Matei Cazacu, historien d'origine roumaine, directeur de recherches au CNRS, s'est fait une spécialité d'aborder les personnages troubles ou sordides du Moyen Age ainsi que les légendes ou mythes qui leur sont attachés. Son Dracula, paru en 2004 chez Tallandier puis réédité dans la collection Texto, que j'avais commenté ici même, était particulièrement instructif. L'année suivante, Matei Cazacu publie un ouvrage sur Gilles de Rais, le compagnon de Jeanne d'Arc accusé d'avoir enlevé, abusé et tué de jeunes garçons, condamné au bûcher et qui est à l'origine du conte de Barbe Bleue. La collection Texto vient de le rééditer en poche.
Dans l'introduction, Matei Cazacu rappelle combien l'historiographie du personnage est tourmentée. En 1988 et 1992, deux "procès" ont même conclu à l'innocence de Gilles de Rais, avant que n'intervienne la Société des historiens médiévistes. En 1994, un universitaire publie un ouvrage sur le personnage : Gilles de Rais n'aurait été qu'un chef de bande devenu maréchal que grâce à ses appuis à la cour de Charles VII, sans être le grand seigneur et le compagnon de Jeanne d'Arc que l'on retient habituellement. L'historien ne cite pas le nom de son collègue mais au vu de la bibliographie et la date de parution, il ne peut s'agir que du livre de Jacques Heers, qui donne souvent un récit assez daté et conservateur des événements du Moyen Age -bien que je n'ai pas lu sa biographie de Gilles de Rais. Matei Cazacu se propose, quant à lui, de donner un tout autre portait, selon lui le plus abouti : d'ailleurs il croit que la date de naissance de Gilles est 1405 et non 1404 comme on l'affirme traditionnellement. Pour l'historien, Gilles est aussi le premier tueur en série de l'histoire de France (sic), un "assassin psychopathe organisé" selon la terminologie psychiatrique moderne. Le meurtrier d'enfants est devenu assassin de femmes dans le conte de Charles Perrault, Barbe-Bleue, que l'historien se propose aussi d'examiner.
Gilles de Rais est issu d'une lignée comptant des familles parmi les plus prestigieuses de l'ouest du royaume de France, entre duché de Bretagne et pays de la Loire. Son grand-oncle, Pierre de Craon, est celui-là même qui commet l'attentat contre Olivier de Clisson, maréchal de Charles VI. Le roi, parti châtier Pierre de Craon réfugié chez le duc de Bretagne, connaît sa première crise de démence dans la forêt du Mans, en 1392. Né en 1405, Gilles reçoit l'éducation d'une grande famille aristocratique mais a une adolescence agitée, ses parents mourant rapidement et sa famille étant décimée dans le désastre français d'Azincourt, en 1415. Il fait cependant ses premières armes au service du duc de Bretagne, contre un complot des Penthièvre.
Par la suite, Gilles de Rais défend ses terres de Loire et d'Anjou contre les incursions anglaises. Henri V, le vainqueur d'Azincourt, est mort en 1422, laissant un fils mineur, Henri VI,à la garde de son frère, le régent Bedford. Charles VII, déshérité par son père dans le traité de Troyes, contrôle une bonne partie des terres au sud de la Loire. Gilles participe sans doute aux batailles de La Gravelle en 1423, et de Verneuil, en 1424, du côté français. S'émancipant de la tutelle de son oncle, Gilles de Rais apparaît pour la première fois comme capitaine de Charles VII à partir de 1427. Il rejoint le groupe des capitaines de guerre comme Ambroise de Loré, La Hire ou Jacques de Beaumanoir.
Gilles de Rais s'installe à la cour de Chinon en 1428-1429. Il devient proche de Georges de la Trémoille, le nouveau favori du roi qui prend l'ascendant à la cour dans ces années-là. Les Anglais viennent mettre le siège devant Orléans. Arrive alors Jeanne d'Arc, que Gilles de Rais accompagne dans les combats menant à la victoire devant la cité. Gilles est aussi présent à Jargeau et à Patay, puis lors de la marche sur Reims qui conduit au sacre, où il joue un rôle important : fait maréchal, il est en effet parmi ceux qui tiennent la Sainte Ampoule. Gilles de Rais accompagne également la Pucelle lors de la tentative contre Paris, qui échoue. Lorsque Jeanne d'Arc est capturée, Gilles essaie probablement, en compagnie de La Hire, de monter un coup de main pour la délivrer à Rouen, sans succès.
Gilles de Rais, comme beaucoup d'autres, est profondément troublé par la mort et la condamnation de Jeanne d'Arc par l'Eglise. Ce qui explique peut-être qu'il a cru à sa réapparition à travers la fameuse Dame des Armoises. Gilles participe à la bataille de Lagny contre les Anglais (1432) puis devient chef de famille la même année après la mort de son grand-père. Cependant, Gilles de Rais s'est saigné à blanc dans la participation à l'effort de guerre de Charles VII sans recevoir beaucoup de compensations financières du roi. En outre, il a un train de vie disproportionné par rapport à ses moyens, comme l'exige le mode de vie aristocratique du temps. La guerre semble peu à peu l'ennuyer, surtout après le traité d'Arras qui établit un compromis avec l'adversaire bourguignon, en 1435.
Gilles finit par être complètement ruiné : entretien des troupes, d'une chapelle avec des choristes dûment sélectionnés, une maison pléthorique, une passion pour le théâtre qui le conduit à financer, notamment, Le Mystère d'Orléans, racontant ses exploits avec la Pucelle et qui constitue l'une de nos sources principales sur le siège, enfin, des recherches pharaoniques et quelque peu illusoires en alchimie, pour découvrir le secret de la pierre philosophale. En 1440, Gilles de Rais crée l'esclandre de trop en s'en prenant à un prêtre rival de ses intérêts puis aux officiers du duc de Bretagne, qui envoie immédiatement son armée sous les murs du son château de Tiffauges.
Le procès de Gilles s'ouvre sous une triple accusation : rebelle, sodomite (violeur d'enfants) et invocateur du Diable, des reproches classiques en cas de lutte politique. L'enquête, rondement menée, s'inscrit aussi dans un siècle qui voit la montée en puissance de la crainte des sorciers et sorcières, amenée à une triste postérité. Excommunié, Gilles ne reconnaît les faits sur les enfants que sous la menace de la torture. Il est pendu et brûlé le 26 octobre 1440, mais des dames de son lignage recueillent le corps avant qu'il ne soit complètement détruit par le feu. L'histoire de la famille continue cependant au XVIème siècle.
Le procès n'est redécouvert que dans la seconde moitié du XIXème siècle. A l'époque de l'affaire Dreyfus, d'aucune s'interrogent sur la culpabilité du maréchal de Rais. Pour l'historien, la culpabilité de Gilles de Rais ne fait pas de doute. Il dresse un portrait robot de ce qui fut, selon lui, l'un des premiers tueurs en série, à partir notamment des travaux de Stéphane Bourgoin. L'application de méthodes contemporaines à une situation médiévale peut surprendre : mais à bien y regarder, elle n'est pas si excentrique que ça, même si l'on est en droit de s'interroger. Gilles de Rais a aussi rejeté la faute sur l'invocation du Diable et de ses démons. La postérité de Gilles, c'est finalement l'inspiration que son parcours donne au conte de Barbe-Bleue de Perrault, en tout cas pour la version française de l'histoire, très répandue ailleurs en Europe. Perrault cherchait à se faire bien voir à la cours de Louis XIV, ce qui explique qu'il n'est pas évoqué le crime de pédophilie et de sodomie -et l'on sait que le frère du roi était homosexuel...
Grand seigneur, homme de guerre, compagnon de Jeanne d'Arc, mécène, violeurs d'enfants, Gilles de Rais n'a survécu dans la mémoire populaire que comme l'assassin de femmes -les meurtres et attouchements d'enfants étant un vrai tabou. Les châteaux ont fixé la mémoire du personnage, Tiffauges et Chantocé notamment. Modifiée, l'histoire du maréchal a survécu dans les contes et a occulté la véritable nature de ses crimes.
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