Pendant la guerre du Viêtnam, peu d'Américains sont conscients du fait que l'US Navy et les Coast Guards apportent leur pierre à l'intervention américaine, aux côtés de l'Army, de l'Air Force, et des Marines. Il faut dire qu'au maximum, 38 000 marins ont été engagés au Viêtnam, sur un contingent avoisinant ou dépassant un peu le demi-million d'hommes. Thomas Cutler construit son récit à partir de la présentation de l'expérience américaine en termes de guerre côtière et fluviale, non sans en cacher les limites, et accompagne le tout de nombreux témoignages. Une façon aussi de ne pas limiter ce volet à l'image du patrouilleur d'Apocalypse Now, et de rendre hommage aux 2 663 marins et 7 garde-côtes qui ont péri pendant la guerre.
L'engagement de l'US Navy au Viêtnam passe d'abord, comme l'ensemble des forces armées américaines, par la phase des conseillers militaires. Les conseillers de la marine interviennent à partir de 1961, sous l'ère Kennedy. Passant de 53 à 265 entre 1961 et 1965, ils contribuent à développer la petite marine sud-viêtnamienne, qui compte des unités de ligne, des navires de transport fluviaux et une force de jonques.
Les Sud-Viêtnamiens ont hérité de certaines Dinassaut de la guerre d'Indochine, qui deviennent des River Assault Groups, comprenant notamment des LCVP et LCM modifiés. Ces groupes sont accompagnés de conseillers américains, qui se retrouvent de plus en plus fréquemment engagés au feu, en 1964. A la même époque, une structure est créée pour tenter d'empêcher l'infiltration de troupes, de ravitaillement et d'armes par mer du Nord au Sud. Les mesures sont accélérées après la capture d'un énorme transport camouflé nord-viêtnamien, le 3 mars 1965 (incident dit de Vung Ro). La Task Force 115, regroupant Américains et Sud-Viêtnamiens, conduit alors l'opération Market Time pour stopper le flux. Les garde-côtes alignent notamment des WPB et des PCF, organisés en divisions et squadrons ; la Navy contribue avec des destroyers en tant que piquets radars, des mouilleurs de mines... et même des aéroglisseurs PACV, bientôt relégués à d'autres fonctions. Le tout complété par les avions de patrouille maritime. L'ennui, la routine, le climat prélèvent un lourd tribut sur les hommes impliqués dans cette opération. A partir de janvier 1966, l'opération Stable Door, quant à elle, assure la protection des ports sud-viêtnamiens, notamment avec des LCPL. L'auteur est moins convaincant quand il évoque des résultats satisfaisants : il faut dire qu'il ne s'attarde pas trop sur la question de savoir si le gros de l'approvisionnement est véhiculé par terre (piste Hô Chi Minh) ou par mer, et qu'il fait appel, dans ses conclusions... aux généraux américains, pas forcément les plus objectifs pour en juger.
Le delta du Mékong recouvre un bon quart de la superficie du Sud-Viêtnam. Zone peuplée, riche en riz, c'est aussi l'une des places fortes du Viêtcong. La Navy va y engager ses Patrol Boats, ou PBR, en fibre de verre, conçus par un ingénieur qui s'est littéralement tué à la tâche, Slane. D'un équipage de 4 hommes, ils opèrent toujours par paire. Fin 1968, il y en aura plus de 250 en opérations, les modèles ayant subi des améliorations successives. L'opération Game Warden, la patrouille fluviale, est créée en décembre 1965. Il s'agit d'empêcher le Viêtcong de renforcer ses forteresses du delta via le Cambodge, et notamment la zone spéciale de Rung Sat. La Task Force 116 se divise d'abord en deux groupes puis en quatre en janvier 1968. Les PBR collaborent avec les SEAL dans ce jeu du chat et de la souris dans les bras, les canaux et les culs-de-sac du Mékong, avec le Viêtcong. Celui-ci mouillant des mines, les Américains et les Sud-Viêtnamiens engagent aussi des drageurs, qui deviennent les cibles favorites de la guérilla. Pour décontenancer l'ennemi qui pense être tranquille dans la plaine des Joncs, à l'ouest de Saïgon, les Américains y lancent, en novembre 1966, l'opération "Monster", avec 3 aéroglisseurs. Dans les airs, la Navy forme bientôt des escadrilles d'hélicoptère d'attaque pour appuyer les PBR, dont les Seawolves, et d'autres d'OV-10 Bronco pour le repérage et l'appui éventuellement -les Black Ponies. Là encore, Cutler ne discute pas suffisamment de l'impact réel de ces patrouilles fluviales contre une logistique qui n'a, en fait, pas été brisée, comme le montre le cours de la guerre.
La Mobile Riverine Force, ou Task Force 117, comble un manque dans le dispositif américain depuis l'engagement direct de mars 1965. En effet, aucune grande unité constituée n'opère dans le secteur. Il faut dire que le terrain du delta ne s'y prête guère ; en outre, la marine sud-viêtnamienne a peu de navires de transport fluviaux et il faudrait prélever la nourriture sur la population. Westmoreland, le commandant en chef américain au Viêtnam, décide de former, fin 1966, une unité unique dans les annales de l'armée américaine : il couple des unités de la Navy, LST et navires de patrouille, avec une brigade de la 9th Infantry Division, spécialement créée pour intervenir dans le delta. Une base-île est créée spécialement à Dong Tam, et la division arrive sur zone en janvier 1967. La Navy met à disposition des navires qui servent de barraquements flottants, d'hôpitaux ; les navires d'assaut sont baptisés monitors, du nom de ceux de la guerre de Sécession, et sont parfois armés de mortiers, de lance-flammes et autres équipements lourds. La Mobile Riverine Force opère dans le delta pendant toute l'année 1967 et joue un certain rôle pour défaire l'assaut viêtcong pendant l'offensive du Têt dans le secteur, avant d'être rapatrié aux Etats-Unis dès le premier semestre 1969.
Au nord, près de la zone démilitarisée, les PBR patrouillent également sur la Cua Viet et la rivière des Parfums, mais seulement à partir de janvier 1968, juste avant l'offensive du Têt, où ils vont être mis à contribution (Task Force Clearwater). Ces patrouilles durent jusqu'en juin 1970 et le transfert des responsabilités à la marine sud-Viêtnamienne.
Fin 1968, lorsque l'amiral Zumwalt arrive au Sud-Viêtnam, il ne peut cependant que constater le manque de mordant d'une Navy qui n'a pas l'impression de jour un rôle très actif. Il lance donc les opérations SEA LORDS, afin d'attaquer les refuges jusque là intouchables du Viêtcong : la forêt U Minh, la péninsule de Ca Mau, la frontière avec le Cambodge. Les opérations Giant Slingshot et Barrier Reef, qui s'étalent jusqu'en 1970, visent à freiner le goulot d'approvisionnement que constitue le delta à partir du Cambodge. Zumwalt, en attaquant les bastions du Viêtcong, cherchent aussi à rôder la marine sud-viêtnamienne qui opère en tandem avec les Américains, dans le cadre de la viêtnamisation. La Navy quitte définitivement le sud-Viêtnam en juin 1971. Mais le coeur n'y est plus, en dépit des efforts de l'amiral Zumwalt.
Dès novembre 1968, le programme ACTOV accélère la formation des Sud-Viêtnamiens en les faisant embarquer sur les navires américains. Mais les problèmes sont nombreux pour rendre la marine du Sud-Viêtnam opérationnelle... à la mi-1970 ! Barrière de la langue, différences culturelles n'en sont qu'une partie. Les effectifs gonflent de 8 000 à plus de 20 000 hommes en quelques mois ! Les premiers navires sont cédés dès mai 1969, et le total final est plus qu'impressionnant. Mais en 1973, la Navy sait très bien que son homologue sud-viêtnamienne ne pourra tenir sans son soutien logistique et une intervention directe. Le changement a été trop rapide, trop brutal.
Cutler, in fine, ne propose donc pas vraiment une analyse de la guerre côtière et fluviale menée par les Etats-Unis au Sud-Viêtnam. Il n'a pas accès aux archives adverses et ne tente d'ailleurs pas de s'y intéresser davantage, avec les sources dont il dispose à l'époque. Il dresse plutôt un tableau très héroïque de la contribution des marins américains au conflit, qu'ils considèrent comme des oubliés sans tenter de comprendre pourquoi leur mission n'a pu être remplie : en ce sens, il s'inscrit très bien dans le courant révisionniste qui se développe sous l'ère Reagan à propos de la guerre du Viêtnam, même s'il ne le formule pas explicitement.