Richard L. Dinardo est professeur au Command and Staff College de l'US Marine Corps,à Quantico, en Virginie. Il a publié plusieurs ouvrages consacrés à l'armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, et d'autres sur la guerre de Sécession. Cet ouvrage est son premier travail sur la Première Guerre mondiale, vue ici du côté allemand surtout.
En introduction, l'historien souligne que le renouveau de l'historiographie sur la Première Guerre mondiale peine à couvrir le front de l'est, y compris en anglais, bien que la lacune se comble progressivement. Côté allemand, on a surtout étudié Tannenberg et la capture des îles de la Baltique en 1917. Il subsiste encore un vaste "trou" historiographique sur les années 1915-1916. Dinardo cherche à remplir en partie ce trou par l'étude de l'offensive dite Gorlice-Tarnow en mai 1915. C'est la première offensive qui rétablit la guerre de mouvement à l'est, en opposition avec la guerre de tranchées à l'ouest, grâce à la puissance de l'artillerie. L'infanterie, et non la cavalerie, sert à l'exploitation. C'est aussi la première offensive à grande échelle coordonnée entre Allemands et Austro-Hongrois, deux alliés qui opèrent non sans tiraillements. Cette offensive est notamment le fait de von Seeckt, l'un des bâtisseurs de la future Reichswehr, et de von Mackensen, un des généraux allemands méconnus du conflit. L'auteur vise à fournir une meilleure compréhension de la guerre à l'est, en particulier du côté allemand.
Dinardo commence par présenter la situation stratégique avant l'offensive Gorlice-Tarnow. Depuis que le plan Schlieffen a réorienté l'effort allemand principal vers la France et la Belgique, les états-majors allemand et austro-hongrois entretiennent des relations marquées du sceau de l'indifférence, au mieux. Von Moltke correspond avec Conrad von Hötzendorf, mais chacun avance avec ses propres plans. En 1914, les deux alliés mènent en fait deux guerres parallèles. Alors que les Allemands, d'abord surpris par l'offensive russe en Prusse Orientale, remportent finalement le succès de Tannenberg, les Austro-Hongrois sont battus en Serbie puis en Galicie. Conrad doit abandonner Lemberg, après avoir perdu 350 000 hommes. Les Allemands doivent créer une nouvelle armée, la 9ème, confiée à Hindenburg et Lüdendorff, pour secourir les Austro-Hongrois. Une offensive conjointe devant Varsovie, en septembre-octobre, n'apporte pas les résultats espérés. Hindenburg prend la tête du front est en décembre, remplacé par von Mackensen à la tête de la 9ème armée. Ce dernier mène une campagne couronnée de succès en novembre-décembre autour de Lodz, en Pologne. Mais les Allemands sont incapables d'exploiter leurs succès et peinent à mener une guerre de coalition avec Vienne.
Difficile de trouver deux personnalités aussi différentes que von Falkenhayn, le chef d'état-major allemand, et Conrad, son homologue austro-hongrois. Falkenhayn est soucieux de l'entrée en guerre possible de l'Italie et de la Roumanie. Il pense que la décision se jouera à l'ouest, opinion que ne partage pas Lüdendorff, ou von Seeckt, qui sert alors en France et qui croit une paix séparée possible avec la Russie. Une série de conférences a lieu fin 1914-début 1915. Falkenhayn place le colonel von Cramon auprès de Conrad : les Allemands sont ainsi très bien informés des décisions de l'état-major austro-hongrois. Conrad lance, en plein hiver, à travers les Carpathes, plusieurs offensives, à partir de janvier 1915, pour dégager la forteresse de Przemysl assiégée par les Russes. C'est un désastre : l'armée austro-hongroise laisse 600 000 hommes dans ces assauts coûteux, le reste de ses réserves entraînées ; la forteresse capitule fin mars, livrant 120 000 prisonniers supplémentaires. La situation des Puissances Centrales à l'est devient critique : seule l'arrivée du corps allemand Beskiden rétablit la situation. Falkenhayn, bien renseigné par von Cramon et après discussion avec Conrad, envisage au mois d'avril une attaque allemande dans le secteur Gorlice-Tarnow. Il s'agit avant tout de soulager la pression russe sur les Austro-Hongrois.
Falkenhayn débloque la moitié de la réserve stratégique qu'il a créée, en supprimant l'un des régiments des divisions allemandes en ligne, pour l'offensive à l'est. Si la 3ème armée russe dans le secteur de Gorlice-Tarnow est en position exposée, elle a pu bâtir un système défensif sur trois lignes. Côté allemand, Falkhenhayn choisit von Mackensen pour commander la nouvelle 11ème armée qui va conduire l'offensive. Ce dernier a l'avantage d'avoir remporté des succès à l'est, en 1914, mais aussi d'avoir réfléchi à la place du général dans une guerre moderne, dominée par les transmissions à distance. Von Mackensen fait équipe avec von Seeckt, un officier d'état-major qui a établi sa réputation à l'ouest. L'officier opérations de l'état-major de la 11ème armée est von Bock, le futur commandant du Groupe d'Armées Centre en 1941. Les troupes de la 11ème armée sont pour la plupart des unités expérimentées venues du front de l'ouest : corps de la Garde, 41ème corps de réserve, corps bavarois Kneussl (dont le chef d'état-major est von Leeb, le futur commandant du Groupe d'Armées Nord pendant Barbarossa), et 10ème corps allemand. L'ensemble est renforcé par le 6ème corps austro-hongrois. Surtout, la 11ème armée est bien dotée en artillerie, particulièrement en pièces lourdes. Les Français notent les départs du front ouest mais ne transmettent pas l'information aux Russes, qui découvrent l'arrivée de nouvelles troupes fin avril, malgré les précautions des Allemands qui ont parfois vidé toute la population civile des secteurs d'attaque. Les snipers russes abattent néanmoins des officiers allemands dans les jours précédant l'offensive. Von Mackensen dispose de 130 000 soldats allemands, 400 pièces d'artillerie et 300 000 obus en stock. Le plan d'attaque prévoit d'attaquer sur un secteur étroit, entre Gorlice et Tarnow, pour maximiser l'effet de l'artillerie ; une réserve mobile d'artillerie est prévue pour aider l'infanterie à surmonter les obstacles restants. Les Allemands réussissent à créer la surprise opérative, malgré la perte de la surprise tactique : ils ont montré qu'ils pouvaient coordonner leurs efforts avec les Austro-Hongrois.
L'offensive commence dans la soirée du 1er mai par un tir de harcèlement de l'artillerie. Le lendemain, l'artillerie achève son travail initial et les différents corps passent à l'attaque. Les succès sont au rendez-vous, même si le corps des Gardes a dû affronter une résistance russe particulièrement tenace. La percée opérative est faite en 3 jours. Les Allemands utilisent des tactiques d'infanterie classiques, celles de 1914 en réalité. La décision vient de l'artillerie, bien renseignée par une aviation allemande qui domine le ciel et par les cartes excellentes fournies par les Austro-Hongrois. Les Allemands utilisent l'artillerie pour pulvériser les tranchées russes, les batteries d'artillerie et stopper les contre-attaques. Ils installent aussi rapidement en avant lignes de téléphone et télégraphe. Le Xème corps russe laisse 30 000 hommes sur le terrain en 3 jours, mais les pertes allemandes sont à l'avenant, avec 20 000 hommes hors de combat.
Entre les 9 et 12 mai, les Allemands, plus ou moins en accord avec les Austro-Hongrois, fixent de nouveaux objectifs à la 11ème armée. Celle-ci doit atteindre la rivière San pour isoler Przemysl par le nord et l'est, tandis que la 3ème armée austro-hongroise marchera sur la ville par l'ouest et le sud. L'objectif marque la limite possible de l'avance allemande, qui souffre des mauvaises routes, de l'absence de chemin de fer et de pénurie d'obus d'artillerie. Après avoir établi une tête de pont sur la San, et alors que l'entrée en guerre de l'Italie ne fait plus l'ombre d'un doute, les Allemands font une pause opérationnelle. Le prochain objectif est Przemysl. La 11ème armée doit isoler la forteresse par l'est tandis que la prise de la place est laissée, honneur oblige, aux 2ème et 3ème armées austro-hongroises. La forteresse tombe finalement sous un assaut allemand mené par le nord, entre les 30 mai et le 3 juin. L'artillerie lourde a réussi en 4 jours ce que les Russes ont mis plusieurs mois à faire précédemment : il faut dire que l'aviation d'observation a grandement facilité le ciblage. Les Russes ont perdu plus de 400 000 hommes depuis le début de l'offensive.
Falkhenhayn est conforté par le succès de la 11ème armée. Le 24 mai, l'Italie déclare finalement la guerre à l'Autriche-Hongrie et Conrad devient obsédé par ce seul front. Côté allemand, on envisage d'ores et déjà de pousser la 11ème armée sur Lemberg. Un temps de pause est nécessaire car les pertes ont été sensibles : 28 000 hommes, 20% de l'effectif, en mai. Mais la 11ème armée reçoit des renforts, et peut aligner désormais 700 pièces d'artillerie. L'attaque commence les 12-13 juin contre les positions établies à la hâte des 3ème et 8ème armées russes. Dès le 14 juin, les Russes se replient vers Lemberg. Le 19 juin, devant le Kaiser et Falkhenhayn, la "phalange Mackensen", comme l'appelle la presse, sépare le front russe en deux, la 3ème armée reculant vers le nord et la 8ème armée vers l'est. Les Austro-Hongrois entrent dans Lemberg le 23 juin. Si la 11ème armée a perdu 87 000 hommes en tout, dont 12 000 tués, les Russes laissent 250 000 prisonniers et des centaines de milliers de tués, blessés et disparus. L'offensive neutralise la menace militaire russe contre les Austro-Hongrois pour un certain temps et redonne le moral à ces derniers ; elle neutralise aussi l'entrée en guerre de la Roumanie. Le succès allemand est plus cependant opératif que stratégique, et confirme surtout les choix faits par le tandem von Mackensen/von Seeckt, dont l'étoile brille de plus en plus.
Falkenhayn veut capitaliser rapidement sur la reconquête de la Galicie, afin de mettre les Russes hors-jeu pour s'attaquer à la décision à l'ouest, et mettre hors de combat la Serbie, en entraînant la Bulgarie du côté de l'Allemagne, et pour relier par voie terrestre les Turcs, qui affrontent Britanniques et Russes, aux puissances centrales. Mais les succès de la 11ème armée ont redessiné le front : un saillant russe s'enfonce désormais à l'ouest en Pologne. Seeckt veut en profiter pour cisailler le saillant en faisant remonter la 11ème armée au nord, entre le Bug et la Vistule, sur Brest-Litovsk. Lüdendorff et Hindenburg envisage un encerclement encore plus vaste, que Falkenhayn juge trop ambitieux au vu des tentatives précédentes, les Russes se repliant facilement par chemin de fer. En réalité, la solution la plus étroite est la plus réaliste côté allemand, en raison des considérations logistiques. Les Allemands connaissent d'ailleurs de nombreuses pertes par maladie, choléra ou typhus, qui créent d'ailleurs une psychose renvoyant à des stéréotypes culturels très négatifs à l'égard des Russes. Pour cette offensive plus conséquente, von Mackensen a sous ses ordres deux armées allemandes et deux armées austro-hongroises -les Allemands dictant de plus en plus les directives à leur allié mal en point.
Les Russes n'évacuent pas le saillant car il occupe une position stratégique pour lancer de futures offensives. En outre ils y ont bâti des forteresses où sont accumulés canons et dépôts d'obus. Côté allemand, les préparatifs souffrent de l'absence de chemin de fer. En outre la surprise n'est plus de mise. Néanmoins, dès le début de l'attaque, le 13 juillet, le succès est au rendez-vous. Dès le 22 juillet, la Stavka fait évacuer en bon ordre l'ouest du saillant, tout en pratiquant la terre brûlée. Mais la forteresse de Novogeorgievsk n'est pas concernée. Varsovie tombe le 5 août. Falkenhayn décide d'arrêter l'armée allemande sur le Dniepr, le Bug et le Niémen pour rapatrier des corps à l'ouest. La 11ème armée file donc au nord-est sur Brest-Litvosk. La place est finalement investie le 26 août ; les mauvaises routes n'ont pas permis aux Allemands de faire suivre leur artillerie comme de coutume et les combats ont parfois été durs devant les contre-attaques russes. Les forteresses de Novogeorgievsk et de Kovno tombent, livrant des dizaines de milliers de prisonniers et de pièces d'artillerie. La déroute russe pousse alors le tsar Nicolas II à prendre lui-même la tête de l'armée, en remplacement de son oncle. Le succès allemand protège l'Autriche-Hongrie, mais une paix séparée avec la Russie reste impossible. En revanche, les Allemands développent sur les territoires conquis une politique d'occupation. Mais les Russes, hormis la chute des forteresses, ont été capables d'évacuer troupes et matériel en bon ordre. La méthode de von Mackensen et von Seeckt, appuyée par Falkenhayn, était probablement la meilleure, mais elle ne permet pas d'emporter la décision. Les Austro-Hongrois perdent en outre, en 1915, plus de 2 millions d'hommes, soit presque autant que les Russes.
En conclusion, Dinardo souligne que l'offensive Gorlice-Tarnow a surtout soulagé la pression russe sur l'Autriche-Hongrie, empêcher la Roumanie d'entrer en guerre contre les puissances centrales, et a provoqué bien des remous du côté de l'Entente, notamment entre Français et Russes. Surtout, côté allemand, elle valide les choix de Falkenhayn, qui a quasiment les mains libres pour appliquer ses autres idées. Elle oblige aussi l'armée allemande à ouvrir le corps des officiers à de plus en plus de non-nobles, en raison des pertes. Elle montre également que les Allemands s'imposent de plus en plus aux Austro-Hongrois. En réalité, la victoire montre que Mackensen et Seeckt étaient parmi les meilleurs généraux de l'armée allemande : ayant compris la guerre moderne et capables de mener une guerre de coalition. Avec de bons chefs de corps et de divisions, ils ont su jouer de trois cartes maîtresses : l'artillerie, l'aviation et les communications. Ces atouts leur permettent, à l'inverse d'un Lüdendorff, de creuser un trou dans le front ennemi pour atteindre un objectif opératif ; une pause survient mais jamais trop longue pour éviter que les Russes ne construisent des positions défensives. Ces derniers ont accumulé les handicaps : commandement confus, manque de moyens de transport, tactiques d'infanterie dépassées, tranchées non résistantes à l'artillerie lourde... les Allemands ont réussi, en engageant leur réserve stratégique, à obtenir la surprise opérative et à renverser une situation compromise.
L'ouvrage de Dinardo se présente comme une étude opérationnelle classique, dans une collection qui par ailleurs insiste sur le lien entre doctrine et technologie. Il souffre peut-être de son étroitesse sur les plans militaire et politique, et on remarque des absences dans la bibliographie, notamment de livres récents parus peu de temps avant cet ouvrage. On aurait aimé aussi plus de détails sur certains aspects, comme l'emploi de l'aviation. Les cartes permettent de suivre les grandes phases de la campagne mais on aurait aimé davantage de cartes tactiques ou sub-tactiques pour suivre certains combats décrits, d'autant que le récit opérationnel est dense. Néanmoins l'ouvrage est servi par plus de 50 pages de notes (!), ce qui est conséquent. L'intérêt principal du livre est de montrer que les choix allemands, aussi pertinents soient-ils, sont limités par l'impossibilité d'exploiter les percées en profondeur, ce qui est lié à des problèmes technologiques et aux contraintes, aussi, du front de l'est. Un parallèle intéressant à faire avec les conclusions de Timothy Dowling sur l'offensive Broussilov de 1916.