On dit souvent, en particulier lorsqu'on évoque Napoléon Ier en 1805 ou Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale, que l'Angleterre n'a plus été envahie avec succès depuis l'expédition de Guillaume le Conquérant en 1066. C'est oublier un peu vite d'autres tentatives certes infructueuses, mais qui n'ont pas été loin parfois de réussir. La plus fameuse est sans doute celle menée par le prince Louis, fils de Philippe Auguste et futur Louis VIII, en 1216-1217, au beau milieu d'une guerre civile qui déchire l'Angleterre, moins d'un siècle après l'affrontement entre le roi Etienne et l'impératrice Mathilde. C'est à cette expédition que fait -très maladroitement- référence Ridley Scott dans son Robin des Bois (2010), tandis qu'un autre film, Ironclad (2011), se concentre -de façon romancée- sur un épisode fameux précédant l'invasion française, le siège du château de Rochester (octobre 1215).
C'est ce conflit que Sean McGlynn, auteur spécialisé sur l'histoire militaire anglaise médiévale, s'efforce de présenter dans cet ouvrage. Comme il le rappelle dans son introduction, on se bat d'abord au Moyen Age pour la possession de la terre. Mais les guerres déterminent et sont aussi déterminées par l'environnement politique des royaumes de France et d'Angleterre en ce début de XIIIème siècle. Sean McGlynn veut aussi dresser une histoire militaire du conflit entre Capétiens et Plantagenêts entre 1202 et 1217 (il remonte un peu dans le temps pour mieux faire comprendre les causes de l'invasion française en 1216) qui offre un bon aperçu de ce que pouvait être la guerre au Moyen Age à cette période. Il cherche à souligner la place importante de la monarchie et celle de la guerre elle-même dans le monde médiéval. Enfin, il prône un retour aux sources primaires et se place dans la lignée des travaux de Philippe Contamine et d'historiens anglais qui l'ont précédé ou suivi pour remettre à l'honneur le phénomène de la guerre dans l'historiographie du Moyen Age.
Sean McGlynn commence par présenter les principaux protagonistes de la période, les rois anglais et leur adversaire Philippe Auguste. Il nuance la vision généralement très négative qui colle à Jean Sans Terre, le successeur de Richard Ier Coeur de Lion en 1199. Même s'il reste un vaincu, un perdant dans la vision traditionnelle, les faits montrent qu'il n'était pas dépourvu de qualités, y compris sur le plan militaire. Mais face à Philippe Auguste, il aurait fallu Richard plutôt que Jean. La perte de la Normandie, consommée en 1204, qui a vu aussi la chute retentissante de la forteresse de Château-Gaillard, consacre le rôle dominant du royaume de France sur le nord-ouest de l'Europe. En outre, elle place les Français à portée pour envahir l'Angleterre. En cherchant à reconquérir la Normandie pour maintenir la politique traditionnelle de guerre sur le continent afin de protéger l'Angleterre, Jean Sans Terre est contraint de pressurer davantage ses sujets, et jette ce faisant les graines de la discorde qui mèneront à la Magna Carta en 1215.
France et Angleterre luttent aussi indirectement en soutenant des candidats rivaux sur le trône du Saint Empire -Frédéric II et Otton IV, respectivement. Les deux royaumes entretiennent également des relations heurtées avec la papauté et Innocent III, très imbu de sa volonté d'imposer une sorte de "théocratie pontificale". Les deux armées se ressemblent : elles nécessitent d'importantes ressources financières et logistiques, reposent sur un modèle féodal mais on trouve déjà des embryons d'unités permanentes et le recours aux mercenaires pallie certaines carences. Les châteaux jouent un rôle de premier ordre. Un aspect important de la période est le développement des marines de guerre. Les Anglais ont déjà une certaine expérience et prennent l'ascendant sur les Français, qui récupèrent tout juste la Normandie et ses ports.
En 1205-1206, Jean fait à nouveau campagne en France, sans grand succès. Il passe ensuite plusieurs années à réprimer, assez efficacement, les menées turbulentes des Gallois, des Ecossais et même des Irlandais, souvent soutenus en sous-marin par Philippe Auguste. En 1213, sous la menace d'une invasion française (déjà), il accomplit un geste astucieux en se soumettant à la volonté du pape. Le roi de France, privé du soutien de Renaud de Boulogne et de Ferrand de Flandres qui font défection, ne peut passer en Angleterre. Débarqué à La Rochelle en février 1214, Jean Sans Terre est battu par le prince Louis, le futur envahisseur, à la Roche-au-Moine. Philippe Auguste écrase ses alliés à Bouvines, le 27 juillet. Tous les efforts financiers de Jean n'ont servi à rien. Les Français confirment leur rôle dominant et mettent la main sur la Flandre. Dès la fin 1214, l'Angleterre s'attend à une invasion.
En outre, Jean Sans Terre, qui n'a pas ménagé ses barons, a très vite une révolte sur les bras en 1215. Son comportement incite les féodaux du nord, de l'est et de l'ouest à se révolter contre ce qu'ils jugent être un dévoiement de la monarchie. Les rebelles occupent Londres en mai 1215, marquant un point important. Jean est forcé de négocier et d'accepter, en juin, le fameux document qu'est la Magna Carta, incontournable dans la tradition législatrice britannique. Ce n'est pas une constitution ou une déclaration d'indépendance à l'image de celle des colonies américaines de 1776 : c'est la mise par écrit des revendications, surtout financières, des barons rebelles, qui en profitent pour proposer de mettre en tutelle le souverain conseillé par un groupe issu de leurs rangs. Jean accepte bon gré mal gré mais il n'entend pas devenir un monarque constitutionnel. Soutenu par le pape, il va rapidement renier ce document et repartir en guerre, dès le mois de septembre. C'est alors que se place le fameux épisode du siège de Rochester, moment épique, mais qui montre surtout que Jean, renforcé de mercenaires venus du continent, est en train de reprendre l'avantage dans le sud-est. C'est pourquoi le premier contingent français débarque en décembre : les contacts ont été établis précédemment avec Philippe Auguste mais les choses sont précipitées pour renverser la situation. L'Angleterre, ravagée par les troupes de Jean qui pratiquent une politique de terre brûlée contre les possessions des rebelles, connaît sa pire période d'anarchie depuis le roi Etienne au XIIème siècle.
Quand Ridley Scott réinvente l'histoire et mélange un peu tout : pendant l'invasion française de 1216, le prince Louis ne dispose pas de péniches de débarquement dignes d'Il faut sauver le soldat Ryan (sic), et les combats n'ont pas lieu sur la plage, mais sur mer, entre flottes, ou sur terre, devant les châteaux et dans les villes, essentiellement.
Quand Ridley Scott réinvente l'histoire et mélange un peu tout : pendant l'invasion française de 1216, le prince Louis ne dispose pas de péniches de débarquement dignes d'Il faut sauver le soldat Ryan (sic), et les combats n'ont pas lieu sur la plage, mais sur mer, entre flottes, ou sur terre, devant les châteaux et dans les villes, essentiellement.
Le contingent français est renforcé en janvier 1216, puis le prince Louis débarque en Angleterre en mai, transporté sur les navires d'Eustache le Moine, un personnage haut en couleurs, corsaire qui a servi Jean avant de se brouiller avec lui et de passer dans le camp français avant Bouvines. Jean Sans Terre se replie devant l'arrivée du prince français. En juin-juillet, les rebelles et les Français contrôlent déjà un tiers du pays, le sud-est essentiellement. Mais le prince Louis va se heurter au système de châteaux bâti par Jean Sans Terre et dont celui-ci a gardé pour l'essentiel le contrôle. Les garnisons de Douvres et Windsor lui sont fidèles et les Français sont obligés d'y mettre le siège. Si Alexandre II, roi d'Ecosse, traverse toute l'Angleterre pour rendre hommage au prince Louis -fait inédit dans l'histoire britannique jusque là-, il n'aide pas pour autant les Français à prendre Douvres, qui continue à résister. En outre, dans les forêts du Weald, William de Kensham, un bailli fidèle à Jean, recrute des archers et mène une véritable guérilla contre les Français : la figure de Willikin de Wealda inspiré en partie Robin des Bois -même si lui est moins généreux, puisqu'il décapite allègrement ses prisonniers...
Jean continue sa politique de harassement en évitant l'affrontement direct. Mais sa mort inopinée dans la nuit du 18 au 19 octobre 1216 va profondément transformer la guerre. Le souverain laisse le trône à son fils Henri III, mineur, et à un conseil de régence dominé par le vénérable Guillaume Le Maréchal, héros de la chevalerie. Le principal atout politique des Français -la détestation de Jean Sans Terre par les barons- a disparu. Tandis que les royalistes restent prudemment sur la défensive et consolident leurs forces, Louis marque encore quelques progrès territoriaux avant d'être arrêté, début 1217, lors d'affrontements près de Rye et Winchelsea. Il abandonne alors le siège de Douvres, qui n'est toujours pas tombée, et envoie une partie de son armée soutenir les rebelles qui ont mis le siège devant Lincoln. C'est là, que le 20 mai 1217, l'armée royale intervient : les Français sont pris en sandwich à l'intérieur de la ville entre la garnison du château et les royalistes venus de l'extérieur qui font leur jonction. Les pertes sont lourdes, de nombreux dignitaires sont capturés. Mais les Français ne sont pas encore chassés d'Angleterre.
Ironclad (2011) est un peu plus crédible que le Robin des Bois de Ridley Scott, mais le siège de Rochester est là encore grandement romancé à des fins épiques.
Les ralliements se multiplient cependant à la cause d'Henri III, renforcés par l'émergence d'un sentiment national, selon McGlynn : sans doute faut-il davantage y voir l'amorce d'une construction d'identité face à un envahisseur extérieur, phénomène assez classique. Retranché à Londres, Louis tente de négocier avec les royalistes mais se montre trop intransigeant. Son épouse, Blanche de Castille, restée en France, bat le rappel des coffres et des hommes pour renforcer son époux en soldats et en matériel. Des renforts modestes mais qui peuvent aider à prolonger le conflit et à en changer le cours. Cependant, la flotte française est interceptée devant Sandwich, le 24 août 1217, par les navires anglais : la décision a lieu sur mer. Les Anglais prennent le dessus et s'emparent de l'essentiel de la cargaison, mettent à mort Eustache le Moine. Louis doit céder et quitte l'Angleterre dès le mois de septembre.
Les Français ont échoué d'abord parce qu'ils n'ont pas pu prendre Douvres et assurer des liaisons correctes avec leur base arrière en France. La levée du siège est sans doute une erreur, mais Louis cherchait aussi à reprendre l'initiative en s'emparent d'autres places fortes fidèles au parti royaliste. En outre il a su composer entre ses barons français et anglais jusqu'au bout, ce qui n'est pas un mince exploit. La défaite de Lincoln est un revers sérieux mais c'est bien la destruction de la flotte de renfortà Sandwich qui condamne toute l'entreprise : Louis est isolé et a les mains liées. La mort de Jean Sans Terre, qui supprime le principal motif politique de la rébellion et élimine aussi un chef militaire peu brillant, porte sans doute le coup vital à l'invasion française. La défaite politique se transforme ensuite en défaite militaire. Malgré cela, les Français n'ont sans doute jamais été plus prêts de dominer l'Angleterre que lors de cette invasion manquée de 1216.
Un ouvrage intéressant, donc, et qui couvre un sujet peu traité : on appréciera l'abondant volet central d'illustrations (avec de nombreuses cartes) et la non moins développée bibliographie, qui aurait peut-être méritée un classement par thèmes pour s'y retrouver un peu. On peut regretter toutefois que l'auteur développe sur la moitié du livre la situation avant le conflit à proprement parler (de 1199 à 1215) : c'est un peu trop. On peut aussi être en désaccord avec la responsabilité qu'il confère finalement, après l'avoir réhabilité, à Jean Sans Terre dans le conflit : si sa personnalité est en cause, c'est surtout le système des Plantagenêts installé par Henri II qui s'écroule, Jean ne faisant qu'accélérer le processus.