En
janvier 2012, alors que je rencontrais Jean Lopez au siège des
éditions Mondadori à Paris, pour l'encadré « blog »
du n°5 de Guerres et Histoire, j'avais posé une question à
propos de l'écriture d'un possible ouvrage traitant de l'opération
Bagration. Jean Lopez m'avait répondu que l'ouvrage était
dans l'ordre des possibles, mais pas encore à l'ordre du jour. Or à
peine deux ans plus tard, voici venu Opération Bagration. La
revanche de Staline (qui emprunte son sous-titre à
un ouvrage anglo-saxon), paru six mois après le Joukov de
Jean Lopez.
Le
Joukov, que j'avais commenté en détail ici,
manifestait probablement l'ambition de Jean Lopez de sortir de son
rôle réel : celui d'un vulgarisateur en français et d'un
compilateur des meilleures sources anglo-saxonnes, allemandes, voire
russes (avec l'aide précieuse de plusieurs traducteurs), de
l'histoire militaire du front de l'est, ce qui se vérifie ici. Avec
ce Bagration, Jean Lopez appuie sur la même ambition et
poursuit sa série de volumes dans la collection Campagnes et
Stratégies, chez Economica, quasiment au rythme d'un
ouvrage par an, si l'on fait exception du Joukov, donc, et
d'un autre ouvrage consacré à des témoignages soviétiques.
J'avais commenté, avant le Joukov, certains ouvrages parus
chez Economica, mais pas avec la distance critique nécessaire
que j'ai maintenant. Pour le dire clairement, j'étais victime, moi
aussi, d'une certaine « fascination » pour le
travail de Jean Lopez, qui s'est dissipée depuis plus de deux ans et
demi, à partir de mon propre travail, notamment pour les articles de
magazines, de nombreuses lectures et d'un retour aux sources, pour
ainsi dire, de la méthode historienne, le tout appliqué à
l'histoire militaire. Cette fiche sera donc le premier ouvrage de la
collection que je recense de manière critique, dans le bon sens du
terme. Autant le dire tout de suite, Jean Lopez réalise encore, à
nouveau, un bon travail de compilation/vulgarisation en français sur
le sujet : rien de plus.
A
tout seigneur tout honneur : encore une fois, Jean Lopez est
quasiment le premier à écrire en français sur le sujet, si l'on
excepte l'édition reliée des
hors-série Historica
du magazine 39-45 sur le même thème, écrits par François de
Lannoy, et qui proposent surtout une vision germanocentrée (et en
relayant les biais allemands, aussi, il faut bien le dire) de la
campagne. En dépit de l'énorme effort de rédaction (pas loin de
400 pages pour ce volume), le travail de Jean Lopez ne doit pas
induire en erreur le lecteur, tout comme il ne surprend pas la
personne qui connaît un tant soit peu la bibliographie et
l'historiographie du front de l'est, en particulier sur le plan de
l'histoire militaire. Car même si Jean Lopez, ici, fait davantage
oeuvre d'histoire politique et diplomatique, je persiste et je
signe : son propos se classe d'abord et avant tout dans une
histoire militaire très classique et se présente comme une simple
compilation/vulgarisation.
Comme
le dit l'auteur en introduction, Bagration a souffert de sa
proximité avec le débarquement de Normandie et d'autres événements
liés à ces deux opérations importantes du conflit à l'été
1944 : l'attentat contre Hitler, l'insurrection manquée de
Varsovie en particulier. Côté soviétique, Bagration a
peut-être été un peu moins oubliée par l'Armée Rouge que ne le
prétend Jean Lopez, notamment comme forme de modèle pendant la
guerre froide, pour certaines opérations (ce qu'il dit un peu plus
loin, d'ailleurs). En revanche, côté allemand, on nuancera
l'affirmation de l'auteur, car de nombreux officiers fait
prisonniers, en particulier, et relâchés jusqu'en 1955, ont écrit
sur Bagration et leur expérience dramatique ; seulement,
ces publications se sont faites en allemand et sont restées pour
bonne partie assez confidentielles. Il a fallu attendre les années
1980 et le renouveau historiographique sur l'histoire militaire du
front de l'est, initié en particulier aux Etats-Unis, pour que les
historiens occidentaux se penchent un peu plus sur ce qui fait figure
de seconde catastrophe pour la Wehrmachtà l'été 1944. Jean
Lopez se propose aussi d'étudier Bagration avec les autres
opérations montées avec elles à l'été 1944. On peut déjà dire
qu'il en oublie une ou deux, comme celle contre la Finlande,
déclenchée avant Bagration. Surtout, il présente comme un
« aperçu nouveau » (p.4) le fait de traiter
ensemble Bagration et les opérations Kovel-Lublin et
Lvov-Sandomir, ce qui est au mieux inexact. Cet aperçu « nouveau »
est en fait tiré d'un article précis, qui n'est pas cité en
introduction mais qui apparaît un peu plus loin dans le corps de
texte : j'y reviendrai tout à l'heure. Comme à son habitude,
Jean Lopez joue des questionnements « what if »
(l'Armée Rouge a-t-elle donné le meilleur d'elle-même, n'y
avait-il pas une autre solution pour remporter une victoire plus
écrasante, etc). On note au passage que comme pour le Joukov,
Jean Lopez a reçu l'aide précieuse d'auxiliaires pour disposer de
sources russes, ce qui est plutôt intéressant.
L'ouvrage
se divise en trois grandes parties. La première (environ 150 pages)
traite de la genèse politico-militaire de Bagration. Dès le
premier chapitre, Jean Lopez reprend sa casquette de « chasseur
de mythes » pour expliquer que les fameuses « 10
frappes » soviétiques de l'année 1944 ne sont qu'une
construction postérieure de l'historiographie de l'Armée Rouge.
Staline annonce aux alliés occidentaux à la conférence de Téhéran,
en novembre 1943, qu'il appuiera l'ouverture du second front, prévue
en mai 1944 initialement, par une offensive simultanée. Jean Lopez
accorde beaucoup de crédit, p.17-18, à la vieille idée selon
laquelle Churchill, en particulier, se réjouissait de laisser l'URSS
et l'Allemagne s'entretuer à l'est, du moins jusqu'à la bataille de
Koursk, où l'Armée Rouge prend définitivement l'ascendant. En
revanche, l'idée selon laquelle Staline planifie des opérations
ambitieuses pour l'été 1944, en raison du
débarquement allié à l'ouest, séduit davantage : le
débarquement est considéré par le Vojd comme une
opportunité militaire et une pression politique (prendre le maximum
de territoires avant de faire la jonction avec les Anglo-américains).
A noter que, dès la p.20, un premier livre apparaît en note qui
n'est pas cité dans la bibliographie finale. Ce n'est pas qu'un
point de détail, j'y reviendrai plus loin. Sur la pression et
l'opportunité fournies par le débarquement s'ajoute la question
polonaise : il s'agit pour Staline d'arracher la Pologne,
notamment au gouvernement en exil à Londres, car les
Anglo-Américains sont déjà plus ou moins résignés, selon lui, à
abandonner le territoire aux Soviétiques. Pour Jean Lopez, l'idée
communément admise selon laquelle l'axe central aurait été
privilégié très tôt par Staline est à revoir. L'URSS avance en
effet ses pions en Bulgarie, suit de près les hésitations
hongroises. Surtout, une première incursion ratée en Roumanie, en
avril-mai 1944, laisserait penser que Staline envisageait aussi une
stratégie balkanique. Ici Jean Lopez se sert bien sûr de l'ouvrage
du colonel D. Glantz dédié à la question (paru en 2007), mais
aussi, probablement, d'un
article daté de 2008 de la revue créée par Glantz, The
Journal of Slavic Military Studies, qu'il ne cite pas en note et
en bibliographie (pour le côté allemand). La fin du premier
chapitre revient sur la formation du balcon biélorusse et les
opérations « ratées » du Front de l'Ouest contre
ce balcon à l'hiver 1943-1944, qui pour Jean Lopez illustrent une
Armée Rouge datée, telle qu'on pouvait la voir en 1941-1942. Une
nouveauté par rapport à ses précédents ouvrages : un résumé
de fin de chapitre, calqué sur ce que peuvent faire certains autres
historiens militaires français, comme Yann Le Bohec sur l'histoire
romaine. Pour conclure, Jean Lopez affirme que Bagration est
issu d'un triple échec militaire soviétique (au nord, au sud, et au
centre) qui a paradoxalement créé les conditions de l'opération en
formant le « balcon biélorusse ».
Dans
le deuxième chapitre de la première partie, Jean Lopez s'interroge,
à nouveau, sur la possibilité pour les Soviétiques de faire mieux
que ce qu'ils ont fait. Ce qui introduit une autre question, en
réalité liée : Bagration est-elle la plus importante
des opérations successives déclenchées à l'été 1944 ? P.41
et 43, un même ouvrage apparaît en notes, mais là encore, pas dans
la bibliographie récapitulative en fin d'ouvrage. Il s'agit d'un
livre allemand de K.-H. Frieser, célèbre dans le milieu de
l'histoire militaire pour avoir présenté l'idée selon laquelle la
Blitzkrieg n'a été qu'une construction a posteriori, très
exagérée. Cet ouvrage inspire l'idée de Jean Lopez selon laquelle
les Allemands s'attendaient, eux, à une offensive contre Kovel, à
la jonction entre le Groupe d'Armées Centre et le Groupe d'Armées
Nord-Ukraine, pour encercler les Groupes d'Armée Nord et Centre en
filant vers la Baltique. P.46, Jean Lopez cite enfin l'article,
toujours issu du Journal of Slavic Military Studies, qui lui
donne son idée maîtresse dans l'ouvrage, et qui n'a donc rien de
neuf, puisqu'il n'y change pas une virgule (ce sera la seule fois
qu'il est cité, même s'il apparaît aussi dans la bibliographie) :
celui
de Robert Watt, paru en 2008. Cette idée est simple :
l'offensive principale de l'été 1944 n'est pas Bagration
mais une opération associée dans la cascade d'opérations prévues
par l'Armée Rouge, qui survient après celle-ci, Lvov-Sandomir.
Comme Watt, Jean Lopez se base sur la composition des fronts
concernés par les deux opérations pour appuyer l'hypothèse. Il
s'agit donc de « trouver » une opération phare
pour l'été 1944. Pour autant, deux éléments à sont à observer.
Le premier est que, comme à son habitude, Jean Lopez se place encore
une fois volontairement contre le colonel Glantz, ce qui, à force,
semble relever d'une véritable posture, pour se démarquer. Ensuite,
n'est-il pas un peu vain de vouloir déterminer une offensive
principale par rapport aux autres, quand on songe que le fameux art
opératif soviétique tant vanté par Jean Lopez réside justement
dans la séquence d'opérations simultanées ou en cascade ?
C'est ainsi que dès la p.51, l'auteur écarte l'offensive contre la
Finlande, qui commence avant Bagration, le 9 juin 1944, et
dont il ne parlera quasiment plus. Dommage, car il y aurait beaucoup
à en dire, là aussi. Jean Lopez explique que Bagration n'est
qu'un leurre géant, pour dégarnir le front allemand devant
Lvov-Sandomir. Ici, on en est droit de s'interroger : Jean Lopez
ne pousse-t-il pas le révisionnisme (au sens littéral du terme),
inspiré de travaux anglo-saxons, un peu trop loin ? D'autant
que l'hypothèse retenue entre en contradiction avec la présentation
de l'art opératif par l'auteur... et c'est négliger que la
planification soviétique prévoit justement une combinaison
d'offensives, sur l'ensemble du front, de la Finlande à la Roumanie,
échelonnées dans le temps, pour profiter de la situation qu'elle
espère voir créée par Bagration. Selon Jean Lopez, Staline
aurait hésité, tranchant finalement en faveur de Bagration
pour protéger Moscou des raids aériens (et laver le désastre de la
coopération aérienne stratégique soviéto-américaine), mais aussi
pour enchaîner en cascade Bagration avec Lvov-Sandomir et
Iassy-Kichinev, plus au sud, contre la Roumanie, dans une sorte de
retournement de l'opération Barbarossa, même si la cascade
d'opérations est conçue bien différemment de l'opération
allemande. Les Soviétiques, a contrario des Allemands, n'envisagent
pas d'encerclements géants mais des opérations planifiées, qui
visent le système adverse, où l'encerclement est parfois utilisé
(comme à Vitebsk). Le plan d'opération d'origine subit des
modifications sur interventions de Rokossovsky, qui commande le 1er
Front de Biélorussie, et Bagramian, qui commande le 1er Front de la
Baltique. La géographie biélorusse pose en effet de nombreuses
difficultés. Staline, qui ne veut prendre aucun risque, renforce
d'ailleurs l'axe central, 3ème et 2ème Fronts de Biélorussie, en
affectant au premier la seule armée de chars engagée dans
Bagration, la 5ème de la Garde de Rotmistrov.
Le
chapitre 3 de la première partie est censée démêler les vrais et
faux atouts soviétiques : aviation, partisans et maskirovka.
Pour Jean Lopez, l'aviation reste le maillon faible du système
militaire soviétique. Au niveau qualitatif cependant, il note un
saut avec la reconquête de la Crimée (avril-mai 1944). L'aviation
soviétique va pourtant participer à l'opération en profondeur que
constitue Bagration avec d'incontestables qualités :
équipée de radios et d'appareils efficaces, elle va y jouer un rôle
non négligeable. Le vrai problème de ce passage n'est pas tant le
contenu, que l'on peut probablement discuter, mais les sources. Aucun
ouvrage n'est cité en note, et le passage n'est pas tiré de la
fameuse synthèse de Von Hardesty rééditée et actualisée en 2012
(Jean Lopez utilise encore l'ancienne version de 1982, cf la
bibliographie p.401), qui est une des références sur le sujet. On
peut donc s'interroger : d'où viennent les hypothèses et les
faits présentés par Jean Lopez (du Bersgtröm, quasiment la seule
autre référence en anglais, mentionné en bibliographie mais pas en
note ici ? Des sources russes?) ?... Même problème pour
la courte présentation des groupes de cavalerie-mécanisée, ceux
d'Oslikovsky et Pliev, engagés respectivement avec les 3ème et le
1er Fronts de Biélorussie. Sur les partisans soviétiques, en
revanche, Jean Lopez cite ses sources, cette fois. Ici, en se basant
seulement sur un ouvrage en presque (il cite p.83-84, seulement deux
ouvrages jugés par lui intéressants, mais sans expliquer pourquoi :
argument d'autorité...), il remet en question le rôle joué par les
partisans, très valorisé par l'historiographie soviétique, mais en
appuyant peut-être un peu trop. L'historien Bogdan Musal, un
Germano-polonais que cite Jean Lopez, a certes fait un travail
intéressant mais desservi par une hostilité marquée à l'encontre
de l'URSS. En outre Jean Lopez néglige peut-être un peu trop,
également, le rôle des partisans, après le déclenchement de
Bagration, et surtout la confusion entre opérations
anti-partisans allemandes et stratégie d'occupation du sol et
d'élimination des populations (civiles) voulues par les nazis.
Quelques références supplémentaires, comme celle
du livre de Christian Ingrao sur la division Dirlewanger,
lui auraient été profitables. Si Bagration réussit, selon
Jean Lopez, cela tient aussi à l'excellence des chefs de fronts ou
d'armées, comme Rokossovsky ou Tcherniakhovsky. Logistique,
entraînement et maskirovka sont d'autres clés de réussite
importantes pour Bagration. La logistique est surmenée, c'est
d'ailleurs elle qui entraîne le report de Bagration aux 22-24
juin. Mais l'effort est considérable. L'Armée Rouge se dote enfin,
grâce au Lend-Lease, de transmissions modernes. Les troupes
s'entraînent à franchir les coupures, notamment les cours d'eau,
nombreux en Biélorussie. La maskirovka joue à plein :
non seulement le renseignement allemand ne croit pas à une offensive
principale en Biélorussie, mais il n'identifie pas les armées les
plus puissantes acheminées dans le plus grand secret pour renforcer
les fronts concernés par l'attaque.
Quelles
sont les intentions allemandes, face aux ambitions soviétiques ?
Hitler est relativement confiant car il croit que le débarquement à
l'ouest, par une victoire allemande, va lui permettre de renverser le
cours de la guerre. La directive n°51 donne priorité à ce front
dès novembre 1943. Le renseignement allemand à l'est, dirigé par
Gehlen, ne dispose plus des reconnaissances aériennes ni des
interceptions radios nécessaires à une vision correcte, l'Armée
Rouge ayant renforcé sa sécurité dans ce dernier domaine. Gehlen
essaie de lire les intentions soviétiques à l'aune de ses propres
conceptions (on remarque d'ailleurs que Jean Lopez a une vision un
peu trop monolithique de l'art de la guerre allemand, dans la lignée
d'un Citino ;
il ne semble pas être à jour, par exemple, sur le plan Schlieffen,
cf le récent
ouvrage de Christophe Béchet que je fichais il y a peu) et
envisage une percée dans le secteur de Kovel-Lvov pour foncer soit
vers la Baltique (première hypothèse), soit vers le sud et les
Balkans (deuxième hypothèse). Les armées du Groupe d'Armées
Centre, ont identifié les préparatifs de Bagration mais ne
réussissent pas à convaincre leur hiérarchie. Le maréchal Busch,
patron du groupe d'armées, est avant tout aux ordres d'Hitler
(p.115, Jean Lopez cite le travail d'un jeune historien militaire
allemand, Johannes Hürter, sans indiquer l'ouvrage ou la référence
en note). Or Hitler a instauré, en mars 1944, les fameuses festen
Plätze (places fortes) pour tenir le terrain coûte que coûte.
L'attaque est attendue devant le groupe d'armées Nord-Ukraine,
auquel on confie, peu avant Bagration, le LVI. Panzerkorps,
détaché du groupe d'armées Centre qui va la recevoir de plein
fouet... dans ce chapitre, Jean Lopez a peut-être utilisé un autre
article du Journal of Slavic Military Studies,
celui-ci,
qui n'est cité ni en notes ni en bibliographie. A la p.104 apparaît
par contre, en note, un ouvrage fondamental pour l'écriture du livre
de Jean Lopez, mais qui est mentionné en bibliographie p.400 :
Das Deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg, volume VIII,
dirigé par K.-H. Frieser. Il faut s'arrêter sur cet ouvrage qui est
l'une des sources principales pour la vision allemande de la campagne
dans le livre de Jean Lopez et qui donne la matière de nombreuses
pages. Ce pavé de 1 350 pages fait partie d'une somme énorme, un
travail collectif de nombreux historiens militaires allemands issus
de la Bundeswehr (dont
Frieser), commencé en 1979 et achevé en 2008, pour la version
allemande. L'ensemble représente 12 000 pages, en pas moins de 13
volumes : le volume VIII, consacré au front de l'est sur la
période 1943-1944, est l'un des plus imposants. Le livre est en tout
cité 5 à 10 fois au maximum dans le Bagration
de Jean Lopez, en notes : or il est à l'origine de la plus
grosse partie, probablement, du récit du côté allemand de la
campagne, comme je le disais ; si on le couple avec le récit de
G. Niepold, un ancien officier de la 12. Panzerdivision
qui a couché par écrit sa propre vision de la bataille (et qui lui
est souvent cité en notes, car c'est un classique), on a
probablement les deux sources majeures de Jean Lopez de ce côté. Ce
dernier aurait gagné à indiquer davantage dans les notes, qu'il
doit beaucoup à cette somme imposante des historiens militaires
allemands du Militärgeschichtlichen Forschungsamt de
Fribourg. On observe
ainsi que dès le début de ce chapitre, le texte de Jean Lopez
reprend de nombreuses conclusions de l'article de Frieser au sein du
volume consacré à Bagration
(à partir de la p.499 : même citation tirée de Speer p.102 du
livre de Jean Lopez, mêmes notes renvoyant à des ouvrages
allemands...), ou que le passage sur l'évaluation double de Gehlen
(p.108-113) est de la même façon inspiré de l'article de Frieser,
pour bonne partie (p.501-506).
Le
dernier chapitre de la première partie est consacré aux ordres de
bataille. Jean Lopez identifie le 3ème Front de Biélorussie comme
le plus puissant, le 2ème Front de Biélorussie étant le plus
faible et les 1er Front de la Baltique et 1er Front de Biélorussie
dans une position intermédiaire. Le 3ème Front de Biélorussie est
clairement le pivot de l'attaque avec le 1er Front de Biélorussie de
Rokossovsky (dommage d'ailleurs qu'encore une fois, Jean Lopez ne
s'attarde pas plus sur les commandants d'armées de chars, comme
Rotmistrov, vite expédié p.138). L'auteur revient un peu plus,
contrairement à son habitude, sur les Allemands. Le Groupe d'Armées
Centre est pauvre : densité de moyens faible, peu de réserves,
manque de munitions d'artillerie, d'avions et de mobilité pour son
infanterie. Jean Lopez écrit beaucoup de lignes sur les officiers
allemands commandants d'armée ou de corps (importantes digressions
en notes) mais ce chapitre, lui aussi, comprend fort peu de notes
pour indiquer les sources de ces remarques. On constate que la
présentation générale du Groupe d'Armées Centre (p.142-147),
s'inspire du Das Deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg, volume
VIII (p.527-535) qui n'est
pourtant jamais cité.
La
deuxième partie du livre de Jean Lopez, qui constitue le coeur de
l'ouvrage avec environ 130 pages, est consacrée à l'opération
Bagration elle-même. Cette partie se signale d'abord par la
faible présence de notes, où seulement quelques ouvrages sont
indiqués. Il est également manifeste que Jean Lopez s'inspire
d'ouvrages non cités, ni en notes ni peut-être en bibliographie,
mais dans ce dernier cas, à moins de les connaître précisément,
il est difficile de les repérer. L'auteur divise Bagration en
trois phases : la rupture, durant la première semaine, avec la
prise des villes du balcon biélorusse ; l'exploitation du 29
juin au 4 juillet pour marcher sur Minsk et anéantir les forces
allemandes prises au piège de la première phase ; l'avance à
l'ouest, plus lente, jusqu'au 28 juillet. Jean Lopez choisit
d'aborder les opérations secteur par secteur, sur toute la
chronologie. Dans le récit des opérations menées par le 1er Front
de la Baltique, on note un ouvrage cité en note et non en
bibliographie, un témoignage allemand intéressant puisqu'il est
cité également par
un autre article du Journal of Slavic Military Studies,
qui n'apparaît ni dans les notes ni dans la bibliographie du livre,
mais dont on peut supposer que Jean Lopez l'a utilisé (c'est le même
que celui que je citais plus haut). Le Das Deutsche Reich und der
Zweite Weltkrieg volume VIII est
là encore employé sans être cité, comme on peut le voir sur les
opérations du 1er Front de la Baltique (mêmes notes de bas de page,
p.162 du Jean Lopez et p.540 de ce volume par exemple), avant d'être
finalement mentionné p.181, près de 30 pages après le début du
chapitre, dans une seule note. Le livre inspire aussi nombre d'autres
pages, comme l'assaut soviétique sur Moghilev. Une fois cela
précisé, on peut résumer le chapitre ainsi : les Soviétiques
parviennent initialement à réaliser les encerclements de Vitebsk et
Bobruïsk, comme prévu. La 3. Panzerarmee et la 9. Armee
sont détruites aux trois quarts dans la rupture, la 4. Armee
doit se replier sur la Bérézina dans les pires conditions. Le
Groupe d'Armées Centre explose dès le 28 juin, face la combinaison
des armes mise en oeuvre par les Soviétiques : chez Rokossovky,
le groupe Pliev a déjà progressé de 70 km vers l'ouest, et la 5ème
armée de chars de la Garde de 40 km chez Tcherniakhovsky.
Le
chapitre 2 de la deuxième partie, sur l'exploitation de la rupture
initiale, contient le même manque concernant les sources, déjà
évoqué précédemment. Le Das Deutsche Reich und der Zweite
Weltkrieg volume VIII fournit à nouveau une bonne partie de la
matière sur les opérations et leurs résultats côté allemand
(p.538-547 de l'article de Frieser). Le chapitre vaut surtout par le
long passage que Jean Lopez consacre à Model, le Feldmarschall
qui remplace Busch à la tête du Groupe d'Armées Centre le 28 juin
1944, à la fin de la première phase soviétique, donc. L'auteur a
déclaré dès que l'introduction que Model est l'un des deux
meilleurs officiers allemands de la Seconde Guerre mondiale (pour la
défense, son équivalent offensif étant Manstein, selon Jean
Lopez). Encore une fois, on retrouve, comme dans le Joukov (cf la
conclusion), cette tentation de décerner les lauriers à tel ou tel
capitaine, ce qui semble un peu futile au regard des problématiques
plus importantes parfois soulevées par l'auteur. Model, pour Jean
Lopez, se révèle sur le front de l'est, notamment quand il commande
la 9. Armee du Groupe d'Armées Centre, de janvier 1942 à
novembre 1943. Mis en repos à cette dernière date, il est appelé
d'urgence en 1944 pour redresser des situations catastrophiques, à
l'est comme à l'ouest. Jean Lopez dresse un portrait-robot de la
« méthode Model » : il glane ses propres
renseignements, privilégie la défense linéaire, concentre
l'artillerie en un seul groupe pour l'avoir à disposition sur les
points chauds, bâtit une défense en profondeur, ne montre aucun
scrupule pour favoriser ses ambitions, en réfère directement à
Hitler, parle avec ce dernier comme à un « soldat du
front » tout en cultivant les liens avec le parti et la SS.
Model commande, en 1944, successivement le groupe d'armées Nord,
puis le nouveau groupe d'armées Nord-Ukraine à partir de la fin
mars, enfin le Groupe d'Armées Centre à partir de la fin juin.
C'est lui qui va en partie rétablir une situation calamiteuse. Tout
ce passage est extrêmement intéressant, et l'on regrette d'autant
plus que Jean Lopez ne se fasse pas plus précis sur
l'historiographie de Model. P.215, il affirme de but en blanc en note
que la biographie de M. Stein est la meilleure (sans préciser
pourquoi d'ailleurs : argument d'autorité, à nouveau), mais il
cite aussi les autres, celles de Newton ou de Görlitz. Pourquoi ne
pas s'être arrêté un peu plus sur la question ? On est obligé
de le croire sur parole. Or la biographie de Marcel Stein n'est
peut-être pas suffisante, à elle seule, pour cerner complètement
le personnage. D'ailleurs le passage sur le style de Model emprunte
aussi au Das Deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg volume VIII
(p.558-560). Quand Jean Lopez évoque la fameuse opération
d'intoxication Scherhorn (p.236-238), montée par le NKVD et
le Smersh pour récupérer les agents allemands, il ne
mentionne pas non plus que les Allemands ont continué à croire au
succès de l'opération bien après la fin de la guerre, ainsi que
l'indiquent, par exemple, les
mémoires de Skorzeny (il a fallu attendre la publication de
documents soviétiques, bien plus tard, pour lever le secret sur
cette opération). Au final, dans cette deuxième phase
d'exploitation, l'Armée Rouge progresse sur Minsk, anéantit
quasiment intégralement la 4. Armee qui a retraité de 200 km
vers l'ouest et qui est tronçonnée en poches à l'est de la
capitale biélorusse. Model privilégie une défense en profondeur
tandis que Staline réoriente le 1er Front de la Baltique vers la
Prusse-Orientale et non vers Riga comme le voulait son commandant,
Bagramian. Les 2ème et 3ème Front de Biélorussie doivent pousser
vers le Niémen et le 1er Front de Biélorussie jusqu'à
Brest-Litovsk. Hitler s'entête à vouloir conserver les pays baltes
et le contrôle de la Baltique orientale pour une hypothétique
contre-offensive en 1945. La discussion sur les pays baltes et leur
conservation par les Allemands, ainsi que sur le « plan »
Zeitzler, s'appuie d'ailleurs sur le Das Deutsche Reich und der
Zweite Weltkrieg volume VIII,
pour une fois cité en note par J. Lopez, p.247.
Rien
à dire de particulier sur le troisième chapitre de la deuxième
partie, qui se caractérise lui aussi par un récit très détaillé
des opérations, et confirme les hypothèses formulées ci-dessus
concernant les sources : l'ouvrage de G. Niepold est le plus
cité dans les notes présentes. Au mois de juillet 1944, Model
parvient à débloquer des divisions blindées et d'infanterie aux
groupes d'armées Nord et Nord-Ukraine pour mener des combats
retardateurs, ce qui n'empêche pas l'Armée Rouge de se propulser
250 km plus à l'ouest, aux portes de Bialystok et de Kaunas. Les
Soviétiques atteignent les limites de l'exploitation de la percée
en raison de problèmes logistiques et des pertes en chars subies
depuis le début de l'opération. Cependant, Bagramian atteint le 30
juillet la mer Baltique à l'ouest de Riga, profitant de l'attaque
des 2ème et 3ème Fronts de la Baltique qui fixe le Groupe d'Armées
Nord, qui se retrouve ainsi lui-même coupé du Reich. Deux
jours plus tôt, les 2ème et 3ème Fronts de Biélorussie se sont
vus attribuer comme objectif la Prusse-Orientale.
Dans
la troisième et dernière partie du livre (un peu moins de 100
pages), Jean Lopez aborde les offensives soviétiques vers la
Vistule, Kovel-Lublin et surtout Lvov-Sandomir, dont on a dit
l'importance dans le cadre de l'hypothèse retenue par l'auteur et
tirée de l'article de Watt. Pour Jean Lopez, le choix de Staline de
diriger l'effort sur la Vistule, et donc la Pologne, doit se lire à
l'aune du succès du débarquement en Normandie. Il s'agit
d'installer au plus vite un régime communiste « ami »
en Pologne (Jean Lopez évoque, sans les citer précisément, les
travaux de Lev Bezymenski, journaliste soviétique/russe qui a
beaucoup écrit sur les questions sensibles de l'histoire de l'URSS).
Le groupe d'armées Nord-Ukraine est passé en revue, sans que l'on
sache trop quelles sont les sources (les mémoires de Raus sont
citées une fois en note) et en dépit de formules chères à Jean
Lopez et répétées à l'envie (tel général allemand « connaît
le Russe par coeur », qui apparaît au moins deux fois en
peu de pages). Les informations viennent en partie, encore une fois,
du Das Deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg
volume VIII, d'autant que le côté allemand est là encore mieux
servi que le côté soviétique (Jean Lopez expédie encore très
vite les commandants d'armées de chars soviétiques, pourtant des
plus importants pour cette opération, p.300-301 : Katoukov et
Rybalko sont jugés meilleurs que Lelyoushenko, qui vient tout juste
de reprendre la 4ème armée de chars, ce qui peut se défendre, mais
pas en si peu de mots...). L'hypothèse se confirme puisque l'ouvrage
allemand est de nouveau cité p.313 dans une note, les autres
références étant à nouveau les mémoires de Raus et celles de von
Mellenthin, un autre officier allemand de Panzer.
L'attaque du 1er Front d'Ukraine démarre entre les 12 et 15 juillet
1944. Le succès est rapide au nord de Brody, lieu choisi pour
l'attaque, moins évident au sud de la ville. La 1ère armée de
chars de Katoukov franchit le Boug le 18 juillet puis la Vistule le
1er août. Rybalko et sa 3ème armée de chars piétinent devant
Lvov, qui ne tombe que le 27 juillet. Le Groupe d'Armées
Nord-Ukraine est tronçonné en deux morceaux : la 4.
Panzerarmee se replie derrière
la Vistule tandis que la 1. Panzerarmee
s'adosse aux Carpathes. Une tête de pont solide est créée sur la
rive ouest de la Vistule.
L'opération
Kovel-Lublin est menée par l'aile gauche du 1er Front de Biélorussie
de Rokossovsky, qui n'a pas bougé pendant Bagration
puisque seule son aile droite a été impliquée. Cette opération
attaque à la jonction du Groupe d'Armées Centre et du Groupe
d'Armées Nord-Ukraine, un endroit idéal vu les circonstances. Elle
relance Bagration, en
perte de vitesse, et couvre l'opération Lvov-Sandomir à sa gauche
(ce qui d'ailleurs plaide pour la faiblesse de l'hypothèse de Watt :
les opérations soviétiques cumulent leurs effets les unes aux
autres et elles ont été conçues pour profiter d'une dynamique
initiée principalement par Bagration).
Son intérêt, selon Jean Lopez, tient à ce qu'elle se déroule en
parallèle de l'insurrection de Varsovie, déclenchée le 1er août,
et du changement d'objectifs décrété par Staline, le 28 juillet,
car l'opération vise à établir une tête de pont sur la rive ouest
de la Vistule, au sud de Varsovie. L'attaque démarre le 18 juillet
vise au premier chef Lublin, transformée en Fester Platz.
Une semaine plus tard, la 2ème armée de chars est maîtresse de la
ville et découvre le premier camp d'extermination, Maïdanek. Les
Soviétiques, qui prennent consicence progressivement de l'ampleur
des crimes commis par les Allemands en libérant leur territoire puis
en entrant en Pologne, font une intense publicité sur cette
découverte, mais les Occidentaux la rejettent comme une fausse
propagande. Or les premiers récits soulignent la particularité de
l'extermination des Juifs ; quand les Anglo-Américains
découvrent à leur tour les camps de concentration, en avril 1945,
les Soviétiques auront largement procédé à la « déjudaïsation »
des camps, et le caractère particulier de l'extermination en est
oblitéré pour longtemps dans l'historiographie occidentale. Après
avoir franchi le Boug, Rokossovsky voit ses objectifs modifiés par
Staline : établir une tête de pont sur la Vistule, au sud de
Varsovie, mais surtout la reprise du grand projet craint par les
Allemands avant Bagration,
à savoir une poussée vers le nord pour isoler complètement le
Groupe d'Armées Centre, ou ce qu'il en reste, et le Groupe d'Armées
Nord, ainsi que la Prusse Orientale. En réalité, la mission est
bien trop ambitieuse pour le front de Rokossovsky, qui ne dispose que
de la 2ème armée de chars pour s'installer, dans un premier temps,
correctement sur la rive est du fleuve, près de Varsovie. Cette
armée de chars, déjà fatiguée, et dont le chef, Bogdanov, a été
blessé à Lublin (son chef d'état-major Radzievsky le remplace), se
fait étriller par une savante contre-attaque montée par Model, à
l'est de Varsovie, avec quelques Panzerdivisionen
d'élite rameutées à la hâte. Jean Lopez, dans une note de la
p.344, se permet de critiquer les excès de Frieser sur le sujet
(celui-ci exagère les mérites de Model), alors que les ouvrages
écrits par ce dernier ou auxquels il a participé sont pourtant une
de ses sources majeures, parmi lesquels l'article du Das
Deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg,
utilisé d'ailleurs ici et qui n'est pas cité (p.570-572 et 581-584
pour la bataille de chars devant Varsovie), tout comme deux articles
du Journal of Slavic Military Studies,
celui-ci,
dont on a déjà parlé plus haut, et un
autre de David Glantz qui figure pourtant dans la bibliographie
de Jean Lopez mais qui n'est pas cité dans ce passage. Sans évoquer
les ouvrages spécialisés sur le sujet, en particulier du côté
allemand, sortis ces dernières années que l'auteur n'a pas employés
ici. En ce qui concerne l'insurrection de Varsovie, déclenchée le
1er août, les conséquences sont importantes. Varsovie n'est pas
l'objectif de Bagration ;
Staline a espéré pouvoir s'emparer rapidement de la ville entre la
modification des objectifs le 28 juillet et le 4 août, mais la
correction infligée à la 2ème armée de chars fait s'envoler cet
espoir. En outre, le Premier Ministre polonais du gouvernement en
exil séjourne à Londres depuis le 27 juillet et refuse de plier
devant les exigences de Staline. Celui-ci n'a donc guère de
scrupules à laisser l'insurrection se faire écraser par les
Allemands. Le problème est que les insurgés vont tenir deux mois,
bien au-delà de ce que Staline avait prévu. En septembre, au vu de
la réaction des Occidentaux, qui tentent eux-mêmes d'aider les
insurgés, il fait plusieurs gestes en accentuant les largages de
matériels et en envoyant des éléments de l'armée polonaise formée
par les Soviétiques pour soutenir les insurgés au-delà la Vistule,
opération mal préparée qui échoue. L'insurrection dépose les
armes le 2 octobre. En réalité, Staline n'avait aucun intérêt
politique à intervenir, et ce d'autant plus que militairement, il
dispose déjà de têtes de pont sur la Vistule. Mais le fait est que
son attitude achève de ruiner une possible entente entre Polonais et
Soviétiques, et rajoute au passif déjà très chargé entre les
deux peuples depuis 1939. Là encore cependant, une des faiblesses du
chapitre tient au manque de sources, dans les notes, pour étayer les
arguments de Jean Lopez, qui d'ailleurs n'apportent pas grand chose
de neuf à ce que l'on savait déjà sur le sujet. Notons encore
l'utilisation du Das Deutsche Reich und der Zweite
Weltkrieg (p.584-587) pour les
considérations sur l'insurrection de Varsovie et notamment les
références à Joukov et Besymenski. Ce qui renforce l'impression
que je répétais dès le début de cette fiche, selon laquelle
l'auteur ferait davantage oeuvre d'histoire militaire que d'histoire
politique, diplomatique ou sociale, et plutôt dans le sens d'une
compilation et d'une vulgarisation en français qu'autre chose.
Le
dernier chapitre de la troisième partie évoque le redressement
allemand du mois d'août 1944. Malgré les énormes succès de l'été
1944 pour les Alliés, dont Bagration,
la guerre n'est pas terminée à la fin de l'année. Fin août, Model
réussit à rétablir le contact terrestre avec le Groupe d'Armées
Nord, coupé par Bagramian un mois plus tôt (le passage est
notamment inspiré du Das
Deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg,
p.587-591, qui n'est pas cité) et le 29 août, les Soviétiques
mettent officiellement fin à Bagration.
L'Armée Rouge arrête de progresser, sauf au sud avec l'opération
Iassy-Kichinev. Les Allemands, plus proches désormais de leur base
arrière, reçoivent un matériel important fourni par une industrie
qui tourne à plein régime. Les hommes sont plus difficiles à
trouver, et la qualité de l'armée allemande continue de décliner.
Le passage sur les opérations dans les pays baltes manque à nouveau
de sources en nombre suffisant (il est probablement inspiré
d'ouvrages ou d'articles, mais lesquels ? Ceux en russe?). En ce
qui concerne le redressement allemand, Jean Lopez ressort en partie
le tableau qui ouvre son Berlin
et fait appel, ici de manière explicite car cité pour un tableau et
en note, au Deutsche Reich und der Zweite Weltkrieg. Au
niveau des conséquences de l'opération Bagration,
Jean Lopez attribue me semble-t-il trop d'importance à cette
offensive dans l'action de la résistance militaire qui commet
l'attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler. Les conjurés sont en
effet surtout focalisés sur la situation à l'ouest, issue du
débarquement en Normandie. Là encore, l'absence de sources en
quantité suffisante montre que Jean Lopez peut encore mieux faire en
dehors de l'histoire militaire pure. Plus intéressantes sont les
pages consacrées au général Müller, qui commandait le XII.
Armee Korps de la 4.
Armee, qui est fait prisonnier
et récupéré par les Soviétiques pour leur propagande. Par contre,
la reprise en main suite à l'attentat du 20 juillet et le sursaut
moral provoqué par l'attentat n'ont qu'un temps, contrairement à ce
qu'affirme Jean Lopez qui reste encore une fois très proche de ce
qu'il avait écrit dans son Berlin
en 2010. Un historien comme Ian Kershaw a bien montré que cet effet
avait été temporaire, la mécanique se grippant dès la fin de
l'année 1944 et surtout dans les premiers mois de 1945.
En
conclusion, Jean Lopez souligne que le succès de Bagration
illustre d'abord les progrès de l'Armée Rouge, et d'abord dans la
planification militaire (état-major général). L'exécution, au
niveau stratégique et opératif, est brillante. La combinaison des
armes, soutenue par les fournitures du Lend-Lease, fait
merveille. Les objectifs sont raisonnables, le corps des officiers
compétent, les troupes mobiles. Les VVS jouent un rôle jamais vu
jusque là, de l'aveu des Allemands eux-mêmes. Malheureusement,
p.386, Jean Lopez retombe à nouveau dans ses vieux travers des
préjugés sur l'URSS, en affirmant que « la peur motive
plus encore que l'ethos professsionnel » dans l'Armée
Rouge (à noter toutefois que cette affirmation est quasiment la
seule de cet ordre dans le livre, contrairement aux ouvrages
précédents comme le Joukov). Bagration se distingue
dans la Grande Guerre Patriotique par deux caractéristiques :
l'ampleur de la progression en kilomètres et surtout le nombre de
pertes infligées aux Allemands (400 000 au moins), les Soviétiques
perdant deux fois moins d'hommes au regard des pertes définitives.
L'Ostheer ne se remettra pas de la saignée, et perd aussi par
la même occasion un certain ascendant moral, même si on pourrait
discuter de ce point (il y a eu de sérieux coups portés avant
Bagration). Les gains stratégiques sont immenses. Pour Jean
Lopez, les Allemands ont commis cinq erreurs : faillite du
renseignement sur les objectifs adverses, sous-estimation de
l'ennemi, impossibilité de céder du terrain, non-prise en compte
gravissime de l'efficacité des VVS, et rejet d'une option qui aurait
permis, peut-être, de briser une partie de l'offensive soviétique.
Le soldat allemand ne s'est pas toujours montré à la hauteur de sa
réputation supposée. Bagration tient donc bien son rang aux
côtés d'Overlord, même si l'absence de stratégie commune
précise permet pour partie le redressement allemand de la fin de
l'été-début de l'automne 1944. D'après Jean Lopez, Staline, en
choisissant la solution la plus prudente, a déjà un pied dans la
guerre froide, pour constituer un glacis stratégique en avant de
l'URSS. Au final, ce Bagration se présente, une fois de plus,
comme un ouvrage de vulgarisation des travaux étrangers en la
matière, même s'il est bien écrit, reconnaissons-le (le style de
J. Lopez est efficace) et abondamment illustré par de nombreuses
cartes, ce qui est plus qu'appréciable. L'hypothèse de Watt,
reprise par Jean Lopez et qui constitue l'argument principal de
l'ouvrage, n'est pas originale, et elle est plus que contestable :
elle entre même en contradiction avec la présentation de l'art
opératif que présente l'auteur depuis son Berlin. En outre,
comme de coutume, le livre reste centré sur l'histoire militaire, et
les hypothèses de Jean Lopez en dehors de ce domaine sont moins
appuyées
(partisans soviétiques, question polonaise, etc). Il y a aussi le
problème de ces ouvrages et articles pour le moins importants et qui
n'apparaissent que trop peu souvent en notes, et parfois pas dans la
bibliographie, notamment le Deutsche
Reich und der Zweite Weltkrieg, volume VIII,
qui, bien que cité quelques fois en notes, sert en fait de base à
une bonne partie du texte pour le côté allemand (cela se compte en
dizaines de pages). L'auteur n'apporte rien de
véritablement nouveau à la connaissance du lecteur averti. Malgré
la mention de l'utilisation de documents d'archives et de sources
russes traduites, le travail de Jean Lopez reste avant tout une
compilation de sources secondaires et une vulgarisation des acquis
récents de la recherche étrangère en français.