Avant
de parler de la présence des Tchétchènes en Syrie, il faut
signaler qu'une diaspora tchétchène est présente dans le pays
depuis le XIXème siècle (1866) suite à un déplacement forcé de
populations sous l'Empire ottoman. Les familles tchétchènes se sont
installées à la fois dans le nord (Qamichli, Raqqa) et le sud
(Kouneitra) du pays. Il y aurait eu encore 7 à 8 000 Tchétchènes
en Syrie au déclenchement du conflit en 2011. En avril 2013, un
spécialiste estimait qu'un très petit nombre seulement avait
rejoint l'insurrection, alors que certains combattent au sein des
forces du régime.
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Le logo de Jaysh al-Muhajireen wal al-Ansar .-Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/0/0f/Jaish_al-Muhajireen_wal-Ansar.jpg |
Les
Tchétchènes figurent parmi les étrangers partis rejoindre
l'insurrection syrienne.
Les premiers combattants nord-caucasiens sont signalés dès le mois
d'août 2012. Le départ de volontaires en Syrie n'est pas sans
entraîner des discordes, notamment parmi les Tchétchènes et les
Ingouches, car le combat local face à la Russie est toujours
considéré comme plus important que les guerres extérieures comme
le conflit syrien. Rustam Gelayev a été le premier tué tchétchène
en août 2012. Depuis, les Tchétchènes ont notamment formé
l'ossature du groupe Jaysh al-Muhajireen wal al-Ansar, créé en mars
2013, et dont une partie a rallié l'EIIL en novembre 2013. On trouve
en Syrie non seulement des Tchétchènes et des Nord-Caucasiens issus
de la région en question, mais également des membres des
communautés en exil ou des groupes de réfugiés proches des
frontières du Caucase.
Le recrutement se fait parmi les Tchétchènes d'Europe, ceux qui
étudient dans les pays arabes, ou bien aussi parmi ceux de Géorgie.
En plus des Tchétchènes, il faut ajouter que le FSB russe a reconnu
dès le mois d'août 2013 que 200 citoyens du Dagestan combattaient
probablement en Syrie. Un réseau de recrutement se serait installé
en Russie pour débaucher des Nord-Caucasiens, des citoyens d'Asie
Centrale et du Tatarstan. Le réseau serait dirigé par un salafiste
vétéran de l'Afghanistan, un Tatar du nom de Salman Bulgar.
De Tchétchénie même, l'afflux s'est accru depuis cet automne mais
ne concerne pour l'instant qu'un maximum de 100 personnes, dont
peut-être quelques femmes. Mais les Tchétchènes ont intégré les
groupes parmi les plus puissants de l'insurrection et leur influence
est sans doute sans rapport avec leur nombre réel.
En
février 2014, les Tchétchènes et les autres Nord-Caucasiens
opèrent essentiellement au sein de 4 groupes, tous commandés par
des Tchétchènes : Omar al-Shishani (Shishani signifiant « le
Tchétchène »), Seyfullakh al-Shishani ( (tué le 6
février 2014 lors de l'assaut de la prison centrale d'Alep), Amir
Muslim et Salahuddin al-Shishani.
Omar al-Shishani est un Tchétchène du village de Jokolo, de la
gorge de Pankisi, en Géorgie, né en 1986. Il a servi en Abkhazie en
2006-2007 mais n'a pu continuer à faire partie de l'armée
géorgienne en raison de la tuberculose. Arrêté pour achat et
détention illégale d'armes, en septembre 2010, il gagne l'Egypte
une fois relâché. En prison, il aurait rencontré un Saoudien qui
lui aurait vanté les mérites du djihad et notamment d'un Saoudien
commandant de djihadistes en Tchétchénie, Thamir Saleh Abdullah
al-Suwailem. A sa sortie de prison, Tarkhan Batirashvili prend le nom
de guerre d'Omar al-Shishani. Il serait arrivé en Egypte en février
2011. D'après le journal al-Akhbar, proche du Hezbollah et
donc du régime syrien, à prendre avec circonspection, Omar aurait
été sous l'influence d'un clerc saoudien, d'un homme d'affaires
qatari et d'un Turc, Mansour al-Turki.
Il passe en Syrie via la Turquie. Dans la région d'Alep, il entre en
contact avec une figure importante du djihadisme, Abu al-Athir
al-Absi, qui finit par le mettre en contact avec Baghdadi, l'émir de
l'EIIL. Il combat à Alep dès septembre 2012
et fonde Jaysh al-Muhajireen wa’l-Ansar (qui aurait compté jusqu'à
3 000 combattants du Caucase, d'Ukraine, de Crimée et de pays
arabes ; la plupart des volontaires tchétchènes d'Europe
semblent cependant rejoindre ce groupe.), puis devient ensuite émir
du nord de la Syrie pour l'EIIL en avril 2013. Son second est Abou
Jihad Shishani, qui devient influent après la prise de la base
aérienne de Minnagh, au mois d'août 2013.
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Omar al-Shishani (à gauche) et Abou Jihad (à droite)-Source : http://www.memrijttm.org/image/Omar%20and%20Abu%20Jihad.JPG |
Seyfullakh,
un Tchétchène de Pankisi réfugié en Turquie, fait partie du
groupe d'Omar ash-Shishani jusqu'à ce qu'il fasse scission en
septembre 2013 pour fonder sa propre force avec quelques douzaines de
combattants. Il a rallié le front al-Nosra le 31 décembre 2013,
après avoir participé à la prise de l'hôpital al-Kindi, bastion
du régime à Alep.
Il est tué dans l'assaut sur la Prison Centrale de la ville, le 6
février dernier. Le groupe de Seyfullakh a ensuite été repris par
Mohammad Khorasany, un autre Tchétchène, qui depuis a lui aussi
péri au combat. Salahuddin avait récupéré une bonne partie des
combattants d'Omar en novembre 2013 : en effet, ceux-ci avaient
refusé de prêter allégeance à l'émir de l'EIIL, Baghdadi, se
considérant déjà liés à l'émir du Caucase, Oumarov.
D'autres ne voulaient tout simplement pas être incorporés dans
l'EIIL. Jaysh al-Muhajireen wal al-Ansar, qui reste le nom du groupe
originel piloté par Salahuddin, a combattu, à Alep, aux côtés de
ce qui est devenu en janvier 2014 l'Armée des Moudjahiddine, et même
du Front Islamique, contre les forces du régime, mais en évitant
les combats contre l'EIIL. Début mars 2014, l'adjoint de Salahuddin,
un Tatar de Crimée du nom d'Abdul Karim Krymsky, s'en est violemment
pris à l'EIIL et à son attitude à Alep.
Amur Muslim, un Tchétchène de Pankisi, est vétéran des deux
guerres en Tchétchénie. Il avait été arrêté par les Russes en
2008 mais assez étrangement, vite relâché. Il dirige son propre
groupe, Jund al-Sham, dans la province de Lattaquié. Il est surnommé
« Spoka » (le sommet de la colline, en russe) pour
avoir capturé les villages alaouites sur les hauteurs durant une
offensive dans cette province. Muslim a servi dans les forces de
défense aérienne soviétiques en Mongolie, puis en Tchétchénie au
sein de l'insurrection, aux côtés de combattants arabes. Il a des
liens importants avec des bailleurs de fonds du Moyen-Orient, depuis
l'époque d'Ibn al-Khattab, ce qui lui a permis d'attirer des
combattants expérimentés du djihad. Il a participé à l'assaut sur
la Prison Centrale d'Alep aux côtés du front al-Nosra.
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Au centre, en noir, Seyfullakh, tué lors de l'assaut raté sur la prison centrale d'Alep le 6 février 2014. A droite, l'émir Muslim, chef tchétchène indépendant de Jund al-Sham. |
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Ci-dessous, la vidéo montrant l'assaut de la Prison Centrale d'Alep le 6 février 2014, où contribue le groupe de Seyfullakh rallié à al-Nosra et où l'on distingue également l'émir Muslim. Seyfullakh est tué pendant le repli, à 34:30 environ.
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A gauche, l'émir Muslim.-Source : http://www.chechensinsyria.com/wp-content/uploads/2014/03/mujahid02.jpg |
Les
Tchétchènes ont, de fait, souvent été présents en pointe des
combats parmi les plus importants pour l'insurrection syrienne. Jaysh
al-Muhajireen wal al-Ansar a ainsi joué un rôle non-négligeable
dans la prise de la base aérienne de Minnagh, en août 2013,
assiégée depuis des mois par les rebelles, dans la province d'Alep.
Ce même mois, certains éléments tchétchènes sont impliqués dans
la première offensive contre la province de Lattaquié, menée par
des groupes liées à l'EIIL. Le 6 février 2014, le groupe du
Tchétchène Seyfullakh, intégré depuis le 31 décembre 2013 au
front al-Nosra, joue un rôle important dans un assaut sur la prison
centrale d'Alep, lors duquel son chef trouve la mort. L'émir Muslim,
autre chef tchétchène resté indépendant, participe également à
l'opération. Muslim collabore aussi avec d'autres formations
rebelles comme celles du Front Islamique pour contrer la progression
du régime sur le district industriel de Sheikh Najjar, au nord-est
d'Alep, début mars 2014. Jaysh al-Muhajireen wal al-Ansar, menée
par Salahuddin, a combattu au nord-ouest d'Alep, dans les premiers
mois de 2014, avec Jaysh al-Mujahideen et le Front Islamique, contre
le régime, mais pas face à l'EIIL. Enfin, on peut souligner que la
composante tchétchène de l'insurrection syrienne a joué un rôle
important dans la dernière offensive contre la province de
Lattaquié, sur le point de passage frontalier de Kessab, lancée le
21 mars 2014. Le groupe de l'émir Muslim est présent. En outre, les
bataillons Ansar al-Sham, composante du Front Islamique bien
implantée dans la province de Lattaquié, et qui a mené
l'offensive, ont leur commandement militaire dirigé par un
Tchétchène, Abou Mousa ash-Shishani. D'ailleurs, un des bataillons
d'Ansar al-Sham porte le nom d'un des anciens présidents tchétchènes
qui avait combattu la Russie : Dzhokar Doudayev. Les Tchétchènes
sont présents de longue date dans la province de Lattaquié (via
notamment le groupe de l'émir Muslim) ; Ansar al-Sham essaie de
reprendre possession de la Tour 45, une hauteur stratégique qui
domine le secteur du point de passage frontalier de Kessab.
Les Tchétchènes bénéficient, au sein de l'insurrection syrienne,
d'une réputation d'efficacité militaire -peut-être exagérée,
mais qui les sert sur le plan psychologique- qui les fait souvent
craindre de leurs adversaires.
Sur cette vidéo, on distingue l'émir Muslim, pendant l'offensive al-Anfal dans la province de Lattaquié, commencée le 21 mars 2014, et qui a permis aux insurgés de percer jusqu'à la Méditerranée.
Il
existe d'autres formations comprenant des Tchétchènes ou des
Nord-Caucasiens, moins importantes. Abu Musa, qui est arrivé en
Syrie en 2012, dirigerait un groupe de 300 hommes. Jamaat Sabiri est
un groupe incluant surtout des Ouzbeks et dirigés par Abdullah
al-Tashkenti, un chef dont on sait peu de choses et qui est mort
durant l'assaut sur la Prison Centrale d'Alep. Le groupe a combattu
aux côtés d'Omar Shishani et prétend disposer de camps
d'entraînement en Syrie. Le groupe Khalifat jamaat combat également
le régime syrien ; son chef, Abdul Hakim Shishani, reste assez
mystérieux.
Il compterait 100 militants. Récemment, on a vu apparaître sur les
réseaux sociaux des djihadistes russophones un groupe dirigé par un
Dagestanais, Abu Hanif, qui fait partie de l'EIIL mais conserve une
organisation distincte en raison de la proximité culturelle et
linguistique de ses membres. Les combattants du groupe viennent de
Russie, du Nord-Caucase et du Kazakhstan. Le groupe a été l'origine
fondé dans la province d'Alep par Abu Hanif et un autre Dagestanais,
Abu Banat.
Plus
originale encore, l'histoire de ce kamikaze, Abu Khalid, qui se fait
sauter le 25 avril 2013 à Alep. Ramazan, originaire de Nizhnegorsk
en Crimée, est un Tatar dont le profil ne correspond pas à celui de
la majorité des combattants nord-caucasiens. D'âge mûr, il fait
partie de Jaish al-Muhajireen wal-Ansar, d'Omar ash-Shishani :
c'est avec ce groupe qu'il va conduire un camion bourré d'explosifs
contre l'hôpital al-Kindi. On pense que quelques Tatars de Crimée
combattent ou ont combattu en Syrie. Les autorités tatares locales
accusent le groupe islamiste radical Hizb ut-Tahrir de conduire le
recrutement, de même que les médias ukrainiens, qui évoquent en
avril 2013 la mort de Abdullah Jepparov, de Belogorsk, en Crimée,
tué en Syrie. Abullah aurait été recruté par Hizb ut-Tahrir avec
6 autres Tatars de Crimée, puis transporté en Turquie avec eux, et
de là en Syrie.
Ci-dessous, vidéo récente mise en ligne par le site FiSyria soutenant les Tchétchènes et autres russophones proches de l'EIIL, montrant un camp d'entraînement en Syrie.
La
majorité des Tchétchènes présents en Syrie (de 400 à 1 000) est
au départ constituée d'étudiants présents en Syrie ou en Egypte,
au déclenchement de la révolution, qui ont contribué à attirer
les autres. Les Tchétchènes de Pankisi ont aussi beaucoup plus de
facilité à gagner la Syrie que le Nord-Caucase, paradoxalement.
D'autres viennent des 150 à 250 000 Tchétchènes réfugiés en
Europe. Très peu de volontaires sont donc issus de la Tchétchénie
à proprement parler. Les volontaires sont formés pendant un mois à
un mois et demi, sauf pour ceux qui ont au moins un an d'expérience
du combat. Ils sont étroitement limités dans leurs déplacements
les 4 premiers mois. Manifestement, les Nord-Caucasiens cherchent à
créer en Syrie des camps d'entraînement pour le combat dans le
Nord-Caucase, où il est difficile d'installer de telles structures.
Quelques volontaires seraient déjà retournés au Nord-Caucase.
En
janvier 2014, Shahid Temirbulatov, un Tchétchène, a été le
premier citoyen russe poursuivi devant la justice pour avoir combattu
en Syrie. Il avait gagné ce pays en juillet 2013. Manifestement, le
FSB et le GRU (renseignement militaire) russes n'ont pas réussi à
identifier et suivre, avant un certain temps, les principaux
commandants tchéchènes, ni à infiltrer les groupes présents en
Syrie -du moins pour l'instant. Shamil Nurmagomedov, un résident du
Dagestan âgé de 24 ans, a été arrêté le 7 décembre 2013 à
Khasavyurt. Il est accusé d'avoir rejoint la Syrie en juillet 2013,
d'avoir subi un entraînement à Atmeh avant de rallier Jaysh
al-Muhajireen wal al-Ansar et de combattre jusqu'au 20 novembre 2013.
Ces condamnations contre des personnages relativement marginaux dans
le djihad parti du Nord-Caucase visent peut-être à dissuader les
volontaires possibles. Les Russes ne s'en sont pas pris, par exemple,
à Magomed Abdurakhmanov, alias Abou Banat, qui a servi un temps au
Centre de Combat contre l'Extrêmisme du Dagestan, puis est parti en
Syrie où une vidéo le montre en train d'exécuter deux prêtres.