Paul Zumthor n'est pas un historien de formation mais un philologue suisse, spécialiste de la littérature et en particulier de la poétique médiévale. Il avait notamment écrit une Histoire littéraire de la France médiévale VIème-XIVème siècle (1954). C'est donc, plutôt, un adepte de l'histoire culturelle. Il a enseigné successivement à l'université d'Amsterdam puis à l'université de Montréal, avant de s'éteindre en 1995, à 80 ans. En 1964, il publie cette biographie de Guillaume le Conquérant fréquemment rééditée depuis.
La particularité du travail de Zumthor, c'est qu'il ne s'agit pas d'une biographie stricto sensu : le philologue replace le Conquérant dans son époque. Les 80 premières pages présentent ainsi "les travaux et les jours", le "monde féodal" et les repères chronologiques, dans la lignée des trois temps de Fernand Braudel.
Rien n'était écrit pour Guillaume le Conquérant, bâtard du duc Robert le Diable, né en 1027, et désigné par son père comme héritier avant un pélerinage à Jérusalem dont celui-ci ne revient pas. Les barons normands profitent de l'occasion pour mettre le duché en coupe réglée : Guillaume doit d'abord récupérer son bien, jusqu'en 1066, il se bat continuellement, la première fois lors d'une révolte, à Val-ès-Dunes, en 1046. En épousant Mathilde, Guillaume, qui n'a ni concubines, ni bâtards, enfonce un coin dans la tradition du more danico chère à ses prédécesseurs. Il faut dire qu'il a fort à faire avec tous les membres de la famille ducale, parfois turbulents, issus de ces nombreuses unions... la Normandie devient au fil des années une terre prospère, le duc parraine le mouvement de la Trêve de Dieu dès 1047 mais en garde le contrôle, ce qui renforce son autorité. Guillaume choisit aussi les titulaires des grands offices ecclésiastiques, mais a tendance à les sélectionner pour leur compétence et non plus en fonction d'intérêts lignagers, bien que ce ne soit pas systématique.
La grande affaire de Guillaume une fois son duché pris en main, c'est la conquête de l'Angleterre. Celle-ci se remet à peine des dernières grandes invasions danoises du début du XIème siècle. Le roi Edouard le Confesseur, qui n'a pas d'héritier direct, n'a qu'un pouvoir limité par celui des barons, dont Godwine et ses fils, les plus influents. Guillaume avait peut-être obtenu d'Edouard, dès 1052, l'assurance qu'il monterait sur le trône à sa mort. Mais quand celle-ci survient, en 1066, Harold, le fils de Godwine, s'empare du pouvoir, alors qu'il avait peut-être prêté un serment de fidélité à Guillaume.
Celui-ci prépare donc une expédition d'importance pour conquérir l'Angleterre. D'importants moyens sont mobilisés en hommes, chevaux et matériels. Le 29 septembre, les Normands débarquent à Pevensey, tandis qu'Harold doit batailler au nord pour écraser un autre prétendant, Harald Hardrada le Norvégien. Quand Harold revient au sud pour affronter Guillaume, celui-ci est prêt à le recevoir. A Hastings, le 14 octobre, Guillaume remporte la victoire et élimine son concurrent, mais l'Angleterre n'est pas encore conquise, malgré le sacre du duc en décembre 1066 à Westminster. Il faudra plus d'une décennie de combats pour soumettre un territoire encore incomplètement pris en main par les Normands. Guillaume peut alors commencer à instaurer des lois similaires pour les Anglo-Saxons et les Normands, tandis qu'à la veille de sa mort, en 1087 le fameux Domesday Book dresse un état de ses possessions.
Guillaume le Conquérant s'est montré, au final, un dirigeant politique avisé et un fin stratège, parvenant à tenir simultanément le duché et sa conquête, l'Angleterre. Son action est passée à la postérité en raison des nombreuses traces qu'elle a laissée : tapisserie de Bayeux, chansons de geste, chroniques d'historiens amis ou ennemis. Le duché de Normandie est la puissance montante en Occident à la fin du XIème siècle, et notamment parce que Guillaume a su jouer des apports extérieures, en faisant venir des personnages de premier plan dans plusieurs domaines (Lanfranc, Anselem du Bec, par exemple), anticipant ce que les historiens ont appelé la "renaissance" du XIIème siècle.
Si Zumthor réussit bien à inscrire Guillaume le Conquérant, homme de l'an Mil, dans l'époque "romane", il n'achève pas son propos par une conclusion en bonne et due forme, ce qui est dommage. Les annexes sont développés, de même que la bibliographie, mise à jour pour cette réédition.