« Une
guerre étrange ».C'est ainsi que le New York Times
qualifiait, dans son édition du 20 juillet 1939, les
affrontements entre l'Armée Rouge et l'armée impériale japonaise
aux confins des steppes de la Mongolie. Et il est vrai qu'en raison
de la géographie, du secret posé sur les combats par les deux camps
et du déclenchement, peu de temps après, de la Seconde Guerre
mondiale, la bataille de Khalkhin-Gol reste encore assez mal connue
du grand public. Pourtant, les Soviétiques y ont déployé une masse
blindée de plus de 1000 chars et ont commencé à faire preuve d'une
maîtrise certaine de l'arme mécanisée, sous le commandement d'un
chef talentueux promis à un brillant avenir, Joukov. Les Japonais,
fantassins dans l'âme, tombent victimes du double enveloppement
soviétique. Pendant longtemps, l'Armée Rouge considère encore la
bataille de Khalkhin-Gol comme le modèle d'une guerre frontalière
limitée réussie. Ce n'est pas un hasard si les Soviétiques
publient beaucoup sur la bataille au moment des affrontements avec la
Chine Populaire dans la même région, en 1968-1969. L'état-major
nippon se sert aussi de l'exemple de Khalkhin-Gol dans le cadre des
cours de tactique avancée des Forces d'autodéfense japonaises.
Résumant
l'étude d'Edward Drea, l'analyse reviendra plus particulièrement
ici sur les tactiques mises en oeuvre par les Japonais au niveau du
bataillon et de la compagnie pour contrer les Soviétiques. Les
Japonais ont peaufiné, en effet, leur doctrine tactique face à
l'Armée Rouge, un adversaire supérieur en hommes et en matériel.
L'analyse est faite à partir de l'exemple du 2ème bataillon, 28ème
régiment d'infanterie de la 7ème division d'infanterie japonaise.
Cette unité a conservé son journal des opérations et elle a opéré
de manière indépendante sous les ordres de plusieurs commandants
japonais. En outre, elle a à la fois participé aux opérations
offensives et défensives de l'armée impériale pendant la campagne,
ce qui en fait un bon exemple pour une étude de cas tactique.
La
Mandchourie prise entre deux feux
Depuis
le début du XXème siècle, l'armée impériale japonaise considère
la Russie tsariste, puis l'URSS, comme son adversaire principal. La
victoire japonaise pendant la guerre de 1904-1905 élimine
temporairement la menace russe et conduit à des tâches de garnison
en Mandchourie, théâtre principal des opérations. Un office de
gouverneur-général est créé dès 1905 et deux divisions
japonaises restent cantonnées sur place. Ces unités sont
progressivement retirées et, en 1910, seuls six bataillons de
réservistes stationnent encore en Mandchourie. Les soldats réguliers
reviennent en 1916 et, en 1919, c'est la création du quartier
général de l'armée du Kwantung qui contrôle les troupes de
garnison en Mandchourie, soit environ 10 000 hommes.
Les
officiers de l'état-major de l'armée du Kwantung se considèrent
avec suffisance comme les gardiens des frontières du Japon, en
l'occurrence une frontière où 160 000 Japonais ont payé le prix du
sang lors de la guerre avec les Russes. Ils pensent que le ministère
de la Guerre et l'état-major de l'armée à Tokyo ne mesurent pas
assez le danger posé par l'URSS sur les territoires contrôlés par
les Japonais. Ils vont donc chercher à créer un casus belli
avec un seigneur de guerre mandchou de façon à consolider la
mainmise nipponne sur la région. En 1931, un incident provoqué par
les Japonais autorise une première opération qui conduit à
l'érection de l'Etat fantoche du Mandchoukouo l'année suivante.
Cependant,
pour les officiers de l'armée du Kwantung et ceux de l'état-major
de l'armée à Tokyo, la création du Mandchoukouo n'est qu'une étape
vers l'affrontement avec l'URSS. L'armée impériale japonaise compte
exploiter au mieux les ressources de la Mandchourie pour se préparer
à la guerre. En 1937, les Japonais sont pourtant engagés en Chine,
un théâtre d'opérations immense qui occasionne assez rapidement de
lourdes pertes -100 000 tués et blessés dès le mois de décembre.
L'état-major général et le ministère de la Guerre tentent de
conclure rapidement l'affaire chinoise, tout en étant divisé entre
expansionnistes (ceux partisans d'une politique de force contre la
Chine) et anti-expansionnistes (ceux qui pensent que la guerre en
Chine gaspillent des ressources nécessaires à un prochain conflit
contre l'URSS). Les combats continuent, pourtant, si bien qu'en 1939,
25 divisions, soit un million d'hommes, sont engagées dans les
opérations en Chine.
La
mission principale de l'armée du Kwantung étant de protéger la
Mandchourie contre l'Armée Rouge, ses forces ne sont majoritairement
pas déployées en Chine. Les Japonais continuent d'accroître leurs
effectifs, puisque l'armée du Kwantung passe de 5 à 9 divisions
entre 1937 et 1939, alors que l'armée impériale gonfle de 24 à 41
divisions d'infanterie. Il n'est pas difficile à l'armée du
Kwantung de justifier cet accroissement : escarmouches,
incidents et enlèvements se multiplient le long de la frontière, de
même que les bunkers, barbelés et détachements de gardes
frontaliers. Dès 1936, des affrontements opposent l'aviation et des
forces mécanisées. C'est un cercle vicieux : en face, le
dispositif soviétique augmente également de 6 divisions en 1931 à
20 en 1936, appuyées par un millier de chars et le même nombre
d'avions. L'armée d'Extrême-Orient devient si importante que
Staline s'en défie : en 1935, il crée le district militaire
Trans-Baïkal pour retirer à l'armée sa portion occidentale. Après
l'incident du lac Khasan en 1938, il abolit cette armée et crée à
la place les 1ère et 2ème armée Bannière Rouge, responsables
respectivement des secteurs de l'Oussouri et de l'Amour, et
directement subordonnées au commissariat à la Défense. En 1938, le
57ème corps spécial de fusiliers est placé en Mongolie Extérieure.
En
1938, la 19ème division d'infanterie japonaise affronte pendant
douze jours l'Armée Rouge, au milieu de l'été, près du lac
Khasan, au nord de la Corée. Les Japonais tiennent le terrain
conquis malgré de féroces contre-attaques soviétiques, mais au
prix de lourdes pertes : 500 tués et 900 blessés. L'Armée
Rouge perd 236 tués et 911 blessés. Pour l'état-major nippon
cependant, la prestation soviétique n'établit rien de neuf sur le
plan tactique ou sur celui du déploiement des troupes et confirme la
désorganisation provoquée par les purges de Staline. En
conséquence, début 1939, l'armée du Kwantung adopte une posture
plus agressive pour briser toute intrusion soviétique future en
Mandchourie.
Les
premières embuscades (mai 1939)
En
avril 1939, l'armée du Kwantung édicte donc de nouvelles règles
d'engagement, expliquées par son commandant, le général Ueda
Kenkichi. L'ordre d'opérations n°1488 autorise les troupes
japonaises à pénétrer en Mongolie extérieure ou tout autre
territoire soviétique pour bloquer les tentatives d'intrusion. Dans
pareil cas, les morts et les blessés seront ramenés avec les tués
ennemis et les prisonniers dans le Mandchoukouo. Localement, les
patrouilles doivent être agressives. Le 11 mai, deux semaines après
l'instauration de ces nouvelles règles, 70 à 80 cavaliers de
Mongolie extérieure armés de mitrailleuses légères et lourdes
franchissent la rivière Halha (Khalkhin-Gol) à la recherche de
terrain de pâture et d'eau pour leurs chevaux, dans un territoire
contesté du Mandchoukouo. Près du village de Nomonhan, ils
attaquent une petite force de sécurité. Un bataillon du
Mandchoukouo contre-attaque et rejette les assaillants au-delà de la
rivière Halha. Les Mongols abandonnent 5 tués, 4 chevaux et
quantité d'armes et de munitions. Le 13 mai, un nombre identique de
cavaliers apparaît au sud-ouest de Nomonhan mais une nouvelle
contre-attaque échoue à les rejeter. C'est le début de ce que les
Japonais appelleront ensuite l'incident de Nomonhan et les
Soviétiques, la bataille de Khalkhin-Gol.
Le
général Komatsubara Hichitaro, commandant la 23ème division
d'infanterie qui a en charge le secteur où a eu lieu l'incident,
voit celui-ci comme un cas typique d'escarmouche frontalière. Il
pense qu'une réaction en force rapide mettra fin rapidement aux
combats. Les premiers rapports, exagérés, font état de l'entrée
de 700 cavaliers mongols. Hichitaro dépêche donc une force de
reconnaissance (une compagnie de cavalerie, une d'automitrailleuses
et un élément d'état-major, 593 hommes en tout) et le 1er
bataillon du 64ème régiment d'infanterie (moins deux compagnies),
avec une section de canons de 37 mm à tir rapide et 100 véhicules.
Les officiers japonais ont du mal à localiser Nomonhan sur leurs
cartes, mais sont confiants.
La
23ème division d'infanterie est une unité relativement jeune,
activée en juillet 1938 et envoyée en Mandchourie pour son
entraînement un mois plus tard. La plupart de ses recrues sont des
soldats japonais dans leur première ou deuxième année de service
qui viennent de villes du sud du Japon, Fukuoka, Hiroshima, Oita,
d'ordinaire des combattants plutôt efficaces dans les opérations
offensives. Le quartier général de l'armée impériale prévoit au
départ d'utiliser cette division pour des tâches de garnison en
Chine. Mais en raison des besoins de l'armée du Kwantung, la 23ème
division est affectée dans une province du nord-ouest du
Mandchoukouo. Les officiers d'état-major de l'armée du Kwantung la
considèrent comme structurellement déficiente pour s'opposer à la
menace soviétique.
La
23ème division d'infanterie aligne une brigade d'infanterie avec
trois régiments. Les divisions régulières d'avant 1937 de l'armée
du Kwantung, comme la 7ème division, sont des divisions
« carrées » : deux brigades d'infanterie à
deux régiments chacune, chaque régiment comprenant trois
bataillons. Les divisions triangulaires comptent 12 000 hommes là où
les « carrées » en alignent 15 000. En outre, les
divisions triangulaires manquent d'artillerie pour combattre la
puissance de feu des divisions standard de l'Armée Rouge. La 23ème
division dispose de seulement 65 pièces dont 17 canons de 37 mm,
comparées aux 64 canons et 16 canons de 37 mm organiques de la 7ème
division.
Le
dogme de l'offensive à outrance
Le
débat a fait rage parmi les Japonais pendant une décennie pour
savoir si le schéma triangulaire devait être adopté. Finalement,
il en a été ainsi pour accroître, en particulier, le nombre de
divisions. Lorsque la réforme est adoptée en 1936, 6 nouvelles
divisions sont tirées des 17 existantes dans l'armée impériale
japonaise. Les économies ainsi faites sont investies dans le
développement des chars et des avions. Les opérations en Chine
favorisent aussi une structure légère : les nationalistes ne
font que peu d'usage de leurs blindés et les communistes n'en ont
pas.
Quel
que soit le type de division, le bataillon est la dernière unité
tactique à pouvoir mener indépendamment des opérations. Il
comprend une compagnie d'état-major et quatre compagnies de
fusiliers à 194 hommes chacune, une compagnie d'armes lourdes avec 8
mitrailleuses de 7,7 mm, et une section d'artillerie avec deux pièces
de 70 mm destinées au soutien d'infanterie et à la destruction des
nids de mitrailleuses. Chaque compagnie comprend trois sections de
fusiliers qui à leur tour comprennent chacune trois escouades.
Chaque escouade aligne 11 fusiliers et une mitrailleuse légère de
6,5 mm, et chaque escouade de la compagnie d'armes lourdes intègre
11 fusiliers et trois grenadiers armés du lance-grenades de 50 mm
baptisée mortier Knee. Il n'y a pas d'état-major de
bataillon : le commandant et son adjoint doivent assumer toutes
les fonction de logistique, de renseignement, des opérations et de
communications. Dans l'idéal, le bataillon rassemble un millier
d'hommes, mais une comparaison avec le 2ème bataillon du 28ème
régiment d'infanterie engagé dans le Nomonhan montre que les unités
sont souvent à 80% de leur effectif ou en-deçà.
Toutes
les divisions japonaises de l'armée du Kwantung ont subi un
entraînement intensif dans la perspective d'un combat contre l'Armée
Rouge. Pour la 7ème division, celui-ci porte sur le combat
d'infanterie, le combat au corps-à-corps et les tactiques
d'infanterie face à des attaques utilisant la combinaison des
moyens. Un entraînement « spirituel » insuffle la
certitude dans la victoire, la loyauté et le sens du sacrifice, la
tradition militaire et l'esprit de corps, et surtout l'esprit
offensif à chaque combattant. L'amélioration des armements depuis
1904-1905 signifie que le fantassin nippon doit être capable de
continuer à avancer même si c'est après avoir vu tomber ses
camarades, blessés ou tués. Le manuel de 1909 insiste sur la
nécessité d'inspirer une ardeur sans faille à la troupe. Les
Japonais en viennent à penser que le facteur moral peut suppléer
aux déficiences technologiques ou matérielles. Dans le manuel de
1932, il est conseillé aux commandants de divisions, s'ils sont
acculés par l'ennemi à la défensive, de chercher néanmoins le
moyen de porter un coup fatal à l'ennemi en attaquant coûte que
coûte.
La
doctrine de combat de l'armée impériale japonaise est fondée sur
des opérations offensives audacieuses. Il faut donc adapter les
tactiques à l'ennemi que représente l'Armée Rouge. La guerre
russo-japonaise et la Première Guerre mondiale ont montré que l'âge
des formations d'infanterie compactes sur le champ de bataille était
révolu. L'armée japonaise continue pourtant de se reposer sur
l'infanterie, chargée d'engager l'ennemi et de le détruire au
corps-à-corps. Les tacticiens nippons doivent alors garantir que les
fantassins arrivent sur les positions ennemies avec le minimum de
pertes. Dans un premier temps, ils cherchent à disperser les
fantassins pour leur éviter la puissance de feu des armes modernes,
tout en développant le combat de nuit, au corps-à-corps et la
capacité de décision des officiers subalternes et sous-officiers.
Ce postulat repose sur un corps d'officiers subalternes bien
entraîné, soucieux de ses hommes et qui reste en permanence avec
leurs unités. Cependant, les pertes en Chine entraînent un
raccourcissement de la formation de ces officiers et sur le terrain,
des promotions rapides aux grades de major ou de lieutenant-colonel
pour combler les trous. En 1941, seuls 36% des officiers de l'armée
sont diplômés de l'académie militaire et la proportion est encore
moindre dans les rangs subalternes.
La
version révisée du manuel d'infanterie de 1928 insiste alors sur la
nécessité du couvert pour l'infanterie, afin de réduire les bonds
en avant de 50 à 30 m environ. Le manuel met cependant encore
lourdement l'accent sur le combat nocturne et les manoeuvres, tout en
recommandant l'emploi intensif des mitrailleuses légères et des
mortiers Knee. La nature offensive des opérations japonaises
culminant dans le combat au corps-à-corps ne change pas,
fondamentalement. Dans la décennie 1930, les Japonais comprennent
qu'ils ne peuvent remporter une guerre d'attrition contre l'URSS, qui
monte en puissance. Ils envisagent alors une guerre limitée, pour
aboutir rapidement à une conclusion décisive. Le but est
d'encercler l'adversaire et de l'anéantir. Les tactiques doivent
reposer sur la mobilité, l'initiative, la concentration des forces,
le combat de nuit et une bonne coordination entre infanterie et
artillerie. Ajouté au moral de fer du soldat japonais, ces choix
tactiques produisent une infanterie parmi les plus redoutables au
monde. Cependant, cette qualité reflète aussi l'état inquiétant
de l'armée impériale en ce qui concerne l'équipement en matériel
moderne. La doctrine en vient à suppléer le manque de matériel.
En
1939, ce choix semble pertinent aux Japonais au regard de
l'expérience contre les Chinois et les Soviétiques. En Chine, des
soldats nippons inférieurs en nombre ont fréquemment vaincu des
effectifs chinois supérieurs. En 1938, au lac Khasan, la victoire
japonaise contre l'Armée Rouge est moins nette mais montre les
qualités de l'infanterie japonaise en combat nocturne et au
corps-à-corps. Le 31 juillet 1938, le 1er bataillon, 75ème régiment
d'infanterie de la 19ème division japonaise lance une attaque de
nuit contre une ligne de crête à 150 m de hauteur tenue par les
Soviétiques près du lac Khasan. Les Soviétiques refluent après un
violent combat au corps-à-corps et les Japonais tiennent les
positions acquises pendant 12 jours, en dépit de lourdes pertes,
face aux contre-attaques de l'Armée Rouge. Le succès de l'attaque
nocturne initiale japonaise renforce les tacticiens dans l'idée que
cette idée est la clé pour leur infanterie. En revanche, ces mêmes
tacticiens s'intéressent davantage à la défensive puisque la
bataille montre qu'une division bien retranchée sur une position
naturelle peut bloquer l'avance frontale de trois divisions
d'infanterie. Mais ils évacuent la puissance de feu de l'infanterie
et de l'artillerie soviétique pour continuer à privilégier le
moral du fantassin japonais qui doit s'affirmer dans l'assaut de nuit
se terminant au corps-à-corps.
Les
nouveaux conscrits de la 7ème division japonaise s'entraînent donc
aux trois exercices cardinaux de l'infantere nipponne :
baïonnette, tir et manoeuvre. Ils apprennent que la charge frontale
sur l'ennemi jusqu'au corps-à-corps est le paroxysme du combat. La
plupart des fusiliers termine alors la première année d'instruction
au niveau de la compagnie, une année avec 38 semaines d'entraînement
au combat nocturne soit une moyenne de 10 heures par semaine. Ils
étudient l'attaque de nuit à différents échelons, l'enlèvement
d'obstacles, la dissimulation, la discrétion, l'orientation, les
patrouilles et les tâches de sécurité. En mai 1939, les hommes de
la 7ème division sont sans doute jaloux que ce soient leurs
camarades de la 23ème division qui ouvrent les hostilités contre
l'Armée Rouge.
Le
14 mai 1939, le détachement de reconnaissance de la 23ème division,
commandé par le lieutenant Azuma Yaozo, arrive près de Nomonhan. Le
jour suivant, celui-ci lance un mouvement en pinces pour piéger les
cavaliers mongols à l'est de la rivière Halha avec 150 cavaliers du
Mandchoukouo. L'attaque commence à 13h00 : les Mongols
parviennent à échapper à l'encerclement et se replient à l'ouest
de la rivière Halha. Trois escadrilles japonaises attaquent le
secteur depuis les airs et endommagent des yourtes. Les Mongols
s'étant repliés au-delà de la frontière, le général Komatsubara
considère alors l'incident terminé. Mais quelques jours plus tard,
des reconnaissances aériennes et de cavalerie signalent que 60
cavaliers mongols ont à nouveau franchi la rivière Halha au sud de
sa confluence avec la rivière Holsten. Le 21 mai, de 300 à 400
hommes avec au moins deux canons et des chars légers sont vus en
train de construire des positions fortifiées au nord et au sud de la
rivière Holsten. Ce même jour, le général Komatsubara dépêche
une force ad hoc commandée par le colonel Yamagata Takemitsu,
chef du 64ème régiment de la 23ème division, pour détruire
l'ennemi. Le 64ème régiment (moins deux bataillons), le détachement
de reconnaissance du lieutenant-colonel Azuma, une section de
transmissions, une unité de transport et une autre médicale
composent l'ensemble. Ils se mettent en marche pour traquer l'ennemi
dans les steppes dénudées autour de Nomonhan.
Un
terrain inhospitalier
Une
fine pellicule de sable recouvre le sol autour de Nomonhan, mais le
terrain permet le passage des véhicules à roues. Le paysage est
assez dénudé et fournit peu de repères pour le fantassin. Du côté
est de la rivière Halha, tenu par les Japonais, des dunes de sables
s'étendent entre 20 et 40 m de hauteur : elles offrent une
bonne protection à l'infanterie mais sont de peu d'utilité contre
les blindés. L'ouest de la rivière, occupé par les Soviétiques,
est une vaste plaine désolée. Les Japonais descendent depuis
Nomonhan en direction de la Holsten, seule source d'eau potable, mais
avec de nombreux puits salés et des marécages. Le véritable
obstacle est la rivière Halha, large de 100 à 150 m, avec un
courant très fort. Une bande marécageuse l'enserre sur un ou deux
kilomètres de chaque côté. La rive ouest, plus élevée, donne
l'avantage de l'altitude aux Soviétiques. Le climat est rude, avec
des températures en juillet-août entre 30 et 40° la journée mais
qui descendent à 17-18° la nuit. La pluie abondante apporte
l'humidite qui fragilise le soldat, tout comme les moustiques et les
criquets nombreux dans la région. Un brouillard recouvre
généralement la zone à l'aube avant d'être chassé par le vent,
et empêche l'observation à moyenne distance.
Le
caractère désolé de la région entrave l'acheminement logistique.
Le ravitaillement japonais arrive par chemin de fer à 200 km de
distance, mais pour les Soviétiques, la base de chemin de fer la
plus proche est à 700 km. Comme les Japonais ne conçoivent pas une
opération multidivisionnaire à moins de 250-200 km d'une base
logistique sur voie ferrée, ils pensent que les Soviétiques ne
peuvent monter une opération d'envergure près de Nomonhan. En
conséquence, ils ne s'attendent qu'à trouver des cavaliers mongols
et les éléments locaux de la 7ème brigade de garde-frontières, et
pensent qu'une division suffira pour régler le problème. La route
terrestre qui arrive du nord à Nomonhan est à la merci des attaques
aériennes ; celle qui arrive du sud se transforme en bourbier
dès fin juin en raison des pluies. Yamagata compte envelopper les
cavaliers mongols et les garde-frontières de l'Armée Rouge au nord
de la rivière Holsten, sur la rive est de l'Halha. Une compagnie
montera une attaque frontale de diversion pendant qu'un bataillon
tournera l'ennemi par le nord. Pendant ce temps, le
lieutenant-colonel Azuma s'emparera du pont de Kawamata, la seule
échappatoire possible pour les Soviétiques. Azuma est tellement
confiant qu'il n'emmène pas les canons de 37 mm, persuadés de
rencontrer des cavaliers et de l'infanterie de seconde ligne qui
fuiront à la seule vue des fantassins japonais.
Première
défaite japonaise
A
l'aube du 28 mai 1939, les 220 hommes et officiers d'Azuma arrivent à
2 km de leur objectif lorsqu'ils sont attaqués par des fantassins
mongols et soviétiques et 10 chars sur leurs flancs, et pilonnés
par l'artillerie tirant depuis la rive ouest de l'Halha. Les hommes
d'Azuma s'enterrent tant bien que mal dans le sable en creusant avec
le casque. Les Soviétiques attaquent aussi le bataillon de Yamagata
pour l'empêcher de renforcer Azuma, qui à la tombée de la nuit n'a
plus de munitions. Les deux escouades de ravitaillement envoyées
dans la nuit par Yamagata sont quasiment anéanties. Le 29 mai, 400
hommes et 10 chars soutenus par l'artillerie attaquent à nouveau
Azuma. Acculé, celui-ci mène une charge désespérée à la tête
de 70 hommes pour briser l'étau. Quelques fantassins arrivent à
percer mais pas leur chef, tué d'une balle en plein coeur par un
Soviétique. Le détachement Azuma a perdu 8 officiers et 97 hommes
tués et 33 blessés, soit 63% de son effectif. Dans la nuit du 30
mai, les Japonais récupèrent les corps de leurs camarades. Le
général Komatsubara ordonne au détachement de se replier.
Les
Japonais ont été surpris par l'intensité du combat : dans les
poches des Mongols abattus, ils ne trouvent pas de cigarettes ou de
nourriture mais des munitions supplémentaires et des grenades.
Komatsubara et l'état-major de l'armée du Kwantung décident que la
rencontre est un match nul, car ce désert ne vaut pas une once de
sang japonais. Début juin cependant, il leur est difficile d'ignorer
les rapports faisant état de la présence soviétique autour de
Nomonhan. Mi-juin, le renseignement japonais signale des
concentrations de troupes de part et d'autre de la rivière Halha.
L'aviation soviétique mène des reconnaissances quotidiennes et
fournit un appui aérien à de petites attaques sur des détachements
du Mandchoukouo. Komatsubara demande alors à l'état-major de
l'armée du Kwantung la permission de repousser l'envahisseur avec sa
23ème division.
L'état-major
accepte car il pense que les Soviétiques ne comprendront que le
langage de la force. Deux régiments de chars, avec 73 blindés et 19
automitrailleuses, et le 2ème bataillon, 28ème régiment de la 7ème
division d'infanterie sont détachés auprès de Komatsubara.
Certains officiers d'état-major comme le major Tsuji Masanobu
pensent que le commandement opérationnel devrait revenir à la 7ème
division, unité d'élite en Mandchourie. Mais relever Komatsubara
irait à l'encontre de la pratique dans l'armée impériale
japonaise. En outre celui-ci, avec ces renforts, doit avoir les
moyens de mener une guerre limitée et décisive.
Le
2ème bataillon, 28ème régiment d'infanterie marche au combat
Ce
bataillon est alors considéré comme une excellente unité. Les
recrues viennent du nord d'Hokkaïdo et du sud de l'île de
Sakhaline, et sont appréciés pour leur robustesse. En juin 1939,
l'unité stationne depuis 16 mois en Mandchourie. Le major Kajikawa
Tomiji, le commandant de bataillon, est diplômé de l'Académie
militaire et spécialiste du kendo. C'est un vétéran qui a commandé
la 9ème compagnie du bataillon dans le Nord de la Chine en 1932.
Seuls 4 officiers sont des diplômés comme lui de l'Académie :
6 autres sont issus de l'école des aspirants officiers et 12 autres
sont des réservistes. La plupart des recrues entame leur deuxième
ou leur première année de service et reçoivent l'entraînement qui
leur inculque la fierté d'une unité dont les traditions remontent à
la guerre russo-japonaise.
Le
20 juin, après minuit, les hommes du bataillon sont tirés de leur
baraquement : on leur annonce qu'ils vont servir d'escorte à un
détachement blindé envoyé à Nomonhan. Ils embarquent dans des
trains tandis que les officiers annoncent les mesures à prendre en
cas de raid aérien. Le bataillon fait la jonction avec le 63ème
régiment d'infanterie et les 3ème et 4ème régiments de chars. Les
troupes japonaises quittent Aarshan le 23 juin à 2h20 sous couvert
de l'obscurité : bien que mécanisée, la colonne compte
surtout sur les moyens hippomobiles pour transporter sa logistique et
son artillerie. La marche se fait dans une route embourbée qui ne
facilite pas la tâche du fantassin nippon. En 24 heures, le
bataillon avale 64 km de marche, mais le moral est très élevé, en
dépit de la soif provoquée par l'absorption de rations pendant le
mouvement. Les Japonais pensent venir aisément à bout des
Soviétiques, en particulier parce qu'ils disposent cette fois d'une
artillerie.
Le
regard japonais sur l'Armée Rouge est forgé, notamment, par un
manuel sur le sujet datant de 1933. Le soldat soviétique y est
décrit comme un automate abandonnant la ligne de front à la
première occasion : les combats de 1938 ont conforté les
Japonais dans ces stéréotypes. Dans ce manuel, il est également
précisé que le soldat soviétique peut être tenace en défense,
mais que les défauts propres à cette nation le rendent incapable de
monter des manoeuvres coordonnées ou des encerclements. Une attaque
de flanc qui couperait la ligne de ravitaillement des Soviétiques
aboutirait obligatoirement à une déroute complète. Le manuel
correspond en fait à la recherche d'une guerre limitée marquée par
la victoire décisive qui anéantirait d'un seul coup l'Armée Rouge.