Derrière ce titre un peu énigmatique se cache en réalité la traduction d'un ouvrage allemand, Verrat im Zweiten Weltkrieg, écrit par Wilhem von Schramm, un ancien officier de la Wehrmacht qui a notamment servi dans les officines de propagande de l'OKW, puis a fait partie après la guerre de la Bundeswehr. Il a écrit de nombreux ouvrages sur son expérience et certaines problématiques de la Seconde Guerre mondiale.
Ici, von Schramm détruit tout simplement une des légendes les plus coriaces de la Seconde Guerre mondiale, et ce dès 1967 : l'existence d'un traître au sein du grand état-major allemand, qui aurait renseigné le réseau Lucie en Suisse dirigé par l'énigmatique Rudolf Rössler. La légende d'un Rössler omniscient sur les intentions de l'Allemagne nazie naît entre autres grâce aux écrits de Foote, ancien membre du réseau, et de Flicke, chargé du contre-espionnage radio à l'OKW. En réalité, Rössler ne s'intéresse qu'aux secrets militaires qu'à partir de l'été 1939 et n'entre en contact avec les Soviétiques qu'en juin 1941. Rössler devient une source importante de l'URSS dans la seconde moitié de l'année 1942 et connaît un pic d'activité dans les dix premiers mois de 1943. Le contenu des renseignements est d'ailleurs variable, et les Soviétiques, qui n'ont plus vraiment besoin du réseau à ce moment-là, ne font rien pour empêcher la police suisse de le démanteler à l'automne 1943. Mais le mystère demeure sur l'origine des sources de Rössler, ce sur quoi se bâtit le mythe.
Tout commence avec l'arrestation en avril 1933 de Schulze-Boysen, opposant au nazisme qui passe par les geôles SS et qui voit son ami Otto Erlanger succomber sous les matraques des nervis d'Hitler. Ce sera le point de départ de "l'Orchestre Rouge". Rössler, qui dirige quant à lui la Ligue Populaire du théâtre à Berlin, refuse l'absorption de cette institution par les nazis. Quelques années plus tard, au printemps 1941, avant l'invasion de l'URSS, les éditions Vita Nova de Rössler, réfugié en Suisse, font paraître une brochure très précise quant à l'état des forces militaires allemandes et de leur stratégie. C'est en fait un manifeste du Front Intérieur allemand, qui se cache derrière l'Orchestre Rouge. Car Rössler, réticent encore à l'égard de l'URSS, et qui n'a aucune formation militaire, est en contact avec Schulze-Boysen, qui a réussi à se sortir des griffes de la Gestapo par ses relations, et qui a intégré le ministre de l'Air nazi. Ce n'est pas Rössler, qui n'a aucune connaissance militaire ou presque, l'auteur de la brochure, mais Schulze-Boysen.
La sociale-démocratie suisse se préoccupe en effet de la menace venue du nord, malgré la neutralité. Hans Hausamann, un officier de la milice et non de l'armée régulière, crée une structure de renseignements clandestine, le bureau Ha, en parallèle du NS 1 officiel à Lucerne. Or Rössler va devenir un intermédiaire précieux pour le bureau Ha, surtout avec ses relations avec Schulze-Boysen, bien placé au ministère de l'Air à partir de 1936. L'invasion de l'URSS précipite la foire aux renseignements qu'est devenue la Suisse. De nombreux citoyens helvètes sont alors disposés à collaborer avec les Soviétiques. Le premier est Otto Pünter, alias Pakbo. Rössler entre en contact avec l'URSS après avoir recruté à l'été 1939 pour ses éditions Christian Schneider, qui est lié au réseau d'agents soviétiques d'Alexandre Radolfi. Schneider, qui se lie d'amitié avec Rössler, transmet au réseau les informations que celui-ci lui donne, et que Rössler récupère probablement auprès du bureau Ha, par des indiscrétions. Les Allemands interceptent assez vite la liaison radio entre la Suisse et Moscou, dès 1941. Ce qu'on voit des informations transmises par les documents qui ont survécu montre que celles-ci sont encore très générales, superficielles. Schulze-Boysen est finalement arrêté le 30 août 1942, après un long travail de l'Abwehr qui a démantelé une partie du réseau en Belgique. L'Abwehr est à ce moment-là son apogée. Mais la fin de l'Orchestre Rouge ne condamne pas l'URSS à une absence de renseignements, même si ceux-ci restent encore très généraux.
Moscou met alors le réseau suisse à l'épreuve, jusqu'en décembre 1942, demandant des vérifications continuelles quant aux informations transmises. C'est à Noël qu'apparaît pour la première fois le nom Werther, auquel Lucie (Rössler) se réfère désormais régulièrement, et qui servira de base au mythe du traître. L'Abwehr et la Gestapo sont persuadés d'avoir éliminé le réseau de renseignement des Soviétiques à l'ouest et ne prêtent pas attention à Lucie, qui reçoit pourtant la confiance de Staline. D'ailleurs, le RSHA, via un agent du Komintern retourné, Johann Wenzel, transmet aussi de faux renseignements à Lucie qui interrogent Moscou. En fait, les nazis souffrent encore une fois ici de la concurrence des services et d'un manque d'organisation. En décembre 1942, Schulze-Boysen et la plupart de ses complices sont mis à mort. Rössler, alors, commence à fournir de précieux renseignements militaires au milieu d'informations erronées ou d'intoxications. Comme il utilise des noms de code pour différents informateurs qui seraient placés dans le quartier général allemand, certains adversaires en déduisent qu'un traître renseigne le réseau soviétique en Suisse (en particulier Flicke, dans ses écrits postérieurs au conflit). Les Allemands eux-mêmes, au Funkabwehr, qui ont cassé le code de Rado (chef du réseau soviétique en Suisse) à partir de fin mars 1943, sont persuadés de l'existence du traître Werther, et ignorent l'intoxication menée par le RSHA. Les informations de Lucie sur le déclenchement de l'opération Citadelle ne sont d'ailleurs pas des meilleures, en réalité. De fait, c'est Rössler, qui n'oublions pas travaillait dans le théâtre et était un acteur, qui a créé Werther de toute pièce pour masquer ses véritables sources de renseignement, comme le démontre von Schramm.
On voit bien l'intérêt de laisser courir à l'existence d'un traître au sein de l'Allemagne nazie, avec toute la paranoïa que cela peut renforcer. Tous ceux qui ont cherché, même après la guerre, à identifier le supposé traître ont échoué. Les soupçons se sont portés sur un membre des conférences du grand état-major de Hitler, l'ordonnance du responsable de la section d'histoire militaire, le général Scherf : le lieutenant Wilhem Scheidt, qui il est vrai aimait les intrigues. Mais en réalité, les fuites ont été indirectes, ce dont a profité la Suisse. En réalité, la frontière est poreuse entre les deux Etats, et de nombreux Allemands, y compris des hommes importants pour le régime nazi ou son économie de guerre, séjournent ponctuellement en Suisse. C'est ainsi, par des confidences ou des indiscrétions, que le NS 1 suisse et les autres officines de renseignement dont le Ha de Lucerne recueillent des renseignements. Von Schramm cite l'exemple du docteur Meyer, un journaliste économique suisse, fonde un bureau de conseiller économique et travaille en sous-main pour les renseignements suisses. Il recueille, dans son cas, quantité de renseignements indirectement, de la bouche de nombreux personnages nazis, y compris un général SS. Et c'est à ces sources d'information qu'a accès Rössler, via le bureau Ha et les services suisses.
L'Abwehr réussit à mettre la main sur Kent, alias Victor Sukulow, un agent soviétique important qu'elle retourne pour transmettre de fausses informations. Les nazis sont d'ailleurs rapidement au courant de l'arrivée d'Allen Dulles, membre de l'OSS, en Suisse, fin 1942, ce qui change la donne au regard de la Suisse. Le RSHA songe alors à faire enlever les agents soviétiques en Suisse, infiltre deux agents retournés sur place pour entamer le processus. Mais la ruse ne prend pas, et le réseau soviétique sait désormais que les Allemands sont sur son dos. Schellenberg se rend à plusieurs reprises en Suisse à partir de septembre 1942, pour appuyer sur la neutralité suisse ; le RSHA laisse sciemment circuler la rumeur selon laquelle un plan d'invasion du pays a été mis au point dans le IIIème Reich. La Gestapo et l'Abwehr ont leur propre réseau en Suisse, avec notamment Margaret Bolli qui travaille pour le second et qui fournir des messages du réseau soviétique aux Allemands. Les services de renseignement suisses vont tacitement collaborer au démantèlement du réseau soviétique. La police suisse, qui monte une station d'écoute, arrête tous les membres du réseau à partir de septembre 1943. Rössler, pris en mai 1944, sera le seul à faire de la prison. Rado n'a pas été arrêté. En réalité les Soviétiques, qui n'envoient alors plus de fonds, ne font rien pour secourir un réseau qui ne leur est plus utile.
Après la guerre, Rössler, via son ami Schnieper, se met, faute d'argent, au service des renseignements tchécoslovaques passés au communisme, dès 1947. Arrêtés, ils sont jugés en novembre 1953 et condamnés à des peines de prison. Brisé, Rössler meurt dans le dénuement, emportant ses secrets avec lui, en décembre 1958. Comme le rappelle von Schramm en conclusion, la trahison et l'espionnage, dans ce cas précis, n'ont eu aucun impact décisif sur le conflit : pour Citadelle, notamment, les Soviétiques en ont plus appris par leurs propres moyens (écoute, reconnaissance tactique, agents infiltrés sur les arrières allemands) que par Lucie. La Seconde Guerre mondiale, côté allemand, n'a pas été perdue par la trahison. Carell, qui reprend le mythe de Werther dans ses livres, ne cherche comme d'autres qu'à prolonger le mythe du "coup de poignard dans le dos" de 1918.