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Christophe BECHET, Alfred von Schlieffen. L'homme qui devait gagner la Grande Guerre, Maîtres de la stratégie, Paris, Argos, 2013, 214 p.

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Christophe Bêchet, docteur en histoire, assistant à l'université de Liège, enseigne l'histoire des relations internationales. Sa thèse de doctorat est consacrée au fameux "plan Schlieffen".

C'est que le nom du stratège allemand reste associé au plan du même nom : l'historien rappelle combien le déclenchement de la guerre doit aux pressions des militaires, des états-majors, qui poussaient eux-mêmes en avant des plans de guerre. Schlieffen, lui, est mort le 4 janvier 1913. La question est donc de savoir en quoi le plan Schlieffen est responsable, ou non, du déclenchement de la guerre en 1914, et de comprendre comment la pensée du chef d'état-major allemand a pu influencer la conduite des opérations, puis constituer un héritage pour l'armée allemande. En 1999, l'historien américain Terence Zuber a créé un coup de tonnerre en proposant l'hypothèse selon laquelle le "plan Schlieffen" n'aurait en réalité pas été le véritable plan de guerre allemand, entraînant un débat qui n'est toujours pas refermé parmi les historiens militaires. Christophe Bêchet, lui, vise avec ce petit ouvrage à débroussailler la mythologie autour du plan Schlieffen, et de son concepteur, pour tous ceux qui seraient intéressés par le sujet.



Le livre se divise en cinq chapitres. Les deux premiers retracent le parcours de Schlieffen et le mettent en contexte dans ce qui devient l'Allemagne. Né en 1833, dans une famille de tradition militaire, à Berlin, Schlieffen est marqué par la piété de sa mère, qui suit l'Eglise de l'Unité des Frères Moraves. Il fréquente aussi des pasteurs évangéliques, et il est éduqué par les Frères avec des jeunes gens de l'aristocratie prussienne. Il gagne un lycée de Berlin en 1847, juste avant la révolution de l'année suivante. Il n'intègre le 2ème régiment des Uhlans de la Garde qu'en 1853. Il rejoint la Kriegsakademie en 1858 et la quitte en 1861. Il est intégré à la section topographique du Grand Etat-Major en 1863. Il n'est pas encore sûr de rester dans l'armée. C'est lors du Grand voyage d'état-major avec Moltke, en 1865, que son choix est arrêté. Il participe à la campagne contre l'Autriche, en 1866 ; la même année, il est nommé attaché militaire à l'ambassade de France. Il participe à la guerre de 1870 contre la France et en profite moins pour développer son expérience militaire que pour nouer des relations au sein de l'état-major. Propulsé par Moltke, Schlieffen prend le commandement du 1er régiment des Uhlans de la Garde à Potsdam. En 1884, Guillaume Ier le nomme à la 3ème section du grand état-major. C'est à partir de là que Schlieffen est en contact avec le plan de déploiement de l'armée allemande et les questions de mobilisation. Von Waldersee, qui remplace Moltke en 1888, en fait son assistant : Schlieffen devient lieutenant général, et atteint le sommet de sa carrière. Mais comme son chef n'a pas l'heur de plaire au nouveau Kaiser, Guillaume II, Schlieffen est propulsé à la tête du grand état-major le 7 février 1891.

Le grand état-major (Grosser Generalstab) n'a été créé en Prusse qu'en 1803. Jusqu'au milieu du XIXème siècle, il reste un corps de spécialistes qui n'a que peu de prises sur la direction des affaires militaires et du plan de guerre. Moltke, qui en prend la tête en 1857, va infléchir considérablement le rôle de l'organisme. Le succès de 1866 contre l'Autriche le propulse en pleine lumière et entraîne la suppression de la tutelle par le ministère de la Guerre. Les effectifs augmentent, proportionnellement à ceux de l'armée : une centaine d'officiers, pour encadrer une armée qui bénéficie de la conscription et de l'entretien d'une puissante réserve. La dualité de la société allemande après 1871 (caste militaire et société civile) pousse le grand état-major à contourner la nouvelle constitution ; Guillaume II encourage l'indépendance et l'influence des militaires après 1888 et permet au grand état-major de centraliser les questions de mobilisation, de plan et de commandement en temps de guerre. Schlieffen n'a pas été choisi en raison, simplement, de sa docilité par rapport à son prédécesseur. Il plaide ainsi tout  au long de ses fonctions pour une augmentation des effectifs -la société la plus militarisée, en 1914, proportionnellement à la population, n'est pas l'Allemagne, mais bien la France. Schlieffen apporte surtout des changements d'échelle, pas des innovations fondamentales. Il veut une armée nombreuse, bien équipée, bien commandée. Le corps des officiers s'ouvre au-delà de la noblesse. Il redoute moins que d'autres les conséquences sociales d'une massification de l'armée. Moltke avait développé le Kriegspiel parmi les exercices propres à l'état-major (tactiques et stratégiques, grand voyage d'état-major, manoeuvres). Schlieffen considère le Kriegspiel comme un lieu de formation, mais aussi comme un test scientifique de théories et le moyen de les diffuser au sein de l'armée. Mais les commandants de corps allemands gardent, aussi, une grande indépendance par rapport à l'état-major général.

Depuis la seconde moitié du XIXème siècle, avec les innovations technologiques qui bouleversent l'art de la guerre, toutes les nations européennes commencent à ébaucher des plans de guerre. En Allemagne, celui-ci comprend quatre phases : mobilisation, transport, débarquement et déploiement, direction et missions. Les trois premières sont assez rigides, la dernière beaucoup plus souple. Le général von Slichting perpétue l'héritage de Moltke, dans un ouvrage de 1900 : la stratégie comme système d'expédients. Schlieffen s'est vu reproché plus tard, dès avant la guerre, d'avoir bridé la liberté d'initiative des officiers allemands (notamment par von Bernhardi). En réalité, la bureaucratisation et la codification étaient devenus nécessaires. Schlieffen a en fait toujours considéré qu'une guerre de mouvement, qu'une stratégie ambitieuse et flexible, était possible, malgré les contraintes imposées par la guerre moderne. Le plan de guerre, appliqué en avril, est révisé dès le mois de novembre de la même année : il y a donc chevauchement du plan sur deux années. La pensée militaire allemande est préoccupée, alors, par la crainte d'une guerre sur deux fronts. Moltke avait préconisé de passer à l'offensive contre un adversaire, la Russie, et de se maintenir en défensive à l'ouest. Mais Moltke n'envisageait pas forcément une victoire décisive et totale contre la Russie avant de se retourner contre la France, et le plan pouvait être modifié. D'ailleurs, deux variantes existaient, contre la France et la Russie, pour la dimension offensive, institutionnalisées vers 1900 en Aufmarsch I et Aufmarsch II. On a beaucoup reproché à Moltke le Jeune, durant l'hiver 1912-1913, d'avoir rompu avec cette tradition pour privilégier un plan de guerre unique. Les disciples de Schlieffen ont contribué à caricaturer le travail de Schlieffen, en le présentant comme un plan unique, véritable sésame stratégique qui, bien appliqué, aurait permis de gagner la guerre. L'historien G. Ritter, en 1956, propose cette interprétation à partir de la traduction du Grand Mémoire de 1905-1906, à la fin de la carrière de Schlieffen, considéré comme son testament stratégique ; en réalité, Ritter cherche aussi à dédouanner le militarisme prussien d'avoir poussé à la guerre, et le IIème Reich d'avoir entraîné le IIIème. Schlieffen prévoit effectivement dans le mémoire un scénario d'offensive contre la France, en insistant sur le débordement de l'aile droite, jugé par beaucoup d'historiens complètement irréaliste. L'influence de Ritter n'est pas à négliger : il contribue à la confusion entre le plan bâti par Schlieffen et celui de Moltke en 1914. T. Zuber a contribué à démonter la version "canonique" du plan Schlieffen. Celui-ci, effectivement, envisage de plus en plus une offensive contre la France dès 1891. Dès 1893-1894, cette hypothèse est intégrée dans les plans de guerre ; puis, en 1897, Schlieffen appuie sur l'aile droite pour déborder des défenses françaises qu'il juge de plus en plus insurmontables pour une attaque frontale. Le plan de 1899-1900 assume la violation de la neutralité belge ; mais Schlieffen le modifie exceptionnellement en octobre 1899 pour renforcer l'effectif face à la Russie. Le plan de 1905-1906 est le plus offensif contre la France, probablement en raison de la guerre russo-japonaise qui semble hypothéquer les capacités de l'armée russe. Mais Schlieffen conserve toujours l'Aufmarsch II. Il a bien favorisé une offensive contre la France, mais sans tomber dans la rigidité qu'on a caricaturé ensuite. Sur la neutralité belge, par exemple, Schlieffen espère toujours pouvoir attendre que les Français la violent en premier, pour réagir ensuite, du moins jusqu'en 1905-1906. Le choix allemand est aussi une réponse aux relations de plus en plus tendues avec l'Angleterre : la prise de la Belgique, de la Hollande et du Luxembourg peut servir de moyen de pression. C'est ce que semble confirmer un mémoire additionnel de Schlieffen en février 1906.

Après sa retraite officielle en décembre 1905, Schlieffen continue d'exercer une influence sur l'état-major. Il écrit des articles jusqu'en 1913, réunis ensuite dans un volume, Cannae, où il explique que la bataille d'anéantissement de l'armée ennemie a été recherchée par tous les grands capitaines de l'histoire, sans forcément être servie par les circonstances favorables nécessaires. Pour lui, la bataille de Cannes est un modèle : Hannibal a vaincu un ennemi supérieur en nombre, une victoire totale selon lui. Schlieffen relit toutes les batailles historiques, de manière anachronique, à la lumière de ce modèle de Cannes : seule celle de Sedan, en 1870, lui semble correspondre au modèle. A-t-il voulu faire de son plan un Cannes moderne ? Il faut noter qu'il théorise là-dessus pendant se retraite, pas avant ; en outre, il n'a envisagé qu'un enveloppement sur une aile, contrairement à Moltke le Jeune, qui lui semble avoir voulu coller davantage au modèle de Cannes. En fait, Schlieffen recherchait un point faible du dispositif adverse pour y insérer son Schwerpunkt ; il préconise davantage le principe du Gesamtschlacht, des succès locaux décisifs additionnés qui contribuent à la victoire finale. Schlieffen conseille, pour l'action de flanc, une direction d'attaque inattendue ; il enseigne aussi qu'il faut diviser l'adversaire pour mieux l'écraser tour à tour -dans la ligne de ce qui sera fait à Tannenberg. Moltke avait accéléré, après 1850, la construction de chemins de fer pour contribuer à la mobilisation de l'armée ; le rôle des chemins de fer était intégré à la section en charge de la mobilisation dans le grand état-major. Schlieffen arrive à la tête de celui-ci alors que la centralisation des chemins de fer pour l'effort militaire arrive à un paroxysme. Il compte s'en servir pour transférer des troupes d'un front à l'autre, mais aussi pour déplacer des troupes d'une aile à l'autre sur un front donné. L'introduction du rail modifie la pensée stratégique : les plans allemands avant la guerre cherchent à en profiter jusqu'à la dimension tactique et ils incluent le transport de pièces lourdes d'artillerie par rail. Schlieffen ne veut pas d'une guerre d'usure, d'une guerre de tranchées telle qu'il a pu la voir dans le conflit russo-japonais : il craint qu'elle ne soit pas supportable, d'où le choix d'une guerre de mouvement, courte, avec de grandes manoeuvres de flanquement. Il sous-estime en réalité la vigueur des nationalismes. En revanche, pour aider à la percée lors d'une offensive frontale, c'est lui qui plaide, dès 1902, pour un appui massif en artillerie lourde, qui jouera un grand rôle contre la France en 1914. Pour augmenter les effectifs, il prévoit d'inclure les corps de réserve aux côtés des corps de ligne, ce qui là encore, sera important dans les premiers mois de la guerre. En 1909, Schlieffen pense que la croissance des effectifs, qui dépasse le million, ne change pas les principes du commandement : il veut davantage de corps d'armée pour maintenir la souplesse, mais cela n'est pas suivi. Dans la tradition de la pensée militaire allemande, malgré l'amélioration des moyens de communication, Schlieffen continue de privilégier la rapidité d'action à la qualité des renseignements obtenus. Il n'était pas aussi dogmatique que l'ont prétendu ses adversaires ou ses disciples : dans la tradition de Moltke, il insiste sur l'Auftragstaktik, même si il croit pouvoir contrôler davantage ses subordonnés grâce aux nouveaux moyens de communication, ce qui s'avère un peu illusoire.

Moltke le Jeune se démarque de Schlieffen en raison de l'alliance franco-russe, qu'il juge désormais solide. C'est pourquoi il prévoit une offensive contre la France, une défensive à l'est, puis une offensive dans un second temps. Mais le risque est que les Russes ont accru leur capacité de mobilisation dans un temps plus court. A l'ouest, Moltke sait parfaitement que les Français ont adopté l'offensive à outrance : c'est pourquoi il renforce l'aile gauche. Enfin, dès 1908, il renonce à envahir les Pays-Bas. Conséquence : le mouvement de l'aile droite est limité à la Belgique, et l'armée allemande doit prendre Liège. Moltke croit une victoire décisive possible seulement contre la France, pas contre la Russie. Après la guerre, la Reichswehr tente de comprendre comment la guerre aurait pu être gagnée, plutôt que de chercher à éviter un prochain conflit. Des attaques contre la pensée de Schlieffen se multiplient, entraînant ses disciplines à créer un véritable mythe autour de sa personne. Von Kuhl, von Freytag von-Loringhoven, Groener, soulignent dans les années 20 que Schlieffen avait fourni un plan impeccable qui a été en réalité mal exécuté, par Moltke au premier chef. C'est aussi conforter l'idée d'une non-défaite, du coup de poignard dans le dos à l'armée, etc. Ces ouvrages sont aussi traduits à l'étranger. Von Seeckt, qui pilote la reconstruction de la Reichswehr, s'inspire de Schlieffen : formation d'une élite de commandement, guerre de mouvement, recherche d'une victoire décisive. Beck s'en revendiquera aussi. Moltke, lui, fut complètement passé à la trappe. En réalité, la pensée militaire allemande est marquée par une remarquable continuité : elle rebondit simplement sur les nouveaux outils technologiques (chars, avions, etc).

En conclusion, Christophe Bêchet souligne la responsabilité des plans de guerre des grandes puissances dans le déclenchement du conflit. La mobilisation autrichienne en 1914 entraîne par ricochet celle de l'armée russe, qui à son tour précipite celle de l'armée allemande. L'historien ne pense pas qu'il ait existé un "plan Schlieffen" responsable de la guerre : en réalité, Schlieffen a envisagé la violation de la neutralité belge et poussé à son paroxysme le débordement par l'aile droite. Mais les choix définitifs sont arrêtés par Moltke. Schlieffen n'avait pas envisagé une guerre totale, d'usure : il comptait sur la qualité de l'état-major et de l'encadrement pour continuer à mener une guerre mobile, avec une armée millionnaire, capable de surmonter les défis posés par la modernisation, pour remporter des victoires décisives et rapides. Le principal tort de Schlieffen est d'avoir été très optimiste dans la faculté du commandant en chef à conduire les opérations : en cas de blocage, il conseillait de concentrer les forces sur un Schwerpunkt, matraqué à l'artillerie lourde, pour percer -méthode qui ne parvient pas à emporter de résultats décisifs pendant la guerre.

Un ouvrage fort utile, mesuré, et qui répond aux deux questions posées dans l'introduction, tout en proposant des pistes de lecture pour creuser. Une excellente base de départ sur le sujet, à mon avis.




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