Le kamishibai est un théâtre de rue japonais où des conteurs utilisent des cartons peints à la main. C'est une sorte de Guignol, dont les origines restent floues : il serait apparu à Tokyo vers 1930 et connaît son apogée dans le Japon de l'après 1945. Les mangas et les gekigas (mangas sérieux pour adultes) en sont directement issus. Le kamishibai offre un aperçu de la mentalité et la culture du Japon de l'entre-deux-guerres jusqu'à l'après-guerre. C'est l'objectf du livre d'Eric P. Nash, ici traduit en français, de le faire découvrir.
Le conteur annonce sa présence en frappant des bâtons à applaudir. Il vit de la vente de bonbons aux enfants qui constituent un ticket d'entrée. En 1933, à Tokyo, on comptait 2 500 conteurs qui faisaient le bonheur de près d'un million de personnes. Mélange des genres, le kamishibai n'a rien à envier aux productions américaines : il invente le premier superhéros costumé, Golden Bat, dès 1931. Les contes traditionnels mettent en scène Momotaro, petit garçon trouvé dans une pêche et devenu samouraï. Autre superhéros, le prince de Gamma, qui évolue dans un univers fantastique. Le genre divise les histoires pour les filles et pour les garçons. Le conteur commence par une histoire comique, puis passe à un mélodrame par les filles et termine par une histoire d'aventure pour les garçons. Un des thèmes majeurs est celui de l'enfant en danger. Pendant la Seconde Guerre mondiale et l'occupation américaine, le kamishibai sert de journal du soir aux adultes. Surveillé après la guerre en raison de son utilisation par le gouvernement, il est victime de l'apparition de la télévision en 1953 (surnommée denki kamishibai, théâtre de papier électrique).
Dès le VIIIème siècle, les moines japonais se servent de l'emaki, rouleau de papier, ancêtre du kamishibai. C'est un aide-mémoire illustré. L'etoki (conte illustré) apparaît au XIIème siècle. A l'époque Edo (1603-1868), l'ukiyo-e (estampes colorées) et le kibyoshi (livres à couverture jaune, qui sert de support à la satire politique) précèdent le kamishibai, avant le manga défini par Hokusai (1814). L'etoki est très populaire à la fin du XVIIIème siècle. Le kamishibai ressemble fortement au cinéma muet et s'inspire aussi du cinéma : le héros Tange Sanzen, samouraï borgne et manchot, y apparaît souvent. Les premiers dessins animés japonais s'inspirent quant à eux de Walt Disney. Le théâtre de papier japonais ressemble à celui présent en Occident au XIXème siècle.
Dans l'entre-deux-guerres, le kamishibai connaît son apogée : c'est aussi un créateur d'emplois. Il fait travailler des illustrateurs, qui s'inspire de la peinture japonaise traditionnelle. Koji Kata, qui travaille sur Golden Bat, gagne parfois plus que des professions respectées. Les artistes vendent les cartons aux marchands de kamishibai qui à leur tour les vendent aux conteurs. Pour ce dernier, l'emplacement joue un grand rôle dans son revenu quotidien. Au vu des histoires qui y sont racontées -comme celle du héros Golden Mask-, le gouvernement commence à mettre le hola. Des associations se fondent alors et orientent le kamishibai vers des thèmes religieux ou éducatifs.
Parmi les grands maîtres on trouve Takeo Nagamatsu, qui cée Golden Bat, Sanpei Shirato, Shigeru Mizuki, Kazeru Koike. Golden Bat, le premier superhéros, a une tête de mort qui louche, une cape, une fraise Renaissance. Son nom vient peut-être des cigarettes Golden Bat introduites au Japon à partir de 1906. Nagamatsu donne à Golden Bat son méchant, Nazo, qui s'est proclamé empereur de l'univers : Golden Bat revient d'un futur de 10 000 ans pour le combattre. Nagamatsu s'inspire du cinéma muet mais aussi des travaux étrangers. Golden Bat est le héros qui passe le mieux à l'anime, au manga et à leurs dérivés. Après la guerre, les kamishibai évoquent aussi les explosions atomiques. Certains auteurs ont été soldats comme Mizuki qui perd son bras gauche en Nouvelle-Guinée. Soji Yamakawa crée le personnage de Shonen Tiger.
La guerre avec la Chine modifie encore l'orientation du kamishibai. En 1938, Nagamatsu fonde une association de kamishibai éducatif, en réalité un service de propagande gouvernemental. Avec d'autres auteurs, il est envoyé au Mandchoukouo, le nouvel Etat fantoche créé par les Japonais sur la Mandchourie conquise, pour légitimer la présence japonaise. Le kokusaku kamishibai entretient le moral des troupes, éduque les populations vaincues et informe les Japonais les plus pauvres. Les crimes de guerre sont évidemment passés sous silence au profit d'histoire exaltant le sacrifice des soldats et des officiers. La demande explose après Pearl Harbor. Les kamishibai sont particulièrement populaires sur le front intérieur. Ils représentent l'ennemi américain ou britannique comme un sadique rougeaud, qui torture les prisonniers, alors que les Japonais respectent le code bushido du samouraï (!). Ils n'hésitent pas à représenter des corps-à-corps sanglants. Si 70% des productions sont destinés aux adultes, les enfants ne sont pas oubliés. Une histoire raconte les aventures des maîtres-chiens ; Kintaro le parachutiste montre comment le héros, aidé de personnages animaux, saute en parachute et défait des chars avec lance-flammes et grenades. Akio Saki, président de l'association du kamishibai, écrit en 1943 que ce dernier est capital pour inculquer "une éthique culturelle du travail" au Japon et dans les colonies. Après Midway, la production insiste plutôt sur les sacrifices des soldats ; ceux plus tard dédiés aux bombardements aériens ou à la défense passive montrent surtout la vulnérabilité des villes japonaises face à ces attaques.
Après la guerre, le kamishibai a du mal à survivre dans le Japon en ruines. Les autorités d'occupation le réorientent pour mettre l'accent sur les nouvelles valeurs voulues pour le pays, mais le kamishibai est jugé au procès de Tokyo. Le kamishibai prospère néanmoins, alimenté notamment par les soldats démobilisés. Le quartier d'Adashi à Tokyo devient son bastion et un syndicat est même créé en 1953. Surveillé car très populaire, il est épuré d'abord de la propagande nationaliste d'extrême-droite, puis des influences communistes. Le kamishibai a toujours des difficultés avec la censure, mais sert à véhiculer l'idée nouvelle de démocratie. Les akabon (livre à couverture rouge) apparaissent alors, mangas produits à peu de frais.
La télévision va rapidement remplacer le kamishibai. La télévision publique commence à émettre dès 1952, et diffuse L'Heure du Lutteur, spectacle comique de lutte truquée. Aux débuts d'Astro le Robot, en 1963, on compte 4,5 millions de postes de télévision dans le Japon contre 870 dix ans plus tôt. 5% des conteurs de kamishibai se tournent vers le manga. Tezuka et Sakamoto, qui créent Astro le Robot, s'inspirent du kamishibai.
Les personnages de mangas, sans passé, permettent l'identification du lecteur. Le kamishibai a représenté une sorte de medium entre la bande dessinée et le théâtre. La lecture rapide du manga dérive de l'histoire du conteur. Le kamishibai survit encore à travers les contes éducatifs utilisés désormais dans les écoles.
A noter que la bibliographie des p.298-299 mentionne entre autres les ouvrages de J. Dower.
A noter que la bibliographie des p.298-299 mentionne entre autres les ouvrages de J. Dower.