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Nicolas HENIN, Jihad Academy. Nos erreurs face à l'Etat Islamique, Paris, Fayard, 2015, 253 p.

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J'ai lu plusieurs fois le Jihad Academy de Nicolas Hénin avant de le ficher. Ce livre a l'immense avantage de rappeler des idées simples, mais fortes, de manière pédagogique. Je me reconnais d'ailleurs dès l'introduction dans le choix de l'appellation "Etat Islamique" pour désigner le groupe, que j'utilise moi-même, et non pas Daech. Tâche ardue que ce combat contre l'EI : et la réponse n'est pas simple, comme le rappelle Nicolas Hénin.

Les chapitres du livre sont thématiques, et rappellent des évidences. Le régime syrien, qui se prétend laïc et aujourd'hui défenseur des minorités, ne l'a jamais été. Il sait cependant orchestrer la soi-disant protection des chrétiens, par exemple. En réalité, surtout depuis l'avènement de Bachar, le régime joue la carte de la confessionnalisation et pousse en avant les minorités avec la menace : soit nous, soit les barbares sunnites. Comme le montrent les clichés de César, le régime tue et torture jusque parmi les minorités pour imposer la terreur. Les minorités se retrouvent avec presque, imposé, un statut de dhimmi -sans parler de la corruption pour acheter les responsables chrétiens, par exemple.

 

Surtout, le régime a fortement contribué à l'émergence des djihadistes en Syrie. Il n'en est pas à son coup d'essai : les djihadistes irakiens faisaient venir les combattants étrangers sous l'occupation américaine via la Syrie, avec le bénédiction du régime qui en profitait pour se débarrasser parfois lui-même des volontaires syriens. En 2007, le régime syrien manipule le groupe Fatah al-Islam dans le camp de Nahr-al-Bared au Liban pour mettre en difficulté le pouvoir sunnite qui lui est hostile. Dès l'été 2011, le régime ouvre ses prisons et laisse sortir les djihadistes arrêtés au moment du démantèlement des réseaux d'approvisionnement pour l'Irak : ceux qui vont fonder les groupes salafistes ou djihadistes les plus durs. Ainsi le régime joue la carte du "nous ou les terroristes". On mettra un petit bémol peut-être à l'idée selon laquelle l'EI ne combat quasiment pas le régime : c'est beaucoup moins vrai depuis 2014 et après janvier 2015, date de l'écriture du livre. L'EI, de fait, réalise à l'heure d'aujourd'hui ses plus groses prises de matériel militaire en affrontant le régime syrien, comme le montre ses vidéos, surtout depuis que la situation s'est renversée en Irak où les succès sont beaucoup plus rares. S'allier avec le régime serait, in fine, un mauvais calcul.

La guerre trouve aussi ses causes dans des problèmes économiques et sociaux. Bachar el-Assad, encore plus que son père, a mis la Syrie en coupe réglée au profit de ses partisans. Les villes sont favorisées au détriment des campagnes, et il n'est pas étonnant que la révolution ait démarré à Deraa, sinistrée, et que les rebelles recrutent beaucoup chez les ruraux abandonnés par le régime. Avec la guerre, le régime fait vivre ses forces sur le pays, en particulier les sunnites. Les rebelles se disputent les postes-frontières, les barrages routiers, les hydrocarbures. Le conflit dure car de chaque côte on dispose de financements extérieurs. L'Etat Islamique, lui, qui dispose de ressources considérables, a parfois pactisé avec le régime pour les livraisons de pétrole.

La radicalisation de l'insurrection syrienne tient à la fois à la dureté de la réaction de Bachar el-Assad et à la capacité d'attraction des formations salafistes et djihadistes, qui sont les mieux armées, qui paient le mieux. La faute aussi aux politiques concurrentes du Qatar et de l'Arabie Saoudite, des Turcs ou des Occidentaux. D'où le ralliement au cri de guerre Allah Akbar et à ceux capables de protéger la population face au déferlement de violence, aérien du régime, brutal de l'EI. Ce dernier a su pourtant jouer des divisions tribales et trouver des relais locaux.

La crainte des djihadistes revenus pour frapper dans leur pays d'origine, que Nicolas Hénin relativisait par rapport aux morts et aux destructions de quatre ans de guerre, juste avant les attentats de Charlie Hebdo, est aujourd'hui plus sensible au vu des attentats survenus depuis. L'Etat Islamique, lui, a besoin de communiquer ses exécutions pour exister. Mais le principal meurtrier du conflit reste le régime syrien, et de très loin. Sans parler de la torture et de l'utilisation d'armes chimiques, au chlore depuis août 2013 pour éviter les sanctions internationales. Côté rebelles, on a tué et torturé aussi. Mais l'échelle n'est absolument pas la même.

Pour Nicolas Hénin, et il a sans doute raison, les conflits syrien et irakien sont liés. L'occupation américaine de l'Irak en 2003 et les décisions désastreuses prises dans les premières semaines dressent les sunnites contre l'occupant. C'est la naissance d'al-Qaïda en Irak autour de Zarqawi, ancêtre direct de l'EI, jusqu'au surge et au retrait américain. Mais ce dernier ne règle rien : Maliki, le Premier Ministre chiite, s'enferme dans une logique autoritaire et sectaire. Ce dernier marginalise les sunnites, qui pour beaucoup acceptent, parfois sans enthousiasme mais par hostilité au pouvoir, l'arrivée de l'EI en 2014, d'autant que ce dernier a également intégré de nombreux baathistes reconvertis. Une réponse séparée sur la Syrie et l'Irak est donc impossible.

De même, le soutien aux Kurdes syriens au moment de la bataille de Kobané apparaît des plus excessifs. Il faut rappeler que le PYD, branche syrienne du PKK, est un parti au fonctionnement stalinien qui a passé un accord avec le régime dès 2011 pour améliorer ses positions tout en évitant le combat. Les rebelles syriens ont eu du mal à avaler la pilule de l'élan de solidarité pour le PYD, parti autoritaire qui pratique le culte de la personnalité d'Abdullah Ocalan... la collusion avec le régime est savoureuse si l'on se souvient que le régime a clairement séparé Kurdes et Arabes et a réprimé fortement les premiers, encore en 2004, quelques années avant la révolution. Quant aux chrétiens de Syrie, qui ne représentent peut-être que 5% de la population, ils n'ont pas été l'objet de persécutions systématiques, contrairement à ce que cherche souvent à faire croire la propagande du régime. Les djihadistes eux-mêmes, du moins par le haut, ont essayé de leur faire bénéficier du statut de dhimmi. La base n'a souvent pas suivi, mais les chrétiens n'ont pas été plus persécutés que d'autres.

La dimension eschatologique alimente le recrutement de l'EI. Après les premières frappes de la coalition, les djihadistes y ont vu la réalisation de la fameuse prophétie du hadith de Dabiq, où doit se dérouler le combat final de l'islam. En 2014, quand l'EI perce en Irak, les médias prêtent au groupe la capacité de faire tomber Bagdad, ce qui est très exagéré et renforce encore plus le mouvement communautaire sur place. Les milices chiites pullulent après l'appel d'al-Sistani, et elles sont devenues désormais un acteur incontournable du théâtre irakien. La coalition frappe l'EI mais pas le régime syrien qui massacre les sunnites : ces derniers ont le sentiment d'être pris entre deux feux. La majorité des Syriens sunnites rejette l'EI mais celui-ci affrontant plus le régime depuis 2014, il y a quand même trouvé des soutiens. Passage très important, souligné par moi, p.195-196 : "Au lieu d'analyser factuellement quelles sont ses forces et ses faiblesses, nous tombons dans la propagande de l'Etat Islamique en le considérant comme l'incarnation du mal."

Les solutions sont multiples. Il faut d'abord regagner la confiance des populations locales. Pour autant, si ressortir l'idée du surge avec les sahwat peut marcher en Syrie, elle a montré ses limites en Irak, où c'est une armée nationale qu'il faut reconstruire, et non plus confessionnelle "polluée" par les milices. Une intervention occidentale, quelque part, est nécessaire.

L'Etat Islamique a appliqué les idées du fameux Management de la Sauvagerie. Tourné vers l'ennemi proche, le chiite ou le nusayri dans le cas des Alaouites selon ses propres termes, l'EI vise d'abord à ne pas s'aliéner les populations pour imposer sa domination. Sur le plan militaire, il faut tuer l'adversaire mais profaner son corps et surtout en faire la publicité, pour démoraliser l'ennemi. L'EI retourne la technique des sahwat en payant et en armant les tribus, leur déléguant une autorité locale. L'EI se nourrit de combattants déçus par ce qui a été bloqué dans les Printemps arabes. Il y a un parallèle que dresse Nicolas Hénin avec le recrutement des sectes.

Au final, l'EI, c'est la rencontre entre les sunnites marginalisés dans leurs pays (Syrie, Irak) et les djihadistes étrangers. Ceux-ci sont issus des ratés de l'intégration dans leur pays d'origine, mais le soutien occidental aux dictatures contre les populations a beaucoup joué. L'obsession sécuritaire faire perdre de vue les enjeux politiques locaux qui sont pourtant la clé. Il faudra bien un jour, pourtant, prendre à bras le corps la guerre en Syrie et en Irak, pour trouver des solutions pérennes.

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