Celui qui, avec Lucien Febvre, fonde en 1929 les Annales d'histoire économique et sociale, et donne naissance à une dynamique que les historiens baptiseront plus tard école des Annales, passée à la postérité par l'unité qu'elle a donnée, pendant un temps, à l'histoire française, a parfois eu des mots de génie. Dans ce passage, j'ai souligné ce qui me paraissait le plus important.
"Mais lorsque certains lecteurs se plaignent que la moindre ligne, faisant cavalier seul au bas du texte, leur brouille la cervelle, lorsque certains éditeurs prétendent que leurs chalands, sans doute moins hypersensibles en réalité qu'ils ne veulent bien les peindre, souffrent le martyre à la vue de toute feuille ainsi déshonorée, ces délicats prouvent simplement leur imperméabilité aux plus élémentaires préceptes d'une morale de l'intelligence. Car, hors des libres jeux de la fantaisie, une affirmation n'a le droit de se produire qu'à la condition de pouvoir être vérifiée ; et pour un historien, s'il emploie un document, en indiquer le plus brièvement possible la provenance, c'est à dire le moyen de le retrouver, équivaut sans plus à se soumettre à une règle universelle de probité. Empoisonnée de dogmes et de mythes, notre opinion, même la moins ennemie des lumières, a perdu jusqu'au goût du contrôle. Le jour où, ayant pris soin d'abord de ne pas la rebuter par un oiseux pédantisme, nous aurons aussi réussi à la persuader de mesurer la valeur d'une connaissance sur son empressement à tordre le cou d'avance à la réfutation, les forces de la raison remporteront une de leurs plus éclatantes victoires. C'est à la préparer que travaillent nos humbles notes, nos petites références tatillonnes que moquent aujourd'hui, sans les comprendre, tant de beaux esprits."
Apologie pour l'histoire, p.40.