Nicolas Aubin, qui m'avait déjà proposé une fiche de lecture sur un livre que j'avais précédemment commenté, fournit encore une fois un compte-rendu sur un autre ouvrage. Du coup, j'inclus sa présentation dans la page des collaborateurs ponctuels du blog, ici.
Avec
cet ouvrage brossant l'histoire des communistes dans le département
des Côtes du Nord entre 1920 et 1945, Alain Prigent, professeur dans
le secondaire et militant communiste, s'est lancé un défi difficile
: essayer de concilier démarche scientifique et œuvre de militant.
Cette démarche est légitime, exercer un regard critique sur son
passé étant le meilleur moyen de dépasser l'immobilisme
dogmatique. Cette attitude intéresse également l'historien en lui
ouvrant des perspectives de collaboration avec des communistes
acceptant l'ensemble de leur passé. En outre, derrière ce voeu,
nous notons une réelle volonté d'apaisement, l'auteur utilise
régulièrement Communisme et Stéphane Courtois n'est pas
traité en paria. Pour autant, cette démarche risquait de masquer
une hagiographie locale en la cautionnant par un pseudo crédit
scientifique. Qu'en est-il au final ?
Il
faut saluer cette initiative d'une histoire au niveau local, détour
indispensable pour cerner globalement le communisme et en particulier
sa dimension sociétale. Le choix des Côtes du Nord se révèle ici
judicieux. C'est un département rural longtemps réfractaire au
communisme qui a connu une adhésion tardive mais décisive à partir
des années trente surtout dans la région du Trégor. C'est un
département breton, ce qui pose les problématiques des relations
entre communisme et régionalisme. Enfin, c'est la terre natale de
Marcel Cachin ce qui introduit la question de l'influence des
personnes dans les relations Centre-périphérie.
Pour
étudier ce cadre privilégié, l'auteur a mobilisé l'ensemble de
l'arsenal documentaire disponible : archives municipales et
départementales, fonds privés de l'union départementale de la CGT,
de la Bibliothèque Marxiste de Paris et du Centre d'Histoire du
Travail de Nantes... Il ne manque que les archives de Moscou. Ainsi
armé, Alain Prigent avait les moyens de ses ambitions.
L'auteur
a pris le parti de nous proposer un récit chronologique, choix
logique du fait du lectorat grand public ciblé. Alain Prigent
cherche cependant à comprendre les causes de l'implantation
communiste dans un département à l'origine rétif. L'auteur va même
plus loin en voulant démontrer l'influence des directions locales
dans la définition de la politique nationale, "on peut
penser que les luttes menées dans le Trégor et dans le pays de
Guingamp ont pesé lourd au plan national pour définir "l'innovation
stratégique" du PCF en 1934" (p.11).
Récit
donc, les chapitres égrènent les périodes dans le plus grand
classicisme : le mouvement ouvrier avant 1914, le choc de la guerre,
la scission, la bolchevisation, le Front populaire, la seconde guerre
mondiale et ses conséquences sur le PCF en 44-45. Un dictionnaire
biographique de plus de 1000 militants des Côtes du Nord clôt
l'ouvrage de belle manière, c'est un outil déjà indispensable pour
tout chercheur travaillant sur la Bretagne. Les chapitres concernant
le Congrès de Tours et la bolchevisation se révèlent instructifs.
On y découvre, grâce à l'étude de la correspondance entre 2
militants socialistes locaux Augustin Hamon et Paul Vaillant, les
enjeux de la scission perçus par la base. On suit les vicissitudes
d'un parti réduit à quelques unités qui ne survit que de
l'impulsion donnée par les descentes du Centre. Les années trente
demeurent cependant la partie essentielle, correspondant à la
rencontre entre le PCF et les masses (40 militants en 1930, 1850 en
1937). Selon l'auteur, "c'est la crise de la petite
paysannerie qui offre au PCF l'occasion de relever la tête,
[...] cette nouvelle orientation politique, accompagnée de
pratiques plus unitaires, permet à ce parti qui pèse seulement 1%
des voix dans le département de se lancer à la conquête des
masses" (p. 11). Dans la région du Trégor où le PCF est
inexistant, la résistance aux ventes-saisies est initiée par les
nationalistes bretons en 1932, relayée par les socialistes puis
récupérée par les communistes suite à l'injonction donnée par
les délégués de la direction centrale. Le parti va alors
participer aux comités paysans aux côtés des socialistes et des
régionalistes. Plus actifs, sachant s'adapter aux attentes
(l'Internationale est chantée en breton), profitant d'une
SFIO portée plus à gauche que dans le reste du pays, les
communistes décollent. Malheureusement l'auteur reste elliptique sur
les causes de cet essor. En particulier, on eut souhaité plus de
détails sur les pratiques concrètes de luttes contre les
ventes-saisies, sur la réception de cette nouvelle politique dans un
parti essentiellement ouvrier, sur les moyens d'influencer des
paysans pour un parti absent des campagnes ou sur l'acculturation
politique des ruraux.
Malheureusement
pour le reste, cet ouvrage se révèle décevant pour quatre raisons.
Tout
d'abord, le récit en s'épuisant dans les descriptions des campagnes
électorales, délite les analyses de fond. L'auteur aborde une foule
de problèmes : spécificité de la culture bretonne, importance du
catholicisme dans ce milieu rural, relations avec la SFIO, influence
de Marcel Cachin et rapports Centre-périphérie, mais il n'en traite
aucun. L'ensemble se révèle superficiel. Le lecteur doit seul tirer
les conclusions. Des titres alléchants comme celui sur "les
matrices d'adhésions" (p. 77) masquent des passages
décevants. Cet aspect est renforcé par l'absence de commentaire des
documents fournis, par exemple cette pyramide des âges des
communistes en 1939 (p. 132) révélant un parti dans la force de
l'âge (entre 25 et 45 ans). Plus gênante est cette courbe des
effectifs entre 1920 et 1940 (p. 133) qui annonce 700 militants en
1940 soit 1/7è du total national à l'heure du pacte
germano-soviétique, de la répression et de la débâcle.
L'importance de ce chiffre, qui laisse dubitatif, aurait mérité une
référence et un commentaire.
Ensuite,
il ne s'agit pas d'une histoire intérieure du PCF. Alain Prigent
parle souvent des militants mais il ne les montre pas dans leur vie
quotidienne : d'où viennent-ils, sont-ils du cru, pourquoi
adhèrent-ils, suivent-ils les écoles du parti, comment s'organisent
leurs vies tiraillées entre le militantisme, la vie familiale et la
vie professionnelle...? Dans le même temps le PCF apparaît un bloc
uni, l'auteur traite peu de l'organisation interne, il ne s'attarde
pas sur les fractions et n'aborde pas les questions des luttes
internes et des départs. Une description de la contre-société et
de l'évolution de la culture politique communiste n'est
qu'esquissée.
Les
chapitres portant sur la seconde guerre mondiale n'évitent pas
l'écueil hagiographique malgré une chronologie fine de l'activité
communiste (propagande antivichyste et antigaulliste, connotation
anti-allemande au printemps 1941, 1er sabotage en
septembre 1942, 1ère exécution de soldat de la Werhmacht
le 9 mars 1943). Il s'agit d'un simple récit des activités sans
analyse. L'auteur parle sans chiffrer de "dommages
considérables infligés à l'occupant" (p. 176), "d'état
d'insurrection" (p. 178). L'interception le 29 juillet 1944
d'une colonne allemande devient "une bataille rangée"
(p. 182) sans précisions, ni sur les effectifs, ni sur le combat
lui-même. Il explique l'avance foudroyante de l'armée Patton en
Bretagne par l'action de la résistance en omettant les deux causes
principales, le fait que le repli de l'armée allemande se
transformait en débâcle après sa défaite en Normandie et l'ordre
reçu de se fortifier dans les Festungs côtiers. L'auteur ne
distingue donc pas entre la portée militaire quasi nulle et la
portée symbolique essentielle du sacrifice des communistes. Les
différences entre la stratégie attentiste gaulliste et l'action
immédiate communiste sont présentées simplement comme une forme de
lutte des classes : "l'entrée sur la scène de l'Histoire du
peuple lui-même, et qui de surcroît s'investit dans la lutte armée,
a bien entendu de quoi empêcher certains de dormir" (p.
178). Ici le militant prend nettement le pas sur le scientifique.
Sur
la méthode, l'auteur, malgré son abondante bibliographie, s'appuie
essentiellement sur des sources imprimées (publications communistes
et socialistes), leur accordant un crédit parfois trop généreux,
oubliant de les critiquer, confondant propagande et volonté
politique et ne définissant pas un vocabulaire pourtant polymorphe
telles les notions de démocratie ou d'unité. Il glisse sur certains
sujets évitant les questions qui fâchent. Surtout, en omettant de
comparer son objet d'étude avec d'autres régions (par exemple le
sud-ouest pour les mouvements paysans), Alain Prigent s'interdit
toute conclusion générale et garde un regard uniquement local.
Au
final, l'auteur n'a qu'imparfaitement réussi son défi. Le livre
apparaît trop sage et malheureusement superficiel. Reste le récit
d'une fédération communiste qui contentera les militants
communistes locaux, les amateurs d'histoire de la Bretagne et les
chercheurs en quête d'exemples ponctuels.
Nicolas Aubin