Etrange sentiment que je ressens après avoir relu, par le plus grand des hasards, cette biographie de référence du général Giap, qui est décédé hier à l'âge vénérable de 102 ans. Ancien membre de l'armée américaine, qu'il a quitté en 1992 avec le grade de colonel, Cecil Currey a commencé à écrire sur la guerre du Viêtnam à partir de 1981. On lui doit aussi une biographie d'Edward Lansdale. Comme le dit John Keegan dans la préface, ce travail aide à mieux comprendre pourquoi Giap est l'un des plus grands hommes militaires du XXème siècle. Le génie de Giap réside dans ses capacités d'organisateur, sa patience et sa persévérance, une volonté de fer, la capacité à apprendre de ses erreurs, et celle de persuader des millions de ses confrères viêtnamiens de supporter le prix de la victoire à n'importe quel prix. Peu de généraux peuvent se vanter d'avoir successivement triomphé des Français, des Américains et des Chinois. Giap est pourtant parti de rien ou presque, et sans aucune formation militaire. Il a été attiré par Napoléon dans ses lectures, mais sa stratégie, profondément ancrée dans l'héritage viêtnamien, joue sur la géographie, le temps, et l'évasion face à des engagements soutenus pour contrer des forces occidentales supérieures qui se reposent sur la rapidité de réaction, la technologie moderne et une logistique effarante.
Comme le rappelle l'auteur, cette biographie conclut un cycle de trois ouvrages consacré à la guerre du Viêtnam. Le premier, paru en 1981, mettait en évidence l'échec de l'armée américaine au Sud-Viêtnam, qui tenait, pour Currey, à l'échec du commandement. Puis, Currey s'intéresse à Lansdale, personnage un peu mystérieux qui avait préconisé d'autres solutions pour mener la guerre (1988). C'est alors qu'il en vient à s'intéresser à l'ennemi : Giap. Il a épluché la plupart des sources disponibles, et il est même allé jusqu'à rencontrer Giap et à l'interviewer en décembre 1988. Une deuxième tentative, malheureusement, se soldera par un échec l'année suivante.
Vo Nguyen est né à An Xa, en 1911, d'un père et d'une mère issus de la classe moyenne, dans une région bien connue pour sa fierté nationaliste et sa réticence face au colonisateur français. Il se distingue à l'école où il se frotte à la langue et à la culture française, en plus d'être déjà fascinés par les héros de l'histoire viêtnamienne, comme Le Loi. Il entre dans un lycée de Hué ouvert par le père de Diêm, le futur dirigeant sud-viêtnamien, en 1925. Il est en contact avec les idées nationalistes, puis communistes, puisqu'il lit Le procès de la colonisation française de Hô Chi Minh, sous le manteau, en 1926. Il est finalement chassé du lycée en 1927.
La rébellion anti-française est alors divisée entre nationalistes et socialisants, qui eux-mêmes sont éclatés en plusieurs groupes. Giap rejoint d'abord le Tan Viet, en 1927, non communiste mais à la rhétorique marxiste. La mutinerie de Yen Bai, en 1930, suivie d'un soulèvement organisé par les communistes, échoue complètement. La répression française est féroce. Giap, devenu journaliste, est arrêté et emprisonné entre 1930 et 1932. Il parvient à poursuivre des études à Hanoï grâce à la bienveillance de Louis Marty, qui travaille à la Sûreté du gouvernement général d'Indochine, qui espère faire de ce brillant élève un modèle pour les Viêtnamiens sous domination française.
Il enseigne l'histoire de la France de 1789 au XXème siècle et se prend de passion pour Napoléon, qui devient d'ailleurs un des surnoms que lui attribuent ses élèves avec celui de "général". C'est à ce moment-là qu'il fonde son propre journal antifrançais et qu'il rejoint, déçu par le Tan Viet, le parti communiste indochinois, en 1937. En mai 1940, Giap part avec Pham Van Dong pour le sud de la Chine, où se trouve Hô Chi Minh. Sa femme est arrêtée un an plus tard par les autorités françaises : abominablement torturée, elle meurt peu après en prison, quelques semaines après sa soeur, autre rebelle, qui a été fusillée.
En Chine, auprès de la 8ème armée de route intégrée au Kuomintang, Giap observe l'appareil militaire des communistes chinois. Il aurait peut-être même visité Mao dans le nord de la Chine. Il lit les ouvrages de Mao et y pioche pour former sa propre stratégie : s'il reconnaît l'importance du combat armé par les paysans, il insiste sur la lutte politique dans les centres urbains et ajoute des emprunts à Napoléon. Dès la fin 1940, Giap, sur ordre d'Hô Chi Minh, jette les premières bases du parti de la résistance aux Français en s'implantant parmi les montagnards du Nord-Tonkin. En 1941, 3 des 9 districts de la province de Cao Bang sont déjà sous son contrôle. Giap apprend les langues des montagnards, fait de la propagande via des publications, installe une structure administrative qui prend la place de celle des Français bien peu présents dans la région avec la menace japonaise et la défaite de 1940. Hô franchit la frontière en février 1941 et s'installe dans la grotte de Pac Bo. Il enseigne à Giap qu'il faut gagner la population, qui fournira ensuite tous les moyens de la lutte armée. En 1943, le Viêtminh compte déjà plus de 3 000 hommes et commence à fabriquer ses premières armes artisanales, dont des mines. Les Français réagissent cependant, et mènent la vie très dure au Viêtminh entre septembre 1943 et juin 1944. Giap mène ses premières embuscades et autres accrochages avec les Français à l'échelle de la section.
Avec l'effondrement du régime vychiste, Giap veut lancer l'insurrection, en juillet 1944. Mais Hô s'y oppose, ne jugeant pas le moment propice. Il le charge au contraire de mettre sur pied une véritable armée, à partir de rien. Le 22 décembre 1944, Giap passe en revue les premiers 34 combattants du Viêtminh, munis d'armes dépareillées dont certaines remontent à la guerre russo-japonaise de 1905. Deux jours plus tard, ses hommes attaquent avec succès un premier poste français, grâce à un excellent réseau de renseignement. Giap ne se contente pas de créer une armée régulière : il fonde aussi des unités locales, capables de mener de petites actions de combat dans leurs districts, et des unités d'autodéfense villageoises, qui se chargent des tâches quotidiennes de l'insurrection, localement. Les meilleurs combattants passent de l'une à l'autre : c'est le peuple en armes. Après le coup de force japonais du 9 mars 1945, le Viêtminh est requis par l'OSS et les Américains à des fins de renseignement. Giap en profite pour étendre l'influence du mouvement sur le reste du Tonkin et attaque les Japonais pour montrer sa détermination. Le 16 juillet, une équipe de l'OSS, dirigée par le major Patti, est parachutée en territoire viêtminh.
Les Américains font larguer des armes modernes, dont des mortiers de 60 mm, des mitrailleuses, des bazookas et des armes légères, pour mieux équiper le Viêtminh. Ils forment aussi une élite de partisans à leur maniement, à charge pour eux de former les autres. Le 15 août, grâce à la radio apportée par les Américains, Hô est l'un des premiers Viêtnamiens à apprendre la capitulation japonaise. Le Viêtminh descend alors sur Hanoï mais la résistance d'une garnison japonaise à Thai Nguyen retarde sa progression. Le vide du pouvoir créé par la situation permet au Viêtminh de s'imposer très largement dans une bonne partie du Viêtnam. Les Français, eux, veulent récupérer leur colonie tandis que le Viêtminh installe son propre gouvernement où Giap se retrouve ministre de l'Intérieur, tout en dirigeant l'appareil militaire.
La proclamation d'indépendance est faite par Hô Chi Minh le 2 septembre 1945, jour même de la signature de la capitulation par le Japon. Bientôt les troupes nationalistes chinoises et les Anglais occupent respectivement le nord et le sud de l'Indochine en vertu des accords de Potsdam. L'ancien empereur Bao Dai, qui s'est d'abord rallié au Viêtminh avant de s'en écarter, observe que Giap n'appartient pas aux vieux combattants du communisme comme Hô, exilés en Chine ou en URSS, mais à un deuxième groupe, souvent des anciens professeurs, influencés par la culture française.
Giap, qui fait une tournée d'inspection dans le Sud début 1946, organise le Viêtminh en vue d'une lutte armée contre les Français. Il est bientôt impossible de trouver un accord avec ces derniers. Pour avoir les mains libres, le Viêtminh, qui a d'abord misé sur un front national uni contre le colonisateur, se débarrasse des nationalistes, souvent par la violence, à partir de mars 1946. Giap, pour renforcer ses troupes encore mal armées et disparates, s'assurent le concours de 1 500 anciens soldats japonais, menés par 230 sous-officiers et 47 officiers de la Kempetaï, et commandés par le colonel Mukuyama de l'état-major de la 38ème armée impériale. Giap fait exécuter par ses agents, en juillet 1946, des centaines d'adversaires nationalistes du Viêtminh. Leclerc est remplacé, ce même mois, par le général Valluy, alors que les incidents se multiplient entre troupes françaises et les hommes du Viêtminh.
Après l'incident d'Haïphong en novembre, et les négociations dans l'impasse, Giap n'a d'autre choix que de lancer l'insurrection, le 19 décembre 1946, à Hanoï. Le Viêtminh y combat jusqu'en février 1947 avant de se replier dans la place forte du Nord-Tonkin. Pour décapiter l'insurrection, Valluy organise, en septembre 1947, l'opération Léa : un mouvement terrestre, aéroporté et amphibie contre le Viêt Bac, la place forte du Viêtminh. Lancée le 7 octobre, Léa manque de peu d'entraîner la capture de Hô et de Giap, pris au dépourvu. Giap tire les leçons de cette erreur : à l'avenir, le QG sera mobile, protégé par de la DCA et dispersé en plusieurs éléments. Anticipant les erreurs des Américains, Valluy croit avoir tué 9 500 viêtminh à la fin de l'année 1947, et en avoir mis hors de combat 30 000 en tout, chiffres probablement surestimés.
Giap reprend la stratégie de Mao, en l'adaptant au contexte. Il lui suffit de ne pas perdre contre l'adversaire, non de l'emporter à tout prix. Giap n'a pas suivi les cours d'une académie militaire, même dans les pays frères communistes. Il s'est formé sur le tas, et de par sa position de professeur d'histoire, il a longuement étudié, dès l'enfance aussi, les héros rebelles de l'histoire viêtnamienne. Pour mobiliser la population, il tire de cela l'idée qu'il faut associer étroitement patriotisme et socialisme. En outre, il faut gagner les civils en vivant parmi eux et en se comportant de manière exemplaire. Quand les soldats ne sont pas au combat, ils participent fréquemment aux tâches civiles dans leur secteur. Hô enseigne à Giap que l'unité politique doit préexister à la lutte armée. Giap puise chez Lénine, chez Mao, chez Clausewitz aussi. Mais il est capable de se départir, par exemple, des choix de Mao : l'assaut en vagues humaines, qu'il utilise fréquemment au départ, lui paraît bientôt de plus en plus inadapté. Par ailleurs, Giap emprunte beaucoup à Napoléon, un peu à Sun Tzu et peut-être même aux écrits de Lawrence d'Arabie. Il cherche à mobiliser la population sur une base politique, à endoctriner civils et soldats et user la volonté de l'adversaire par une guerre prolongée. Il reconnaît même avoir pris des éléments de la doctrine américaine !
Entre 1948 et 1950, Giap réorganise ses forces. La victoire de Mao, en 1949, offre au Viêtminh la possibilité de former ses sous-officiers et ses officiers, de se doter d'un équipement plus moderne et d'opérer, à partir de 1950, au niveau divisionnaire. Giap veille aussi à l'endoctrinement de la troupe, et établit un état-major avec des départements sur le modèle occidental. Il crée des régions militaires et divise l'Indochine en zones libres, occupées ou en zones de guérilla, pour déterminer les priorités. L'aide chinoise n'est vraiment massive qu'à partir de 1953 : en 1951, Giap ne reçoit que 20 tonnes d'approvisionnement par mois, contre 4 000 en juin 1954. Et il faut distribuer les ressources acquises : difficile au départ d'utiliser le millier de camions Molotova vu le terrain du Viêt Bac... Giap doit faire face à la tentative de pacification du delta du Tonkin par le duo Carpentier-Alessandri. Il donne l'ordre à la guérilla de disloquer les tentatives françaises. En réaction, les Français arment et organisent le million de Viêtnamiens catholiques présents dans le delta. Giap, par ailleurs, doit affronter au sein du parti la rivalité de son ancien complice Truong Chinh. Mais Giap parvient finalement à déjouer les manoeuvres et se rallie même Van Tien Dung, placé par Chinh pour le contrebalancer, à la tête de la direction politique de l'armée. En octobre 1950, Giap se sent assez fort pour lancer une opération contre les postes français isolés le long de la RC 4. La retraite française se transforme en déroute : la France y laisse plus de 6 000 hommes, et de quoi équiper une division viêtminh. Giap a ce faisant sécurisé sa base arrière et sa liaison avec la Chine. De Lattre arrive en Indochine en décembre 1950. Il fortifie immédiatement le delta du Tonkin, mobilise les civils, alors que l'aide américaine se fait plus massive.
Encouragé par les conseillers chinois, Giap, qui sous-estime l'adversaire, pense que le moment est venu pour une offensive de grande ampleur. En janvier 1951, il lance ses troupes sur le delta. L'échec est coûteux face à la puissance de feu française alimentée par les Etats-Unis et face à une population, majoritairement catholique, hostile au Viêtminh. Le moral s'effondre. Giap doit se retirer ; De Lattre, malade, meurt bientôt d'un cancer. Il est remplacé par Salan. La bataille d'Hoa Binh, qui dure jusqu'en 1952, montre aux Français que l'armée viêtminh s'est grandement améliorée. Salan ne peut venir à bout du corps de bataille viêtminh. Giap y voit deux raisons : la difficulté à combattre sans front précis et le manque de réserves. Navarre remplace Salan en mai 1953. Il cherche à gagner du temps pour former l'armée viêtnamienne, auxiliaire de la France, et combattre d'abord au sud avant de se retourner contre le nord. Mais avec le mouvement viêtminh vers le Laos, Navarre approuve l'opération aéroportée pour occuper Dien Bien Phu.
Navarre espère créer une base aéroterrestre qui permette aux unités françaises de rayonner pour rechercher et détruire les divisions viêtminh. Mais les troupes ne s'enterrent pas bien et les bataillons aéroportés sont mal pourvus, d'ailleurs, pour le faire. Le renseignement français détecte l'approche des divisions de Giap, mais personne ne croit que l'artillerie viêtminh puisse menacer vraiment le camp et sa piste aérienne. Or, Giap veut lancer l'assaut dès le 25 janvier 1954, pressé par les conseillers chinois qui lui disent de procéder par vagues humaines, comme ils l'ont fait en Corée. Giap refuse et retarde l'attaque. L'assaut démarre le 13 mars 1954 grâce à un formidable effort logistique du Viêtminh. Parallèlement Giap lance des attaques en d'autres points pour distraire les réserves françaises. Son plan à Dien Bien Phu consiste d'abord à neutraliser la piste d'aviation, puis à prendre le secteur central et enfin la place forte au sud, Isabelle. Les Français sont surpris par la puissance de l'artillerie viêtminh, qui tire plus de 100 000 obus pendant la bataille. 75% des pertes françaises sont dues à l'artillerie. Giap lance ses troupes dans des assauts frontaux qui submergent rapidement Béatrice, Gabrielle et Anne-Marie.
Pendant que les Français tentent désespérément d'obtenir une intervention aérienne américaine, Giap prépare la deuxième phase de la bataille, qui commence le 30 mars. La bataille des 5 collines prend des allures de Verdun. Le Viêtminh ne sait d'ailleurs que faire des prisonniers collectés, car rien n'a été prévu pour eux, ou presque. En outre, Giap doit restaurer un moral chancelant parmi ses unités. La troisième phase de l'assaut démarre le 1er mai et submerge la place moins d'une semaine plus tard. La victoire de Giap n'a détruit que 4% du corps expéditionnaire français, mais l'effet politique et psychologique de la défaite de Dien Bien Phu est immense en France, à la veille des commémorations de la victoire de la Seconde Guerre mondiale. Le Viêtminh arrive en position de force à Genève : mais, suite aux pressions des Américains et de la Chine, le Viêtnam est coupé en deux à hauteur du 17ème parallèle. Les Américains, qui remplacent bientôt les Français au Sud, ne signent d'ailleurs pas le traité. Giap, lui, continue à maintenir la pression sur les Français et détruit le Groupe Mobile 100 sur les Hauts-Plateaux, en août 1954. C'est seulement le 10 octobre que Giap défile dans Hanoï à la tête de la division 308.
Giap devient alors à la fois vice-premier ministre du Nord-Viêtnam, Ministre de la Défense et chef des forces armées. L'armée compte 350 000 réguliers renforcés de plus de 200 000 miliciens. Mais au Sud, les choses se gâtent. Le régime de Diêm reçoit l'aide de Lansdale, qui organise des équipes spéciales pour semer le trouble au Nord. Sans grand succès. En revanche, elles poussent des centaines de milliers de catholiques du Nord à émigrer au Sud tant qu'il est encore temps. La réforme agraire enclenchée par le parti provoque des mécontentements. Il faut parfois envoyer l'armée pour réduire les opposants. Parallèlement Giap instruit l'artillerie, crée une aviation et une marine. Mais Diêm consolide son emprise sur le Sud et la réunification espérée par les dirigeants communistes n'aura pas lieu. Le Sud devra tomber par les armes.
Traqué par Diêm, le Viêtminh relance l'offensive en 1958. L'année suivante, le Nord prend les premières mesures pour soutenir la guérilla, alors que Diêm militarise de plus en plus l'administration. Le Politburo décide finalement, mené par Le Duan et ses partisans, de relancer la guerre au Sud. Giap commence à faire passer les anciens sudistes du Viêtminh réfugiés au Nord après 1954. Dès 1959, le Viêtcong attaque les conseillers américains qui épaulent Diêm. En décembre 1960 est créé le Front National de Libération, alors que le régime de Diêm commence à s'effriter. Malgré les moyens débloqués par l'administration Kennedy, le Sud-Viêtnam se délite progressivement. Les persécutions contre les bouddhistes, la défaite d'Ap Bac et la lassitude des Américains provoquent finalement la chute de Diêm en novembre 1963.
En 1964, le Viêtcong monte déjà des opérations à l'échelon du régiment. Giap jette les bases d'une offensive contre Saïgon. Avec l'intervention directe des Américains après l'incident du golfe du Tonkin et le débarquement des premiers Marines, le Nord intensifie son soutien en refusant la négociation et en accélérant l'envoi de soldats réguliers au Sud. L'équilibre s'est rétabli avec l'arrivée des troupes américaines. Giap doit envisager une possible invasion du Nord, comment contrer les bombardements aériens sur le Nord et comment mener la guerre au Sud. L'URSS fournit bientôt les armes sophistiquées pour assurer défense aérienne et antiaérienne ; la Chine donne des hommes pour assurer les reconstructions. La campagne de Ia Drang, en octobre-novembre 1965, offre à Giap un aperçu des problèmes auxquels il sera confronté avec les Américains. Surpris par la mobilité et par la puissance de feu de ces derniers, il réagit en préconisant de "coller aux ceinturons" pour éviter l'appui-feu américain, tout en évitant les grandes batailles rangées. Par ailleurs des ajustements tactiques sont réalisés pour contrer les hélicoptères et toute la population est mobilisée pour la lutte armée. Giap revient à la guérilla prolongée.
Les troupes de Giap ne gagnent plus de batailles pendant longtemps, mais ne perdent pas la guerre pour autant. Début 1967, le Viêtcong contrôle toujours une bonne partie du Sud-Viêtnam et les voies logistiques entre le Nord et le Sud sont maintenues et développées. Quand le Nord décide de lancer une offensive générale, début 1967, Giap y est hostile, en raison de sa stratégie de la guerre prolongée. Mais son grand rival Nguyen Chi Tanh, qui commande le quartier général politique et militaire au Sud, meurt en juillet 1967. C'est donc Giap qui doit se charger du plan de l'offensive du Têt. La phase de diversion détourne l'attention des Américains des villes, le véritable objectif, et continue de leur infliger des pertes. L'offensive, lancée les 30-31 janvier 1968, est une surprise quasi complète. Cependant, les unités sont souvent trop dispersées pour pouvoir obtenir l'effet de masse nécessaire. En outre, contrairement à ce qu'il avait prévu, les Sud-Viêtnamiens et les Américains n'hésitent pas à utiliser un appui-feu massif même en combat urbain. Le Têt est un désastre tactique, le Viêtcong en sort décimé, ses unités régulières ne pouvant plus opérer au-delà du bataillon. Mais Giap a montré que les Etats-Unis sont, depuis 1965, dans une impasse militaire complète. Il fait passer 90 000 hommes au Sud pour lancer la deuxième phase de l'offensive, en mai. Johnson reconnaît sa défaite et ouvre les négociations. Nixon lui succède. Mécontent du manque de progrès dans les tractations, il fait bombarder le Cambodge, sanctuaire logistique des communistes, dès mars 1969, et ordonne l'invasion un an plus tard. En septembre 1969, Hô Chi Minh meurt. Giap fait partie du trio qui dirige désormais le Nord-Viêtnam. Il continue la stratégie de guerre prolongée après la saignée du Têt, qu'il n'avait pas voulu mais qu'il a dû organiser.
Après les grandes opérations search and destroy du début 1967 contre les sanctuaires au nord de Saïgon, toute la logistique du Viêtcong a été déplacée au Cambodge. Tandis que la viêtnamisation s'accentue en 1969, Giap prépare ses troupes pour agir de nouveau en 1970. Par ailleurs la guerre se déplace au Laos et au Cambodge où Giap cherche à sécuriser davantage les voies logistiques. C'est pourquoi les Américains interviennent au Cambodge en 1970 puis lancent l'ARVN, seule, au Laos, en février 1971. L'opération tourne très mal pour les Sud-Viêtnamiens mais Giap a été contraint d'y engager ses réserves, et craint par ailleurs toujours une invasion du Nord. Le Politburo, grisé par le succès au Laos, ordonne pourtant à Giap de monter une offensive d'envergure pour faire tomber le Sud en 1972. Giap est contre mais doit encore une fois s'incliner. Les trois pinces de l'attaque, déclenchée à la Pâques 1972, sont successivement défaites, même si les combats durent jusqu'en septembre à Quang Tri. Giap a perdu 100 000 hommes mais les Nord-Viêtnamiens ont conquis du terrain au Sud et le régime de Saïgon a été fortement ébranlé. Néanmoins, Giap est privé du commandement de l'armée qui passe à Van Tien Dung.
Les accords de Paris sont signés en janvier 1973 et les Etats-Unis se retirent. Giap, malade, a dû être soigné en URSS en 1973-1974. Il revient à Van Tien Dung de planifier l'offensive finale contre le Sud à partir de l'automne 1973. L'armée du nord, qui opère désormais au niveau du corps d'armée, emporte finalement la décision en avril 1975, après une campagne de six mois. Après la chute du Sud, Giap voyage beaucoup dans le bloc communiste, en Afrique, en Asie et même à Cuba. En 1977, il préside à la création d'une académie militaire à Hanoï, alors que les incidents se multiplient avec les Khmers Rouges qui ont fait tomber le Cambodge en 1975.
Dès décembre 1977, les Viêtnamiens répliquent aux raids des Khmers et pénètrent au Cambodge. Les incidents montent aussi avec la Chine qui soutient Pol Pot. Les Viêtnamiens finissent par occuper la capitale cambodgienne en janvier 1979, ce qui déclenche la riposte chinoise, qui envahit le Viêtnam en février. Giap, ministre de la Défense, coordonne l'effort de l'armée avec Van Tien Dung. La Chine se retire en mars après avoir perdu 30 000 hommes. Giap, lui, perd son poste de Ministre de la Défense en 1980. Deux ans plus tard, il est éjecté du Politburo, remplacé par Dung. Giap est cantonné à des postes de second ordre et passe désormais beaucoup de temps dans sa villa de Hanoï. Il est définitivement écarté de toute responsabilité politique en 1991.
Giap a combattu pendant quasiment trente ans sans discontinuer, de 1944 à 1973. Son génie réside dans le fait d'avoir vaincu des adversaires beaucoup plus forts en étant en position de faiblesse. Formé sur le tas, il a souvent eu de bonnes intuitions, ce qui ne l'a pas empêché de commettre des erreurs. Il a beaucoup misé sur l'entraînement de ses hommes. Tactiquement, il n'a pu être défait complètement par les Français et les Américains. Stratégiquement, il a toujours associé le politique et militaire. Sur le plan logistique, il a su montrer de réelles qualités d'organisateur. Il a su apprendre de ses premiers contacts avec l'adversaire, tirer les leçons, s'adapter pour l'emporter. Il avait compris que la victoire passait par le fait de gagner la population sur les plans social et politique, ce qui lui permet de mener une guerre prolongée tout en marquant des points psychologiques pour user l'adversaire, à Dien Bien Phu ou pendant le Têt. Il ne vise pas une solution uniquement militaire. Là a résidé son triomphe face à ses différents adversaires.