13-14 septembre 1515 : l'armée française du roi François Ier défait les Suisses, considérés comme la meilleure infanterie d'Europe, après un combat sanglant où les tués l'ont été pour l'essentiel dans la mêlée. Marignan conclut une campagne de 3 mois et a bien failli ne pas avoir lieu. Le succès donne la gloire, orchestrée par la propagande royale, à François Ier : la bataille devient une date clé du roman national. Elle devient ensuite le symbole d'une histoire-bataille vide de sens. Outre qu'elle marque aussi un point de repère pour séparer la période médiévale de la période moderne, Marignan est pourtant très importante dans l'histoire suisse : la Confédération abandonne ses rêves de grandeur et entre dans l'orbite française. Marignan n'est pas le symbole, pour l'auteur, de la révolution militaire que l'on voit se dessiner durant les guerres d'Italie : bien au contraire, c'est le crépuscule de deux types de combattants : le fantassin suisse et l'homme d'armes français. La bataille a peu intéressé les historiens militaires. C'est pourquoi Amable Sablon du Corail tente d'en proposer une histoire globale, et pas seulement bataille. Avec ce gros volume pour la collection L'histoire en batailles (plus de 380 pages de textes, sans compter les annexes, les notes, la bibliographie), on peut dire que le pari est réussi.
L'ouvrage se décompose en 14 chapitres. Le premier pose le cadre général des deux adversaires, le royaume de France et la confédération suisse. François Ier hérite en 1515 d'un royaume qui bénéficie d'un véritable âge d'or : modération fiscale du souverain, concorde entre le roi et sa noblesse, ce qui favorise l'aventure italienne. La Confédération, quant à elle, naît de la rencontre de trois aires différentes, avec espaces urbains et ruraux, qui cherchent à se débarrasser de la tutelle féodale, de l'Empire notamment. Délivré des Habsbourg à la fin du XIVème siècle, les Suisses entament une expansion seulement freinée par les dissensions internes. Les guerres de Bourgogne contre Charles le Téméraire en font un acteur incontournable. Mais les 13 cantons suisses n'ont pas de cohérence : ils n'ont pas tous la même organisation politique. C'est une nation sans Etat, soudée par les victoires sur le champ de bataille.
A quoi tient la supériorité militaire suisse avec ses fantassins ? A la survivance d'une forme de milice communale, rurale ou urbaine. La société suisse a encore du mal à canaliser une violence, la force physique déterminant souvent la place de l'individu dans le groupe. Le combattant suisse se déchaîne sur le champ de bataille ce qui donne naissance à une triste réputation de férocité. Le fantassin suisse est équipé d'une hallebarde, puis de plus en plus d'une pique, avec une épée longue et une dague, quasiment sans protection individuelle. Il n'y a pas d'entraînement : les combattants suisses se forment dans un cadre privé, et se battent avec leurs proches, ce qui renforce l'esprit de corps. La discipline est inexistante : les Suisses chargent frontalement et c'est quasiment tout. Les cantons ne peuvent empêcher, à chaque guerre, le départ de volontaires (Freiknechten) qui combattent pour leur compte et suivent les troupes. Ils ne peuvent financer longtemps l'effort de guerre : l'armée se dissout vite quand elle n'est plus payée ou qu'elle n'a plus rien à manger, d'où la recherche d'une bataille décisive.
L'armée française est à l'opposé. François Ier hérite de l'appareil forgé sous Charles VII pendant la fin de la guerre de Cent Ans : polyvalent, expérimenté, équilibré, avec deux atouts de poids, la cavalerie lourde des compagnies d'ordonnance et l'artillerie. Manque juste une infanterie comparable aux Suisses, que la France puise chez les mercenaires. Pendant longtemps le royaume est le seul à pouvoir entretenir une armée permanente. Les compagnies d'ordonnance sont devenues des unités de cavalerie lourde ou semi-lourde très marquées par la prépondérance aristocratique. La noblesse assure la formation de ces combattants. Très efficace, cette cavalerie revient pourtant cher au royaume alors que s'affirme la supériorité de l'artillerie et de l'infanterie. L'artillerie est devenue une spécialité française : à l'époque de Marignan, elle est en avance sur ses adversaires, tirant des boulets de fer ou de plomb. En revanche l'infanterie n'est pas de la même qualité : le royaume n'a pas su pérenniser l'institution des francs-archers. Pour pallier ce défaut, les rois, depuis Louis XI, recrutent des mercenaires : Suisses ou lansquenets du Saint-Empire. Leur présence ou leur absence expliquent souvent victoires ou défaites de la Frnace pendant les guerres d'Italie. Reste quand même l'efficacité des Gascons, infanterie légère spécialisée.
L'Italie est alors divisée, soumise à des acteurs rivaux, dont le Saint-Empire, la papauté et le royaume de France. Au royaume de Naples devenu aragonais s'oppose le duché de Milan, Venise, une superpuissance en déclin, Florence, la république terrassée et le pape, champion de l'indépendance italienne. C'est d'ailleurs lui qui crée la Ligue catholique, en 1511, contre la France, après avoir soutenu l'intervention de celle-ci en Italie, par peur de la puissance trop grande prise par le royaume. La fin du règne de Louis XII est marquée par les défaites, à Novare, et par la première invasion du royaume depuis la fin de la guerre de Cent Ans (les Suisses sont devant Dijon en 1513).
François Ier, qui n'a plus que Venise comme alliée, reprend à son compte les guerres d'Italie. Aspirant à la monarchie universelle, il prend lui-même la tête de l'armée. Les Suisses, quant à eux, sont grisés par leurs succès récents, mais ulcérés par le non-respect du traité signé avec la France en 1513. La sécurité des frontières garantie, François jette toutes les finances du royaume dans le recrutement de son armée, dont la moitié est composée de lansquenets.
Les Suisses sont travaillés par Matthaüs Schiner, prince-évêque de Sion, farouche adversaire des Français. Les Français, profitant des divisions entre familles aristocratiques, prennent pied à Gênes. Les Suisses envoient alors plus de 20 000 hommes dans le duché de Milan pour s'opposer à l'avance des Français qu'ils jugent imminente. Très vite, des problèmes de ravitaillement se posent aux Suisses. Surtout, François Ier réussit le franchissement des Alpes par surprise, prenant une route que les Suisses n'avaient pas envisagée.
Le 12 août 1515, dans un épisode illustrant la prépondérance des escarmouches, courses et autres embuscades dans les guerres d'Italie, les compagnies d'ordonnance françaises, bien renseignées par la population, tombent sur un parti milanais à Villafranca et capturent le capitaine général du duché, Prospero Colonna. Derniers feux d'une cavalerie de moins en moins faite pour ce genre de combats, les cavaliers se spécialisant avec les armes à feu et devenant plus légers.
Les Suisses ne peuvent financer longtemps l'effort de guerre. La défaite de Villafranca achève de sanctionner les divisions sur la stratégie à adopter. Une partie du corps de bataille rebrousse chemin, mettant à sac le duché de Milan pour subvenir à ses besoins. Les capitaines en campagne, qui reçoivent une délégation de pouvoirs assez importante, négocient avec le roi de France dès la fin août. Mais les cantons eux, sont hostiles à ces négociations et renvoient des troupes supplémentaires. Néanmoins le traité de Gallarate est signé le 8 septembre, alors que les Français ont pénétré dans le Milanais.
Il reste alors 30 à 40 000 Suisses en Italie. Les Vénitiens immobilisent les troupes espagnoles qui pourraient faire la jonction avec eux. Les Français contournent Milan par le sud. Le lendemain de la signature du traité de Gallarate, Schiner réussit à retourner la majorité des capitaines des cantons qui rejettent le traité. Un véritable putsch éclate à Milan et les contingents suisses se mettent en marche d'eux-mêmes pour aller affronter l'armée française, Schiner perdant le contrôle de sa manoeuvre.
L'armée française aligne 8 à 9 000 hommes dans les compagnies d'ordonnance, plus de 30 000 fantassins dont 23 000 lansquenets. Face à eux, 20 à 25 000 Suisses, manoeuvrant sur un terrain compartimenté. La première bataille suisse culbute l'avant-garde française du connétable de Bourbon, prise par surprise, et ce malgré l'intervention de l'artillerie. La bataille de François Ier arrive en renfort et les compagnies d'ordonnance chargent les flancs des Suisses, charges multiples et coûteuses, qui ne peuvent que les ralentir sans les repousser. A la nuit tombée, les Suisses ont marqué des points, mais hésitent sur la stratégie à suivre, alors que les Français peuvent se reposer et se reprendre. Ils creusent et aménagent des positions défensives, concentrent l'artillerie autour de deux grosses positions ainsi que les arbalétriers. Les trois colonnes suisses qui s'élancent sont brisées par les feux français : les lansquenets se hissent au niveau de leurs adversaires suisses. C'est une mêlée au corps-à-corps, à l'arme blanche, qui se transforme en boucherie car elle dure longtemps, ce qui est rare. Les Vénitiens arrivent pour la poursuite sur le champ de bataille.
Les Suisses sont poursuivis et pour partie taillés en pièces. Les Français prennent le Taureau d'Uri et la Vache d'Unterwald, deux des cors de guerre légendaire des cantons. Les Suisses ont sans doute perdu 8 000 tués, et les Français moitié moins. Pour les Suisses, cela représente 1% de la population, ce qui est énorme. Ce qui frappe c'est surtout que la plupart des tués l'ont été dans le corps-à-corps. François Ier met la main sur le duché de Milan : il a été adoubé sur le champ de bataille par Bayard, ce qui pour l'auteur est probablement authentique, bien que cela serve efficacement, aussi, la propagande royale. La victoire divise profondément les vaincus, les Suisses : la Confédération est au bord de l'implosion.
La paix vient après une ultime intervention de l'empereur et de ses alliés, qui se termine en fiasco. La victoire française tient aux capacités financières de la monarchie, dont les revenus permettent de mettre en ligne une armée puissante. Ce ne sera plus le cas à la fin des guerres d'Italie. Les Suisses ont perdu mais le plus étonnant est qu'ils aient presque failli gagner le 13 septembre au soir, ce qu'ils doivent à leur système militaire. Le fantassin suisse, comme l'homme d'armes français, se bat d'abord pour son honneur. Mais en réalité, les deux modèles militaires qui s'affrontent sont à bout de souffle, compagnies d'ordonnance françaises et infanterie suisse. La prépondérance française en Suisse après Marignan n'est pas exclusive.
Amable Sablon du Corail réalise bien, à travers ce livre, un essai d'histoire globale sur la bataille de Marignan, bien au-delà de la simple histoire-bataille, est qui bien présente, mais remise dans son contexte politique, social, culturel même. Après la lecture de ce livre, difficile désormais de seulement associer Marignan à la date 1515 et seulement cela. L'ensemble représente sans doute un des meilleurs volumes de la collection.