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William MCCANTS, The Isis Apocalypse.The History, Strategy and Doomsday Vision of the Islamic State, St. Martin's Press, 2015, 242 p.

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Dans son livre, William McCants, ancien conseiller du secrétaire d'Etat et membre de la Brookings Institution vise avant tout à démontrer pourquoi l'Etat Islamique est un défi nouveau pour le monde, bien loin d'al-Qaïda.

La réponse est donnée en 6 chapitres. Dans le premier, McCants montre que l'Etat Islamique était destiné, dès le départ, à diverger d'al-Qaïda. Là où Ben Laden et Zawahiri voulaient gagner le soutien du monde musulman avant d'établir le califat, l'Etat Islamique, lui, procède exactement à l'opposé. Zarqawi, le fondateur d'al-Qaïda en Irak, s'affronte régulièrement à Ben Laden et Zawahiri. C'est après sa mort qu'est proclamé le premier Etat Islamique, en octobre 2006. Les chefs d'al-Qaïda sont totalement surpris, de même que les partisans d'al-Qaïda sur la toile, déboussolés. Derrière le calife Abou Omar al-Baghdadi, il y a à la manoeuvre al-Masri, l'ancien chef d'al-Qaïda en Irak avant la création de l'Etat Islamique. C'est à cette époque d'ailleurs que l'organisation se dote d'un drapeau, celui qui est aujourd'hui encore le drapeau de l'EI. Un drapeau qui se veut tourné vers le passé mais qui reflète des ambitions modernes. Le premier Etat Islamique se compare volontiers aux Abbassides, dont il reprend la couleur noire : les prophéties apocalyptiques de la venue du Mahdi, considérées avec dédain par les chefs d'al-Qaïda, sont au contraire très populaires au sein de l'Etat Islamique d'Irak, tout comme elles l'étaient chez al-Suri, le grand théoricien du djihad global.

Al-Masri, vétéran du djihad égyptien, dirige d'une main de fer le nouvel Etat Islamique. Hanté par les prophéties apocalyptiques, il traite avec dureté les musulmans qui s'opposent à son organisation, y compris les sunnites, tout en ne réprimant pas ses subordonnées qui abusent de leur pouvoir. La sanction ne se fait pas attendre : le mécontentement monte chez les sunnites irakiens. Ben Laden ferme les yeux en dépit des nombreux abris critiques qui lui parviennent. Al-Masri et le calife sont tués par un raid américain en avril 2010.

Au Yémen, al-Qaïda dans la Péninsule Arabique a repris en 2008 le drapeau de l'Etat Islamique irakien. Dopé par les prêches d'al-Awlaki, grande figure de la propagande djihadiste, AQPA veut à son tour proclamer le califat là où doit avoir lieu le combat de la fin des temps de l'islam. Ben Laden, prudent, conseille de patienter, échaudé par l'expérience irakienne. Peine perdue : avec le début des printemps arabes, en 2011, AQPA se lance dans la construction d'un ensemble territorial, qui sera perdu en moins d'un an. Le groupe s'est mis à dos les tribus, et a coalisé contre lui ses adversaires. Le même sort attend AQMI qui tente l'aventure au Mali avant l'intervention française de janvier 2013, ou les Shebab somaliens.

Abou Bakr al-Baghdadi prend la tête de l'Etat Islamique en Irak en mai 2010. C'est un religieux, né à Samarra, qui est passé par la prison de Camp Bucca en 2004 mais n'a rejoint al-Qaïda qu'en 2006. Par de subtiles manoeuvres internes, aidé par son âme damné Hajji Bakr, il parvient à se faire nommer à la tête de l'Etat Islamique. Les djihadistes irakiens font leur autocritque, soulignent les erreurs de l'Etat Islamique, en s'inspirant beaucoup du Management de la Sauvagerie d'Abou Bakr Naji : frapper fort contre des cibles clés, avec une violence sans précédent. Naji s'inspire d'ailleurs de théoriciens non musulmans. Le livre est aujourd'hui le livre de chevet des combattants de l'EI dans les camps d'entraînement. L'Etat Islamique irakien profite du déclenchement de la guerre en Syrie pour réactiver ses réseaux syriens et envoyer des combattants qui forment sur place le front al-Nosra. Ce qui devait  au départ ne devenir qu'un réseau terroriste clandestin se transforme en fait en groupe insurgé sous l'influence probable d'Abou Khalid al-Suri, un des nombreux djihadistes que Bachar el-Assad s'est empressé de libérer de prison dès 2011. Khalid al-Souri défend la stratégie d'Abou Mousab al-Suri, vétéran de l'insurrection ratée des Frères Musulmans syriens contre Hafez el-Assad, observateur attentif de la guerre civile en Algérie et qui a connu aussi l'Afghanistan des talibans. Là où Naji conseille de conquérir un territoire et de le garder par la force brute, al-Suri conseille au contraire dans ses écrits de gagner le soutien populaire, les "coeurs et les esprits". C'est la stratégie développée par le front al-Nosra, qui ne suit cependant pas al-Suri partout : il n'hésite pas à collaborer étroitement avec les sunnites syriens dans l'espoir de faire tomber le régime, car contrairement à la théorie d'al-Suri, celui-ci n'est pas soutenu par les Américains dans ce cas précis. L'Etat Islamique, lui, soumet et impose sa volonté, ce qui ne veut pas dire qu'il n'obtient pas de soutien populaire, les habitants étant parfois lassés de l'anarchie des groupes rebelles. L'Etat Islamique et le front al-Nosra sont en compétition pour le pétrole de Deir-es-Zor ; Baghdadi craint que les combattants de Nosra ne soient plus fidèles à son lieutenant Jolani qu'à lui-même ; c'est pourquoi en avril 2013 il somme ce dernier de réintégrer le rang au sein du nouvel EIIL. Jolani refuse et en appelle à Zawahiri, qui reconnaît le front al-Nosra comme branche officielle d'al-Qaïda en Syrie, non sans avoir tenté une conciliation. L'Etat Islamique tempête et rompt les ponts avec al-Qaïda. Les théoriciens du djihad, al-Filistini et al-Maqdisi, se déchaînent contre l'EI. Celui-ci répond en faisant assassiner par un kamikaze Khalid al-Souri, qui opère alors avec Ahrar al-Sham, groupe rebelle salafiste ayant des liens avec al-Qaïda, contre l'EI.

L'EI est persuadé que le combat de la fin des temps de l'islam est proche. Ce combat doit avoir lieu à Dabiq, un village au nord-est d'Alep, que l'EI conquiert en 2014. Ce n'est qu'à ce moment-là, et après les premières frappes américaines, que la prophétie datant sans doute du VIIIème siècle est remise à l'ordre du jour. Les couleurs des drapeaux des combattants du Jugement Dernier, le jaune et le noir, sont facilement prêtés au Hezbollah chiite qui soutient le régime et à l'EI, alors qu'elles avaient une toute autre signification à l'époque. L'Etat Islamique réduit en esclavage les Yézidis, car la prophétie veut que l'esclavage soit rétabli pour la victoire de l'islam. Al-Banili, autre théologien important de l'EI, dresse le portrait d'al-Baghadi comme le calife de la fin des temps.

En juin 2014, la percée de l'EIIL dans le nord de l'Irak puis en Syrie accouche de la renaissance de l'Etat Islamique. Mais celui-ci s'installe dans la durée, profitant des politiques des gouvernements syrien et irakien. Avec ses combattants étrangers, sa théologie politique, son programme de construction d'un Etat, son encadrement issu des baathistes irakiens, il a de quoi créer un Etat. Al-Qaïda réagit d'abord en proclamant le mollah Omar, chef des talibans afghans, comme contre-calife, sans grand succès. Le modèle de l'EI reste les Abbassides, mais prendre la capitale des Abbassides, Bagdad, s'avère compliqué : la ville est à majorité chiite, et l'EI préfère consolider son pouvoir sur les zones sunnites. L'EI récompense les gens qui lui prêtent allégeance et applique la justice avec deux différences notables avec l'Arabie Saoudite, qu'on pourrait croire proche de l'EI : toutes les peines ont lieu en public, et l'EI cherche toujours la solution la plus dure, toujours justifiée par les écritures. La question de la cigarette est révélatrice : l'EI s'est montrée extrêmement dure à ce sujet, y compris contre ses propres cadres, au risque de s'aliéner le soutien d'une partie de la population non négligeable. Alors que l'EI multiplie les wilayats et ralliements de par le monde, il en est venu à presque oublier le Mahdi si important pour al-Masri en 2006-2007.

En conclusion, McCants rappelle que c'est l'invasion américaine de l'Irak qui a déclenché cette ferveur apocalyptique, et la création du premier Etat Islamique en 2006. Baghdadi ne fait que prolonger la ferveur apocalyptique en la canalisant sur la construction d'un Etat. Un Etat qui emploie à dessein une grande violence, ses chefs ayant cette stratégie. L'Etat Islamique récompense ses fidèles et massacre ses opposants : s'il a pu se développer, c'est que le régime syrien et l'Etat irakien s'en sont servis comme épouvantail. Mais l'EI a surtout été capable d'adapter son discours à un objectif : la création d'un Etat islamique ultraconservateur, un gouvernement brutal fondé par la guerre contre ses voisins. Comment le contrer ? L'auteur explique que la solution n'est pas simple : le bombarder, assiéger ses ressources financières, barrer les frontières pour empêcher l'afflux des combattants étrangers, armer les tribus sunnites, armer les Kurdes, soutenir les gouvernements syrien et irakien, envoyer des troupes au sol ? Il est illusoire de compter sur le régime syrien qui a nourri la naissance de l'EI ; quant au gouvernement irakien, dominé par les chiites, il faudra bien qu'il trouve une solution pour réintégrer les sunnites. Même s'il est écrasé, l'EI restera en dépit de tout un modèle pour les djihadistes futurs.

L'apport de l'ouvrage de McCants est sans aucun doute de souligner l'importance de l'idéologie de l'EI bâtie autour d'un djihad renouvelé articulé par la construction d'un Etat et une perspective millénariste. Les combattants viennent rejoindre l'EI pour participer au combat de la fin des temps : une idée que l'on retrouve aussi chez leurs adversaires chiites, comme les milices irakiennes. C'est ce qui fera la force de son héritage : une rhétorique apocalyptique couplée à une violence sans précédent, manipulée, capable de subvertir une population et de construire un Etat.

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