Agrégé d'histoire, Jean-Paul Chabrol a publié une quinzaine de petits ouvrages aux éditions Alcide sur son sujet de prédilection : les camisards. Il traite ici de ce qui pourrait paraître un "non événement", mais qui reflète en réalité la sourde opposition entre Louis XIV, la monarchie et les habitants des Cévennes après la révocation de l'édit de Nantes.
Nous sommes en 1692, après la révocation de l'édit de Nantes. Basville, l'intendant du Languedoc de Louis XIV, surveille la fidélité des "nouveaux convertis" et pourchasse les prédicants, ces laïcs sans aucune formation théologique qui deviennent prédicateurs protestants. Dans la nuit du dimanche 23 novembre 1692, le gouverneur d'Alès envoie un courrier au consul d'Anduze, François Coste, pour le prévenir de l'évasion deux protestantes dont on soupçonne qu'elles aient pu se réfugier chez une de leurs coreligionnaires à Anduze, la veuve Lissorgues. Coste prévient son second, Antoine Lambert, un nouveau converti qui pourchasse avec zèle ses anciens compagnons, et qui décide d'aller seul à cette adresse pour empocher l'éventuelle prime à l'arrestation d'un prédicant. Anduze a été un des bastions du protestantisme dans le Languedoc. Place de sûreté de l'édit de Nantes, elle voit ses impressionnants remparts démolis en 1629 avec la paix d'Alès. La reconquête catholique commence jusqu'à la révocation de l'édit de Nantes en 1685. La monarchie trouve des notables protestants ralliés pour l'appuyer. Lambert, qui se glisse discrètement jusque chez la veuve Lissorgues, surprend une assemblée religieuse clandestine menée par Antoine Gavanon, dit La Vérune, un prédicant qui a fait halte à Anduze. Pour se dégager, ce dernier poignarde Lambert, roule avec lui dans les escaliers devant la maison, aidée par une jeune fille qui le dégage, puis sauvé par l'interposition d'un groupe de jeunes gens qui empêche le fils de Lambert, qui intervient sans avoir reconnu son père, d'appréhender le prédicant qui parvient à s'enfuir.
Le juge Pierre Pascal du marquisat d'Anduze mène l'enquête en lieu et place du marquis qui désapprouvait le zèle répressif de Lambert. Les témoins et les personnes arrêtées soit ne disent pas grand chose, pour ne trahir personne, ou pour certains affirment fièrement leur foi protestante comme c'est régulièrement le cas dans la région depuis la révocation. Anduze, chef-lieu de 5 000 habitants, est une petite ville industrieuse où domine l'artisanat, en particulier du ver à soie. On y trouve aussi des fabricants de chapeaux et des artisans du cuir. Elle est donc ouverte aux échanges et aux personnes de passage, et comprend son lot de miséreux. La société locale reste très hiérarchisée, dominée par une poignée de notables. Basville, averti de l'assassinat le 23 novembre, envoie le commissaire-subdélégue, connu pour son zèle répressif contre les prédicants, à Anduze. François Vivens, le maître de La Vérune, a été arrêté par trahison en février 1692 au sud d'Anduze dans la grotte où il se cachait ; de nombreux prédicants sont originaires des alentours de la ville. Daudé, qui arrive le 28 novembre à Anduze, procède à de nombreux interrogatoires. Il pense au départ avoir affaire à Claude Brousson qui a pris la suite de Vivens. Il établit que le prédicant Julien était lui aussi présent chez la veuve Lissorgues. Les témoignages montrent surtout que les prédicants bénéficient d'un réseau de complicités qui leur permet de venir régulièrement en ville. L'instruction se clôt au mois de décembre, sans résultat : les Anduziens n'ont pas parlé.
Lambert était connu pour sa brutalité à l'égard des prédicants qu'il traquait. De la même façon, Vivens n'a pas hésité à ordonner l'assassinat de protestants "retournés". La Vérune, lui, est un spécialiste de l'évasion. Arrêté en juillet 1692, il parvient à s'enfuir du fort Saint-Hippolyte dans des conditions rocambolesques. C'est parce que Claude Brousson, méfiant à son retour, l'a envoyé en mission à Saint-Jean-du-Gard, que La Vérune se trouve à Anduze le soir du 23 novembre. La Vérune atterrit finalement chez les Vaudois puis dans un régiment protestant en guerre contre la France en Italie. L'intendant impose finalement une amende collective aux Anduziens en février 1693, faute de trouver le coupable. Mais la colère gronde, encore plus avec l'arrestation et l'exécution de Brousson en 1698. Dès le début de la guerre des Camisards, les protestants règlent leurs comptes avec leurs persécuteurs : Etienne Jourdan, l'officier nouveau converti qui avait tué François Vivens, est exécuté devant sa famille. Le cadet Lambert meurt au combat contre les camisards, son corps est outragé par ses adversaires. Jacques Daudé est assassiné par les camisards. Le "non événement" de la nuit du 23 novembre 1692 montre pourtant que la violence d'un Etat n'est pas arrivée à faire plier une population accrochée à son identité religieuse.
Un petit ouvrage facile à lire, basé sur l'étude des archives disponibles et quelques sources secondaires. Manquent peut-être juste quelques cartes en plus du plan d'Anduze pour repérer les principaux lieux cités dans la ville.