deux divisions d'élite à Khalkin-Gol au lieu d'une seule, Joukov enlève l'initiative stratégique aux Allemands à Koursk alors que Jean Lopez semble concéder cette fois-ci dans le livre que c'est bien l'Armée Rouge qui a l'initiative stratégique à ce moment-là). En somme, la vidéo résume assez bien l'ouvrage (la présentation du Joukov commence à 13 mn).
Dans cette émission de la chaîne Histoire où J. Lopez intervient pour présenter son livre, on apprend de la bouche de S. Courtois que M. Lopez est un militaire (?), sans que celui-ci démente. En outre, Jean Lopez se fait reprendre par Mme Thom sur l'effondrement de Staline les 28-29 juin 1941, comme je l'évoquais ci-dessus. Enfin, il reprend des formules "chocs" tirées de son livre, qui font très "bonne presse", mais qui constituent, encore une fois, des généralités dont on pourrait se passer, et qui ne sont pas celles d'un historien : "Joukov a un niveau de CE2", "le chaos, le désordre, la nonchalance russe", "orgie de meurtres et de viols", "Staline agité du bocal, comme tous les chefs bolcheviks". Plus une ou deux petites erreurs ou points qui font débat, mais qui curieusement ne le sont pas dans le livre (deux divisions d'élite à Khalkin-Gol au lieu d'une seule, Joukov enlève l'initiative stratégique aux Allemands à Koursk alors que Jean Lopez semble concéder cette fois-ci dans le livre que c'est bien l'Armée Rouge qui a l'initiative stratégique à ce moment-là). En somme, la vidéo résume assez bien l'ouvrage (la présentation du Joukov commence à 13 mn).
Concernant
le choix de la défensive stratégique à Koursk, Jean Lopez semble,
dans cet ouvrage, concéder davantage que les Soviétiques ont
l'initiative des opérations sur le plan stratégique en 1943, et
choisissent la défense, ce qui n'était pas le cas dans les deux
éditions du Koursk. Joukov est aux premières loges, près de
Rokossovsky, pour voir l'échec de l'offensive allemande au nord du
saillant de Koursk. Il participe ensuite à la supervision de
Koutouzov, l'offensive sur le saillant d'Orel, dont le succès
initial est gâché, puis à Roumantsiev, la contre-offensive
délicate qui parvient néanmoins à reprendre Kharkov et à rejeter
les Allemands. Dans la course au Dniepr, Joukov plaide contre la
stratégie du large front de Staline : il a conscience de la
saignée opérée depuis 1941 dans les rangs soviétiques et en
outre, l'augmentation du potentiel blindé et motorisé de l'Armée
Rouge permet d'envisager d'autres solutions. Joukov veut coller au
plan initial, franchir le Dniepr au sud de Kiev et prendre la
capitale de l'Ukraine par cette direction. Mais les Soviétiques
s'enlisent à Boukhrine. Dès la fin octobre, Joukov acquiesce à une
solution par le nord, via la tête de pont de Lyutezh. L'offensive,
qui démarre le 3 novembre, est rondement menée et aboutit à la
chute de Kiev trois jours plus tard. Les Allemands ne peuvent plus se
maintenir sur le Dniepr.
Profitant
de l'opération d'encerclement à Korsun, Staline va pousser contre
Joukov son rival Koniev, qui sait aussi se mettre en valeur. Koniev,
fait maréchal le 20 février 1944, n'a cependant pas réussi à
rendre étanche la poche de Korsun, dont quelques milliers
d'Allemands parviennent à sortir. La rivalité est encore renforcée
par la mort de Vatoutine, le 29 février, tué par des partisans
ukrainiens nationalistes. Voilà Joukov revenu au commandement de
front (1er front d'Ukraine), à égalité avec Koniev et Rokossovsky.
Il se fait jouer par Manstein lors de l'encerclement de la 1.
Panzer Armee, qui réussit à se dégager vers l'ouest. Revenu à
Moscou en avril, Joukov participe à la mise au point de l'opération
Bagration, puis revient jusqu'à la fin mai au 1er front
d'Ukraine. L'offensive contre la Roumanie lancée par Koniev échoue,
alors que Joukov peaufine et élargit les préparatifs de Bagration.
Il inclut le 1er front d'Ukraine de Koniev qui doit intervenir dans
un second temps et dispose en particulier de l'essentiel des armées
blindées. Bagration, qui commence le 22 juin 1944, est l'une
des plus sévères défaites de la guerre pour les Allemands :
ceux-ci reculent de 600 à 700 km, perdent au bas mot 250 000 tués
et disparus, alors que les pertes soviétiques, cette fois-ci, sont
nettement inférieures. Dès le mois de juillet, Staline fait
comprendre à Joukov que les considérations politiques prennent le
pas sur les opérations militaires stricto sensu. Il reprend
la main sur l'armée en supprimant les représentants de la Stavka ;
surtout, il aiguise la compétition entre les chefs en déchargeant
Rokossovsky du 1er front de Biélorussie, destiné à prendre Berlin,
pour le confier à Joukov. L'axe principal de l'offensive vers le
coeur du Reich fait assez peu débat : il est au centre, à
travers la Pologne.
Le
portrait de la préparation de Vistule-Oder est repris du Berlin :
aucune nouveauté pour les connaisseurs, donc, et c'est dommage, car
plusieurs historiens russes ont entretemps publié sur le sujet,
comme Isaiev, ce qui aurait permis à J. Lopez de retravailler
certains points. En revanche, Joukov commence à être sur la
sellette dès le mois de décembre 1944, Staline faisant
progressivement constituer un dossier contre lui, au besoin.
L'offensive Vistule-Oder, déclenchée le 12 janvier 1945, est
fulgurante. Dès le 31 janvier, les premiers soldats soviétiques
franchissent l'Oder, au nord de Küstrin, à 65 km de Berlin. L'Armée
Rouge a avalé encore une fois 500-600 km et a éliminé plus d'un
demi-million de soldats allemands définitivement. Staline, et
Joukov, décident de s'arrêter temporairement sur l'Oder et de ne
pas pousser jusqu'à la capitale du Reich. L'absence de
renseignements humains en territoire ennemi fait surestimer la menace
sur les flancs. En outre, Staline est rendu prudent par les échecs
des années précédentes, et les troupes soviétiques devancent
largement, sur leur front, celles des Occidentaux. La logistique
soviétique est trop étirée et la discipline se relâche.
Le
passage sur les crimes de guerre commis par l'Armée Rouge en
Allemagne et dans les autres pays libérés est sans doute l'un des
plus contestables du livre. Jean Lopez reconnaît d'abord qu'aucune
étude sérieuse n'a été menée sur le sujet, ce qui est vrai. Mais
il avance ensuite des chiffres déjà évoqués dans son Berlin,
qui ne sont pas tirés de sources fiables (un vieux document de RDA,
l'étude de B. Johr qui prête à discussion). La vérité, c'est que
l'on peut reconnaître le caractère massif des viols, notamment,
leur déni par l'Armée Rouge, mais qu'on est bien en peine de
chiffrer quoique ce soit, d'autant plus que le sujet s'est évidemment
prêté à toutes les instrumentalisations pendant la guerre froide.
On voit là que Jean Lopez cède un peu facilement à des
généralisations abusives sur les comportements soviétiques. Idem
pour le fameux « effet Nemmersdorf » que Jean
Lopez avait mis en tête de son Berlin et dont plusieurs
historiens sérieux, comme Ian Kershaw, ont montré la relativité.
En outre, les Soviétiques reprennent en main les troupes et
fusillent, comme le fait notamment Koniev.
A
la fin mars, alors que le nettoyage des ailes de l'axe principal se
termine, en Poméranie, puis bientôt en Prusse-Orientale, les
Occidentaux entrent en Allemagne et progressent rapidement. Staline,
pour prendre Berlin au plus tôt, n'hésite pas à mettre à nouveau
en compétition Joukov et Koniev. L'opération de Joukov contre les
hauteurs de Seelow est donc préparée dans l'urgence, en à peine
quinze jours. Elle se heurte à une défense solide bâtie par un
spécialiste allemand du sujet, Heinrici. Joukov perd son
sang-froid : la ruse des projecteurs s'est retournée contre
lui, il engage les blindés de Katoukov trop tôt. Koniev, lui,
progresse au sud, vers Berlin. Il faut finalement trois jours entiers
à Joukov pour déboucher des hauteurs. Joukov lance ses chars pour
isoler la ville de Berlin par le nord et y entre dès le 21 avril.
Quatre jours plus tard, la ville est encerclée. Le 28 avril, Staline
tranche et laisse à Joukov le droit de s'emparer du Reichstag
et des autres bâtiments symboliques. C'est chose faite le 2 mai,
avec la reddition des forces allemandes. La comparaison entre les
chiffres des batailles urbaines donne lieu à de surprenants
parallèles avec Aix-la-Chapelle (les 1 000 tués Américains
semblent bien trop nombreux, à moins de compter ceux morts pour
encercler la ville...), et Okinawa (qui certes comporte un peu de
bâti mais n'a rien d'un combat urbain à proprement parler).
Joukov,
qui visite le Reichstag capturé le 2 mai, n'est pourtant pas
informé par Staline de la mort officielle d'Hitler, le 30 avril,
déjà vérifiée et confirmée. Il est pourtant le signataire de
l'acte de capitulation impliquant l'URSS, aux premières lueurs du 9
mai 1945, qui devient donc en URSS le jour anniversaire de la
victoire. Joukov participe aux rencontres avec les chefs militaires
occidentaux, Eisenhower au premier chef. Le 24 juin, Staline lui
accorde une place de choix au défilé de la victoire, sur la Place
Rouge. C'est sans doute l'apothéose de la carrière de Joukov.
Proconsul en Allemagne, adulé, vénéré même, Joukov ne voit pas
que Staline prépare déjà sa chute. Il continue à se servir en
Allemagne, à l'image de la troupe, qui pille largement -mais la
future RDA sera bien vite remise en état par les Soviétiques, pour
éviter une catastrophe alimentaire, notamment par l'action du
général Berzarine à Berlin, ce dont Jean Lopez ne parle pas. Or,
dès décembre 1945, Staline commence à faire le ménage, en
humiliant publiquement, successivement, Molotov, Beria et Malenkov.
Sous la torture, le maréchal de l'aviation Novikov dénonce Joukov,
que Staline envoie à Odessa en juin 1946. Jusqu'en 1948, Staline
continue de maintenir la pression sur le maréchal -qui fait un
malaise cardiaque en janvier. En février, il l'expédie à
Sverdlovsk, dans l'Oural. Joukov reste cependant persuadé que ses
malheurs ne sont pas le fait de Staline, mais bien d'Abakoumov et de
Beria, ce en quoi il se trompe ; le Vojd, d'ailleurs,
commence à minimiser les commémorations liées à la Grande Guerre
Patriotique, à en gommer les aspects trop dérangeants -comme les
mutilés, que l'on fait disparaître des rues.
La
réhabilitation de Joukov passe par sa participation à l'élimination
de Beria, après la mort de Staline en mars 1953. Adjoint du ministre
de la Défense puis ministre en titre à partir de 1955, Joukov doit
intégrer l'arrivée de l'armée nucléaire au sein de l'Armée
Rouge. Il fait réhabiliter les victimes militaires des purges, les
prisonniers détenus en Allemagne, réorganise les commandements de
l'armée et appuie pour la professionnalisation. Il abonde dans le
sens de Khrouchtchev pour la réduction des forces armées. A Genève,
en 1955, il revoit Eisenhower, devenu président des Etats-Unis. Au
XXème Congrès du PCUS, en 1956, Joukov appuie à fond la
déstalinisation lancée par Khrouchtchev. Dans l'affrontement en
Pologne, il prêche la modération. En Hongrie, il agit d'abord de
même ; en édifiant le Pacte de Varsovie, il avait créé un
corps d'armée spécial stationné en Hongrie. Il joue d'abord la
carte de la modération avec Mikoïan, puis, quand la situation
dégénère, il n'hésite pas à faire volte-face pour envoyer la
troupe. Joukov va adopter l'incorporation des armes nucléaires dans
le dispositif militaire soviétique mais ne néglige jamais les
forces conventionnelles. En juin 1957, une cabale est montée contre
Khrouchtchev autour de Molotov. Joukov contribue, par son énergie, à
sauver le Premier Secrétaire. Mais celui-ci ne peut pas laisser le
maréchal soviétique lui faire trop d'ombre. La disgrâce arrive en
octobre 1957 ; Koniev, le vieux rival, enfonce le clou. En mars
1958, Joukov est redevenu un pestiféré.
Il
s'attèle alors à ses mémoires, alors que l'histoire officielle de
la Grande Guerre Patriotique nie complètement ou presque son rôle
dans le conflit. L'arrivée au pouvoir de Brejnev en 1964 ne change
pas vraiment la donne. Certes, Joukov réapparaît dans une cérémonie
officielle dès 1965. Brejnev, s'il exalte la Grande Guerre
Patriotique, ne veut pas faire publier les mémoires de Joukov ;
il doit pourtant céder, en 1968, la diffusion se faisant également
en Occident. Joukov, attristé par la mort successive des femmes qui
ont compté dans sa vie, invalide, meurt en juin 1974. Il reste très
populaire jusqu'à la chute de l'URSS. Si Brejnev vante le rôle de
Staline dans la Grande Guerre Patriotique, Joukov est bien présent
dans la grande fresque cinématographique, Libération, de
Youri Ozerov. La Russie de Eltsine et surtout de Vladimir Poutine
remet elle aussi à l'honneur la Grande Guerre Patriotique et la
figure de Joukov. On peut regretter que Jean Lopez n'ait pas
développé davantage cette partie sur la mémoire et la postérité
du personnage, jusque dans les pays étrangers, en particulier.
La
conclusion est quelque peu déroutante : elle résume bien
l'esprit de l'ouvrage. L'auteur conclut sur l'idée que Joukov
appartient bien au panthéon des grands chefs militaires de
l'histoire russe et soviétique, et qu'il a contribué à sauver
l'URSS. Mais il s'interroge ensuite uniquement sur sa place dans
l'histoire militaire, pour encenser ses mérites par rapport aux
autres chefs soviétiques du conflit, et par rapport à ceux des
autres chefs des nations en guerre. Ce faisant, Lopez fait de Model
le meilleur général allemand du conflit, ce dont on pourrait
discuter. Pour finir, il attribue au duo Joukov-Eisenhower la palme
pour la défaite de l'Allemagne nazie. Si les deux personnages ont
effectivement eu un rôle important dans la victoire alliée, on ne
peut résumer celle-ci à eux seuls, tout comme il est peut-être
vain d'attribuer à Joukov le mérite quasi surhumain d'avoir conduit
l'Armée Rouge à la victoire. En réalité, et Jean Lopez s'en fait
l'écho à plusieurs reprises, avec Staline, la planification et donc
le succès est collectif, assez souvent -que l'on pense à
l'opération Uranus, où Joukov est probablement associé à
Vassilievsky. On voit aussi que Jean Lopez ne s'attarde pas pour
répondre sur des questions pourtant soulevées en introduction, et
qui auraient permis d'élargir un peu la perspective -la tension
armée/parti, en particulier, et le rôle politique que Joukov a été
amené à jouer après la guerre, par exemple, même si la dernière
partie de l'ouvrage, la plus courte, est peut-être la mieux ficelée.
A
mon tour de conclure cette fiche de lecture. Cette biographie de
Joukov par Jean Lopez comporte des qualités, et pas des moindres.
Elle est écrite dans un style clair, fluide, bien que la répétition
de certaines formules (« Il
n'entre pas dans le cadre de cet ouvrage de traiter de... »,
pour en réalité le faire ensuite) ou de certains termes
(« roquer »)
puisse parfois agacer. Son mérite principal est indubitablement de
remettre à plat la chronologie de la vie de Joukov, de défaire les
mythes sur les épisodes phares, de montrer comment le personnage
s'est construit. Sur ce plan, la biographie est réussie. Elle
réhabilite quelque peu le genre de la biographie du chef militaire
de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, à trop vouloir montrer
Joukov comme le sauveur de l'URSS pendant la guerre, elle oublie que
le processus de décision a été, souvent, éminemment collectif,
sous l'ombre de Staline. Le Joukov sauveur et indispensable tel que
le décrit Jean Lopez est pertinent en 1941, quand Joukov se démarque
très nettement des autres chefs soviétiques par sa capacité à
coordonner l'action d'un front ou de plusieurs fronts. C'est déjà
moins le cas dès 1942 et surtout en 1943.
La
biographie conforte aussi les choix de l'auteur dans ses ouvrages
précédents, notamment celui de se démarquer d'une historiographie
militaire trop longtemps, il est vrai, centrée sur la vieille vision
germanocentrée. Mais ce caractère « neuf »,
en français uniquement, puisque le travail a déjà été fait en
anglais ou en allemand, ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt.
D'abord, on l'a dit, Jean Lopez se concentre étroitement sur
l'histoire militaire à partir de la figure de Joukov -et pas
complètement, comme on a pu le préciser sur l'armée tsariste ou la
guerre civile, notamment, qui sont abordées trop vites, de manière
trop peu circonstanciée. La bibliographie, faible au demeurant pour
un ouvrage de cette envergure (30 pages de notes, 10 pages de
bibliographie : à comparer à l'ouvrage de Nicolas Bernard, de
même taille) n'est pas organisée ; en revanche, on y voit très
bien les manques concernant les dimensions politiques de l'URSS, ou
de l'histoire socio-économique soviétique (comme les liens entre
le plan quinquennal, l'industrialisation et l'oeuvre de
Toukhatchevsky), remarquablement absentes du livre de Jean Lopez, et
ce y compris pendant la guerre. L'auteur ne consacre finalement que
fort peu de place à l'évocation de ces réalités : économie
de guerre, société en guerre, et pourquoi pas culture de guerre. De
ce point de vue, l'ouvrage de Nicolas Bernard, sorti à peu près en
même temps que cette biographie, dispose d'un avantage certain.
Outre le fait que le propos se limite à l'histoire militaire
stricte, on ne peut s'empêcher de constater un anticommunisme
latent, qui semble bien hors de propos depuis la disparition de
l'URSS. Comme s'il s'agissait de compenser le fait que l'on remette à
l'honneur la performance des Soviétiques -encore que Jean Lopez,
ici, soit un peu moins catégorique que dans ses précédents travaux ;
manifestement, certaines critiques ont été entendues ou certains
commentaires lus...- l'auteur ne peut s'empêcher de verser dans une
touche d'anticommunisme très visible sur certains sujets, comme les
crimes de guerre de l'Armée Rouge, par exemple. Cela s'explique
aussi peut-être en partie par la bibliographie, qui comprend des
ouvrages comme celui de Robert Conquest, que l'on sait daté. Enfin,
Jean Lopez, en voulant à tout prix tordre le cou à la légende
dorée construite par Joukov et à la légende noire créée par ses
adversaires ou par les autorités soviétiques, s'arroge souvent le
rôle de juge, distribue les bons et les mauvais points, valorise ou
condamne : encore une fois, cela correspond davantage à la
posture du journaliste plutôt qu'à celle de l'historien.
Ces
différents facteurs combinés expliquent sans doute la pauvreté de
la conclusion. De manière générale, quand on a lu les ouvrages de
Jean Lopez et que l'on connaît un tant soit peu l'histoire et
l'historiographie du front de l'est, on est frappé de constater que
le travail de ce dernier, pour novateur qu'il soit en français
(novateur parce qu'il n'y a rien d'autre, ce qui commence d'ailleurs
à être déjà moins vrai), reste profondément dans la ligne d'une
ancienne « histoire-bataille »
telle qu'elle avait pu être dénigrée par les Annales (et tout est
relatif...). En réalité, Jean Lopez, en se cantonnant ou presque à
l'histoire militaire pure, actualise simplement les références
bibliographiques et livre en français, à sa propre sauce, le
travail historiographique réalisé depuis une trentaine d'années
-avec quelques trous néanmoins. On est donc loin d'une « nouvelle
histoire-bataille »,
utilisant des questionnements autres, l'apport de sciences annexes à
l'histoire, etc. Et l'on comprend mieux pourquoi l'histoire militaire
a du mal à être acceptée comme discipline à part entière par
l'histoire universitaire : le renouveau actuel de l'histoire
militaire, et Jean Lopez en est l'illustration, constitue en réalité
un retour aux sources de l'ancienne histoire-bataille, pour beaucoup.
Le public en est manifestement friand ; sur un plan
scientifique, cette tendance entraîne des réticences, et c'est bien
légitime. Car la démarche a ses limites. Certes, du point de vue de
l'auteur de la fiche de lecture, la critique est facile. La
conclusion finale serait peut-être qu'il serait temps de retrousser
nos manches pour proposer, aussi, une autre vision du front de l'est,
en dehors de la simple histoire militaire mâtinée de
sensationnalisme journalistique. Un ouvrage comme celui de Nicolas
Bernard, lui aussi non-historien universitaire mais qui ne s'est
jamais présenté comme tel, montre le chemin. Mais il reste encore
beaucoup à faire.