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Yann LE BOHEC, L'armée romaine dans la tourmente. Une nouvelle approche de la "crise du IIIème siècle", L'art de la guerre, Editions du Rocher, 2009, 320 p.

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Yann Le Bohec, historien français, est l'un des spécialistes hexagonaux de l'histoire militaire romaine. Dans cette même collection l'Art de la guerre des éditions du Rocher, il avait signé une Histoire militaire des guerres puniques et un César, chef de guerre. Chez d'autres éditeurs, il a aussi écrit un ouvrage sur l'armée romaine du Haut-Empire et un autre sur celle du Bas-Empire. Ce livre-ci, consacré à la fameuse "crise" du IIIème siècle, est l'un des derniers en date.

Historiographiquement, le sujet est de taille, car la crise du IIIème siècle est vue comme l'un des éléments ayant entraîné, in fine, la chute de l'Empire romain. Comme Yann Le Bohec le rappelle dans l'avant-propos, malgré la prospérité et la pax romana du Haut-Empire, une première alerte sérieuse était apparue sous le règne de Marc-Aurèle (161-180), qui avait dû faire face à une série d'invasions. L'historien se place sur le terrain du comment, qui reste d'après lui mal considéré : comment l'armée romaine a-t-elle cédé, alors que certains historiens, d'après lui, cherchent au contraire à relativiser la crise du IIIème siècle. Au tableau déjà bien travaillé de la crise politique, économique, sociale et morale, Yann Le Bohec rajoute une crise d'adaptation et une autre conjoncturelle. Il s'agit de démonter, selon lui, certaines idées reçues : défaillance du "limes", supériorité en cavalerie des Barbares, création d'une armée "mobile" par l'empereur Gallien, méconnaissance des adversaires de Rome... et il en profite pour sonner la charge contre les Annales et leur "mépris" pour l'histoire militaire... avant de reconnaître que celui-ci est déjà bien entamé. L'hypothèse de Yann Le Bohec, c'est le déclin de l'armée romaine : il veut montrer comment elle était avant la crise, comment l'outil s'est détraqué, et comment cette évolution s'est produite.



Un premier bloc présente donc l'armée romaine avant la crise. Le premier chapitre, comme les autres, commence par un argument affirmé d'emblée. Un peu curieux comme manière de procéder, mais l'intention didactique est là. C'est  tiré en grande partie de l'ouvrage du même nom écrit par l'historien précédemment. Pas grand chose de neuf : c'est une machine bien rôdée. Un seul regret toutefois : on peut se demander quelles sont les évolutions chronologiques dans la période, car le Haut-Empire, c'est long, et hormis le recrutement (et encore), Yann Le Bohec ne s'y attarde pas trop. Le deuxième chapitre complète le premier en évoquant l'efficacité de l'armée romaine à la guerre : on notera en particulier qu'il n'y a pas un limes, mais des défenses adaptés aux secteurs géographiques de l'Empire, et qu'il est déjà difficile de connaître avec précision l'armement du soldat romain.

Le troisième chapitre entre dans le vif du sujet. Après la mort de Commode, et une succession de règnes tout aussi brefs les uns que les autres, Septime Sévère s'impose comme le nouvel empereur. Pour Yann Le Bohec, l'armée romaine connaît alors une sorte d'apogée. Il faut dire que l'empereur a pris de nombreuses mesures concernant le fait militaire : revalorisation des soldats dans la société, avantages matériels, changement certain de "stratégie", un terme qui fait débat pour l'Antiquité en raison des travaux de Luttwak, en concentrant une réserve près de Rome et en augmentant le nombre des légions. Pour l'historien, Septime Sévère est le véritable réformateur de l'armée romaine entre Auguste et Dioclétien. Yann Le Bohec poursuit ensuite la chronologie jusqu'au dernier des Sévères, Alexandre. Sous Caracalla, les ennemis sont déjà beaucoup plus agressifs aux frontières ; en outre Macrin, qui assassine cet empereur, est le premier préfet du prétoire à accéder à la pourpre, et à négocier avec des adversaires en cas de défaite.

On entre ensuite dans une partie thématique. Le quatrième chapitre coupe la chronologie et s'intéresse à un premier adversaire, les Germains. Un terme romain un peu fourre-tout qui englobe en fait de nombreux peuples. Bien que redoutés, les Germains ne sont pas une menace formidable sous le Haut-Empire. Mais, à partir du IIIème siècle, des ligues regroupant plusieurs peuples se forment régulièrement, la population s'accroît (Yann Le Bohec n'étaie pas beaucoup cet argument d'ailleurs), et les modes de combat et les tactiques changent sous l'influence de certains peuples comme les Goths. L'historien pense que les Goths ont été les plus dangereux, suivis par les Alamans et les Francs. C'est surtout la naissance de ces confédérations qui est l'élément déterminant pour expliquer le surcroît de menace à l'encontre de l'Empire. Le cinquième chapitre présente l'adversaire perse, le seul Empire alors en mesure de rivaliser avec Rome. Le changement de dynastie et l'émergence des Sassanides expliquent le renouveau d'agressivité, d'autant que l'armée romaine est déjà bien occupée plus à l'ouest et que les Iraniens ont les moyens de leurs ambitions (là encore, Yann Le Bohec n'explique pas pourquoi la population augmente...). La présentation de l'armée sassanide, en plus d'insister évidemment sur la cavalerie, montre bien que l'infanterie, elle aussi, s'améliore dans la durée. Après quelques défaites initiales, les Sassanides, sous Sapor Ier, infligent toute une série de défaites aux Romains, avant d'être moins à l'aise à la fin du IIIème siècle. Il est en tout cas clair que l'armée sassanide n'a plus rien à voir avec celle des Parthes.  Yann Le Bohec rajoute quelques pages sur la situation compliquée de l'Arménie. Un sixième chapitre évoque les ennemis "mineurs" : Bretons, autres Germains, tribus iranophones, etc. Sur le flanc sud de l'Empire, si les menaces sont plus faibles, l'historien constate toutefois que la situation s'est dégradée, ce qui rajoute aux difficultés de l'armée romaine. Un septième chapitre traite d'un "ennemi invisible" (sic) : l'inflation, provoquée par les empereurs qui augmentent les soldes de la troupe. Il prend deux exemples de provinces, la Gaule Lyonnaise (qu'il a traitée dans un autre ouvrage) et l'Afrique (qu'il connaît bien aussi) pour montrer que la guerre a fortement perturbé l'activité économique. Crise économique dès le début du IIIème siècle, crise des finances publiques ont contribué à l'affaiblissement de l'armée romaine.

Dans le huitième chapitre, Yann Le Bohec revient sur les deux tentatives de sécession de l'empire romain pendant la crise, Postumus en Gaule et Palmyre en Orient. Pour lui, c'est moins une tentative de défense face à un pouvoir central fragile qu'un signe de déclin. En réalité les deux cas, souvent présentés en parallèle, sont assez différents ; mais c'est bien le déclin militaire qui pousse les provinciaux à vouloir se protéger par leurs propres moyens. Le chapitre neuf revient sur le coeur du sujet, la crise de l'armée romaine entre 235 et 284. Yann Le Bohec propose une nouvelle chronologie de celle-ci : l'aggravation entre 249 et 258 produit un acmé sous le règne de Gallien, pourtant traditionnellement vu comme un empereur ayant pris des mesures pour rétablir la situation militaire. Celle-ci, d'après l'historien, n'est en fait remise sur pied qu'après 275 et la mort d'Aurélien, jusqu'à l'avènement de Dioclétien en 284. La période 235-248 connaît la crise : la guerre est permanente, mais rarement sur deux fronts à la fois et les coups d'Etats sont espacés. Ensuite, entre 249 et 258, les fronts sont multiples et l'instabilité politique chronique. Le creux de la vague est atteint entre 259 et 268. Yann Le Bohec ne prête à Gallien que des réformes modestes, voire néfates, quand il supprime peut-être le rôle des sénateurs dans l'armée. Le règne d'Aurélien, pour lui, n'est qu'en demi-teinte, malgré la fin des sécessions. Dans toute la période, l'historien insiste sur la vigueur des ennemis et les problèmes de politique intérieure qui affaiblissent l'armée romaine.

Le dixième et dernier chapitre revient sur l'évolution de l'armée pour surmonter la crise et son état à la fin du IIIème siècle. Si la structure ne change guère, en revanche on utilise de plus en plus de petits détachements, les vexillations, et les auxiliaires prennent le pas sur les légionnaires. Les Romains combattent moins au corps-à-corps et les unités commencent à être nommées par des surnoms. Le corps des officiers a beaucoup changé, investi par des chevaliers. La discipline s'est relâchée alors que les soldes augmentaient, résultat de l'importance politique prise par les soldats. La logistique se dégrade. L'épée longue, la lance, les armes de jets remplacent le glaive et le pilum. L'architecture militaire change elle aussi. Surtout, deux secteurs sont désormais prioritaires : le Danube et l'Orient, où sont concentrées les légions. L'armée romaine est clairement sur la défensive et ne mène plus que des contre-offensives, et plus d'attaque préventive comme c'était le cas précédemment. 

En conclusion, Yann Le Bohec expliquent la crise par plusieurs facteurs : des ennemis plus forts, la crise économique et financière et la faiblesse de l'armée romaine. Celle-ci s'explique par la multiplicité des fronts, un problème d'adaptation aux adversaires, un affaiblissement du moral et de la qualité des recrues. En outre, les guerres civiles minent aussi la défense de l'Empire. Yann Le Bohec termine sur l'idée que Dioclétien n'a pas enclenché toutes les réformes qu'on lui a prêté. Il rénove certes la marine, complètement délaissée au IIIème siècle, mais change surtout le commandement et privilégie la quantité sur la qualité, avec des légions ramenées à 1 000 hommes, tout en construisant de nombreuses fortifications. Rien de révolutionnaire pour l'historien, bien au contraire.

On ressort de cette lecture avec un goût d'inachevé. Car Yann Le Bohec néglige quelque peu l'événementiel (certes très mal connu pour l'essentiel du IIIème siècle, mais pas intégralement), en plus du tronçonnage chronologique entrecoupé de chapitres plus thématiques. En outre, l'historien ne replace pas la crise militaire dans les causes plus profondes pourtant évoquées en introduction et qui sont des signes avant-coureurs de la chute de l'Empire romain. Manque aussi, peut-être, l'illustration par ou plusieurs exemples concrets véritablement décortiqués de la faiblesse de l'armée romaine au IIIème siècle face à des ennemis plus vigoureux. Peut-être faute de place, plusieurs aspects ne sont pas suffisamment traités, il y a des répétitions, et l'on est un peu frustré de ne pas en savoir plus. L'ouvrage, comportant une bibliographie solide et de nombreuses illustrations, reste pourtant une bonne synthèse sur la crise du IIIème siècle. Mais ce n'est peut-être pas le meilleur ouvrage de Yann Le Bohec, et cela m'encourage à aller voir le livre sur l'armée romaine du Bas-Empiren un des rares ouvrages de cet historien que je n'ai pas encore lu.

 

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