Depuis quelques années, les éditeurs anglo-saxons multiplient les publications de témoignages de vétérans de l'Armée Rouge racontant leur parcours pendant la Grande Guerre Patriotique. Des témoignages plus ou moins bien édités, mais qui permettent enfin d'apercevoir ce qu'a pu être le vécu des frontoviki : cela change de l'habituelle vision germanocentrée de la guerre à l'est fournie notamment -mais pas seulement- par les grands mémorialistes allemands.
Cet ouvrage est paru initialement en 2006 chez Helion. Le texte a été traduit par Bair Irincheev et l'édition est l'oeuvre d'Artem Drabkin. Drabkin, qui contribue au site irember.ru, fait partie de cette équipe qui collecte, justement, les témoignages de vétérans de toutes les branches de l'Armée Rouge. On lui doit, outre la publication de témoignages individuels ou rassemblés, plusieurs ouvrages intéressants sur le front de l'est. Ces textes figurent parmi les incontournables pour qui s'intéressent à la Grande Guerre Patriotique.
Ce qui fait l'intérêt du témoignage d'Alexander Pyl'cyn, c'est qu'il a commandé une compagnie d'un bataillon pénal de l'Armée Rouge, les fameux shtrafbats. Ces unités, créées par le fameux ordre 227 de Staline à l'été 1942, ont donné lieu à tout un tas de légendes et de lieux communs, qui certes comportent comme toujours une part de vérité, mais qui a été souvent déformée. Elles auraient ainsi été envoyées systématiquement dans les champs de mines pour dégager la voie à l'infanterie, tout en montant à l'assaut avec un fusil pour trois hommes. Le témoignage de Pyl'cyn montre qu'il n'en est rien. Il est vrai cependant que celui-ci aurait mérité d'être recontextualisé par une introduction/préface situant l'unité, son parcours, sa composition, etc. De même, l'absence de cartes pour se repérer suppose une bonne connaissance des campagnes du front de l'est. Cela relativise un peu la portée du témoignage mais n'enlève rien à sa valeur.
Pyl'cyn, qui est originaire de Sibérie, fils d'un cheminot inquiété par le régime stalinien, ne s'engage pas moins dans l'Armée Rouge, et reçoit une formation d'officiers en Extrême-Orient - et ce bien que les officiers et les autorités connaissent probablement les antécédents de sa famille. Est-ce pour cette raison qu'en décembre 1943, il est affecté au 8ème bataillon pénal indépendant ? Il le suppose, mais ne peut l'affirmer. Ce bataillon s'est distingué à Koursk, à l'été 1943, avec le Front Central : qaund Pyl'cyn y arrive, il n'est pas à court d'effectifs, car les cours martiales soviétiques fonctionnent bien et l'Armée Rouge y envoie aussi les prisonniers récupérés aux Allemands. Il faut noter d'ailleurs que le bataillon de Pyl'cyn est essentiellement composé d'officiers dégradés pour des motifs variés et qui se voient offert une chance de racheter leurs fautes au shtrafbat. Pyl'cyn a sous ses ordres et même comme adjoints des hommes anciennement plus gradés que lui !
En février 1944, le 8ème bataillon pénal, rattaché au 1er Front de Biélorussie de Rokossovsky et en particulier à la 3ème armée du général Gorbatov, mène une reconnaissance en force sur les arrières allemands près deRogatchev, dans le secteur de Gomel, en Biélorussie. Une opération risquée, d'où l'emploi du bataillon pénal, mais celui-ci bénéficie aussi d'armements en conséquence, dont des lance-flammes. Fin mai 1944, le bataillon, surnommé par les Allemands le "gang de Rokossovsky", est transféré au nord de Kovel, près de la 38ème division de fusiliers. Il s'y déroule pendant quelques temps une guerre de positions où les shratfniks doivent procéder au déminage, parfois même déplacer des mines allemandes pour s'en servir comme renfort à leur propre défense, une tâche qui n'est pas sans danger. Pyl'cyn se souvient assez bien des hommes qui composent son unité : à côté d'anciens officiers de l'aviation, des chars ou de l'infanterie parfois condamnés pour des motifs futiles, on trouve des cas beaucoup plus iniques comme ce pervers sexuel qu'il faut envoyer à coups de pied dans le derrière pour tenir la tranchée.
Du 18 au 26 juillet 1944, le bataillon pénal est engagé dans une offensive pour encercler la ville de Brest-Litovsk. Il mène de durs combats contre les Allemands, parfois au corps-à-corps, avant d'atteindre ses objectifs. Les mines bondissantes laissées dans leur retraite par les Landsern causent d'importantes pertes à l'unité. Pyl'cyn lui-même est blessé. Le bataillon pénal n'a pas l'honneur de pénétrer dans Brest-Litovsk, réservéà des formations de fusiliers. Pyl'cyn cherche bientôt à rejoindre son unité en Pologne, quite à se sauver de l'hôpital de campagne. Il est intéressant de lire que d'après lui, l'insurrection à Varsovie n'aurait pu bénéficier de l'aide du 1er Front de Biélorussie, dont la logistique était défaillante et qui n'avait plus d'obus pour son artillerie.
En septembre 1944, le 8ème bataillon pénal est engagé dans la tête de pont sur la Narev, au nord de Varsovie, dans le secteur de la 65ème armée. Les combats sont très durs, les Soviétiques doivent repousser des attaques d'infanterie et de chars allemands, tout en étant parfois victimes des tirs fratricides des Sturmoviks... en octobre 1944, lors d'une offensive pour élargir quelque peu la tête de pont, le 8ème bataillon pénal est engagé délibérement dans un champ de mines par le général Batov, qui commande la 65ème armée : les pertes montent jusqu'à 80 %, et Pyl'cyn ne se montre guère tendre à l'encontre du général soviétique, bien qu'il n'ait connu les faits qu'après la guerre, en réalité. En décembre, alors que le 8ème bataillon pénal défend toujours la tête de pont de la Narev, Pyl'cyn épouse Rita, sa compagne infirmière qu'il a connu en 1943 près d'Ufa durant sa formation initiale. Là encore, à côté des nombreuses "femmes de campagne" des officiers soviétiques, il y a aussi d'authentiques relations dépassant le simple appétit sexuel...
Le 8ème bataillon pénal, toujours rattaché au 1er Front de Biélorussie désormais commandé par Joukov, se prépare pour l'offensive Vistule-Oder de janvier 1945. Les effectifs sont recomplétés et entraînés : une des tâches importantes des officiers des shtrafbats est en effet de former aux rudiments du combat d'infanterie des officiers qui parfois viennent d'autres branches de l'armée et n'ont aucune expérience de ce type de combat. Le bataillon contribue à ouvrir la voie jusqu'à Varsovie, libérée le 17 janvier, mais à nouveaux, il doit céder les premières places à des fusiliers de la Garde avant de pouvoir entrer dans la ville. En février-mars 1945, avec la 23ème division de fusiliers et la 61ème armée, le bataillon mène de très durs combats en Poméranie devant Stargard puis Altdamm.
Pyl'cyn n'approuve guère, a posteriori en tout cas, les exactions commises par l'Armée Rouge lors de l'entrée en Allemagne. Il est horrifié à la vue d'une famille allemande écrasée sous les chenilles d'un char soviétique. Il tient aussi à insister sur le fait que les cours martiales, qui fournissaient alors moins de condamnés à son bataillon pendant le second semestre 1944, commencent à nouveau à bien tourner en 1945 quand il s'agit de punir quelques soldats ayant commis des déprédations et qui sont expédiés dans les shtrafbats. La dernière bataille de Pyl'cyn est le franchissement de l'Oder, en avant d'unités de fusiliers, mené avec des moyens de fortune, où sa compagnie est décimée, malgré l'emploi de Panzerfaüste retournés. Blessé, il est cependant évacué à temps et peut ainsi ensuite visiter Berlin et ses environs au moment de la capitulation allemande. Après la guerre, Pyl'cyn sert dans une unité de sécurité qui opère dans la zone de l'Allemagne occupée par les Soviétiques.
L'ensemble est complété par un petit livret central avec quelques photos. Une lecture qui démontera quelques idées reçues, pour beaucoup, sur les bataillons pénaux de l'Armée Rouge, loin d'une certaine image d'Epinal qu'une certaine historiographie tente de nous faire avaler...