A l'occasion de ma récente recension du Rommel de Cédric Mas, Nicolas Aubin propose sa propre lecture du El Alamein du même auteur (que j'avais moi-même fiché ici)
A
l'occasion de la sortie du Rommel
de Cédric Mas que Stéphane Mantoux vient de chroniquer et qui a
fait couler un peu trop d'encre pour de mauvaises raisons, il n'est
pas inutile de revenir sur le premier bébé littéraire de cet
avocat d'une quarantaine d'année, incontestable spécialiste de la
guerre du désert. Paru il y a un an, en coédition Heimdal-
Uniformes, il s'agit d'une histoire de la
bataille d'El Alamein (juin-novembre 1942)
trop injustement passée inaperçu à sa sortie.
Injustement
car il s'agit d'un ouvrage en tous points remarquable.
Commençons
par la forme : grand format, tout couleur, il est un magnifique écrin
pour :
-
Les deux cents photographies, la
plupart inédites,
qui plongent le lecteur au cœur de la bataille.
Bien loin d'être des redites du texte, leurs légendes sont
suffisamment précises pour apporter une masse d'informations
supplémentaires sans alourdir l'ensemble.
Moi qui ne suis le plus souvent guère sensible à l'iconographie,
j'ai été bluffé. Nul doute que Cédric nous propose une
collection, fruit de plusieurs années de patientes acquisitions. A
elle seule, elle justifierait l'acquisition de l'ouvrage par les
collectionneurs et les maquettistes.
-
Pour la quinzaine de cartes bien lisibles qui, si elles ne sont pas
parfaites, s'avèrent bien au dessus de la moyenne. Tout amateur
d'histoire militaire me rejoindra pour insister sur l'importance de
la cartographie et il faut rendre hommage à l'éditeur d'y avoir
consacré le temps et les moyens nécessaires.
-
Enfin, last
but not least,
pour les cinq pages d'annexes listant, modèle par modèle, les
effectifs à disposition par les unités de chaque camp au fur à
mesure de la bataille, extraits des journaux d'opérations.
C'est
que Cédric Mas, au contraire de ses prédécesseurs en langue
française (Bergot, Fittère, Buffetaut ou de Lannoy), a compulsé
les archives allemandes, italiennes et du Commonwealth. Il s'agit
tout simplement du premier travail de première main de la part d'un
historien français sur cette bataille que l'on classe pourtant parmi
les tournants de la guerre. Il lui restait à bien dépouiller et
analyser cette masse d'archives patiemment collecté de par le monde.
Ce qui nous amène à aborder le fond.
Je
ne reviens pas sur le contenu même du livre bien détaillé par
Stéphane dans une notice précédente, mais je vais m'attarder sur
quelques points qui me paraissent saillants.
Le
plan est efficace. Derrière un abord classique, Cédric Mas mêle,
en en maîtrisant l'équilibre, rigueur de l'analyse et sens du récit
:
-
Une longue introduction qui pose le contexte et présente les
acteurs,
-
Trois chapitres chronologiques traitant chacun d'une des batailles
(le coup de main initial de Rommel du 1er
au 22 juillet 1942avec
des divisions réduites à la taille de bataillons squelettiques, et
moins de 20 Panzers,
l'offensive d'Alam El Halfa, 2e
assaut de la Panzerarmee Afrika en octobre et enfin l'assaut de
Montgomery en novembre qui voit la destruction quasi-complète des
forces de l'Axe)
-
Un dernier chapitre en forme de bilan et qui revient sur les
différentes controverses autour ces batailles.
Sur
les trois opérations, Cédric Mas n'omet aucune dimension : le front
et l'arrière (la logistique), le sommet (l'échelon décisionnel) et
la base (les tactiques). Le récit est là pour donner de la matière
à l'analyse. Sans oublier le rôle des combattants, du matériel,
des doctrines, il souligne en particulier l'impact du commandement
avec un recul assez rare pour être souligné. On savait déjà que
le "Renard du Désert"était un brillant chef d'orchestre
de la Blitzkrieg
mais qu'il peinait à mesurer les difficultés logistiques. Mais au
cours de l'été 1942, on découvre à quel point il est également
amoindri par son incapacité à gérer sa santé fragile. A Alam
Halfa, Rommel "n'est
manifestement plus en état de commander son armée. Déprimé, il
révèle une psycho-fragilité qui pèse sur les opérations"
(p.104). Celle-ci joue aussi un rôle important lors de la 3e
bataille, en particulier lors des discussions concernant le repli de
l'armée. A l'inverse, Cédric Mas réhabilite les aptitudes
militaires de Montgomery, lequel a pourtant surclassé ses
adversaires sur tous les plans : médiatique et moral, c'est l'un
des apport du livre que de montrer à quel point que l’art
du commandement suppose une maîtrise qui dépasse les techniques
militaires, pour embrasser la communication médiatique, Montgomery a
su redonner
confiance à une armée à la dérive où certains officiers et
soldats refusaient d'exécuter les ordres ; logistique, en prenant le
temps de reconstituer ses forces ; analytique, en prenant conscience
des qualités et des limites de l'outil à sa disposition ; enfin
opérationnel et tactique, en piégeant son adversaire à son propre
jeu. Cédric Mas signe des passages très convaincants quand il
décrit comment l'apparente prudence de Monty est en fait un piège
pour saigner la force italo-allemande. En effet, la doctrine
allemande prône des contre-attaques systématiques pour retrouver
l'initiative et disloquer l'ennemi avant qu'il n'exploite ses
avancées initiales. Mais, Monty va jouer de cette doctrine. Après
chaque avancée, il déploie rapidement des canons antichars, des
chars moyens, il alerte aviation et artillerie, prêts à tailler en
pièces les panzers. Moins l'avance anglaise est rapide, plus les
Allemands sont encouragés à chercher à se rétablir et plus ils
s'épuisent. "C'est
ainsi qu'une armée absolument incapable de gagner une guerre d'usure
va s'y jeter à corps perdu"
(p.106). Monty parvient à réussir l'impensable: détruire, en
attirant à lui les groupes mobiles ennemis, la totalité de l'armée
axiste, et briser son appareil mécanisé sans même l'encercler. Les
grandes forces de Montgomery, c'est d'avoir d'une part compris que la
Blitzkrieg
n'était pas la solution unique à la guerre mécanisée et d'avoir
ensuite su construire une alternative efficace à la portée de ses
troupes, une Monty's
way of war en
quelque sorte…
L'ouvrage
de Cédric Mas, bien qu'il ne le revendique pas, dépasse donc la
simple "histoire-bataille"à l'ancienne. Il donne du sens.
On retrouve ce souci dans le temps passé à souligner la
signification des batailles d'Al Alamein. Si il se montre à juste
titre sceptique quant aux ambitieux projets de guerre en Asie portés
par une victoire allemande(Rommel
quand il attaque ne fait que tenter un « coup de poker » sans
avoir même les moyens d’exploiter un hypothétique succès),
il précise qu'une défaite britannique aurait affaiblit
politiquement considérablement l'Empire. En effet, comme l'a
souligné Nicolas Bernard dans sa propre recension (sur le site
Amazon), l'auteur rappelle fort à propos que "l'Empire
britannique traverse une zone de fortes turbulences, aussi bien en
Egypte même qu'en Palestine et aux Indes. Une défaite à El Alamein
n'aurait pas manqué d'accentuer ces troubles intérieurs,
annonciateurs de la décolonisation. La bataille d'El Alamein,
rappelle l'auteur, est bien "l'une
des dernières batailles coloniales".
De plus elle aurait ouvert la voie à l'extermination du million de
Juifs de Palestine que les Nazis planifiaient très concrètement.
Pour
finir, Cédric Mas surprend quand il souligne les tensions au sein
des forces du Commonwealth et quand il redonne toute sa place à
l'armée italienne. On se doutait bien que l'on ne savait pas tout et
que les légendes avaient éclipsé l'Histoire. Décidemment cette
bataille d'El Alamein nous était bien inconnue.
Nicolas
Bernard conclut sa notice en soulignant que "de
par la masse de travail qu'il représente, et de par l'ampleur des
renouvellements qu'il porte, ce livre constitue un passage obligé de
l'historiographie de la Deuxième Guerre Mondiale".
Tout est dit.
Nicolas
Aubin