Le livre est une réédition en format poche d'un ouvrage paru chez Autrement en 2005. Jean-Jacques Marie explique en introduction que le bilan humain de la guerre civile russe a été exagéré : le chiffre le plus vraisemblable est celui de 4,5 millions de victimes, ce qui n'enlève rien au caractère féroce du conflit. Une guerre civile, internationalisée, dans laquelle l'histoire écrite par les Blancs ou par les Rouges après la fin du conflit a aussi souvent gommé les "Verts", ces groupes locaux ou régionaux de paysans hostiles à la conscription et à la réquisition, qui ont parfois été intégrés à l'Armée Rouge avant de s'en détacher. On retient surtout l'anarchiste Makhno ; on oublie plus facilement Antonov, le chef de l'insurrection de Tambov, en 1920-1921. Dans son livre, Jean-Jacques Marie, à travers le commentaire de témoignages ou de documents d'époque, cherche plus à rendre l'atmosphère de la guerre civile russe qu'à l'expliquer vraiment en profondeur.
Pour l'auteur, la guerre civile est en germes politiquement dès la constitution de février, qui instaure une Douma à côté des soviets. Elle devient conflit armé avec la révolution d'Octobre. L'armée blanche s'organise tant bien que mal dans le sud de la Russie, pas forcément soutenue par les cosaques. Ce début de guerre civile voit surtout des mouvements par rail. En guise de prologue sanglant, les communistes finlandais sont écrasés par les Blancs locaux soutenus par des renforts allemands, en avril-mai 1918.
L'Ukraine, pour la première fois de son histoire, se proclame indépendante en novembre 1917 et recherche le soutien allemand. Les gardes rouges d'Antonov-Ovseenko s'emparent du bassin du Donets dès janvier 1918, puis les bolcheviks organisent l'insurrection à Kiev. Formée le 20 février 1918, alors que l'ancienne armée achève de se dissoudre, l'Armée Rouge peine à recruter et ne peut repousser l'avance allemande en Ukraine. Fait peu connu, parmi les troupes rouges du général Iakir, on trouve des Chinois (!), qui combattront Roumains et Allemands. L'armée blanche des Volontaires s'enfonce dans le Kouban. Les Allemands occupent l'Ukraine. Le cosaque Mironov s'engage dans l'Armée Rouge, tandis que Staline impose sa loi à Tsaritsyne. Makhno commence à attaquer l'occupant allemand et autrichien en Ukraine.
Alors que la famine guette les villes tenues par les bolcheviks, ceux-ci font exécuter la famille impériale. En mai, les Tchécoslovaques installés sur le Transsibérien se soulèvent, installent des socialistes-révolutionnaires de droite dans les villes capturées. Au sud, le cosaque Krasnov et son armée blanche sont armés par les Allemands. En juillet, les socialistes-révolutionnaires de gauche tentent un coup de force à Moscou, qui échoue grâce à la présence de troupes lettonnes ralliées aux bolcheviks. Alors que les S-R de droite forment le Komoutch à Samara, d'autres soulèvements éclatent contre les bolcheviks, comme à Ijevsk, dans l'Oural. Trotsky manque d'être capturé sur la Volga en août 1918, mais la même aventure arrive à Wrangel face à la cavalerie rouge. Au nord, en août, les Anglais installent un autre gouvernement contre-révolutionnaire. Si les Blancs sont soutenus par les puissances étrangères, Wrangel lui-même signale la débauche des principaux chefs et surtout le pillage généralisé des paysans par leurs troupes. Le général Ioudenitch menace Petrograd, alors que l'armistice entraîne le repli des troupes allemandes. Dans le Caucase, le typhus décime l'Armée Rouge. Début 1919, le territoire bolcheviks se retrouve enfermé dans un véritable "cercle", pour reprendre l'expression de Denikine. Tout au long de la guerre civile, des groupes de soldats passent d'un camp à l'autre, des Blancs aux Rouges. En Sibérie, en octobre-novembre 1918, l'amiral Koltchak, lourdement soutenu par les Alliés, élimine les S-R installés depuis juillet à Omsk et marche sur l'ouest.
L'Ukraine est alors coupée en deux entre les partisans de Petlioura, qui prend la suite des collaborateurs des Allemands, et les bolcheviks, tandis que les bandes comme celles de Makhno écument les campagnes. Au printemps 1919, ces "armées vertes" se multiplient face aux réquisitions exercées par Moscou. Elles sont commandées par des chefs hauts en couleur, comme l'ataman Grigoriev, qui finit abattu par les sbires de Makhno. Pendant la guerre, les discours d'orateurs éloquents sont pour beaucoup dans le retournement de certains contingents. L'Armée Rouge manque de médecins et de personnel médical : l'incurie règne, de la même manière que dans le soin apporté au déplacement des troupes, quasiment livrées à elles-mêmes. Le truand Iapontchik d'Odessa se rallie un temps aux Rouges pour faire oublier ses activités crapuleuses... bien qu'en mauvaise posture en Ukraine, à l'été 1919, les bolcheviks bénéficient du soutien des paysans, qui n'aiment ni les réquisitions ni la conscription mais qui détestent encore plus les armées blanches réactionnaires qui veulent rétablir l'ancien régime.
Ioudenitch, qui ne dispose que d'un petit effectif, menace Petrograd en mai-juin 1919, alors que Koltchak et les Tchécoslovaques poussent vers l'ouest. Staline répand la terreur dans la ville, puis l'Armée Rouge contre-attaque et repousse Ioudenitch en Estonie. L'armée de Koltcha, qui pille et massacre les paysans, provoque en réaction la formation de bandes de partisans bolcheviks sur ses arrières, comme dans l'Altaï.
Au sud en revanche, l'armée de Denikine, qui engage pour la première fois des chars, s'empare de Tsarytsine en juin 1919. Mais les Blancs pratiquent encore trop le pillage, l'administration est chaotique, la corruption règne. Le raid de cavalerie de Mamontov, exploit s'il en est, montre aussi que le commandement blanc n'a pas forcément de prises sur ses subordonnés. L'armée de Denikine qui entre dans Kiev procède à des pogroms, comme de nombreux autres acteurs du conflit. Pendant que Boudienny menace de faire exécuter Mironov qui s'est révolté, Makhno affronte et bat, contre toute attente, l'armée blanche de Denikine qui menaçait son territoire. En octobre, les Blancs sont à Voronej. Mais l'armée blanche se délite, étirée, harcelée sur ses arrières par les paysans et Makhno. Ce dernier collabore avec l'Armée Rouge contre les Polonais puis Wrangel. En décembre, Boudienny prend Rostov-sur-le -Don, et soumet la ville au pillage. Denikine cède la place à Wrangel, qui s'installe en Crimée en mai 1920.
En octobre 1919, l'Armée Rouge repousse Ioudenitch sur le front de Petrograd. Moscou a fait monté la brigade du commandant Kotovsky, qui combat en Ukraine, dans des conditions dantesques. Les Rouges entrent à Vladivostok en janvier 1920 ; Koltchak est fusillé un mois plus tard. Même en Crimée, Wrangel doit faire face à des "Verts" sur ses arrières.
En avril 1920, les Polonais, soutenus par la France, et en accord avec la Pologne, envahissent et occupent l'ouest de l'Ukraine. L'Armée Rouge contre-attaque, entre en Pologne, mais se produit le "miracle de Varsovie", sur la Vistule, oblige Moscou à signer l'armistice en septembre. Pendant ce temps, les communistes ouzbeks renversent l'émir de Boukhara.
En octobre, l'Armée Rouge se retourne contre Wrangel, le bouscule en Crimée. L'évacuation de près de 150 000 hommes consacre la défaite des Blancs. De janvier à août 1921, les Rouges traquent les bandes de Makhno, qui a refusé de se rallier. Frounze manque de se faire tuer par ses partisans.
Le communisme de guerre instauré par les bolcheviks, avec la fin de la guerre civile, devient insupportable aux paysans. Dès l'été 1919, les troubles secouent la province de Tambov, au sud-est de Moscou, très peu industrialisée et où les S-R sont très puissants. Les réquisitions ont provoqué de nombreux abus. Lénine, qui en est conscient, cherche à discuter avec les paysans de Tambov. Dans l'Altaï, en Sibérie occidentale, provoque l'insurrection de bandes de paysans, aux objectifs flous. Même révolte à Tioumen, sur le versant est de l'Oural, avec des accents antisémites. En février 1921, l'Armée Rouge peine à réprimer ces soulèvements, pourtant mal organisés, alors que Staline organise l'invasion de la Géorgie. C'est également en février-mars 1921 que les bolcheviks doivent écraser la révolte de Cronstadt, à Petrograd. La révolte de Tambov est également noyée dans le sang, d'avril à juin 1921 ; en Sibérie l'Armée Rouge utilise aussi des méthodes expéditives pour venir à bout des insurgés. Le bilan politique n'est pas brillant, sans parler des remous au sein même de l'Armée Rouge.
Au final, l'Armée Rouge laisse dans la guerre civile 980 000 hommes, dont les deux tiers morts de leurs blessures. Aux 3 millions de morts civils s'ajoutent 4,5 millions d'orphelins. La famine sur la Volga à l'été 1921 tue encore 4 millions de personnes. Dans l'Extrême-Orient russe sévissent encore le baron Ungern et Semionov. Le Guépéou traque et abat Antonov en avril 1922. La guerre civile, pour Jean-Jacques Marie, prend bien ses racines dans la Première Guerre mondiale, puis dans l'opposition entre propriété privée et propriété collective des moyens de production.
Le livre bénéficie d'annexes fournis (glossaire, biographie des principaux personnages, etc), en revanche l'ouvrage ne dispose pas d'appareil critique : ni notes, ni bibliographie. Un peu dommage, surtout pour un commentaire de témoignages/documents voulant rendre l'atmosphère du conflit. Cette absence réduit singulièrement l'utilité du livre. D'autant que Jean-Jacques Marie est un ancien militant trotskyste, ce qui peut laisser supposer une influence sur sa manière d'écrire l'histoire. Reste aussi des questions en suspens où, justement, on aurait bien aimé voir des sources (utilisation de gaz de combat pour réprimer la révolte de Tambov, etc). Dommage !