Batailles et Blindés, le magazine le plus ancien des éditions Caraktère, approche de son dixième anniversaire, avec le n°55. Et ce au moment-même où le groupe lance un sixième et nouveau magazine, Air Combat, dédié au combat aérien de 1945 à nos jours. L'occasion aussi d'analyser peut-être plus finement le contenu du magazine.
- la deuxième mouture de la nouvelle rubrique tenue par le blog Secret Defiance s'intitule "S'intéresser à la Wehrmacht, est-ce suspect ?". A nouveau, je ne suis pas d'accord avec ce qui est affirmé ici. Mises à part les diatribes sur "l'idéologie actuelle", "l'historiquement correct" et la "propagande", qui n'apportent rien de neuf, j'aimerai revenir un peu sur le fond, puisque cette page ne le fait pas vraiment. Que peut-on dire sur ce sujet ?
1) L'intérêt pour l'armée allemande, Wehrmacht ou Waffen-SS, ou plus largement, toutes ses branches (Luftwaffe, Kriegsmarine, etc), est indéniable dans les magazines de la presse spécialisée en histoire militaire. Il suffit de regarder les couvertures des magazines principaux mis en vente ce mois-ci (encore que Batailles et Blindés déroge cette fois à la règle). Sans parler des sommaires : rien que ce sur ce numéro, deux articles sont consacrés uniquement à des récits allemands. Pourquoi une telle prédominance ? Tout simplement parce que c'est le sujet le plus porteur commercialement : tous les responsables de magazines le reconnaissent, Yannis Kadari compris, pour les éditions Caraktère, et je ne connais qu'un seul magazine -par charité je tairai le nom ici- dont la rédaction refuse d'admettre que le choix des sujets (et même hors armée allemande) a aussi une dimension commerciale. On peut le déplorer, car la Wehrmacht, n'est pas, loin s'en faut, le seul acteur pour qui s'intéresse à l'histoire militaire de la Seconde Guerre mondiale.
2) Mais là où Secret Defiance manque quelque chose (mais visiblement ce n'est pas l'objet de son discours), c'est dans le pourquoi. Pourquoi ce constat d'une omniprésence de l'armée allemande actuellement dans la presse spécialisée ? La réponse est fort simple, et tient à une dimension historiographique souvent négligée : les survivants de la Wehrmacht, en particulier les officiers supérieurs et généraux, ont été récupérés par les Américains après la fin du conflit, pour obtenir le maximum d'informations sur l'adversaire soviétique, dans le cadre de la guerre froide. Résultat : l'encadrement de la Bundeswehr, la nouvelle armée ouest-allemande, est composée d'anciens de la Wehrmacht, en grande partie. Résultat aussi : le discours des mémorialistes allemands (Guderian, Manstein...) sur leur prestation et sur l'adversaire soviétique, en particulier, peut s'imposer, puisqu'il est rassurant dans le cadre d'un possible affrontement avec les Soviétiques (qui n'ont vaincu, en gros, que par la force du nombre et les erreurs folles d'Hitler, selon ces généraux) et conforté par l'absence du point de vue d'en face, qui reste derrière le rideau de fer et orchestré, il faut bien le dire aussi, par la propagande soviétique. A ce moment-là, dans les années 1950, l'impact de ces choix reste relativement limité. Mais à partir de l'échec viêtnamien, les militaires américains vont se pencher sur l'expérience allemande de la Seconde Guerre mondiale et mythifier son excellence tactique et son professionnalisme supposé, à l'heure de la doctrine dite Active Defense en Europe. C'est à ce moment-là, en France, que démarre aussi la fascination pour l'armée allemande, suite aux nombreux ouvrages de Jean Mabire et au décollage d'une presse spécialisée qui reflète parfois ces propos révisionnistes, ou simplement, en dehors de toute idéologie d'extrême-droite, une fascination qui montre le succès de la propagande de Goebbels et de son esthétique, avec un discours construit à partir des seules sources allemandes, et focalisé uniquement, parfois, sur les aspects matériels (monographies des éditions Heimdal). Cette fascination perdure jusqu'à aujourd'hui et on en voit le résultat sur le lectorat. Pourquoi l'armée allemande est-elle commercialement porteuse ? Parce que tout ce discours, bâti depuis 40 ans, continue à se maintenir en dépit, par exemple, des profonds changements historiographiques réalisés sur l'Armée Rouge depuis les années 1980, ou de ceux sur l'armée allemande, sa stratégie, ses tactiques, son efficacité et sa contribution aux crimes nazis depuis une bonne vingtaine d'années. On ne peut que constater ce décalage entre une historiographie, surtout anglo-saxonne et qui a du mal à passer en français (ce qui est sans doute, aussi, une autre partie du problème), qui a depuis longtemps dépassé ces clichés hérités de la guerre froide, et un grand public qui n'a pas encore intégré tous ces acquis, faute là encore de vulgarisation suffisante. Résultat : devant un impératif commercial de survie, les magazines sont obligés de s'aligner et d'avoir recours à ce que l'on appelle, de manière péjorative, le "German Bias", le biais allemand. Si le parti pris d'extrême-droite, dans cet intérêt, ne concerne probablement qu'une minorité (qui cependant existe bel et bien), il n'en demeure pas moins que c'est là une "revanche posthume" de la Wehrmacht, qui réussit encore, plus de 70 ans après, à monopoliser l'attention.
Ces considérations ne sont finalement qu'une redite, car tout cela a déjà souvent été présenté. On peut aller parcourir, le magazine Guerres et Histoire, qui dans son n°7, au sein du dossier sur la supériorité militaire allemande, proposait, sous la plume de Nicolas Aubin, un article en forme de conclusion qui faisait justement le tour de la question. Tout comme d'ailleurs cet ouvrage-ci, chronique récemment par David François, et qui retrace l'histoire du problème pour nos amis d'outre-Atlantique (un ouvrage équivalent manque d'ailleurs en France sur le sujet : ça ferait un beau sujet de thèse...).
Pour conclure, soyons clair : Secret Defiance se trompe tout simplement de problème : ce n'est pas s'intéresser à la Wehrmacht qui est suspect, c'est pourquoi et surtout comment. Le comment, on en parlera tout à l'heure...
- le blindorama d'Alexandre Thers est consacré à la Roumanie, alliée de l'Axe entre 1941 et 1944 -puisqu'après août 1944, elle rejoint le camp soviétique : pourtant, la date de fin est bien 1945 et il n'est pas question ici de cette seconde période. La Roumanie bricole avec différents types de matériels, français, allemands, soviétiques retournés, et quelques productions nationales. Comme souvent, le IIIème Reich a été avare de ses véhicules pour un allié plus que méprisé. De manière fortuite, Adrien Fontanellaz vient tout juste de mettre en ligne un court article sur le même sujet, mais qui fournit une bibliographie indicative, contrairement à l'article de Batailles et Blindés.
- concernant mon article sur Cologne, je dois signaler qu'un lien Internet a été coupé dans la bibliographie, celui-ci, qui m'a été fort utile pour certains aspects.
- le dossier, qui fait la couverture, est signé Pierre Dufour et traite de la campagne d'Allemagne de la 5ème DB, à grand renfort de témoignages, complétés par un ordre de bataille, un organigramme de la division, mais une seule carte générale, ce qui est un peu court pour suivre au niveau tactique, en particulier.
- l'article suivant, de Laurent Tirone, évoque... Otto Carius, encore. Je dis encore car dans le n°47 (ce n'est pas si vieux...), il était déjà là. Qu'avons nous ici ? Tout simplement un long extrait des mémoires de Carius, Tiger in the Mud, qui font également partie de la "revanche posthume" de la Wehrmacht" dont je parlais tout à l'heure. Car le témoignage n'est pas mis en perspective par l'auteur : si les photos, nombreuses, sont bien légendées, rien dans le texte ne présente, hors récit de Carius, le contexte stratégique. Il n'y a pas d'analyse tactique de l'engagement, ni de considérations sur ce que cela nous apprend sur l'emploi des Tigres, leurs limites, ou sur les engagements à Narva, qui sont effectivement une bataille importante pour l'armée allemande dans la partie nord du front de l'est. Par ailleurs, rien n'est dit sur ce que font les Soviétiques en face -à part ce qu'en voit et ce qu'en juge Carius...- et l'article ne comprend pas de carte pour se repérer. Il faut donc en trouver ailleurs pour essayer de suivre un peu le récit. Un autre magazine, en son temps, qui traitait du même engagement, avait lui inséré des cartes de situation tactiques... bref, on peut se demander ce que nous apporte ce témoignage brut, livré tel quel : c'est la question du "comment" de tout à l'heure, qui revient ici. L'article ne présente pas vraiment de questionnement.
- Jean-Jacques Cécile, qui écrivait auparavant dans Assaut (magazine qui semble ne pas avoir survécu à la disparition d'Yves Debay, et dont les auteurs, j'imagine, doivent aller chercher du travail ailleurs), intervient pour présenter les changements intervenus dans le domaine de la reconnaissance, en Irak et en Afghanistan, au sein des armées américaine, britannique et canadienne en particulier.
- Hugues Wenkin poursuit ses articles de fond sur la bataille des Ardennes. Ici, il évoque la contre-attaque américaine de Patton pour secourir Bastogne. C'est un article équilibré, avec des références aux deux parties en présence, de nombreuses photos bien légendées, trois cartes pour se repérer (là encore, on aurait bien aimé en avoir une en plus au niveau tactique), et avec une analyse des combats en conclusion. Mais là encore, il manque les sources.
- enfin, Yann Mahé dresse rapidement l'exploit du "diable d'El-Alamein", Günther Halm, chargeur d'un 7,62 cm Pak 36 (r) qui détruit ou endommage avec sa pièce 16 Valentine britanniques le 22 juillet 1942. Là encore, les sources ne sont pas mentionnées et on retombe sur le "comment". Certes, c'est un exploit tactique bien décrit, mais on aurait aimé en savoir plus sur le contexte stratégique (évoqué rapidement au début), sur ce que cela implique en termes de combat antichar (pourquoi les Valentine chargent-ils ainsi ? quelle est la doctrine britannique et les pratiques en 1942 ? et celle, antichar, des Allemands ?) et sur le personnage lui-même (quel est son parcours ensuite ? qu'en est-il de son appartenance à une Wehrmacht au service du pouvoir nazi ? etc). Une fois de plus, un véritable questionnement est absent, sans doute en raison de la brièveté du propos.