Abdel Bari Atwan est un journaliste arabe, qui travaille de longue date sur les groupes djihadistes. Il a interrogé plusieurs fois Ben Laden. Il est donc logique qu'il ait publié en 2015 ce livre sur l'Etat Islamique, qu'il baptise "le califat digital". Pour lui en effet, l'EI ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui sans sa communication. L'EI a d'après lui toutes les caractéristiques d'un Etat, bien qu'il ne tienne aucun compte des règles internationales. L'EI présente selon un véritable danger en raison du soutien populaire dont il bénéficierait dans les pays du monde musulman. Dès l'introduction, Atwan explique que son livre est surtout bâti sur des témoignages recueillis durant sa longue carrière - ce qui ne sera pas sans poser problème sur le contenu, on le verra.
Dans le premier chapitre, il explique comment l'EI a gagné la bataille de la propagande, en capitalisant sur les timides débuts d'al-Qaïda et surtout les efforts d'AQPA et d'Anwar al-Awlaki. L'EI a développé un véritable appareil professionnel de communication, avec radio, vidéos, et même jeux vidéos pour ses adeptes. L'EI a aussi ses hackers qui mènent des attaques contre des cibles bien définies sur le net.
Dans le chapitre 2, Atwan revient sur les racines irakiennes de l'EI. Il rappelle que Saddam Hussein, au tournant des années 2000, avait initié une politique de renouveau religieux, et toléra le groupe Ansar al-Islam au Kurdistan irakien. L'arrivée de Zarqawi, qui s'installe en Irak et prépare ses réseaux, anticipe l'invasion américaine. Les décisions calamiteuses des Américains prises dans les premiers mois de l'occupation, et la politique sectaire du gouvernement de Maliki à partir de 2006 fournissent l'opportunité aux djihadistes de s'imposer sur le devant de la scène, alors même que la résistance irakienne est très diverse. L'approche militaire et très violente d'al-Qaïda en Irak et de son chef, Zarqawi, donne une nouvelle dimension au djihad global. Bien que l'élan s'essoufle après les attentats en Jordanie de 2005 et la contre-attaque américaine autour du "Réveil" et de la mobilisation de tribus sunnites contre AQI, un précédent est né. Le retrait progressif des Américains ouvre la voie au retour de l'Etat Islamique en Irak, d'autant plus que Maliki prend un tournant autoritaire dès 2010. L'Irak est déchiré politiquement et le paroxysme culmine en 2013-2014 : guère étonnant dans ses conditions que les sunnites ne se soient pas opposés, pour beaucoup, à l'avance de l'EI.
Pour Atwann, il y a eu un affrontement entre Ben Laden et Zawahiri et Zarqawi, avant même la mort de ce dernier en 2006. AQPA, en 2009, avait également mis en oeuvre des stratégies rompant avec la ligne des deux dirigeants d'al-Qaïda. D'ailleurs ceux-ci restent étrangement silencieux au départ lors du déclenchement des printemps arabes. L'EII, lui, envoie ses hommes pour s'implanter en Syrie. Le mouvement défie de plus en plus al-Qaïda jusqu'à la rupture, consommée en 2014.
La guerre civile en Syrie a également permis la naissance de l'EI. La Syrie est tenue depuis 1970 par le clan Assad. Bashar, qui accède au pouvoir en 2000 à la mort de son père, n'ouvre pas davantage que son géniteur le pays à la participation des sunnites, majoritaires dans la population. Bien que l'insurrection des Frères Musulmans ait été écrasée en 1982, les Frères Musulmans en exil forment l'opposition politique la plus cohérente. Plusieurs vétérans de l'insurrection manquée, comme Abu Musab et Abu Khalid al-Suri, deviennent de grandes figures du djihad, qui compte son lot de Syriens, comme Jolani, le chef actuel d'al-Nosra. En 2011, très rapidement, la révolution syrienne bascule dans la guerre civile : le régime n'a pas l'intention de plier et répond à coups de canons aux manifestations. Les grandes puissances sont divisées sur le conflit syrien, de même que les pays soutenant les rebelles : résultat, aucune opposition crédible ne se forme ce qui entrave toute forme de négociation. Les djihadistes profitent de l'opportunité, comme en Irak sous l'occupation américaine, et investissent le théâtre dès la fin 2011. Le portrait de l'insurrection syrienne dressé par Atwan n'est pas actualisé mais surtout est très superficiel : les références manquent, y compris les articles en ligne que l'auteur cite pourtant beaucoup en notes. C'est une des faiblesses majeures de l'ouvrage.
L'auteur dresse ensuite le portrait de Baghadi, le calife. Né en 1971 à Samarra, c'est un religieux, un homme capable d'être posé mais aussi très autoritaire. Prudent, il a reconnu les bienfaits d'une organisation bien dirigée. Il rejoint la résistance contre les Américains, passe par le camp Bucca où il se radicalise probablement, et finit par rejoindre AQI après la mort de Zarqawi en 2006. Il devient chef de l'EII en 2010. Il privilégie les opérations spectaculaires et les raids ; il envoie des combattants en Syrie dès 2011 ; et proclame le califat pour faire pièce à al-Qaïda. Stratège, soutenu par un réseau d'alliances tribales, Baghdadi a su fédérer autour de lui.
La politique de Baghdadi en Syrie, conduite indépendamment d'al-Qaïda, a attiré des centaines de combattants étrangers. L'EIIL peut les envoyer en Syrie. Le groupe tire sa force de sa capacité à jouer des lignes intérieures entre la Syrie et l'Irak. Il doit cependant affronter les rebelles syriens puis le front al-Nosra, qui a refusé d'être absorbé en 2013. En mai 2014, alors qu'il progresse également en Irak, le groupe développe sa communication avant la grande offensive du mois suivant qui voit la chute d'une bonne partie de l'Irak. C'est après l'établissement du califat que l'EI dope sa propagande en ligne. Le groupe rallie progressivement des soutiens extérieurs et étend son influence.
L'administration de l'EI tourne autour du calife, et de ses deux adjoints : Abou Muslim al-Turkmani (mort en août 2015, le livre n'étant pas à jour), et Abu Ali al-Anbari (idem, tué en mars 2016). Le trio chapeaute une série de conseils et de départements. Le conseil de la Sharia est particulièrement important car l'EI s'occupe dans les territoires conquis, en premier, des questions de justice. On trouve aussi le conseil militaire dirigé par Abu Ayman al-Iraqi (également tué), et dont fait partie Omar al-Shishani (mort en juillet 2016). L'information est dirigée par Abu Muhamad al-Adnani. L'EI a installé son propre calendrier. Les sources d'Atwan expliquent cependant que la domination de l'EI en Syrie ne tiendra pas, car les règles sont trop dures et surtout le pacte tacite avec le régime n'est pas vendeur auprès des sunnites. Le groupe, en 2014, est sans doute le plus riche de l'histoire du djihad. Le portrait militaire de l'EI reste encore une fois trop imprécis (l'auteur parle d'armes libyennes utilisées par l'EI, alors que ce dernier récupère surtout les prises sur des adversaires comme le régime syrien où les forces irakiennes, dont l'armement ne vient pas de Libye...).
La violence de l'EI est parfaitement calculée. Abu Bakr Naji, dans son fameux Management de la Sauvagerie, ne disait pas autre chose. Il s'agit d'affaiblir l'adversaire, de le repousser, en étant particulièrement brutal, avant d'établir l'Etat islamique.
Le chapitre sur les combattants étrangers souffre encore une fois du manque de sources. La migration vers l'EI est sans précédent dans l'histoire du djihad. Atwan s'arrête pour les Tchétchènes, exemple qu'il détaille un peu plus, en 2013, et ne dit rien sur les évolutions ultérieures. Les passages sur les motivations des candidats au djihad ne sont pas non plus suffisamment étayés. La partie sur les femmes du djihad est un peu plus solide mais s'arrête encore une fois en 2014, tout comme celle sur les réponses des gouvernements.
Le chapitre suivant est sans doute celui qui souffre le plus du manque de sources. Atwan soutient qu'au travers des siècles les pays occidentaux ont manipulé l'islam radical pour servir leurs propres objectifs géopolitiques. Les Etats-Unis auraient soutenu pendant la guerre froide les Frères Musulmans et le wahhabisme pour défendre leur mainmise sur le pétrole et empêcher l'essor d'un nationalisme arabe et d'un communisme trop gênants pour leurs intérêts. Rien n'aurait été fait pour s'opposer à l'exportation du wahhabisme par l'Arabie Saoudite, considérée comme étant capable de délivrer le monde musulman de ses fanatiques. Outre que ces facteurs sont loin d'être exclusifs, aucune référence ou presque ne vient étayer ces hypothèses, ce qui est gênant.
L'Arabie Saoudite est le résultat d'un pacte entre les Saud et le wahhabisme, et d'un accord tacite avec les puissances occidentales pour l'exploitation du pétrole. Le pouvoir maintient son autorité d'une main de fer ; pour contrer l'influence de l'Iran à partir de 1979, il a exporté le wahhabisme à l'étranger. La guerre en Afghanistan et le djihad débouchent sur la naissance d'al-Qaïda. Pourtant l'Arabie Saoudite est de plus en plus critiquée par les djihadistes depuis la guerre du Golfe et l'accueil des troupes américaines, au point que l'EI représente une menace existentielle pour le royaume.
En conclusion, l''auteur rappelle que l'EI a créé un modèle : la guerre sectaire, imposer sa puissance par la guerre psychologique en terrifiant l'ennemi, encourager les attaques terroristes dans les pays qui le combattent. La solution est complexe, elle est à la fois militaire mais aussi politique. Reste que le grand bénéficiaire pour l'instant de l'émergence de l'EI est Bachar el-Assad, toujours au pouvoir. Citant Léon Panetta, Atwan conclut sur l'idée qu'on pourrait bien avoir à faire à une guerre de 30 ans.
La bibliographie confime l'impression générale sur l'ouvrage : les notes ne citent que des articles en ligne, et quasiment aucun ouvrage ou article de type universitaire ou même autre. Dans ces conditions on comprend que le livre soit très inégal, plutôt intéressant au début, beaucoup moins sur la fin quand il est question de l'EI lui-même et des explications fournies le concernant. Atwan semble mieux qualifié pour parler de l'histoire du djihad, d'al-Qaïda et de ses années 1990-2000 que de la situation actuelle.