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Patrice BRUN, La bataille de Marathon, L'histoire comme un roman, Larousse, 2009, 222 p.

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Patrice Brun est professeur d'histoire ancienne à l'université Michel-de-Montaigne à Bordeaux. C'est un spécialiste de la Grèce antique et de l'épigraphie, la science des inscriptions. Comme il le rappelle dans l'introduction, en Grèce, la bataille de Marathon reste élevée au rang du mythe. Pour les Grecs antiques, la différence entre mythe et histoire est beaucoup moins pertinente : le temps les sépare, le mythe étant la tradition orale conservée d'événements s'étant déroulés il y a des lustres. D'où la facilité de passer de l'un à l'autre, l'histoire devenant facilement le mythe. Entre ces deux niveaux, Patrice Brun intercale aussi le très actuel "devoir de mémoire", dont les Grecs cernaient déjà les dérives : ainsi Thucydide évoquant les "héros" Harmodios et Aristogiton, censés avoir éliminé le tyran Hipparque au nom de la démocratie, alors qu'en fait ils agissaient probablement pour des motifs privés. En Grèce, si Marathon reste un mythe, c'est bien parce que la mémoire l'a emporté sur l'histoire que la bataille est devenue un événement fondateur. C'est l'objet de ce livre : replacer la bataille dans son contexte historique, en comprendre les enjeux immédiats et à long terme, pour saisir les déformations qui se sont opérées.

Le premier chapitre revient sur la bataille elle-même, qui s'est sans doute déroulée le 17 septembre 490 av. J.-C. . La plaine a aujourd'hui considérablement changé d'aspect. L'historien revient largement sur l'épisode de Philippidès, l'hémérodrome (héraut capable de courir une journée) qui va solliciter l'aide de Sparte. Aux 9 000 hoplites athéniens et aux 1 000 hoplites platéens organisés en phalange, renforcés probablement d'esclaves affranchis fournissant une infanterie légère, s'oppose un nombre supérieur mais indéterminé de Perses. A noter que les deux armées s'observent pendant plus d'une semaine : côté grec, l'archonte polémarque Callimachos est censé commander, mais au vu du nouveau rôle des stratèges, les choses sont plus compliquées, et Miltiade se voit attribuer un rôle qui n'est probablement dû qu'à une tradition historiographique favorable à son fils Cimon. Voyant les Perses rembarquer, peut-être pour attaquer directement Athènes, les Athéniens avancent finalement dans la plaine, et non au pas de course comme le veut la tradition, sauf avant le choc. On ignore tout de la disposition de l'armée perse qui est alors en train d'embarquer. Le centre athénien plie mais les deux ailes enfoncent leurs homologues et se rabattent au centre : c'est la déroute. La légende naît déjà peu de temps après la bataille avec l'histoire du frère d'Eschyle, Kynégeiros, qui a la main droite tranchée par une hache en prenant la poupe d'un navire perse -l'historien Justin dira plus tard qu'il eut aussi la main gauche tranchée et qu'il agrippa le navire avec ses dents ! Quant aux pertes, si les Grecs comptent 192 tués, pour les Perses, difficile là encore d'être définitif, bien qu'elles aient dû être supérieures. Mais la défaite n'a rien d'un désastre : Darius a remis la main sur le littoral septentrional de la Grèce et sur les îles de l'Egée. Cependant, dès la bataille achevée, elle passe rapidement au rang du mythe.



Dans le deuxième chapitre, Patrice Brun montre comment la bataille de Marathon est devenue la plus célèbre des guerres médiques, y compris pour le grand public. La victoire de Marathon conforte la jeune démocratie athénienne, ce que les citoyens eux-mêmes mettent à l'honneur. Mais c'est aussi le succès d'une petite paysannerie renforcée par les législateurs athéniens et qui alimente les rangs des hoplites, ceux que l'on appellent volontiers les Marathonomaques. Et on préfère se souvenir de Marathon que de Salamine, victoire navale où les trières sont manoeuvrées par des citoyens pauvres, qui pour certains sontà l'origine de l'impérialisme athénien consécutif aux guerres médiques... d'autant qu'Athènes avait été abandonnée à l'envahisseur pour remporter la victoire sur mer. Cette concurrence idéologique des mémoires se poursuit durant tout le Vème siècle et au-delà. Les aristocrates et les oligarques privilégient Marathon pour nier la démocratie ; les démocrates associent Marathon et Salamine pour insérer le combat hoplitique dans l'histoire du nouveau régime, à raison selon l'historien.

Le troisième chapitre revient sur le recueillement propre à Marathon. Non seulement les 192 tués ont droit à un tumulus près du champ de bataille, mais l'affrontement donne lieu à la pratique bien connue ensuite de l'oraison funèbre. Pas d'honneurs individuels, même si Miltiade, l'un des stratèges, est plus tard considéré comme l'inspirateur de la victoire, surtout en raison de la carrière de son fils Cimon dans la cité. On construit un trophée sur le champ de bataille, on rend hommage aux dieux, comme Pan, qui serait intervenu dans le combat, les historiens listant les prodiges qui montrent le caractère exceptionnel de la bataille.

Dans un quatrième temps, Patrice Brun décrit la récupération de Marathon par les Athéniens à des fins politiques : ils s'en servent dès la bataille de Platées pendant l'organisation du dispositif grec face aux Perses, en 479, puis contre Sparte pendant la guerre du Péloponnèse. La propagande passe aussi par l'image, avec un portique peint sur l'agora. Pausanias décrit une véritable Marathonomachie représentée dessus et qui a aujourd'hui disparu. Cependant, dès l'époque d'Aristophane, le souvenir de la bataille s'est déjà estompé. En dehors d'Athènes, d'ailleurs, les rares témoins ne sont pas dupes de la mystification opérée par les Athéniens. Au final, on ne peut que constater l'importance des guerres médiques pour la société grecque et la distorsion qui s'est opérée, consciente ou non.

Le cinquième chapitre examine la naissance du mythe, qui survient dès le lendemain de la bataille. Le mythe est en fait plus grec qu'athénien. Il est récupéré par Alexandre le Grand, par le roi héllénistique Attale II de Pergame contre les Galates, et par deux auteurs grecs de l'époque romaine, dans Aélius Aristide. Le merveilleux des interventions divines prend le pas sur la bataille. Philippidès devient le coureur qui prévient Athènes de la victoire et meurt au terme de l'effort. Marathon devient le mythe dramatique valorisant un monde héllène soumis à la tutelle de l'Empire romain. 

Dans le dernier chapitre, Patrice Brun décortique la légende contemporaine attachée à Marathon. L'affrontement devient le symbole de la lutte de la civilisation contre les Barbares dès la fin du XVIIIème siècle. La Révolution française, friande de références antiques, le compare évidemment à Valmy. Les nationalistes s'emparent de la bataille, y compris ceux d'extrême-droite, quand ce ne sont pas les historiens au service d'un roman national. Le régime des colonels, en Grèce, instrumentalise Marathon pour les besoins de l'affrontement avec les Turcs. L'art, en revanche, ne lui accorde que peu de place. Le film de 1958 réalisé par Jacques Tourneur prend beaucoup de libertés avec l'histoire, mais finalement pas beaucoup plus que les historiens de l'époque romaine. C'est parce que cette version, plus manichéenne, correspond davantage aux attentes du public. L'épreuve du marathon n'est officiellement intégrée, avec la distance symbolique, qu'en 1908. Lors des Jeux de 2004 à Athènes, l'épreuve est d'ailleurs partie du site de la bataille. Et puis, sur Marathon, on a aussi bâti le Téléthon, mais l'analogie trouve ses limites.




La conclusion consiste en un rappel par Patrice Brun de sa visite du site, en 2008. Le paysage est évidemment différent : la légende de Marathon, en revanche, pour les touristes, demeure.

On trouvera une brève indication bibliographique en fin d'ouvrage. Deux cartes sont présentes au début mais malheureusement, aucune illustration. Le propos s'intéresse surtout aux enjeux mémoriels de la bataille, ce qui le rend très stimulant, mais fait un peu figure d'exception dans cette collection chez Larousse où des historiens sérieux remettent en perspective de grands événements de l'histoire sur le mode du récit : ici il s'agit plus d'un travail historiographique, finalement. 



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