Les livres en français sur la guerre du Pacifique ou sur le Japon et sa politique expansionniste, Seconde Guerre mondiale incluse, ne sont pas légion. Il y a toutefois celui de Jean-Louis Margolin, dont j'ai déjà signalé les limites plusieurs fois, ici par exemple. Bruno Birolli (que je remercie de m'avoir envoyé son ouvrage), correspondant en Asie du Nouvel Observateur, fait donc oeuvre utile en consacrant ce livre à Ishiwara Kanji, un des officiers japonais turbulents qui a participé à la mise au point de l'incident de Moukden puis de l'invasion de la Mandchourie par le Japon (1931), une mécanique qui allait mener tout droit à Pearl Harbor -d'où le sous-titre du livre. La sortie de l'ouvrage se couple d'ailleurs à celle d'un documentaire récemment diffusé par Arte.
Comme il le rappelle dans l'introduction, Bruno Birolli souligne que l'invasion de la Mandchourie n'est pas à négliger dans la perspective de la Seconde Guerre mondiale qui suivra. C'est en effet l'une des premières crises de la SDN, incapable de montrer de la fermeté face à l'agression japonaise, manifeste et connue très rapidement, ainsi que la mise en scène de l'incident. L'événement a marqué les contemporains : Hergé, d'ailleurs, en fait l'un des thèmes phares de l'album de Tintin Le Lotus Bleu.Cerveau de cet incident : Ishiwara Kanji, qui, chose rare, a laissé beaucoup d'écrits, ce qui permet de tenter de comprendre pourquoi certains Japonais en sont venus à considérer l'expansion et la guerre comme inévitables et même nécessaires. Ishiwara est représentatif de son temps : il incarne la fuite en avant d'un Japon qui finit par lier son sort à l'Allemagne nazie et à l'Italie fasciste dans sa politique démesurée d'agression. Avec le résultat que l'on sait.
Né en 1889 à Tsuruoka, dans la partie nord de l'île d'Honshu, sur la côte de la mer du Japon, Ishiwara est le fils d'un partisan du shogûn qui a combattu l'ouverture à l'Occident mis en avant par l'empereur Meiji, et qui a été défait. Un ancrage dans le passé, et une nostalgie, aussi, d'une défaite jamais véritablement acceptée. La région d'origine d'Ishiwara, isolée, est plutôt en retrait du décollage économique du Japon sous l'ère Meiji. Sous-lieutenant dans l'armée impériale par la volonté de son père, Ishiwara reflète ce monde des militaires qui doivent obéissance à l'empereur, à sa religion, au kokûtai, formés à obéir, épris de mystique, mais guère ouverts sur le monde et la société. Le Japon fait face, en 1918, à une contestation, "les émeutes du riz", bientôt écrasée par l'armée. Ishiwara, qui a visité la Mandchourie et la Corée, lieux des exploits de l'armée japonaise contre les Russes en 1904-1905, se prend à rêver, pour la première agrandie à toute la Chine, d'une conquête qui satisferait les besoins du Japon. Celui-ci a bien tenté d'y installer sa mainmise pendant la Grande Guerre, par le biais des 21 demandes, mais cette tentative a été rejetée unaniment par des Etats-Unis tenants de la fameuse politique de la "porte ouverte" en Chine.
Ci-dessous, dans l'adaptation de la BD de Hergé, le Lotus Bleu, on trouve une référence évidente à l'incident de Moukden (vers 16:00).
Ci-dessous, dans l'adaptation de la BD de Hergé, le Lotus Bleu, on trouve une référence évidente à l'incident de Moukden (vers 16:00).
Ishiwara se laisse donc prendre au panasiatisme, au nichirénisme (une sorte de "bouddhisme de guerre", comme le résume Bruno Birolli) dès 1920, époque à laquelle il arrive en Chine, dans la concession japonaise de Hankou. Il y rencontre Itagaki, un compagnon jusqu'à la fin de ses jours, et comprend que loin d'être une terre d'essai pour le panasiatisme, la Chine, plongée dans la guerre civile, sera à qui la prendra -au Japon, le plus fort, de préférence. Ishiwara part ensuite en Europe, passe par la France puis va en Allemagne, à Potsdam. Il suit la dispute entre Lüdendorff et Delbrück, et reste fasciné par la notion de guerre totale développée par le premier, qui rejoint d'ailleurs l'idée d'apocalypse formulée dès le XIIIème siècle par le nichirénisme.
Revenu au Japon, Ishiwara enseigne au collège militaire, où il s'ennuie. Mais il écrit, et réfléchit à la guerre finale qui annoncera la domination sur le monde de l'Empire du Soleil Levant. Cette guerre verra l'intervention massive d'armes modernes, comme l'aviation. Elle nécessite pour le Japon de "faire le ménage" en politique intérieure pour éviter la trahison de l'arrière. Enfin, il faut conquérir la Mandchourie qui servira d'arsenal et de sanctuaire, au risque de déclencher une guerre avec l'Angleterre et les Etats-Unis. Ishiwara se lie avec un groupe de jeunes officiers qui partagent une partie de ses idées, emmené par Nagata, et parmi lesquels on trouve Tojo ou Yamashita. Au même moment, au tournant des années 20 et 30, l'influence des conseillers de l'empereur de l'ère Meiji diminue alors que s'affirme le Parlement. En réaction, les officiers subalternes de l'armée vont cultiver une posture de désobéissance pour marquer leur désaccord avec un jeu parlementaire qu'ils souhaitent éliminer.
En 1928, le colonel Komoto entame le premier coup de sonde en éliminant le chef de guerre chinois Zhang Zuolin, qui régnait en Mandchourie. L'effet est désastreux car Zhang était plus proche des Japonais, et son fils,Zhang Zueliang, va rallier Tchang Kaï Chek. Ishiwara arrive sur place en 1929 etKomoto est remplacé par Itagaki. Les libéraux sont revenus au pouvoir, avec le Premier Ministre Hamaguchi, bientôt victime d'un attentat. Les comploteurs, rejoints par Nagata, ne sont pas d'accord sur les moyens d'agir et de provoquer un incident pour occuper la Mandchourie. Ishiwara met finalement au point le sabotage de la voie ferrée. Le 18 septembre 1931, tout est déclenché : l'incident sert de prétexte aux Japonais pour se ruer sur Changchun, occupée, tandis qu'une vraie guerre de l'information est menée pour convaincre le monde du bienfondé de l'intervention japonaise -bien que les premiers observateurs occidentaux ne soient pas dupes.
Voyant que le gouvernement tergiverse, Ishiwara n'hésite pas à prendre la tête d'une escadrille d'avions pour bombarder Jinzhou et mettre le Japon devant le fait accompli. Ishiwara, qui jubile, veut foncer sur Qiqihar, pourquoi pas engager le combat contre les Soviétiques. L'état-major général finit par mettre le hola, de même que certains comploteurs qui comprennent que leur camarade va trop loin. D'autant que la conquête de la Mandchourie n'est pas la promenade de santé trop souvent décrite face aux hommes de Ma Zanshan, lieutenant de Zhang Zueliang. Cependant, ce n'est pas la nouvelle société voulue par Ishiwara qui s'installe en Mandchourie mais un Etat fantoche destiné à être pillé par les Japonais, le Mandchoukouo, dirigé pour la forme par Pu Yi, dernier empereur de Chine.
Itagaki, le nouvel homme fort de l'armée japonaise en Chine, fait alors provoquer un incident à Shanghaï, en janvier 1932, dans l'espoir de capitaliser sur le premier succès. Mais la résistance chinoise est féroce, Tchang Kaï Chek jouant sa crédibilité. L'armée japonaise doit employer massivement son aviation et la marine s'investit déjà lourdement dans cette seule bataille. Au Japon, où la conquête de la Mandchourie a regonflé l'orgueil national, l'initiative des comploteurs de l'armée du Kwantung encourage le terrorisme de jeunes officiers prompts à imiter leurs camarades. Le 15 mai 1932, un groupe assassine entre autres le Premier Ministre Isukai. Ishiwara, revenu à Tokyo, est témoin des querelles qui opposent entre eux les bouillants officiers japonais. On l'envoie en Suisse, pour suivre les débats à la SDN. L'armée japonaise met ensuite la main sur le Jehol.
En février 1933, la SDN condamnant l'intervention japonaise, le délégué Matsuoka quitte l'assemblée et signifie que le Japon se retire de l'organisation. Revenu au Japon, Ishiwara prend la tête du 4ème régiment d'infanterie et prend soin de ses hommes, chose peu fréquente dans une armée japonaise où l'instruction est synonyme de véritable enfer pour les recrues. Pendant ce temps, Nagata, qui estime que l'armée japonaise n'est pas encore prête à la guerre et ne doit pas diriger sur le plan politique, s'oppose à Araki, le ministre de la Guerre, qui est lui d'un avis opposé. Le procès des assassins d'Inukai s'est transformé en triomphe pour les accusés. En août 1935, Nagata est tué d'un coup de sabre dans son bureau par un officier japonais.
Le 26 février 1936, les officiers factieux tentent un coup d'Etat. Ishiwara tente de jouer les médiateurs, en vain. L'empereur craint maintenant pour son autorité, le reste de l'armée et la marine restent fidèles. Les conjurés, arrêtés, sont discrètement mis à mort pendant l'été. Ishiwara, pendant ce temps, manifeste son admiration pour l'Allemagne nazie et le totalitarisme stalinien. Dès 1936, il se fait l'avocat d'une alliance avec les nazis pour prendre en tenailles l'URSS et occuper la Sibérie. Pour préparer le pays à une guerre contre l'URSS, il veut un seul parti, une économie planifiée, un Etat tout-puissant. C'est pourquoi il s'oppose avec force aux officiers qui veulent renouveler le coup de 1931 en Chine pour mettre la main sur le reste du pays. En vain. Devenu général, Ishiwara voit ses propositions rejetées à Tokyo. L'incident du pont Marco Polo en juillet 1937pousse le Japon à une intervention massive, et la bataille de Shanghaï montre déjà le potentiel de résistance des Chinois. L'armée japonaise commet, comme en 1932, de nombreuses atrocités, dont le massacre de Nankin.
Devenu adjoint de Tojo en Mandchourie, Ishiwara devient la bête noire de celui-ci qui le renvoie au Japon dans un commandement sans envergure. C'est là qu'Ishiwara écrit son ouvrage maître, La guerre finale, dans la droite ligne du nichinérisme. Ishiwara, mis à la retraite d'officie en mai 1941,en résidence surveillée, assiste en spectateur à la guerre du Pacifique et apprend la capitulation du Japon par la voix d'Hiro-Hito le 15 août 1945. Il est interrogé lors des procès de Tokyo, pendant asiatique de Nuremberg. Converti au pacifisme intégral, vivant comme un bonze, Ishiwara, qui a appris la pendaison de son ami Itagaki condamné à mort à Tokyo, meurt en 1949. Fin d'un personnage romanesque, qui s'est voulu moralement supérieur mais n'a pas hésité à employer le mensonge et l'artifice pour détruire et non construire.
Un livre agréable à lire sérieux, auquel on pourra peut-être juste reprocher de ne pas regrouper les références citées en notes dans une bibliographie, et qui hésite sur la fin entre biographie d'Ishiwara et contextualisation pour mieux faire comprendre l'enchaînement des faits qui mène le Japon de la Mandchourie à Pearl Harbor. Mis à part ces quelques réserves, on a là un travail efficace sur un sujet peu traité en français, à partir de sources japonaises, ce qui n'est pas négligeable quand on se souvient de Jean-Louis Margolin.