Chantal Antier-Renaud est l'une des spécialistes françaises sur l'emploi des troupes coloniales pendant la Grande Guerre, et plus largement sur l'étude de la Première Guerre mondiale et de ses conséquences sur les populations civiles. Ce volume, qui est une réédition après une parution initiale en 2008, vise, comme tous ceux de ces collections Ouest-France, à une vulgarisation accessible sur le sujet.
L'empire colonial français, qui s'étend sous la IIIème République, va largement être mis à contribution pendant la guerre. Encouragée par Jules Ferry, la conquête coloniale, effrénée entre 1880 et 1900, donne à la France un empire de 10 millions de km² en 1914. Un ministère des Colonies est créé en 1894. Les troupes de marine sont les premières à recruter des indigènes ; l'armée coloniale est rattachée en 1900 au ministère de la Guerre, mais garde une autonomie. Joffre, Galliéni, Mangin, officiers de première importance pendant la guerre, ont tous servi dans les colonies. La question du recrutement indigène fait d'ailleurs débat avant la guerre. Les colonies n'ont pas le même statut. L'association l'emporte aux Antilles, au Sénégal, en Cochinchine, en Guyane et à la Réunion, les plus anciennes ; en Afrique du Nord en revanche, la domination française est plus militaire.
En 1914, on trouve au sein de l'armée française l'armée d'Afrique, composée de Français d'Afrique du Nord servant aux côtés de Marocains, d'Algériens et de Tunisiens (19ème corps d'armée), de la Légion Etrangère, des tirailleurs sénégalais et des Bataillons d'Afrique, disciplinaires. L'armée coloniale, depuis 1900, regroupe des unités françaises stationnées dans les colonies, ou en métropole en attente de ce service, et des unités indigènes encadrées par des Français. En 1915, les pertes sont telles qu'on mélange dans un deuxième corps d'armée réservistes français et tirailleurs sénégalais, et la pratique perdure. Le terme indigènes est flou : les tirailleurs sénégalais regroupent ainsi de nombreuses populations de toute l'Afrique Occidentale Française (du Soudan au Sénégal). On recrute d'abord des indigènes soucieux d'améliorer leur niveau de vie et qui servent en premier lieu à écraser les soulèvements chez eux. Ces hommes ont l'habitude des guerres coloniales : des officiers français pensent qu'ils sont inutilisables en Europe, contrairement à Mangin, qui plaide dans son livre La force noire (1910) pour l'enrôlement massif des colonisés. Les chiffres sont discutés. Le gouvernement et les historiens se basent sur le rapport parlementaire de 1924. Ceux de Réunion, de Guyane, de Martinique, de Guadeloupe, de Saint-Pierre-et-Miquelon, des comptoirs indiens et du Sénégal sont 38 220. Les Africains du Nord forment le plus gros contingent : 293 756 hommes. Ceux d'Afrique noire et du Pacifique sont 275 230. Les travailleurs coloniaux sont 200 000, avec 37 740 Chinois supplémentaires. Au total, 805 726 hommes. A l'arrivée en France, des unités comme celles de la Légion doivent se réorganiser, comme dans le Régiment de Marche de la Légion Etrangère (RMLE). Dès 1889, une loi prévoyait l'octroi de la nationalité française contre l'engagement des indigènes, mais elle n'est pas appliquée. Des décrets permettent de recruter massivement entre 1913 et 1915, puis on décrète la mobilisation générale à partir du 9 octobre de cette dernière année, dès l'âge de 18 ans. L'Algérie fournit, sous pression, des milliers d'hommes dès 1914. En Indochine, le recrutement ne commence qu'en avril 1915 : les Tonkinois fournissent surtout des travailleurs, 49 000, mais aussi 46 000 combattants. Ils ont mauvaise réputation, les autres soldats les considèrent comme des embusqués parce qu'ils travaillent à l'arrière. En 1916, on enrôle aussi les Kanaks du Pacifique. En Algérie, on promet des médailles, de nouvelles fonctions, des armes modernes, et la citoyenneté française aux engagés. Des troubles contre le recrutement ont lieu dès 1914-1915, notamment dans les Aurès. Des révoltes ont également lieu en AOF dès 1916, où le recrutement est difficile. A la fin de la guerre, il continue pourtant, sous l'impulsion du général Mangin et du député du Sénégal, Blaise Diagne. Les troupes coloniales sont installées dans les "camps d'hivernage", établis notamment au sud-est de la France, comme à Fréjus. Malheureusement la fin du texte de ce chapitre est coupé à la p.41 (problème d'édition sans doute).
Les troupes coloniales sont présentes dès la bataille de la Marne en septembre 1914, où des bataillons algériens et marocains combattent au corps-à-corps. Recrutés en masse en raison des pertes, les coloniaux sont de tous les combats en 1915 : Ypres, avec les premiers gaz de combat, la Champagne... A Verdun, en 1916, unités maghrébines, tirailleurs sénégalais et annamites se distinguent. Ils sont présents au Chemin des Dames en 1917 et lors des dernières offensives en 1918. Les troupes coloniales se sont bien comportées pendant la guerre. Le Régiment d'Infanterie Coloniale du Maroc, créé en 1915, qui reprend le fort de Douaumont à Verdun en 1916, est le plus décoré de l'armée française. Le 1er Régiment de Marche de Tirailleurs Algériens (RMTA) est de toutes les grandes campagnes entre 1914 et 1918. Les tirailleurs sénégalais impressionnent tellement les Allemands au nord de Reims, à l'été 1918, que ceux-ci n'ont plus que les stéréotypes racistes pour juguler leur peur. Les troupes coloniales servent aussi sur le front d'Orient, aux Dardanelles, en Macédoine, entre 1915 et 1918. Ils participent aussi à l'investissement des colonies allemandes en Afrique. Mais bien que décorés, les indigènes n'obtiennent pas individuellement la reconnaissance attendue : pas de grade équivalent aux Français, notamment. Les frustrations sont énormes.
En 1917, l'armée française ne compte que 6 (!) officiers africains. On encourage généralement ceux qui peuvent aider au recrutement, comme le fils d'Abd el-Kader. En 1918, il n'y a qu'un seul officier supérieur algérien naturalisé, le lieutenant-colonel Cadi, et 8 officiers musulmans. Des figures féminines, comme Fatima la Marocaine ou Madeleine Martin, fille d'un Français d'Algérie à l'origine de la chanson La Madelon (1913), laissent une empreinte durable. Avant 1917, peu de titres de la presse ou même de journaux de tranchée évoquent les troupes coloniales, qui ne constituent qu'une faible partie des effectifs sur le front nord-est. Le 9 juin 1917, lors de la journée de l'Afrique et des troupes coloniales, l'injustice est en partie réparée, notamment dans L'Illustration. Les Français portent un regard complexe sur les troupes coloniales : les Annamites sont considérés comme des embusqués, les Noirs sont réputés comme troupes de choc, mais on estime qu'ils se débandent devant des situations imprévues. En hiver, les troupes coloniales sont repliées dans les "camps d'hivernage", ce que ne comprennent pas toujours les autres soldats. Equipés d'armes blanches, les soldats des colonies ne font pas beaucoup de prisonniers allemands, ce qui, par contre, ne pose pas problème à l'encadrement français. En Orient, les coloniaux forment 16% des effectifs. Les conditions de vie sur ce front sont rudes. Malgré la propagande turque appelant à la désertion, celle-ci est très réduite. Pour remonter le moral des troupes, les autorités concèdent des régimes spéciaux sur la nourriture (pas de porc pour les musulmans, qui découvrent par contre le tabac et le vin). Dès décembre 1914, les soldats musulmans peuvent être enterrés selon leurs rites, de même pour les bouddhistes en 1916. Dans les camps du sud-est, les indigènes recréent un peu l'atmosphère de chez eux. Les relations avec la population française sont surveillées, avec des indicateurs pour le Service de renseignements parmi les interprètes ou les cadres. Les colonisés ont néanmoins des relations avec les femmes françaises, infirmières, marraines de guerre, prostituées. En ce qui concerne les marraines de guerre, l'image du Noir à la sexualité débridée s'installe, et le gouvernement surveille, de peur de la "contagion" avec les Françaises ; les Maghrébins sont moins surveillés. Il y aura pourtant des idylles et même des mariages, notamment avec les Indochinois ; les enfants de ces couples ne sont pas bien accueillis dans la société. Malheureusement, là encore, p.97, la fin du chapitre est coupée (édition encore une fois, probablement).
Les colonies fournissent non seulement des combattants mais aussi des travailleurs : 190 000, là encore les chiffres sont contestés. On trouve 18 000 hommes dans les usines fabriquant les pièces d'artillerie en 1914. Les colonisés représentent 7% des effectifs dans les usines d'armement, mais 16% dans les autres industries. Le député Flandin, en 1919, parle de 600 000 indigènes ayant travaillé en France pendant la guerre. Les chiffres sont difficiles à établir précisément. Les Annamites et les Kabyles sont les plus appréciés comme travailleurs. Des Chinois sont recrutés, après un accord avec ce pays, pour le terrassement ou la coupe des arbres. Les soldats coloniaux blessés sont également utilisés à l'arrière avant d'être rapatriés. Les gouverneurs des colonies se plaignent dès 1917 que leurs territoires sont lourdement ponctionnés en hommes, ce qui n'est pas sans conséquences sur l'activité locale. Les services de recrutement français se chevauchent : travailleurs coloniaux du ministère de la Guerre, main d'oeuvre étrangère du sous-secrétariat d'Etat à l'Artillerie et aux Munitions... Les ouvriers des usines d'armement, séparés des Français, vivant dans des baraquements, sont escortés au travail. Les Indochinois, plus de 48 000, sont appréciés pour leur adaptation au mode tayloriste de travail des usines et leur docilité. Hô Chi Minh en a fait partie. Les tensions sont grandes entre travailleurs français et colonisés, mais aussi entre colonisés : les Sénégalais affrontent les Indochinois ; les Cochinchinois, les Annamites et Cambodgiens se liguent contre les Indochinois, et ces adversaires se réunissent contre les Chinois. A Marseille, dans la nuit du 14 au 15 juillet 1917, des soldats français en attente de départ pour le front d'Orient attaquent le campement africain. A Brest, les soldats français assaillent les travailleurs kabyles et arabes. A Montereau, les permissionnaires et affectés spéciaux de l'industrie attaquent les travailleurs marocains et algériens d'une usine. A Pau, en octobre 1918, une bataille rangée oppose Sénégalais et Annamites pour une histoire de femmes. Dans le monde agricole, on encourage l'instruction des indigènes, comme en Seine-et-Marne, où 7 Tunisiens s'inscrivent pour apprendre le français à l'école. Mais la présence des coloniaux est mal perçue, certains paysans préfèrent des prisonniers de guerre à la place des indigènes. Les colonies fournissent aussi à la France en guerre 2,5 millions de tonnes de marchandises.
Le retour des soldats indigènes se fait à raison de 4 000 par mois jusqu'en 1920. La grippe espagnole et la peste rajoutent au pertes en 1918-1919. Le rapport parlementaire dresse en 1924 le bilan des pertes humaines, qui n'est qu'une estimation : 70 800 tués, et 16 000 Français des colonies morts au champ d'honneur avec eux. Les Maghrébins et les Sénégalais paient le plus lourd tribut. Les pertes des soldats coloniaux sont comparables à celles des soldats français, ce qui contredit le mythe de l'emploi des troupes coloniales comme "chair à canon". Les Allemands conservent une image très sombre des soldats des colonies, et une véritable propagande raciste perdure à leur encontre sous la République de Weimar, notamment lors de l'occupation de la Rhénanie en 1923. Les Français sont impressionnés par les Noirs de l'armée américaine, qui pratique la ségrégation raciale ; les Blancs américains, au contraire, sont choqués de la bienveillance des Français à l'égard de leurs soldats noirs... Au final, si les troupes coloniales défilent sur les Champs-Elysées le 14 juillet 1919, si les décorations pleuvent, les primes ne sont pas forcément versées au retour au pays. Le système de grades et de pensions, qui excluent les Maghrébins, est très contesté. Il a fallu attendre 2006 pour qu'un monument en l'honneur des soldats musulmans morts soit inauguré à Douaumont ; dans les pays colonisés, la mémoire de cet engagement a parfois disparu.
L'ouvrage, abondamment illustré, est complété par une chronologie indicative et quelques références bibliographiques.