Le
5 septembre 2013, un attentat à la voiture piégée a lieu à Nasr
City, un faubourg du Caire, visant le ministre de l'Intérieur.
L'attentat, qui blesse au moins 20 personnes, est revendiqué par
Ansar Bayt al-Maqdis, un groupe djihadiste du Sinaï. Deux mois plus
tard, les djihadistes postent une vidéo du kamikaze, Walid Badr,
ancien officier de l'armée égyptienne et surtout vétéran des
combats en Syrie1.
Le
conflit syrien fournit en effet une expérience appréciable aux
djihadistes égyptiens qui cherchent à déstabiliser le régime des
militaires. Selon le dernier décompte, entre 119 et 358 Egyptiens
auraient déjà pris part aux combats en Syrie. Un autre combattant
du même groupe, Saaed al-Shahat, avait tué un officier de police
et s'était fait sauter avec sa ceinture de bombes quand les forces
de sécurité avaient investi son appartement. Lui aussi était un
vétéran de la Syrie. Ansar Bayt al-Maqdis s'est imposé
progressivement comme le groupe le plus violent parmi la nébuleuse
djihadiste égyptienne : l'attentat à la voiture piégée du 24
décembre 2013 à Mansourah montre que ses capacités ne cessent de
croître, peut-être sous l'influence du retour de combattants partis
en Syrie.
Des
centaines d'Egyptiens étaient partis combattre les Soviétiques en
Afghanistan à la fin de la décennie 1980. Les vétérans de ce
conflit avaient entretenu les rangs de deux organisations plus tard
liées à al-Qaïda, al-Gamaa al-Islamiyya et le Djihad Islamique
égyptien, qui avaient semé la terreur en Egypte dans les années
1990. Le renversement du président Morsi a fourni des munitions aux
djihadistes. Un idéologue, le cheikh Abou al-Mundhir al-Shinqiti, a
appelé à la guerre contre les services de sécurité ; l'EIIL
a proclamé son soutien à ses « frères »
égyptiens. Le 1er septembre 2013, les forces de sécurité
égyptiennes avaient arrêté Adel Habbara, qui serait lié à
al-Qaïda, aurait dirigé un groupe nommé Al-Muhajereen wal-Ansar
dans la péninsule du Sinaï, lequel serait responsable de
l'exécution de 25 soldats en août. Habbara aurait juré allégeance
à l'EIIL et se serait vu promis 10 000 dollars pour financer les
activités de son groupe armé. Les vidéos du groupe font de plus en
plus référence aux discours de Baghdadi, le chef de l'EIIL. En plus
des Egyptiens partis combattre en Syrie, le groupe recruterait
également parmi la communauté des réfugiés syriens arrivés en
Egypte depuis 2011. Le commandant de l'Etat Islamique en Irak,
l'ancêtre de l'EIIL, était d'ailleurs jusqu'à sa mort en avril
2010, un Egyptien, Abou Ayyoub al-Masri, un des bras droits de
Zarqawi2.
Les
Egyptiens qui partent combattre en Syrie proviennent donc de milieux
assez variés, même si leur profil comporte des points communs.
Aboubakr Moussa, tué au combat aux côtés de l'insurrection
syrienne, était diplômé d'une des meilleures écoles du Caire et
n'est devenu « religieux » qu'à son entrée à
l'université. A la mosquée, il rencontre un homme dont il épouse
la soeur, veuve d'un Tchétchène. Il tente de gagner la Tchétchénie
mais est refoulé par les autorités russes, puis emprisonné six
mois par la police égyptienne. Après s'être remarié, sa première
femme l'ayant quitté, il participe au renversement de Moubarak, puis
se trouve dans des convois humanitaires à destination de la Libye
-on ne sait pas s'il a pris part aux combats sur place. Il gagne
ensuite la Syrie via un réseau visiblement assez organisé et combat
à Damas, dans la province d'Idlib, à Homs, à al-Qusayr, avant
d'être tué le 1er septembre 20123.
Ahmed Refat, un djihadiste qui s'était échappé des prisons
égyptiennes à la faveur du renversement de Moubarrak, a été tué
en Syrie le 7 juillet 2012. Il avait lutté les armes à la main
contre Khadafi avant de rejoindre le djihad syrien4.
Abou Rami, âgé de 37 ans, a fait quatre voyages aller-retour en
Syrie en 2012, où il a gagné la confiance d'une association chargée
de maintenir l'ordre dans les territoires libérés par
l'insurrection. Il est entré par la Turquie, comme nombre de
combattants étrangers ; d'après lui le voyage coûterait 250
dollars en tout. Il a déclaré par ailleurs que les volontaires pour
le djihad en Egypte étaient des gens éduqués, sans problèmes
sociaux ni financiers. Dès février 2013, le gouvernement égyptien
a publié les noms de 10 citoyens nationaux tués au combat en Syrie.
Abou Rami en rajoutait 3 de plus, qui seraient entrés par le Liban
et seraient morts à Homs ce même mois. Abou Ahmed, un étudiant
égyptien de 34 ans en Angleterre, a quitté femme et enfant pour
rejoindre une brigade de l'Armée syrienne libre via le point de
passage de Bab el-Hawa à la frontière turque. Bien qu'affilié à
al-Gamaa al-Islamiyya, il prétend ne pas avoir utilisé ce réseau ;
c'est la rencontre d'un exilé repartant pour le djihad qui l'a
convaincu. Il a acheté une AK-47, appartenant à un combattant mort,
pour 700 dollars et a payé 80 dollars pour les munitions. Il a fait
la cuisine pour son groupe armé avant d'être engagé dans de
petites opérations et d'être blessé à la jambe, puis il a été
soigné et il est revenu en Egypte5.
Jérôme
Drevon6
explique également comment le conflit entre al-Nosra et l'EIIL a eu
des répercussions dans le paysage djihadiste égyptien. Une faction,
baptisée les « puristes », s'est alignée avec
l'EIIL et rejette al-Nosra, en particulier parce que ce dernier
mouvement accueille des volontaires égyptiens qui n'ont pas les
mêmes idées politiques que les djihadistes, ainsi le cheikh Hazim
Abou Ismaïl. Ces djihadistes égyptiens rejettent à la fois
al-Nosra qui se confine au djihad syrien, uniquement sur le plan
militaire, mais aussi la direction d'al-Qaïda, c'est à dire
Zahawiri, qui a soutenu al-Nosra dans sa querelle avec l'EIIL. Ils se
sont ralliés à Abou Umar al-Kuwaiti, qui dirige un groupe de
combattants étrangers, Jamaat al-Muslimin, installé près de la
frontière turque, vers Atme et Bab el-Hawa. Le groupe est associé
avec l'EIIL mais a en plus excommunié al-Nosra, ce qu'a rejeté
l'EIIL lui-même. Les puristes s'opposent en cela au courant dominant
du salafisme égyptien qui, lui, prône la réconciliation. Ce qui
est intéressant, peut-être, c'est la centralité de l'expérience
syrienne dans la redéfinition du djihadisme issu du salafisme.
Au
début de l'année 2014, les djihadistes égyptiens multiplient les
attaques : voiture piégée devant les QG des forces de
sécurité, tirs en plein jour sur un personnage important du
ministère de l'Intérieur, destruction d'un hélicoptère de l'armée
au-dessus du Sinaï grâce à un missile sol-air portable7.
Le tireur de ce dernier engin (un SA-16) a manifestement été formé
à l'utilisation de ce matériel : bénéficie-t-il d'une
expérience acquise en Syrie ? Il abat en tout cas un Mi-17
au-dessus du nord du Sinaï. Reste à savoir aussi d'où vient
l'arme8.
Selon une étude du centre Meir Amit, plusieurs centaines d'Egyptiens
ont déjà combattu dans les rangs du front al-Nosra ou de l'EIIL en
Syrie. Le 13 avril 2014, les autorités égyptiennes annoncent
détenir Wa'el Ahmed Abd al-Fattah, un ancien employé de la
compagnie pétrolière égyptienne qui a servi au sein du front
al-Nosra. Il serait entré en Syrie via la Turquie en 2012. Un mois
plus tôt, le 10 mars, c'est Muhammad Dura Ahmed al-Taliawi qui est
arrêté par les services de sécurité ; il aurait participé à
l'attaque sur le QG de celles-ci en janvier au Caire. Revenu de Syrie
en mars 2013, il cherche à commettre des attentats contre Israël,
entre en contact avec un membre de Ansar Bayt al-Maqdis. Au moment de
son arrestation, il ouvre le feu sur les policiers qui répliquent et
le blessent. Dès le 23 septembre 2013, Ansar Bayt al-Maqdis avait
annoncé dans un communiqué la mort en Egypte de deux vétérans du
djihad syrien, Fahmi Abd al-Rauf Muhammad (Abu Djana) et Samir Abd
al-Hakim (Abu al-Baraa'). Wa'el Abd al-Fattah, qui a fait partie du
front al-Nosra, a lui aussi été arrêté par les autorités
égyptiennes en raison de ses projets d'attentats9.
Une
autre étude du centre Meir Amit sur les volontaires des pays arabes
partis faire le djihad en Syrie estime à 40 le nombre d'Egyptiens
déjà tués sur place, la plupart originaires de villages ou de
petites localités et très peu du Caire ou d'Alexandrie. Plusieurs
cadres égyptiens en Syrie appartiennent à une organisation baptisée
Ansar al-Sharia. Cette organisation est dirigée par le Sheikh Ahmed
Ashoush, un vétéran du djihad afghan et d'Al-Qaïda, rentré en
Egypte en 1991, arrêté en 1993 et détenu jusqu'en 2011. Relâché,
il est de nouveau emprisonné en décembre 2012 pour activités
terroristes. Hashem al-Ashri, un Egyptien vivant aux Etats-Unis
depuis 15 ans, a affirmé en juin 2013 qu'il aidait des Egyptiens à
gagner la Syrie. D'après lui, la plupart viennent des classes
moyennes, ce qui leur permet de se payer un billet d'avion et une
arme, deux éléments indispensables pour le combattant étranger. Il
leur conseille de partir pour un pays voisin, puis de gagner la
frontière où un groupe rebelle se chargera de les faire passer en
Syrie10.
1David
Barnett, « Blowback in Cairo.The Syrian civil war has now
reached the heart of Egypt. », Foreign Policy, 9
janvier 2014.
2Mohannad
Sabry, « Al-Qaeda emerges amid Egypt’s turmoil »,
Al-Monitor, 4 décembre 2013.
4Bill
Roggio, « Egyptian jihadist killed in fighting in Syria »,
The Long War Journal, 12 juillet 2012.
5
Mohamed Fadel Fahmy, « Egyptian Fighters Join 'Lesser Jihad'
in Syria », Al-Monitor, 17 avril 2013.
6Jérôme
Drevon, « How Syria’s War Is Dividing the Egyptian Jihadi
Movement », Carnegie/Syria in Crisis, 9 janvier 2014.
9Involvement
of Operatives Who Returned from Syria in the Terrorist Campaign
against the Egyptian Regime, The Meir Amit Intelligence and
Terrorism Information Center, 4 mai 2014.
10The
Phenomenon of Foreign Fighters from the Arab World in the Syrian
Civil War, Most of Them Fighting in the Ranks of Organizations
Affiliated with Al-Qaeda and the Global Jihad, The Meir Amit
Intelligence and Terrorism Information Center, mai 2014.