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Paul BONNECARRERE, Par le sang versé. La Légion Etrangère en Indochine, Marabout, Paris, Fayard, 1968, 447 p.

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Paul Bonnecarrère est un ancien parachutiste du 1er RCP pendant la Seconde Guerre mondiale, devenu ensuite correspondant de guerre en Indochine, à Suez, en Algérie. De sa proximité avec les combattants, il a tiré plusieurs livres traitant en particulier des hommes de la Légion Etrangère.

Le sous-titre est un peu trompeur : ce n'est pas une histoire de la Légion Etrangère en Indochine mais une collection de récits sur des engagements de la Légion pendant le conflit en question. Sans surprise, on n'a donc pas à faire à un livre d'histoire, mais à un auteur qui cherche à dresser des portraits héroïques. Malgré la défaite, malgré les erreurs du commandement, malgré les circonstances défavorables, les officiers subalternes (comme le lieutenant Mattei), les sous-officiers et les hommes de troupe accomplissent des exploits, souvent contre un adversaire en surnombre, implacable de par les mutilations qu'il inflige aux cadavres français et par les tortures qu'il applique aux prisonniers avant la mise à mort. Bonnecarrère livre évidemment de nombreux détails salaces (alcool, sexe) qui renforce le caractère anecdotique du récit. Les portraits qu'il dresse ont valeur d'exempla pour les nostalgiques de l'Indochine française ou d'une "victoire perdue" - le titre d'un ouvrage postérieur de Bonnecarrère d'ailleurs, inspiré tout droit des mémoires de... Manstein.

Bref, les amateurs de récits haut en couleur et héroïques sur la Légion seront comblés, pour ceux qui cherchent un peu d'histoire, passez votre chemin (l'ouvrage a été réédité dans la collection Tempus de chez Perrin il y a peu).




Frank DANINOS, Une histoire de la CIA, Texto, Paris, Tallandier, 2011, 467 p.

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Frank Daninos est un journaliste associé au magazine La Recherche. Il semble spécialisé dans l'histoire du renseignement et participe au C2FR -un pôle de recherche dont j'ai pu lire au moins une autre production, par le tenant du site, et qui ne m'avait guère convaincu. En outre, à côté de deux ouvrages sur ce sujet, dont celui-ci, le dernier livre de F. Daninos est une histoire du poker (!). On attend donc avec curiosité le contenu de cette histoire "politique" de la CIA...

Ce livre de la collection Texto est en fait la réédition en poche d'un ouvrage paru en grand format en 2007. Il faut dire que depuis les attentats du 11 septembre, les services de renseignement américains sont particulièrement conspués, et au premier chef la CIA. Il était donc tentant de faire une synthèse historique de l'agence, en français ; Daninos a été précédé par un Britannique qui a écrit une histoire du renseignement américain.

Le journaliste commence son histoire non pas en 1947, date la création officielle de la CIA, mais bien avec l'OSS et le général Donovan. Première lacune de taille cependant : il oublie de parler du rôle des agences de renseignement militaires (comme l'ONI), antérieures à la CIA et qui ont déjà procédé à la collecte de renseignements politiques en parallèle du FBI, sur le sol américain.

Très factuel, le récit développe des épisodes bien connus : la découverte des diplomates de Cambridge espionnant pour l'URSS, le projet Manhattan, le renversement de Mossadegh en Iran, le coup d'Etat au Guatemala, la crise cubaine...qui montrent que la CIA a été un acteur majeur de la guerre froide. Mais Daninos n'évoque quasiment pas les autres agences de renseignement liées à la CIA (comme la NSA, phare du renseignement électronique qui prend de plus en plus d'importance) et parle presque davantage du FBI... il ne s'étend pas non plus sur les accords de coopération passés avec les pays alliés, pourtant fondamentaux pour les débuts de l'agence. La dernière partie du livre est la plus intéressante, expliquant la remobilisation de la CIA sous l'ère Reagan et surtout la crise d'adaptation jusqu'aux attentats du 11 septembre 2001.

Sur un exemple que je connais mieux, la guerre du Viêtnam, on sent les limites du livre : p.188-189, l'auteur explique la CIA ne cessera de faire coller les données aux idées préconçues des militaires et du gouvernement. Ce qui est plus que contestable : la CIA a souvent publié des analyses montrent les limites de l'action militaire américaine au Sud-Viêtnam ou contre le Nord (ce qu'il dit d'ailleurs dans les pages qui suivent). A la p.200, l'auteur semble n'avoir qu'une vague connaissance de l'opération "Phoenix", que la CIA mènerait avec des "milices sud-viêtnamiennes"... ce qui est très approximatif. Ce ne sont que quelques exemples parmi d'autres.

En réalité, Frank Daninos écrit une histoire chronologique de la CIA, où se succèdent les directeurs de l'agence et les présidents des Etats-Unis, sans jamais expliquer le sens et l'objectif du sous-titre de son livre : une histoire politique. Il manque l'inscription de cette dimension relationnelle entre les directeurs et les présidents dans un cadre plus global, l'histoire institutionnelle, l'histoire des relations avec le monde politique, l'histoire de tous les protagonistes, enfin, et pas seulement les présidents du pays et les directeurs de la CIA. L'auteur n'évoque quasiment pas, comme cela a été dit plus haut, les liens de la CIA et son influence sur les autres agences de renseignements, avant la création du Director of National Intelligence par G.W. Bush en 2005, après les attentats du 11 septembre.

Cette histoire chronologique ressemble donc plus à un procès des coups tordus et autres opérations clandestines menées par la CIA, que l'auteur se complait à décrire avec force détails (mais vu ce qu'on a dit sur le Viêtnam, on peut se demander si cela est bien fait pour le reste). On sent la prose du journaliste, inspiré des premiers travaux sur la CIA, américains, remontant aux années 1970, au moment où le public américain découvre, par des fuites ou des commissions parlementaires, toute l'étendue du rôle de la CIA dans la guerre froide. Franck Daninos ne prend peut-être pas assez de recul par rapport à ses sources (anciens membres désabusés de l'agence, journalistes, etc) et son style d'écriture fait parfois parler les acteurs ou leur attribue des pensées, ce qui peut décontenancer. Pour un tel sujet, l'appareil de notes n'est guère fourni (moins de 15 pages) et semble surtout devoir faire figure de gage de sérieux pour le lecteur moyen. La bibliographie d'ailleurs ne se compose que de 3 pages et elle est uniquement composée de sources secondaires ou de témoignages : aucun document d'archive n'est mentionné. Au final, l'histoire de la CIA se réduit surtout à celle des actions clandestines : on a donc pas une histoire politique, mais plutôt un "livre  noir" de la CIA qui n'a rien d'original, et qui néglige curieusement le renseignement (un comble pour un associé du C2FR) et l'histoire institutionnelle, politique et même culturelle de la CIA.


L'affaire Cicéron (Five Fingers) de Joseph Mankiewicz (1952)

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Mars 1944. Dans la Turquie neutre, l'ambassadeur allemand Franz von Papen (John Wengraf) et son homologue britannique  Sir Frederic Taylor (Walter Hampden) sont à une réception où ils rencontrent la comtesse Anna Staviska (Danielle Darrieux), une Française veuve d'un comte polonais, sans le sou, qui propose ses services pour espionner chacun des camps, sans résultat. Dans la soirée, un homme approche un attaché de l'ambassade allemande, Moyzisch (Oskar Karlweis) : il propose de remettre aux Allemands des documents ultra-secrets pour 20 000 livres. L'homme, Diello (James Mason), est en fait le valet de chambre de l'ambassadeur britannique et l'ancien domestique de la comtesse...

L'affaire Cicéron (pour une fois le titre français est plus explicite que le titre original) est une adaptation du livre de Moyzisch, publié en 1950, et qui donnait de nombreuses informations sur cette affaire d'espionnage. Mankiewivcz s'inspire assez librement du livre, lui-même non exempt de partialité. Les dates sont quelques peu changées (Cicéron se présente en mars 1944, alors qu'en réalité c'est en octobre 1943) ; le nom de certains personnages est modifié (l'ambassadeur britannique) ; des éléments fictifs sont rajoutés (la comtesse) ; des éléments authentiques sont oubliés (le rôle de la secrétaire de Moyzisch) ; etc.



Zanuck, directeur de production de la Fox, obtient les droits d'adaptation du livre de Moyzisch. Produit par Otto Lang, le film est réalisé par Henry Hathaway, que Zanuck a choisi pour tourner un film quasi documentaire, voulu sur les lieux de l'action (la course-poursuite), en mettant Cicéron -et non Moyzisch- au centre de l'histoire, tout  en mettant l'accent sur son intérêt financier et non politique -façon commode de balayer ses liens avec les nazis, pour être plus consensuel. En réalité, le livre de Moyzisch, partial comme on l'a dit, a apporté les premiers éléments de l'affaire, mais à l'époque, Cicéron n'a pas encore publié ses mémoires (il le fera en 1958, en forme de réponse à Moyzisch et au film) et les zones d'ombre permettent justement de grandes libertés d'adaptation cinématographique.



En outre, en 1951, Zanuck confie la reprise de l'ensemble à Mankiewicz, qui arrive en fin de contrat avec la Fox et qui n'apprécie guère le producteur. Mankiewicz revoit le scénario et surtout les dialogues, le tout en quatre mois. James Mason a déjà incarné Rommel dansLe Renard du Désert d'Hathaway (1951). Il est ravi de travailler avec Mankiewicz sur l'Affaire Cicéron, qui reste d'ailleurs un de ses films favoris. Danielle Darrieux remplace au pied levé Micheline Presle, enceinte, et livre une composition subtile On trouve aussi Michael Rennie dans le rôle de Travers, l'agent du contre-espionnage britannique chargé de démasquer Cicéron.



Mankiewicz livre un film d'espionnage où au milieu d'une guerre, des personnages livrent des combats singuliers, intimes, pour un résultat nul (les Allemands ne croient pas aux renseignements ; Cicéron est payé en faux billets...). La découverte de la fausse monnaie, réservée pour la dernière scène, ce qui est excellent, souligne combien Diello ne peut en réalité échapper à son univers de domestique, même quand il croit avoir réussi. La peinture des personnages est ambigüe : Mankiewicz souligne les faiblesses et les travers des Allemands et des Anglais. Paradoxalement, il livre un portrait plutôt sympathique de von Papen (sans doute un peu trop gentil), et ridiculise Moyzisch (même si c'était, en réalité, un nazi convaincu, comme le suggère le film). Diello, lui aussi, a trop confiance en lui, et finit victime de ce trop-plein de vanité. Le réalisateur insiste sur les différences de condition sociale : c'est bien ce qui motive Diello, non pas aimer la comtesse mais devenir maître pour être sur un plan d'égal à égal. Les deux personnages s'influencent réciproquement, et connaissent le même sort. Le réalisateur réussit aussi de grandes scènes de suspense, comme la découverte de Cicéron lorsqu'il s'attaque au coffre-fort muni d'une alarme électrique.



Si le film ne s'appelle pas Operation Ciceron, c'est tout simplement que l'actualité s'y opposait : des émeutes raciales avaient éclaté en 1951 dans un ghetto de Chicago, Cicero. Film encore méconnu de Mankiewicz, mélangeant espionnage et manipulation, L'affaire Cicéron mérite assurément d'être redécouvert.


Les Douze Salopards 2 : Nouvelle Mission (The Dirty Dozen : Next Mission) de Andrew V. McLaglen (1985)

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Septembre 1944. Le général SS Dietrich (Wolf Kahler) conspire avec d'autres officiers nazis pour préparer une nouvelle tentative d'assassinat d'Hitler, en France occupée. Le général américain Worden (Ernest Borgnine) apprend la nouvelle par la Résistance française. Il charge alors le major Reisman (Lee Marvin) de recruter, à nouveau, une douzaine de condamnés avec l'aide du sergent Bowren (Richard Jaeckel) pour assassiner Dietrich avant que celui-ci n'ait pu tuer Hitler, les Alliés ne souhaitant pas voir le Führer remplacé par plus habile que lui...

En 1967, Les douze salopards de Robert Aldrich entre dans la légende des films de guerre, servi par un casting impressionnant et un scénario efficace (présentation de la mission et recrutement des prisonniers ; entraînement ; mission). Dix huit ans plus tard, McLaglen (mort l'année dernière à l'âge respectable de 94 ans !) prolonge l'expérience avec ce téléfilm, un choix pas si surprenant de la part d'un habitué des westerns et des films d'aventure. On lui doit notamment Shenandoah (1965), film qui se déroule pendant la guerre de Sécession et qui fait fortement allusion au Viêtnam, La brigade du diable (1968), film de guerre plutôt terne ou Les Géants de l'Ouest (1969), là encore sur la guerre de Sécession et ses suites ; mais aussi Les oies sauvages (1978) ou Le commando secret de sa Majesté (1979), deux films qui, à leur façon, sont des tentatives de prolongement des films de guerre classiques des années 1960, dont fait partie Les douze salopards.

"Tu n'es qu'un enfant de salaud et tu vas obéir, ou c'est moi qui vais te dérouiller ? Tu entends ?"- OUH AH OUH ma sciatique...


Parmi les acteurs du film original, on retrouve Lee Marvin (dont c'est l'avant-dernier tournage ; il décède après Delta Force, tourné avec Chuck Norris l'année suivante, qui sera sa dernière apparition à l'écran...), Ernest Borgnine et Richard Jaeckel. Pour le reste, des acteurs de second ordre, comme Wolf Kahler, qui joue Dietrich, habitué des rôles de méchants nazis (le colonel Dietrich des Aventuriers de l'arche perdue, c'est celui ; Kalher joue également dans Le commando secret de sa majesté du même réalisateur), Sonny Landham (le futur Billy de Predator, l'Indien qui tente de faire mumuse avec la créature au couteau), Ricco Ross (qui jouera dans Alien l'année suivante) notamment.

Lee Marvin avec Chuck Norris dans Delta Force, son dernier film : "C'est moi que tu cherches ?"

Sonny Landham : "On va tous y rester".


La présence des 3 vétérans, déjà passablement fatigués, ne suffit pas à relever le niveau d'un scénario malheureusement assez transparent. Faute de moyens, il faut même réincruster des passages du film de 1967 (comme lorsque Reisman arrive en jeep à la prison, au bout d'une dizaine de minutes, pour sélectionner son groupe de deténus). Lee Marvin tente bien de réappliquer les succès du modèle, mais sans grand succès. On joue les méchants en sélectionnant 13 détenus et en virant celui de trop à la première occasion, après la première remarque désagréable (vous êtes le maillon faible... au revoir). L'entraînement dure à peine 20 minutes dans le film, le tout avec des armes factices (!) car on ne fait pas totalement confiance aux prisonniers quand même (et ça permet de rogner sur le budget, qui doit être passable)... Quant à la mission, Borgnine joue avec une maquette pour expliquer qu'il s'agit de liquider Dietrich à bord d'un train, ce à quoi s'entraîne le commando. En vain, on le verra. Par ailleurs, contrairement au film de 1967, où il s'agissait quand même d'assurer le succès du débarquement, l'objectif ici n'est guère trépidant.

Retour vers le passé.


La partie "mission" occupe les deux tiers restants du film. On touche ici vraiment le fond. Nos condamnés, et Reisman, sont donc déguisés en Waffen-SS ; bien entendu, aucun ne parle allemand. Je précise aussi que le groupe comprend un Noir (qu'on prend quand même la précaution de munir de pansements de brûlé sur le visage, les Allemands n'étant pas si bêtes après tout) et un Amérindien, ce qui laisse songeur... on embarque dans un C-47 Dakota aux couleurs allemandes (sic), qui se pose comme une fleur sur un aérodrome en France occupée (tout ça ne ressemble guère à la France, d'ailleurs). Nos Waffen-SS de circonstance embarquent alors comme prévu dans un bus qui les attend. Un agent de la Gestapo, opportunément présent sur l'aérodrome, se pose quand même des questions sur ces étranges bandages de notre ami Afro-Américain, lequel ne trouve rien de mieux à faire que le guignol, en faisant le signe des moustaches et du salut nazi qu'on connaît bien chez nous pour désigner les fachos. La course-poursuite se termine bien sûr à l'avantage des Américains, mais le bus est perdu. Entretemps il a fallu trucider un des condamnés qui avait bien envie de tirer sa première balle dans le dos de Reisman...

Ouais ! On a des armes, des vraies !
 
"Je n'ai pas changé... j'ai toujours le même petit sourire..."

"Je crois qu'on est suivi" -plus sérieusement, notez le PM Bergmann MP35/I de Reismann, arme rarement vue dans les films de guerre.


Malheureusement, nos compères ont manqué le train, et tout le monde veut en profiter pour se tailler. Reisman doit donc inventer une fable pour allécher ses clients : le train transporte un trésor. Et hop ! Sans savoir ni trop comment ni pourquoi, les survivants sont largués par un C-47 ailleurs en France (avec là encore remploi du film de 1967). On ne saura jamais comment ils ont réussi à regagner l'Angleterre pour remonter dans un Dakota et être parachutés (pour la première fois d'ailleurs). Après une rencontre un peu tendue dans une ferme où le groupe s'est dissimulé (Reisman arrivant à parler allemand en jouant l'officier ivre, in vino veritas), arrive l'heure cruciale : l'attaque du train. Manque de bol, Hitler ne trouve rien de mieux que de se poser en avion à la descente de Dietrich (lequel a flingué, après une courte partie d'échecs, un collège officier un peu trop curieux sur ses projets, de ce que l'on peut déduire de l'ellipse que constitue leur conversation). L'Afro-américain, le sniper du groupe, hésite un peu entre Hitler et Dietrich, mais finit quand même par liquider le général : et là, point d'attaque de train (Reisman avouant avoir menti sur le trésor), tout le monde se replie sur le Ju 52 personnel du Führer. Sam Sixkiller (Landham)joue un peu de la MG 42 pour couvrir le repli avant de se faire dessouder (après avoir échappé à de multiples lancers de grenades allemandes), et les quelques survivants, avec Reisman, trouvent fort heureusement des diamants dans l'avion et un pilote parmi eux pour les ramener sur Ju 52 (ce qui n'était pas gagné, car le pilote, dans la phase recrutement, n'avait pas trop l'air taillé pour l'emploi).

"Je suis une pierre..."

Body Count : 144 = Equal to Robo Cop.
Y a-t-il un pilote dans l'avion ?

On l'aura compris, cette suite télévisuelle des 12 salopards servira à égayer une soirée, rien de plus. Je conterai bientôt l'aventure des autres suites -eh oui, car il y en a eu encore deux après ! Incroyable- de ce chef d'oeuvre du film de guerre, en commençant par Les douze salopards : Mission Suicide (1987). Avec un titre pareil, on pouvait pourtant supposer en voir la fin !

Les Douze Salopards : Mission Suicide (The Dirty Dozen : The Deadly Mission) de Lee H. Katzin (1987)

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1944. Le major Wright (Telly Savalas) mène un raid éclair avec des partisans italiens dans un bordel d'une petit ville proche de Turin. Mais Mussolini n'est pas au rendez-vous. De retour en Angleterre, Wright est convoqué par le général Worden (Ernest Borgnine) qui l'informe que les nazis sont en train de développer des missiles balistiques remplis de gaz toxique pour frapper les Etats-Unis. Worden ordonne à Wright de recruter un commando de 12 détenus pour être parachutés en France près du monastère Saint-Michel, où les Allemands fabriquent le gaz, sous la direction du colonel SS Krieger (Wolf Kahler)...

Après le moment savoureux que constituait Les Douze Salopards 2 : Nouvelle Mission (1985), c'est au tour de Lee Katzin, plutôt connu pour ses réalisations à la télévision (avec plusieurs épisodes de MacGyver à son actif notamment) de ressusciter un cadavre à l'état de mort cérébrale.

Pour ce troisième volet (Katzin réalisera aussi le 4ème et dernier opus de la série), Marvin étant décédé, le réalisateur a fait appel, de nouveau, à Ernest Borgnine, toujours dans le rôle du général Worden, et à Telly Savalas, revenu d'entre les morts -dans le premier volet de 1967, Savalas jouait un des condamnés, détraqué sexuel, qui déraillait pendant la mission et était abattu par l'un de ses camarades.

Maggott revenu d'entre les morts : le major Wright.


Le démarrage est cette fois un peu meilleur, avec ce raid commando en Italie qui vaut rien que pour la course de Telly Savalas -pour le moins lente, comme tout le monde sait. Le major Wright ne trouve pas Mussolini, qu'à cela ne tienne, dans le bordel, il y a du brandy, on peut ainsi lever un toast à Roosevelt et Churchill (sic).

Dans le bordel : "j'avais envie de tirer un coup, avec mon MP Thomson M1A1".


Le scénario fonctionne toujours de la même manière : présentation de la mission, recrutement des condamnés, entraînement, mission enfin. Pour la première partie, le réalisateur s'est creusé un peu plus les méninges que ses prédécesseurs : l'hypothèse des missiles balistiques remplis de gaz toxiques est farfelue, mais c'est déjà moins pâlichon qu'un général SS transparent souhaitant assassiner Hitler. Katzin croit bon d'en rajouter en montrant une pseudo séquence tournée par les Allemands montrant les effets du gaz sur une détenue de camp de concentration (sic). There is a big problem, indeed.

Pour la phase recrutement, en l'absence de Lee Marvin et de Jaeckel, l'équipe est constituée encore une fois, comme dans le deuxième volet, de seconds couteaux du petit et du grand écran. Vince Edwards (remplaçant de Jaeckel, sergent Holt) a joué dans La brigade du Diable de McLaglen, le réalisateur du deuxième opus. Bo Svenson a eu de petits rôles dans Delta Force ou Le maître de guerre de Clint Eastwood. Randall "Tex" Cobb, champion de boxe passé à l'écran, a joué dans Retour vers l'enfer (1983), un film sur le thème des portés disparus au Viêtnam, et dans de nombreuses productions télévisées. Le reste de l'équipe est assez anodin. Wolf Kahler joue encore une fois le rôle du méchant nazi, peut-être encore plus absurde que ne l'était son rôle précédent dans le deuxième film de la série.

Bo Svenson, alias "Appelez-moi Brute Epaisse".

Randall "Tex" Cobb : "Sirose !!!!!!!!!!!"
 
Wolf Kaher, alias L'officier SS dans les téléfilms pour les nuls.

La phase d'entraînement, comme dans le numéro 2, est réduite au minimum (moins de 20 minutes du film sur 1h30). En manque d'inspiration, Katzin fait de Wright un double parfait de Reisman dans le premier opus : provocation du lourdaud du groupe pour montrer les talents du major au corps-à-corps, exercice de tir à balles réelles (avec cette fois mort à la clé sur une mitrailleuse tirant en rase-mottes), tabassage de deux détenus qui tentent de se sauver (deux frères) par le lourdaud qui veut sa remise de peine... seule originalité : la séance d'utilisation du masque à gaz où Wright prétend que le gaz lâché est du vrai, mortel, ce qui s'avère évidemment faux (!). Finalement, au lieu d'être parachutés, les condamnés seront introduits par voie maritime, les Allemands ayant liquidé l'agent britannique envoyé en éclaireur et le chef de la Résistance locale qui l'avait réceptionné. En voyant la maquette sur laquelle Wright explique la mission, on commence à se poser des questions : le monastère ne ressemble absolument pas à quelque chose de français, mais plutôt à un bâtiment d'Europe centrale ou orientale. Rien de plus logique puisque le tournage s'est déroulé en Yougoslavie (Savalas est un habitué : De l'or pour les braves, sorti en 1970, avait déjà été tourné là), moins coûteuse, et en particulier en Croatie, autour de Zagreb ! Wright emmène enfin ses hommes au bordel, comme dans le film de 1967, avant la mission. La dernière faveur du condamné !

La sueur épargne le sang (quand il y en a assez).


La mission commence enfin. Perdu dans le brouillard, Savalas doit donner la bonne phrase code pour se faire identifier de la fille du chef de la Résistance trucidé (qui se nomme Verlaine, on ne se refait pas...). Brusquement des résistants armés sortent comme par magie de derrière les feuilles mortes pour escorter le commando... lequel doit bientôt prendre d'assaut un patrouilleur allemand pour franchir un cours d'eau. Bataille épique, qui ne rivalise pas cependant avec celle des Canons de Navarone, de Rambo 2 ou même celle de Hot Shots ! 2, m'enfin le spectacle est là. Les condamnés sont en planque chez les résistants. Wright, pendant ce temps, accompagné de Bo Svenson, qui joue un violeur et assassin multirécidiviste, mais qui parle allemand (ça  compense), se déguise en moine pour infiltrer le monastère -dont on constate qu'effectivement, il a plus une allure slave qu'autre chose- et rencontrer le chef des scientifiques français travaillant pour les nazis, résistant dans l'âme, alors que son adjoint est aux Croix de Feu -défaut auquel il ajoute le délit de sale gueule, puisqu'en voyant sa tronche on comprend que c'est lui qui a désigné le chef de la Résistance au colonel SS quand celui-ci l'a fait tuer, niark niark.

Lost in the fog. "Call me Verlaine".


Laisse tomber, les salopards sont invulnérables (ou presque, en tout cas à ce moment-là du film).

 
On continue à l'appeler Trinita (si, si).

Wright croule sous les problèmes : les scientifiques ne veulent pas partir sans leurs familles, Bo Svenson saute sur tout ce qui bouge (la fille du chef de la Résistance), et il planifie son assaut dans la nuit où le chef des scientifiques doit assister à un concert en l'honneur d'un général allemand. Les SS, qui ne savent apparemment pas faire grand chose d'autre, pendent des otages pour passer le temps. En outre, au démarrage de l'assaut, Wright et Svenson se redéguisent en moines, mais cette fois l'astuce ne prend pas, Svenson désignant comme sergent le factionnaire allemand qui ne s'en laisse pas conter par ce frère bien au fait des grades militaires. Pour le reste, les nazis en surnombre avec des mitrailleuses en surplomb n'arrivent pas à éliminer une dizaine d'Américains, mais ça on connaît. Après avoir fait sauter le gaz et avoir récupéré les scientifiques, reste maintenant à prendre leur chef.

Même joueur joue encore.
 
En surplomb, avec une mitrailleuse M1919 américaine, rien n'y fait : Medal of Honor player l'emporte toujours.

Wright et un des salopards s'y rendent donc en jeep (sic) aux couleurs allemandes, et en uniforme nazi s'il-vous-plaît (heureusement que le salopard parle aussi allemand). L'opération de sauvetage réussit presque au diapason, mais l'adjoint fasciste s'en mêle : comme Wright est fébrile à l'idée de le zigouiller après avoir mitraillé et grenadé des dizaines de nazis au monastère (la fatigue sans doute), c'est le Français qui doit l'étrangler à mains nues. Wright a prévu de détourner l'attention de sa voie de repli -aérienne, avec un An-2 Colt soviétique mobilisé pour l'occasion, aux couleurs nazies- en envoyant des camions vides pilotés par quelques salopards à une mort certaine, sous les mitrailleuses des barrages allemands. Finalement tout le monde s'échappe, après que Bo Svenson, gravement blessé par un obus de mortier, ait quand même trouvé la force de tirer à la MG 42 pour couvrir le repli, avant (enfin) de trépasser.

Brute Epaisse dans ses oeuvres : "Ouargh, j'ai pris des éclats de mortier dans le thorax, mais je peux toujours shooter à la MG 42 avant de crever."


Au final, un volet tellement peu surprenant qu'il en vient même à dépasser le précédent, par le peu d'originalité qu'il conserve. Il me reste à voir l'ultime production, Les Douze Salopards : Mission Fatale (1988).

Kiem DO et Julie KANE, Counterpart. A South Vietnamese's Naval Officer's War, Naval Institute Press, 1998, 233 p.

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Les témoignages sud-viêtnamiens de soldats ou d'officiers, jusqu'à une date avancée après la chute de Saïgon en 1975, ont été assez rares en anglais (sans parler du français). Depuis quelques années, on constate une recrudescence, notamment dans la communauté exilée aux Etats-Unis. Dès 1998 pourtant, Kiem Do, adjoint  pour les opérations du chef d'état-major de la marine sud-viêtnamienne, livrait son autobiographie, d'autant plus précieuse que la marine est une des branches les plus mal connues, en général, de cette armée.

C'est même le premier témoignage en anglais d'un officier de la marine sud-viêtnamienne, qui le 29 avril 1975 organise la fuite d'une trentaine de navires et de 30 000 personnnes avant la chute de Saïgon.

Originaire du Nord-Viêtnam, Kiem a une famille marquée par la colonisation. Son père, fils d'un pauvre enseignant, parvient à suivre un cursus occidental et devient ingénieur civil au service des Français. Son père étant malade, sa mère a la charge de la ferme ; le paternel finit, à Hanoï, par se marier à la soeur de son épouse, venue au départ pour le soigner. En 1940, l'oncle Tich, nationaliste ayant fait de la prison, rend visite à son frère, le père de Kiem, ce qui donne lieu à une discussion houleuse. Après 1942, quand les Américains commencent à bombarder Hanoï, Kiem est ramené à la campagne, à Phu Tai, par son père. En revenant à Hanoï en 1945, il peut constater les effets de la terrible famine qui ravage le pays.



Quand le Viêtminh arrive dans son village, Kiem est enthousiasmé et rejoint l'organisation de jeunesse du mouvement. Ses 3 frères s'enrôlent, dont l'un comme commandant de compagnie. En novembre 1946, Kiem rejoint le groupe d'auto-défense de son village, puis lorsque la guerre débute contre les Français, il est sélectionné pour rejoindre les troupes de district. Une jeune fille lui apprend les rudiments du métier. Devenu expert en explosifs, il fait sauter des trains, avant d'attraper la malaria. Son village est détruit par les Français. Sa mère et sa famille tentent de rejoindre leur père dans un village, par voie maritime ; l'oncle Tich meurt non loin de là, le frère de Kiem, Tri, qui servait comme commandant de compagnie, est finalement tué. Les Français emmènent finalement la famille à Hanoï, où s'est réfugié le père.

Kiem est inscrit au lycée français Albert Sarraut, un des trois établissements du genre en Indochine. Il a ainsi l'occasion de fréquenter des élèves français, et leurs familles. C'est alors qu'il passe son examen, en 1953, et qu'il est en vacances près d'Haïphong, qu'il rencontre sa future femme, Le Thi Thom. L'année suivante, il se décide pour tenter l'académie navale française, et non une carrière d'ingénieur civil comme le voulait son père. Il est sélectionné, avec 11 autres sur 50, pour être envoyé en France. Embarqué sur le Louis Pasteurà Nha Trang, Kiem débarque à Marseille, et rejoint Brest. L'entraînement est sévère, mais les Viêtnamiens finissent par gagner l'estime des Français. Kiem, à bord d'une flottille de dragueurs de mines, fait un voyage dans les pays scandinaves.

Kiem a eu l'occasion de débattre avec la soeur de Thom, une communiste, lors de voyages à Paris. En 1956, les Viêtnamiens sont renvoyés au Sud-Viêtnam, où la partition s'applique de fait avec le Nord. Débarqué par avion à Tan Son Nhut, Kiêm, enseigne, est affecté sur le Van Kiep, l'ancien chasseur de sous-marin français L'Intrépide, navire amiral de la toute jeune flotte sud-viêtnamienne. Son commandant est le Lieutenant Commander My, adjoint au chef d'état-major de la marine. Kiem participe à des opérations contre les Binh Xuyen, avec les Marines. Son ancien parrain de l'académie navale de Brest, le lieutenant Tuong, lui propose de faire défection au Nord, ce que Kiem refuse, car il part reconquérir Le, qui n'est plus très encline à le suivre après un malentendu lié à son séjour en France.

Le Van Kiep est aussi le navire VIP du président Diêm, que Kiem a l'occasion d'approcher de près à plusieurs reprises. Fin 1957, son commandant est envoyé aux Etats-Unis : Kiem prend la tête de l'HQ-537, un LCU avec une douzaine d'hommes d'équipage. L'année suivante, il commande le HQ-331, un LSI (L) avec 5 officiers et 49 hommes. En plus de Diêm, Kiem accueille parfois la redoutable Mme Nhu, la femme de Ngo Dinh Nhu, le frère de Diêm, connue pour son humeur capricieuse. En février 1958, à la mort de sa grand-mère, Le finit par épouser Kiem, et un premier enfant suit bientôt.

Avec le soutien apporté à la guérilla du  Sud par le Nord à partir de 1959, les Etats-Unis renforcent leur aide militaire. La petite marine du Sud, avec 3 600 hommes, ne reçoit qu'une infime partie des conseillers militaires américains. Les relations avec les deux premiers conseillers sont tendues : ceux-ci ne se distinguent pas par leur compréhension. Bientôt, Kiem est envoyé à Monterrey, en Californie, pour une nouvelle formation à l'américaine. Les Sud-Viêtnamiens apprennent ainsi l'anglais à la télévision. Revenu au Sud-Viêtnam en 1961, Kiem est affecté comme instructeur au centre d'entraînement naval de Nha Trang, ouvert en 1952 par les Français. La classe 11 se laisse aller, par manque d'exemple donné par les officiers. Kiem restaure la discipline, à tel point que 600 candidats se présente pour la classe 12, alors qu'il est nommé commandant de l'école des cadets, et que la flotte compte plus de 5 700 hommes. C'est pendant son séjour à l'école que naît son deuxième fils.

En 1963, Kiem obtient le commandement du Van Don, un chasseur de sous-marin américain. Il s'installe avec sa famille à Saïgon, alors en proie aux émeutes bouddhistes. Lors du coup d'Etat contre Diêm, le 1er novembre 1963, Kiem maintient ses navires à quelque distance du port, investi par des troupes de l'ARVN du coup d'Etat. Il fait tirer sur un des Skyraiders qui effectue des passes sur les navires. Une fois à terre, il doit dialoguer avec le Lieutenant Commander Nguyen Van Luc, rallié à la conjuration, et qu'il connaît pour avoir tiré sur des civils -il a fait exécuter le chef de la marine. Kiem doit d'ailleurs emmener à l'île de Phu Quoc le lieutenant Tuyen, chef de la garnison navale de Saïgon. Les coups d'Etat se succèdent jusqu'à la prise de pouvoir par Ky et Thieu, au printemps 1965. Chung Tan Cang, qui avait participé au coup d'Etat contre Diêm, est chef des opérations et tente d'imposer ses hommes, liés à Thieu ; Kiem quant à lui est pour Ky, un Nordiste, et fait pression avec ses officiers pour que Cang soit démis de ses fonctions. Finalement c'est un autre partisan de Thieu, le capitaine Tran Van Phan, qui prend la suite.

Kiem commande le Dong Da II, mais constate qu'un tiers de ses hommes, à chaque escale à Saïgon, manque à l'appel, pour aider leurs familles. Il participe à l'opération Market Time, la surveillance côtière pour freiner le ravitaillement du Viêtcong de la zone démilitarisée au sud-ouest du pays. Vers la fin de 1967, il est nommé adjoint au commandant de la flotte, au quartier général de la marine à Saïgon. Ses fonctions sont loin d'être intéressantes : assister aux enterrements des marins, poursuivre ceux commettant des infractions : Kiem tente en vain de freiner le marché noir, la vente de biens américains, qui prolifère y compris dans la petite marine sud-viêtnamienne. C'est alors que le terme "conseiller militaire" est changé par les Américains en "homologue", terme que les Américains appliquent aussi aux officiers sud-viêtnamiens (counterpart). Le 30 janvier 1968, Kiem, maintenant père d'un troisième enfant, une fille, invite son conseiller, Gene Erner, pour les célébrations du Têt. Alors qu'ils sortent dans la nuit pour se rendre au temple de Le Van Thuyet, un héros de Saïgon, ils tombent sur les Viêtcongs qui investissent la capitale. Kiem se retrouve à faire le coup de feu, avant de pouvoir remonter la rivière Thi Nghe grâce à 2 LCVP envoyés par la marine. Il contribue à mettre en échec l'assaut contre le QG de la marine à Saïgon.

En février 1969, Kiem devient commandant de district dans la zone côtière 4, la plus au sud du pays, entre le Golfe de Thaïlande et la mer du Chine, près de la frontière cambodgienne. Au Têt 1970, ses hommes capturent une femme du Viêtcong. Kiem, avec l'aide de l'amiral Zumwalt, a reconquis le district de Nam Can, par la persuasion plus que par la force ; en juin 1969, une base flottante, avec 11 pontons, a été installé devant le village. En mai 1970, Kiem entre au Cambodge, à la tête de 3 PCF, et suivis par des landing ships transportant des soldats de l'ARVN. A Kampot, il est accueilli par un colonel de l'armée cambodgienne. Sur l'île de Phu Qoc, Zumwalt lu a fait construire une maison, alors qu'il a eu son quatrième enfant en 1969. Kiem sympathise avec nombre d'Américains : Bill Ackerman, un pilote d'hélicoptère, Richard Armitage, un officier du renseignement naval qui travaille avec les commandos sud-viêtnamiens, qui le surnomment "Tran Van Phu". Ackerman est abattu par missile sol-air tiré d'un sampan ; abattu, Kiem, à Can Tho, couche avec une chanteuse de cabaret. Après l'avoir avoué à sa femme, Kiem part au US Naval War College dans le Rhode Island. Revenu au Sud, suite à des luttes internes au sein de la marine, il doit passer par l'académie d'état-major à Dalat.

A l'été 1972, Kiem est nommé chef d'état-major de la Mobile Riverine Force, basée à Can Tho. La MRF a hérité de 200 navires d'assaut et 300 patrouilleurs, lesquels servent surtout à ravitailler les postes de l'armée dans le delta -tâche qui coûte 10 à 15 marins tués par semaine. La marine, faute de moyens, doit tenter de remettre à flot les navires coulés... en janvier 1973, Kiem devient père d'une autre fille ; en juin, il est nommé adjoint du chef d'état-major de la marine aux opérations, poste n°3 de la branche. La marine dispose maintenant de 42 000 hommes et 1 500 (!) navires. En janvier 1974, les Sud-Viêtnamiens découvrent que les Chinois se sont installés sur certaines des îles Paracel. Kiem participe à la contre-attaque voulue par l'amiral Chong, et le président Thieu. Les Sud-Viêtnamiens coulent deux navires chinois mais en perdent un eux-mêmes.

Les Américains coupant les fonds, l'efficacité de la marine s'en ressent. Avec l'attaque finale du nord, l'amiral Cang tente d'envoyer le maximum de navires en mars pour transporter les troupes et évacuer les réfugiés. Kiem participe à l'effort. Les chars communistes se rapprochent de Saïgon. Le 25 avril, Richard Armitage le contacte pour organiser l'évasion de la flotte sud-viêtnamienne pour ne pas qu'elle tombe aux mains de l'ennemi. Une trentaine de navires reste opérationnels. Kiem doit parer à l'affolement, et obtient d'Armitage de pouvoir embarquer des civils, mais refuse de détruire les installations du port, tâche trop complexe à effectuer avant l'arrivée des communistes, selon lui. Tant bien que mal, les navires gagnent les Philippines, où ils sont internés, avant d'être rétrocédés aux Américains après une cérémonie symbolique de changement de pavillon. Kiem part à la recherche de sa famille, qui aurait été évacuée à Guam. En juillet, Kiem retrouve sa famille sur l'île de Wake. Rapatriés aux Etats-Unis, ils commencent alors le long chemin pour s'installer : la famille atterrit bientôt à la Nouvelle-Orléans, où Kiem trouve un emploi d'enseignant.


Ahrar al-Sham vu sous l'angle militaire (juillet-août 2015)

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L'objectif de cet article est d'analyser, à partir des vidéos mises en ligne par ce groupe rebelle syrien1, sa composante militaire : tactiques, matériels, propagande et communication également. L'histoire politique du groupe a été bien traitée en anglais, je ne reviens que sur les développements récents en guise d'introduction.


La résilience d'Ahrar al-Sham


Ahrar al-Sham, une des plus vastes formations rebelles sunnites en Syrie, est né dès 2011, après le début de l'insurrection contre le régime syrien. Le groupe est formé par d'anciens détenus des geôles du régimes, emprisonnés pour leurs prises de position islamistes ou pour avoir participé à l'acheminement de combattants en Irak. Soudés par l'épreuve de l'emprisonnement à Sednaia, prison au nord de Damas où un quartier spécial leur est réservé, ces islamistes sont rapidement relâchés par le régime et reprennent leurs activités clandestines pour créer de nouvelles cellules. Ces cellules se coordonnent entre elles, particulièrement dans les provinces de Idlib et de Hama, qui restent le fief du groupe2.

 

Depuis, Ahrar al-Sham a traversé toutes les épreuves imposées à l'insurrection syrienne, y compris après la dislocation du Front Islamique, puissante coalition formée en novembre 2013 et qui s'est peu à peu effilochée jusqu'au printemps 2015. Souvent décrit comme salafiste, le groupe cherche à établir un Etat religieux sunnite en Syrie. Récemment, il s'est rapproché de la Turquie d'Erdogan. Le 22 mars 2015, Ahrar al-Sham a absorbé Suqour al-Sham, autre composante du défunt Front Islamique. Suqour al-Sham, qui combattait dans le Jabal al-Zawiya de la province d'Idlib, a été à ses débuts un des groupes les plus puissants de l'insurrection syrienne, avant de commencer à décliner fin 2013-début 2014, en raison des pertes subies et des défections vers l'Etat Islamique.

Ahrar al-Sham lui-même a bien failli être disloqué quand une mystérieuse explosion a décapité tout son commandement, dont son chef historique Hassan Aboud, le 9 septembre 20143. Si Ahrar al-Sham a survécu à ce coup dur, c'est que le groupe a une grande résilience, mais peut-être aussi a-t-il reçu un soutien plus massif de la Turquie et du Qatar, soucieux de contrer la montée en puissance du front al-Nosra. Au moment de la fusion de mars 2015, Ahrar al-Sham disposerait ainsi de 15 000 combattants et le groupe est présent dans 10 des 14 provinces syriennes4. Le mouvement a souvent absorbé d'autres groupes intégrés dans une coalition : c'est ce qui s'était passé après la formation par Ahrar al-Sham du Front Islamique Syrien, fin 2012. Avec le Front Islamique créé en novembre 2013, Ahrar al-Sham a dû s'affronter avec l'autre puissant groupe de la coalition, Jaysh al-Islam, avec lequel au moins un accrochage a eu lieu, Ahrar al-Sham restant plus proche de Liwa al-Tawhid à Alep, bien que le jeu entre factions rebelles dans la ville soit des plus complexes. Le Front Islamique Kurde et la brigade Haq de Homs, autres composantes du Front Islamique, ont finalement été absorbés par Ahrar al-Sham, en décembre 2014.


Quel armement ?


La soixantaine de vidéos mises en ligne par Ahrar al-Sham depuis le 1er juillet donne un bon aperçu de l'arsenal utilisé par le groupe dans les combats du conflit.

Une vidéo de 2 juillet présente un LRM Type 63 (12 roquettes de 107 mm) en action, accompagné d'un mortier lourd de 120 mm5. Le même jour, une vidéo montre un technical armé d'un canon bitube de 23 mm tirer de nuit sur les positions du régime à Zahra6.





Parmi le matériel qui apparaît sur la vidéo de propagande du 5 juillet, on note un T-72 et ce qui semble être un ZSU 23/4, mais aussi un 2S1 et un canon M46 de 130 mm.





Le 6 juillet, un technical avec lance-roquettes artisanal à 4 tubes est utilisé pour pilonner les positions du régime à Mirdash7.



Le 9 juillet, c'est un petit mortier de 50 mm qui est employé pour bombarder les positions du régime à Houla8. La même cible est tirée à distance par deux technicals, l'un armé d'un canon de 23 mm, l'autre d'une mitrailleuse de 12,7 mm9.






Le 12 juillet, on peut encore voir le mortier de 50 mm en action contre le village de Houla10.



Le 14 juillet, c'est un lance-roquettes Grad monté sur un technical qui tire de nuit sur les positions du régime11.



Le 19 juillet, une séquence met en scène un groupe de combattants d'Ahrar al-Sham, progressant en file indienne et profitant des couverts12.



Le 23 juillet, Ahrar al-Sham poste une vidéo d'un de ces canons artisanaux, de gros calibre, probablement 152 mm, en train de faire feu13. Ce même jour, on peut voir des missiles artisanaux « Eléphants » tirés sur des positions ennemies à Idlib14. Une autre vidéo tournée de nuit montre l'explosion d'un BMP commandé à distance sur des positions du régime15. Une autre vidéo montre un tir de roquette sur un affût posé au sol, avec angles d'inclination variés16.









Le 24 juillet, on observe une batterie de mortiers artisanaux faire feu sur les positions du régime17. Sur le front de Lattaquié, on peut voir tirer à nouveau un LRM Type 63 et un technical armé d'un canon bitube de 23 mm18.





Le 25 juillet, un mortier de 82 mm tire sur les positions du régime19 dans la province de Hama ; on retrouve le technical armé d'un canon de 14,5 qui tire sur le même objectif20.




Le 27 juillet, c'est un « canon de l'enfer » et un mortier de 82 mm qui tirent sur les positions du régime21. On voit ce même jour un technical armé d'un canon bitube de 14,5 mm et un autre d'un canon de 37 mm avec bouclier tirer sur le même objectif22. Ce même jour, un mortier de 120 mm et deux LRM (un Type 63 et) font feu de concert sur les positions du régime23. Une autre vidéo montre un char T-62 pilonnant à distance des positions du régime24. Un canon D-30 de 122 mm est employé en tir tendu pour un pilonnage de colline à colline25. On voit aussi un autre canon artisanal couplé avec un mortier de 120 mm pour un pilonnage26. Une autre vidéo montre deux technicals, l'un armé d'un canon AA de 57 mm, et l'autre d'un canon AA de 37 mm (avec bouclier de protection), tirer sur un objectif27. Sur une autre vidéo, on revoit ce même technical avec un autre probablement armé d'une pièce bitube de 23 mm28.
















Le 28 juillet, une vidéo montre un canon M46 de 130 mm en action29. Lors d'une autre prise au sud de Jisr-as-Sughur, on peut voir un char T-72 du groupe et aussi que les fantassins sont transportés en pick-up30. Un mortier artisanal tire également contre Zahra, au nord-ouest d'Alep31. Une vidéo montre aussi une mitrailleuse lourde de 12,7 mm tirer sur des fuyards du régime32.







Le 29 juillet, un technical équipé d'un LRM tire sur les positions du régime dans la province de Hama33. Le bombardement continue de nuit avec des affûts de roquettes au sol34.




Le 30 juillet, on peut voir un technical avec canon de 14,5 mm ouvrir le feu sur une position fixe du régime35. Un LRM Type 63 tire quant à lui sur les positions adverses à Idlib36.





Le 2 août, on aperçoit à nouveau la batterie de mortier de 120 mm, de Type 63 et de RAK-12 faire feu37. Le canon D-30 est également vu en action38. Un LRM Type 63 tire aussi de nuit39.






Le 3 août, une opération dans la province de Hama mobilise plusieurs dizaines de combattants, des mortiers, un technical armé d'un canon de 23 mm. Les fantassins disposent d'une mitrailleuse de 12,7 mm en position fixe ; l'un d'entre eux tire à la PK40.





Le 4 août, c'est un char T-55M qui tire sur les positions du régime41. On peut encore voir un LRM RAK-12 en plein tir42. Le canon M46 tire aussi avec un angle d'élévation assez important43. Ahrar al-Sham dispose aussi d'un obusier allemand de 105 mm datant de la Seconde Guerre mondiale (10.5 cm leFH 18M), que l'on peut voir tirer aux côtés d'un mortier de 120 mm44. Un autre LRM RAK-12 tire dans la province de Hama45.








Le 8 août, on peut revoir le canon allemand de 105 en action46. Un LRM RAK-12 tire également47.




Le 9 août, 3 technicals, un armé d'un canon de 57 mm, un autre d'un bitube de 23 mm, et un autre d'un quadritube de 14,5 mm, tire sur un bâtiment occupé par le régime48.






Pièces d'artillerie d'Ahrar al-Sham, d'après les vidéos de juillet-août 2015
LRM
Mortiers
Canons
Canons ou mortiers artisanaux
Type 63 (12x107 mm) = 4

RAK-12 = 2
120 mm = 3

50 mm = 1

82 mm= 2
M46 de 130 mm = 1

D-30 de 122 mm = 1

10.5 cm leFH 18M = 1
Canon artisanal, 200 mm (?) = 1

Roquettes artisanales « Eléphant » = au moins 2 lanceurs.

Canon de l'enfer = 2

Mortiers artisanaux = 1
Total = 6
Total = 6
Total = 3
Total = 6


Véhicules d'Ahrar al-Sham, d'après les vidéos de juillet-août 2015
Technicals
Chars
Véhicules blindés
Avec bitube ZU de 23 mm = 5

Avec LRM 4 tubes = 1

Avec mitrailleuse DshK de 12,7 mm = 1

Avec LRM 14 tubes = 1

Avec monotube KPV de 14,5 mm = 2

Avec canon AA de 37 mm et bouclier = 1

Avec canon AA de 57 mm = 2

Avec monotube ZU de 23 mm = 1

Avec quadritube de 14,5 mm KPV = 1
T-72 = 2 (?)

T-62 = 1

T-55M = 1


Automoteur antiaérien ZSU 23/4 = 1 (?)

Automoteur d'artillerie (122 mm) 2S1 Gvozdika = 1

BMP (bourré d'explosifs et télécommandé) = 1
Total = 15
Total = 4
Total = 3



Cet état des lieux nous permet de tirer quelques conclusions. Tout d'abord, il faut noter que manifestement, Ahrar al-Sham ne reçoit pas régulièrement d'armements venus de l'étranger : si l'on excepte les LRM RAK-12 croates, peut-être capturés sur un groupe rival d'ailleurs, toutes les autres armes ont été prises au régime ou se trouvent dans le pays ou à proximité. On peut noter aussi la faiblesse des moyens lourds : une vingtaine de pièces d'artillerie, avec seulement 3 pièces lourdes. La présence de l'obusier allemand de 105 montre par ailleurs que les armes et leurs munitions ne sont pas une denrée facile d'accès comme on pourrait le croire, en tout cas pas pour Ahrar al-Sham. A l'inverse, on note que plus d'un tiers des pièces est constitué de constructions artisanales, canons ou mortiers, pour pallier le manque d'armes. En ce qui concerne les véhicules, le contast est le même : les trois quarts ou presque de ceux visibles sont des technicals, soit montés par les rebelles, soit pris sur le régime (comme c'est probablement le cas de ceux embarquant le canon antiaérien de 57 mm). Les chars sont peu nombreux : 1 T-62, 1 T-55, peut-être 2 T-72 pris au régime, 1 BMP utilisé comme projectile télécommandé. On ne peut donc pas dire qu'Ahrar al-Sham est un groupe rebelle surarmé, même si l'armement léger semble lui ne pas faire défaut (jusqu'aux mitrailleuses).


Tactique/stratégie


Quel bilan dresser des tactiques employées par Ahrar al-Sham, avec l'armement décrit ci-dessus ? Quelques remarques s'imposent.

Dépourvu de moyens lourds, le groupe rebelle, comme le montre la majorité des vidéos, procède à des frappes indirectes sur les positions du régime ou de ses adversaires de l'insurrection. Les mortiers, canons, LRM et autres engins artisanaux sont utilisés pour des tirs tendus ou courbes sur des positions fixes. De la même façon, les technicals avec les canons de différents calibres sont employés pour la même mission. On note aussi que les bombardements ou tirs sont non seulement diurnes, mais également nocturnes.

Les véhicules, hormis les technicals, sont employés à diverses fins. Les chars servent essentiellement de plate-forme d'artillerie mobile. On les voit aussi mobilisés pour les assauts. On a pu constater que certains véhicules comme les BMP étaient parfois employés comme artillerie de remplacement en étant bourrés d'explosifs, télécommandés à distance et jetés sur des positions du régime pour ouvrir la voie.

Les assauts restent d'ampleur limitée : quelques dizaines d'hommes au maximum (qui évoluent à pied ou sont transportés préalablement par pick-up), soutenus par toutes les armes disponibles localement -artillerie, blindés, technicals, etc. Il est manifeste qu'Ahrar al-Sham a le souci d'économiser la vie de ses hommes, dépensant davantage les munitions (en particulier obus, roquettes et munitions de technicals). L'artillerie est parfois organisée en batterie, comme dans le cas de ce mortier de 120 mm couplé à un LRM Type 63 et à un LRM RAK-12, fréquemment vu dans les vidéos tirer depuis la même position (ce qui laisse penser que le régime n'a pas de moyens de contre-batterie localement). Les pièces lourdes en revanche (M46, D30, obusier allemand de 105) opèrent plutôt individuellement. Une des dernières vidéos est intéressant car elle montre la puissance de feu que peut représenter l'emploi de plusieurs technicals combinés, avec canons de 14,5, 23 et 57 mm. Une des vidéos de propagande du groupe permet de comprendre que les attaques sont préparées au moyen de photos satellites.49.


Propagande/communication


Les vidéos étudiées ici ne sont que l'instrument de communication, parmi d'autres biais, du groupe rebelle Ahrar al-Sham. La stratégie de communication de la formation appelle plusieurs remarques.

On peut déjà dire qu'au bout de plus de 4 ans de conflit, elle a évolué. Les vidéos concernant les opérations sont beaucoup plus restreintes dans leur contenu et beaucoup plus « montées » aussi qu'elles ne l'étaient probablement il y a quelques années. Le groupe fait le choix très clair de privilégier les frappes indirectes, les bombardements, les tirs à distance, plutôt que les assauts à proprement parler (qui sont par ailleurs d'ampleur limitée). En outre, plusieurs vidéos renvoient directement à la propagande mise en oeuvre par le mouvement.

Une vidéo de propagande de Ahrar al-Sham, le 5 juillet, met en scène les combattants, sur fond de chant islamique, avec le rappel des pertes douloureuses (notamment des chefs tués dans l'explosion du 9 septembre 2014), et montre aussi l'évolution du groupe sur le plan militaire, passant des attaques à la bombe à l'emploi d'armes légères puis de plus en plus lourdes (technicals, canons sans recul, chars, etc)50.
 

Le 25 juillet, on peut voir dans une vidéo un camp d'entraînement d'Ahrar al-Sham, avec de nombreuses recrues, portant un brassard avec l'emblème du groupe51. Le même jour, un combattant présente les cadavres de membres du régime tués lors de combats dans la province de Hama, stockés dans un pick-up52. C'est la seule occasion où l'on verra des cadavres adverses.





Le 28 juillet, Ahrar al-Sham tourne une vidéo montrant une dizaine d'hommes du régime, accompagné d'un véhicule blindé, s'enfuir devant l'assaut de ses combattants53. Deux autres vidéos montrent respectivement la position conquise et les réponses de chefs militaires du mouvement sur les progrès dans l'ouest de la province d'Idlib. Une autre vidéo se situe au sud de Jisr, à l'ouest de la province d'Idlib, près de la frontière avec la province de Lattaquié. Une autre vidéo montre une station d'électricité thermique capturée par Ahrar al-Sham54. La vidéo suivante cherche à montrer qu'Ahrar al-Sham contrôle la grande route menant à la province de Lattaquié, jonchée de carcasses détruites, dont un char et un technical armé d'une pièce de 23 mm55.







Le 31 juillet, une assez longue vidéo présente à nouveau un camp d'entraînement d'Ahrar al-Sham56. Les combattants sont entraînés, apparemment, à embarquer des prisonniers à bord de pick-up, à entrer dans les bâtiments, à neutraliser des sentinelles, à manoeuvrer avec des technicals. On s'entraîne également au close-combat,à se déplacer en environnement urbain ou dans des tunnels. Du personnel est même déguisé en soldats du régime pour les exercices57.








Lors d'une opération à Hama, on peut voir, après les images de combat, un parcours d'entraînement du groupe ; Ahrar al-Sham fait aussi reconstruire les routes endommagées avec des bulldozers58.





Une vidéo du 6 août montre à nouveau un camp d'entraînement59. Outre la prière, la vidéo montre une technique pour accéder aux fenêtres des bâtiments avec une perche. Une grande attention est portée au combat urbain.





Le 7 août, une vidéo sous-titrée en anglais raconte le parcours d'un combattant du groupe, al-Mugheera60. Agé de 18 ans, le jeune homme se considère déjà comme un martyre. Son père témoigne également dans la vidéo : il a combattu avec son fils lors de la libération de la ville de Raqqa, et son fils a également participé à la bataille de la base aérienne de Taftanaz. Comme on peut le voir sur les images, le jeune homme, qui se déplace en béquilles, a perdu le pied droit. Lors d'une bataille à Idlib, on peut voir un T-72 en action. Le char est endommage ; al-Mugheera, envoyé en éclaireur au-delà d'un mur, saute sur une mine.






Une vidéo postée le 9 août consiste en une compilation des séquences mises en ligne en juillet-août, avec rajouts de quelques autres séquences61.




1Une soixantaine de vidéos ont été visionnées, étalées entre le 1er juillet et le 9 août environ.

Kataib Hezbollah au combat à Baiji

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Kataib Hezbollah reste l'une des milices irakiennes chiites pro-iraniennes les plus discrètes, malgré un engagement de plus en plus visible après la poussée de l'Etat Islamique en Irak à partir de juin 2014. L'étude d'une vidéo1 mise en ligne début août sur les combats menés près de Baiji, au nord de Tikrit (même s'il est impossible de déterminer précisément la localisation de l'extrait) permet d'en savoir un peu plus sur l'équipement et le mode opératoire du groupe.


Kataib Hezbollah : LE groupe spécial de l'Iran en Irak


Kataib Hezbollah est l'un des « groupes spéciaux » formés par l'Iran dès 2006-2007 pour maintenir son influence en Irak après le départ des Américains, et pour veiller à maintenir son assise dans le pays2. Ces groupes opèrent alors de manière plus discrète que d'autres organisations politiques ou paramilitaires soutenues par l'Iran en Irak. Très diminués par l'offensive du gouvernement irakien du printemps 2008, les groupes spéciaux, dont l'encadrement s'est pour bonne partie replié en Iran, se réinstalle en Irak à partir de l'été 2009, profitant de la fin des interventions militaires américaines dans les grandes villes. Le Premier Ministre Nouri al-Maliki évite ensuite de mener des opérations contre les « groupes spéciaux ».



Kataib Hezbollah, né en 2007, est un mouvement parrainé par la force al-Qods des Gardiens de la Révolution iraniens : c'est le groupe spécial qui bénéficie des conseillers militaires les plus talentueux et d'un équipement de premier ordre, lance-roquettes antichars RPG-29, équipement électronique qui lui permet de pirater un drone Predator américain, etc. Abou Mahdi al-Muhandis, son chef historique, né à Bassorah, est un proche de Qassem Soleimani, le chef de la force al-Qods. Al-Muhandis, un proscrit du parti Dawa, a travaillé avec la force al-Qods dès les années 1980 pour commettre des attentats au Koweït, contre la famille royale et les ambassades française et américaine. Il rejoint le mouvement Badr en 1985, et devient l'un des commandants adjoints de l'organisation en Irak en 2001. Jusqu'aux élections de mars 2010, il était membre du Parlement irakien, bien que passant la plupart de son temps en Iran. Kataib Hezbollah regroupe alors 400 combattants, une élite bien équipée et bien entraînée.

Outre son activité en Irak, y compris après le départ des Américains Kataib Hezbollah participe de bonne heure à l'acheminement de combattants pour les milices pro-régime en Syrie, reconnaissant ses premiers « martyrs » dès le début de l'année 2013. Le groupe a probablement alimenté Liwa Abou Fadl al-Abbas, la plus ancienne milice pro-régime composée de combattants irakiens en Syrie, dès l'automne 2012. Kataib Hezbollah a créé son propre mouvement de jeunesses, à l'imitation du Hezbollah libanais, les éclaireurs de l'Imam al-Hussein, qui a été utilisé comme vivier de combattants. Un de ses membres, Muhammad Baqr al-Bahadli, est tué en décembre 2013 en Syrie.

Le 22 avril 2014, alors que ce qui n'est pas encore l'Etat Islamique mais l'EIIL est à l'offensive en Irak depuis décembre 2013, Kataib Hezbollah annonce la création de Saraya al-Dafa’ al-Sha’b (les Brigades de Défense Populaire), un outil de mobilisation en Irak, alors que le mouvement a déjà perdu une trentaine de tués en Syrie3. Ce dispositif a pour but d'épauler les unités de l'armée et de la police irakiennes contre l'EIIL. L'annonce de cette nouvelle création intervient six semaines avant l'appel de Nouri al-Maliki aux volontaires pour le combat contre l'EIIL, qui vient de prendre Mossoul et d'opérer une percée spectaculaire dans le nord de l'Irak4. Kataib Hezbollah a accéléré le recrutement de combattants par une propagande intensive dès le mois d'avril 2014.

Traditionnellement le plus « secret » des groupes spéciaux iraniens en Irak, sur lequel peu d'informations sont disponibles en open source, Kataib Hezbollah se fait plus visible avec l'apparition de l'Etat Islamique et son implication de plus en plus importante aux côtés de l'armée irakienne dans le combat contre cette organisation.

En septembre 2014, Kataib Hezbollah participe à la libération d'Amerli, ville turkmène assiégée depuis le mois de juin et la poussée de l'Etat Islamique en Irak et au Levant, aux côtés d'autres milices chiites, avec le soutien aérien américain. Des incidents ont lieu avec les combattants kurdes qui participent également à l'opération, Kataib Hezbollah ayant incendié des habitations sunnites5. Le 19 décembre, l'Etat Islamique diffuse une vidéo où l'on peut voir une douzaine de combattants de Kataib Hezbollah tués dans les combats à Yathrib, dans la province de Salahuddine, après que la 17ème division de l'armée irakienne ait lancé une offensive dans ce secteur, au sein de la ceinture « nord » de Bagdad6.

Fin janvier 2015, une vidéo du groupe montre un imposant convoi de véhicules : à côté de M113, d'un MRAP, de véhicules légers Safir iraniens, on distingue un char américain M1 Abrams fourni à l'armée irakienne transporté sur un porte-chars7. Le 2 mars, l'armée irakienne lance l'offensive de reconquête contre Tikrit8 : aux côtés de nombreuses milices chiites, Kataib Hezbollah est de la partie9. Au mois d'avril, Kataib Hezbollah déploie ses combattants à Ramadi, investie par l'Etat Islamique10. En juin, le groupe déploie un nombre important de matériels américains dans la province d'Anbar, même si le char M1 vu en janvier n'est peut-être pas armé par des membres du groupe. Il s'agit peut-être d'un véhicule abandonné par l'armée irakienne et récupéré par Kataib Hezbollah ; reste à voir si l'équipage est bien constitué de combattants de l'organisation11. Depuis juin, Kataib Hezbollah a mis en ligne plusieurs vidéos montrant sa participation à l'offensive contre Baiji, localité au nord de Tikrit, à côté d'un énorme complexe pétrolier, qui a changé plusieurs fois de main depuis juin 2014 (prise par l'EI, reprise temporairement en décembre par l'armée irakienne, retombée dans les mains de l'EI, sujette à une offensive du gouvernement depuis juin 2015)12.


Un armement conséquent


La vidéo postée début août sur les combats à Baiji met en scène un matériel militaire assez varié.

Une des premières séquences montre un Humvee de couleur sombre, armé d'une mitrailleuse de 12,7 mm, tirer dans un contexte de crépuscule ou d'aube. Les Humvees, véhicules fournis par les Américains à l'armée irakienne, sont fréquemment employés par les milices chiites pro-iraniennes en Irak, ce qui montre d'évidentes connections entre les forces régulières et ces unités paramilitaires (même si certains sont des véhicules récupérés après abandon par l'armée irakienne). En mai-juin, les précédentes vidéos de Kataib Hezbollah à Anbar montraient des Humvees de couleur claire avec les marquages de la 30ème brigade mécanisée, 8ème division de l'armée irakienne13. Les Humvees aux couleurs sombres sont plutôt à relier aux forces spéciales irakiennes. L'armée irakienne possède plus de 10 000 de ces véhicules, ainsi que près de 500 M1151, une version améliorée du Humvee.

M113 avec canon bitube de 23 mm.

M113 probablement prêté par l'armée irakienne, avec KPV de 14,5 mm.

M113 aux couleurs de Kataib Hezbollah avec M2HB en 12,7 mm.

Sur la ligne de front, les hommes sont bien protégés : casque, gilet pare-balles...



Au combat : sur la vingtaine d'hommes retranchés derrière le talus, 3 tireurs PKM, 2 tireurs RPG-7.



On peut voir ensuite plusieurs véhicules blindés M113 alignés par Kataib Hezbollah. L'armée irakienne compte 1 026 M113A2 modernisés par les Etats-Unis. La vidéo du mois de mai montrait déjà le groupe manipuler plusieurs de ces véhicules, aux marquages, encore une fois, de la 30ème brigade mécanisée, 8ème division de l'armée irakienne. L'un de ceux visibles sur la vidéo du mois d'août, armé d'un tube KPV de 14,5 mm, frappé du drapeau irakien, semble appartenir à cette unité. On en voit un autre apparaître plus tard dans la vidéo, frappé du drapeau irakien, armé d'une mitrailleuse M2HB de 12,7 mm. Par contre, Kataib Hezbollah semble bien posséder des M113 en propre, frappés du drapeau du groupe et d'autres emblèmes caractéristiques. L'un d'entre eux est armé d'une pièce bitube ZU de 23 mm. Un autre est armé d'une mitrailleuse lourde M2HB de 12,7 mm. Plus loin dans la vidéo, on peut voir un autre M113, surmonté d'un mât avec drapeau, armé d'un monotube KPV de 14,5 mm. On peut supposer que ces véhicules ont été récupérés après avoir été abandonnés par l'armée irakienne lors de défaites face à l'Etat Islamique ou à d'autres groupes insurgés.

Un tireur SVD Dragunov.





Le bulldozer entre en action pour dégager la voie aux véhicules blindés.


Derrière le M113, le véhicule blindé M1117 Guardian.




Plus loin dans la vidéo, on peut voir un M1117 Guardian, un véhicule blindé conçu pour les tâches de sécurité, armé d'une mitrailleuse lourde M2HB, d'une lance-grenades Mk 19 de 40 mm, et d'une mitrailleuse M240H. L'Irak dispose de plus de 250 de ces véhicules, qui sont en service au sein de la police nationale. Ici, l'engin, de couleur sombre, est probablement un « prêt » de la police à Kataib Hezbollah, puisque le véhicule n'est pas recouvert des emblèmes du groupe (semble-t-il).

Vers un peu plus de la moitié de la vidéo, on voit un M1151 Humvee de couleur sombre, apparemment sans les marquages du groupe, là encore probablement un « prêt » des forces spéciales irakiennes.

On note aussi que le groupe dispose d'un bulldozer, visible à plusieurs reprises, qui sert à abattre des arbres ou terrasser des routes pour les véhicules blindés.



Une Douchka de 12,7 mm en position sur un toit.






Une escouade suit le 3ème M113 de la colonne d'attaque.

Un Humvee prêté par les forces spéciales irakiennes ?




Véhicules déployés par Kataib Hezbollah
Qui semblent possédés en propre
Empruntés à l'armée ou à la police irakienne
M113 avec bitube ZU-23 de 23 mm = 1

M113 avec M2HB de 12,7 mm = 1

M113 (probablement avec M2HB) = 1

M113 avec monotube KPV de 14,5 mm = 1


M113 avec monotube KPV de 14,5 mm = 1

M113 avec M2HB = 1

M1117 Guardian = 1

M1151 Humvee = 2
Total = 4
Total = 5

Sur le plan des armes légères, on remarque que la plupart des combattants de Kataib Hezbollah sont équipés d'armes soviétiques : AK-47, mitrailleuses PKM, lance-roquettes antichars RPG-7 (relativement nombreux), au moins 2 fusils de précision SVD Dragunov... les combattants sont très bien protégés : ils ont quasiment tous un gilet pare-balles, la plupart ont aussi un casque. Une mitrailleuse lourde DShK de 12,7 mm est placée sur un toit pour couvrir l'assaut. Au milieu des escouades se préparant à monter à l'assaut, on distingue l'une d'entre elles entièrement équipées d'armes américaines : carabines M4 et mitrailleuses M240, ce qui laisse supposer une concentration volontaire de ces armes pour un groupe d'élite.



Un explosif saute juste devant le M113 au centre.


On peut voir un fantassin embarquer par la porte arrière du M113.

Un M113 aux couleurs de Kataib Hezbollah, avec KPV de 14,5 mm.








L'opération


Le premier point intéressant qui apparaît dans cette vidéo est l'aspect logistique : on voit plusieurs combattants transporter des bidons d'eau jusqu'à la ligne de front. Tâche ingrate mais indispensable s'il en est.

Corvée d'eau.


La première séquence montre une ligne d'hommes de Kataib Hezbollah abrités derrière un talus, le long d'une route. Au loin, on distingue des explosions dues à de frappes aériennes ou d'artillerie. Sur la vingtaine d'hommes disposés sur cette ligne, on compte au moins 3 tireurs à la mitrailleuse PKM, 2 tireurs au RPG-7, et 1 tireur Dragunov, ce qui donne une puissance de feu respectable.

Alors que les bombardements au loin continuent, les M113 (avec mitrailleuse de 12,7 mm et bitube de 23 mm) arrivent pour fournir un appui-feu. Les combattants se déplacent vers la gauche, toujours à l'abri du talus, où sont désormais plantés des arbres. Un bulldozer se porte en avant pour en arracher quelques-uns, et permettre la progression d'un M113 à mitrailleuse de 12,7 mm, qui ouvre un feu nourri, soutenu par le tir non moins soutenu d'un RPG-7.

Dans une deuxième phase, après ces échanges de tir, Kataib Hezbollah se prépare pour l'assaut. L'effectif engagé est relativement important : une prise de vue permet d'observer une trentaine d'hommes. Les frappes continuent au loin, alors qu'une mitrailleuse de 12,7 mm postée en surplomb, sur le toit d'un bâtiment, fournit un tir de couverture. Les groupes d'assaut sont constitués, manifestement, d'escouades de 15 à 20 hommes. L'attaque implique probablement plus de 50 fantassins, avec un chiffre plus proche des 100. Les fantassins, avant l'attaque, se regroupent le long d'un mur qui sert de protection.

Une escouade de fantassins entièrement équipés d'armes américaines.



L'objectif est une ligne de bâtiments. Une colonne de véhicules est en tête, avec les lourds en avant, les M113, dont le premier est accompagné de quelques fantassins. Le 3ème M113 est accompagné de toute une escouade. Le M1117 et un Humvee suivent, un M113 ferme la marche. Les véhicules sont pris à partie entre la ligne de départ et les bâtiments : une explosion les manque de peu.

Une fois l'opposition repoussée, le combat prend un tour urbain. Les fantassins progressent par bond de bâtiment en bâtiment. Les M113 progressent le long des bâtiments. L'un d'entre eux est manqué de peu par une mine, un engin explosif ou une roquette. Les M113 et les fantassins essuient des tirs nourris d'armes légères : on peut voir les impacts des balles sur les murs ou les habitations. Pour progresser à couvert, des fantassins remontent dans l'un des M113.


Un tir d'arme légère vient de toucher la colonne du bâtiment.


Dans la dernière partie de la vidéo, on peut voir plusieurs M113, positionnés derrière un talus, ouvrir le feu sur un objectif en avant : KPV de 14,5 mm, ZU-23 de 23 mm. On peut voir ensuite 3 M113 accompagnés chacun par quelques fantassins pousser en avant. Les fantassins se protègent derrière les M113. La dernière séquence montre quelques cadavres ensevelis sous les ruines des bâtiments et des documents pris à l'Etat Islamique.


2Michael Knights, « The Evolution of Iran’s Special Groups in Iraq », CTC Sentinel, novembre 2010 . Vol 3 . Issue 11-12, p.12-16.
4Phillip Smyth, THE SHIITE JIHAD IN SYRIA AND ITS REGIONAL EFFECTS, THE WASHINGTON INSTITUTE FOR NEAR EAST POLICY, POLICY FOCUS 138, février 2015.

L'offensive du régime syrien dans la plaine d'Al-Ghab

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Merci à Mathieu Morant.

La plaine d'al-Ghab se situe au nord-ouest de la Syrie, au nord-ouest de la province de Hama. Elle est à cheval sur la province d'Idlib et borde celle de Lattaquié, séparant à l'ouest le massif al-Ansariyah du massif de Zawiyah à l'est.

Dès la fin du mois de juillet 2015, les rebelles syriens tentent d'avancer dans la plaine. L'offensive est menée à la fois Jaysh al-Fateh, coalition née en mars 2015 et regroupant Ahrar al-Sham, le front al-Nosra et les légions de Sham, et des groupes de l'Armée Syrienne Libre. Elle prolonge les succès de cette coalition dans la province d'Idlib depuis mars 2015 : chute de la ville d'Idlib, de Jisr al-Soughour (avril, immédiatement au nord de la plaine), d'Ariha (mai), en particulier.

La plaine d'al-Ghab (en jaune) est un corridor au nord-ouest de la province de Hama, entre deux massifs montagneux.


Dès le 28 juillet, les rebelles s'emparent des hauteurs environnant Jisr al-Soughour. Le régime syrien contre-attaque dès le 1er août : les combats sont particulièrement acharnés, l'aviation du régime intervient en force pour soutenir les troupes au sol. Les rebelles repartent à l'attaque dès le 5 août, et attaques et contre-attaques se succèdent. Le régime subit durant cette bataille des pertes en véhicules particulièrement lourdes : 19 chars, 5 BMP, 5 camions, 1 automoteur antiaérien Shilka, au minimum, sont détruits1.

Le 18 août, après quasiment trois semaines de reculs ou de piétinements, le régime syrien lance une contre-offensive dans la plaine d'al-Ghab. Au départ, l'attaque engage la brigade « Tigre » de l'armée régulière (Qawat Al-Nimr, unité d'élite commandée par le colonel Suheil al Hassan), la 87ème brigade de la 11ème division blindée, les miliciens des Forces Nationales de Défense (FND), du mouvement de la Résistance Syrienne2, du Parti National-Socialiste Syrien (PNSS) et de Liwaa Assoud Al-Jabal (brigade des Lions de la Montagne).


Deux cartes montrant les principaux villages théâtres des combats dans la plaine.
Le colonel Hassan, au centre, chef de la brigade "Tigre", élite de l'armée du régime.

Mihrac Ural, le chef de Résistance syrienne.


Extrait d'un clip vidéo de Résistance syrienne, le 17 août, indiquant un redéploiement auprès de la brigade Tigre du colonel Hassan.


Une attaque bien préparée avec l'appui de l'aviation3 chasse Jaysh al-Fateh de la localité de Joureen. Les forces du régime reprennent ensuite Khirbat Naqous, al-Ziyarah et al-Mansourah. La brigade « Tigre » et le PNSS remontent ensuite vers le nord, visant Qarqur, tandis que la 87ème brigade, les Lions de la Montagne et les FND se réorientent vers le sud, vers Qahira.

Les frappes aériennes vues du côté rebelle.



Images tirées d'un reportage montrant, côté régime, l'offensive dans la plaine d'al-Ghab.


Dès la fin de la journée, les rebelles contre-attaquent pour reprendre al-Misheek (sud de Qarqur). Ils pressent aussi les positions du régime au sud, près d'Hakoura. Suqur al-Ghab, un groupe rebelle lié à l'Armée Syrienne Libre, met en ligne dès le 18 août une vidéo de tir d'un missile TOW détruisant un char T-55AMV4. Au même moment, Liwa Fursan al-Haqq, une autre brigade de l'ASL travaillant souvent en tandem avec Jaysh al-Fateh, poste deux autres vidéos de tirs au missile TOW : l'une montrant la destruction d'un camion et l'autre un tir sur ce qui est peut-être un ZSU 23/4 Shilka.


Le TOW de Suqur al-Ghab ouvre le feu et pulvérise un T-55AMV.




Images tirées des deux vidéos de Fursan al-Haqq, le premier missile touche un camion, le second semble viser un Shilka.


Malgré l'engagement, selon certaines sources5, d'au moins 600 hommes dans cette opération, il semblerait que le régime ait les plus grandes peines à développer son offensive dans la partie nord de la plaine d'al-Ghab. E. Magnier annonce aujourd'hui que le Hezbollah aurait dépêché 500 hommes de ses forces spéciales sur place pour soutenir les forces du régime en difficulté6. Ces dernières ont en fait probablement profité du redéploiement de certains groupes rebelles, Jabat al-Nosra, Ahrar al-Sham et les légions de Sham, qui ont transféré des troupes7 pour contrer une offensive de l'Etat Islamique, autour de Mare, au nord d'Alep, le 15 août8. Rien d'étonnant dès lors à ce que la progression du régime ait été si rapide. Le 19 août, les premières photos de cadavres de combattants du régime tués à al-Misheek commencent à circuler sur les réseaux sociaux9.



Convoi des légions de Sham en route vers le nord d'Alep.





3D'après les rebelles, plus de 150 frappes : https://www.youtube.com/watch?v=M2qed7mNHzg
7Convoi des légions al-Sham se dirigeant au nord d'Alep, 17 août : https://www.youtube.com/watch?v=kbkCHvKvhOs
8Les bataillons Noureddine al-Zanki détruisent un véhicule de l'EI au TOW, au nord d'Alep : https://www.youtube.com/watch?v=Z7q6WMzW3mc

Vincent BRUGEAS et Ronan TOULHOAT, Ritter Germania, Akileos, 2012, 68 p.

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1946, dans la Seconde Guerre mondiale uchronique de la série Block 109. Goebbels crée un personnage de fiction, le Ritter Germania, pour remonter le moral de la population allemande. Après la radio et la presse, le Ritter Germania est incarné au cinéma par un vétéran décoré, Joachim Stadler. Mais ce dernier, de plus en plus ingérable, doit être remplacé pour son deuxième film. En janvier 1950, Ernst Kaltenbrunner est retrouvé pendu avec le sigle Ritter Germania placé à côté de lui, tout comme Wilhelm Frick le mois suivant. Heydrich charge son adjoint von Tresckow d'enquêter sur ces meurtres ; ce dernier fait surveiller Arthur Nebe et Heinrich Müller, qui sont d'après lui les futures cibles du Ritter Germania...

Ritter Germania, comme annoncé en préambule de la BD, est la dernière oeuvre tirée de l'univers de Block 109 où intervient le dessinateur, Ronan Toulhoat, qui développe désormais d'autres projets. En revanche la série continue et s'est enrichie depuis 2012 d'un autre volume, un prochain devant sortir d'ici quelques mois.



A l'inverse de ses prédécesseurs, Etoile Rouge, Soleil de plomb et New York 1947, Ritter Germania est peut-être la BD dérivée qui se rapproche le plus du style d'origine. Toute l'histoire tourne en effet autour des manoeuvres d'Heydrich pour assurer son autorité de chef de la SS contre l'Ordre Teutonique. A l'inverse, von Tresckow, taupe de ce dernier, doit évoluer pour survivre et continuer à tenir un poste clé pour rapporter des informations à son chef. L'intrigue elle-même n'est pas complexe mais fait appel, là encore,  à des personnages tout à fait authentiques, Nebe et Müller notamment. Outre l'armure du Ritter Germania, l'aspect uchronique se voit aussi dans le véhicule volant qui intervient contre le Ritter au-dessus de l'opéra. Le scénario, comme l'oeuvre de base, repose sur les manipulations, les jeux d'ombre, les mensonges dans les luttes de pouvoir. On notera l'insistance sur une Allemagne dominée par la propagande, à travers les nombreuses affiches en particulier qui scandent les cases de la BD -on retrouve en fin volume des affiches de propagande sur le Ritter Germania inspirées de véritables affiches nazies.



Ce volume policier n'est pas mon préféré de la série, néanmoins on y retrouve la patte des deux auteurs est c'est finalement ça qui compte, car le monde uchronique de Block 109 survit très bien de tome en tome.



Block 109par SCENEARIO

Ronald SPECTOR, After Tet. The Bloodiest Year in Vietnam, The Free Press, 1993, 390 p.

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Ronald Spector est un historien militaire américain, qui enseigne aujourd'hui à l'université George Washington dans la capitale américaine. Il a servi dans le corps des Marines de 1967 à 1984 et a également travaillé pour l'US Army Center of Military History.

En 1993, Spector publie cet ouvrage consacré à l'année suivant l'offensive du Têt pendant la guerre du Viêtnam. Alors qu'il se rend lui-même au Viêtnam comme Marine, il apprend le discours de Johnson annonçant l'arrêt des bombardements sur le Nord-Viêtnam et sa non représentation à l'élection présidentielle de 1968. En tant qu'historien en 1969-1969 au sein des Marines présent au Viêtnam, Spector est évidemment un témoin précieux, mais son livre n'est pas un témoignage : c'est bien une description et une explication des événements suivant l'offensive du Têt. Moment le plus sanglant du conflit, côté américain ; moment où l'impasse est totale. Les Nord-Viêtnamiens et le Viêtcong, saignés par le Têt, ne sont pourtant pas vaincus ; le Sud-Viêtnam ne prend pas le dessus, l'armée américaine ne parvient toujours pas à adapter ses méthodes opérationnelles à l'adversaire, les problèmes raciaux et de consommation de drogue démarrent.



Le 30 mars 1968, à Khe Sanh, la compagnie B du 26th Marines monte une opération risquée pour aller récupérer les corps de camarades tombés dans une embuscade un mois plus tôt. Les corps ne sont pas récupérés, malgré 12 tués et 50 blessés sérieux, alors que les Nord-Viêtnamiens laissent 115 hommes sur le terrain. L'épisode passe inaperçu, alors que le public américain s'insurge contre les 206 000 hommes supplémentaires demandés par Westmoreland ; le Têt a achevé de décourager la population. Ce qui avait commencé comme le sauvetage d'un régime proche de l'effondrement s'est transformé en guerre d'usure : en 1967, 200 soldats américains sont tués chaque semaine, 1 400 sont blessés. Westmoreland est finalement limogé. Les bombardements aériens du Nord n'ont pas donné de résultat, même après 1965, lorsqu'ils ont cette fois plutôt visé à empêcher le Nord de soutenir la guérilla au Sud. En 1966, la campagne contre les installations pétrolières n'a pas donné plus de résultat. Elle renforce même la contestation anti-guerre aux Etats-Unis. Surtout, les politiques et les militaires américains montrent aussi la méconnaisse profonde du Viêtnam, de son histoire, de sa culture. Le 26 mars, les "Wise Men", se positionnant contre la poursuite de l'engagement américain, persuadent Johnson d'en rester là. D'où le discours du 31. A la grande surprise du président, les communistes répondent favorablement aux propositions de négociations quatre jours plus tard. Mais la guerre continue jusqu'en 1973 : dans les 8 semaines suivant le discours, 3 700 Américains sont tués, 18 000 blessés. Chaque camp essaie de briser l'impasse dans laquelle la guerre s'est installée.

En 1968, 500 000 Américains se battent au Viêtnam. Le refus de mobiliser la réserve par le président Johnson conduit à la conscription, qui crée une armée taillée uniquement pour le Viêtnam. La conscription est alors bien acceptée, d'autant qu'elle ne concerne plus toute une classe d'âge : l'augmentation des hommes disponibles par tranche d'âge dans la population conduit à de nombreuses exemptions, ce qui n'était pas encore le cas en Corée ou pendant la Seconde Guerre mondiale. Les commissions locales de recrutement sont en général composées d'hommes âgés, et l'on y trouve par exemple fort peu de Noirs. Mais la conscription ne fournit pas tous les hommes car l'armée américaine tourne encore beaucoup avec des volontaires. Les hommes préfèrent d'ailleurs s'engager avant d'être appelé, croyant pouvoir choisir davantage une branche en particulier et un poste moins risqué. Surtout, l'armée américaine manque d'officiers et de sous-officiers pour l'encadrement. Le corps des Marines, qui passe à 300 000 hommes, a jusqu'un tiers de son effectif engagé au Viêtnam, et doit lui aussi dès 1966 accepter des conscrits, alors que le corps a toujours été formé de volontaires. L'armée américaine au Viêtnam est donc composée de conscrits, d'engagé volontaires, d'officiers à peine formés et de sous-officiers sortis du rang, pour l'essentiel. Les soldats sont plus jeunes que leurs prédécesseurs, plus instruits en moyenne. Surtout, les Noirs, au départ, sont surreprésentés, et subissent plus de pertes que les autres, car ils ont investi l'armée, vue comme une planche de promotion sociale. Le commandement s'en préoccupe dès 1966-1967. En réalité, les Noirs n'ont pas servi de chair à canon : leur présence reflète un recrutement qui concerne d'abord les pauvres, ceux qui ont le moins de chances d'obtenir des exemptions. Les soldats américains du Viêtnam appartiennent à la classe des travailleurs, pas des miséreux. Ils arrivent par avion au Viêtnam, le voyage constituant en soi une forme d'entrée en matière. Une minorité de soldats sert néanmoins en première ligne ; les autres sont dans les unités de soutien ou de service (environ 60% pour les deux premières catégories, 40% pour la troisième). La centaine de bataillons de manoeuvre disponibles en 1968 regroupe 29% du personnel de l'Army et 34% de celui des Marines. Sur le terrain, les effectifs des compagnies sont souvent bien inférieurs à la théorie, en raison des blessures, des maladies, etc. En réalité, si les services sont si développés, c'est que l'armée américaine s'entraîne depuis 20 ans à combattre dans des endroits où les infrastructures existent déjà pour asséner une puissance de feu massive et transporter des troupes notamment par air. Or, au Viêtnam, tout est à construire ou presque. Les nouvelles recrues passent 2 ou 3 jours dans un camp de transit avec un confort reproduit à l'américaine : rien de plus démoralisant avant la montée en ligne, surtout qu'ils croisent en partant, en général, ceux qui s'en vont. En 1968, les problèmes lié à l'encadrement vont commencer à se faire jour.

Les conditions de vie des hommes au combat sont éprouvantes. La chaleur étouffante, la pluie, les rats, les moustiques, les sangsues, les serpents, les insectes comme les fourmis rouges sont des adversaires plus coriaces que le Viêtcong. Le GI porte près de 30 kg d'équipement sur le dos. Il adapte donc son uniforme et surtout son couvre-chef au climat. L'arme principale, le M-16, qui remplace massivement l'ancien M-14 à partir de 1966, pose de sérieux problèmes d'enrayage. Les soldats doivent entretenir minutieusement l'arme mais n'ont parfois pas tout le matériel nécessaire. En 1967, une commission d'enquête du Congrès pointe la défaillance de l'armée qui a employé un gaz propulsant différent de celui recommandé par la firme. Les problèmes perdurent néanmoins. Au Viêtnam, les champs de bataille sont multiformes. Si l'histoire retient les grande batailles, la plupart des engagements au Viêtnam se déroulent au niveau du peloton, de la section ou de la compagnie. Ces escarmouches sont parfois sanglantes, les Américains perdant beaucoup d'hommes en général dans les premières minutes. Le ratio tués/blessés est néanmoins largement à l'avantage du second, grâce aux évacuations héliportées par Huey, aux hôpitaux présents à proximité du front, aux stocks de plasma. Les hélicoptères transportent 400 000 blessés américains, sans parler des autres. La plupart des blessures sont provoquées par des explosifs, obus ou pièges. Au Viêtnam, les hommes sont attachés aux petits groupes de leur environnement quotidien. Les nouvelles recrues doivent subir une forme de bizutage, qui varie beaucoup, pour y être intégré. C'est pour cela que les hommes se battent, car comme le pointe l'historien, le sens de leur présence et du conflit leur échappe assez largement. Les cas d'évacuation psychiatrique sont rares jusqu'en 1968. Les hommes savent qu'ils partent au bout de 12 mois, le fameux "Tour of duty". C'est l'héritage du système appliqué aux conseillers militaires américains. Plus que pour les hommes, le système est nocif pour les officiers, qui ne restent que 6 mois en première ligne. Il y a cependant des hommes qui se portent volontaires pour plusieurs tours de service, jusqu'à 10% dans certaines branches.

Le combattant nord-viêtnamien est particulièrement respecté par les Américains. Le Viêtcong, parti de peu de choses en 1959, combat contre l'ARVN au niveau du régiment dès 1964. L'insurrection a été dopée par le transfert de sudistes émigrés au Nord depuis 1954, qui arrivent avec armement et autres matériels. Si les communistes progressent, c'est aussi que le gouvernement sud-viêtnamien n'a pas emporté l'adhésion de tous. Le Viêtcong considère quant à lui toute la population du sud comme réserve de combattants. Il crée des unités de guérilla locale, des forces régionales et des unités principales. Recrutant au départ sur le volontariat, le Viêtcong pratique vite le recrutement forcé ; les premières unités nordistes sont entrées au sud dès 1964, et le mouvement s'accélère après le Têt pour combler les pertes. Les hommes de l'armée régulière nord-viêtnamienne et du Viêtcong sont moins nombreux que leurs adversaires, mais excellent dans la défense et les embuscades. A l'attaque en revanche, ils font souvent preuve de moins d'imagination. Surprise, préparation, défense en profondeur sont les atouts des communistes, en plus de l'interception des communications ennemies. Les tunnels sont également une composante importante du succès. A partir de 1968, les unités nord-viêtnamiennes et principales du Viêtcong sont armées d'AK-47, de RPG-2 et de mortiers légers, moyens et lourds. Les communistes se ravitaillent en armement jusque chez les Sud-Viêtnamiens. Au Nord, la conscription fait partie du lot commun. Les soldats savent bien ce qui les attend. Les familles sont rarement prévenues des disparitions. Si les hommes trouvent en général une situation correcte en entrant dans l'armée, le passage au Sud par la piste Hô Chi Minh est tout sauf une sinécure. Transitant dans des conditions drastiques, victimes des maladies et des bombardements, les soldats du Nord vont ensuite compléter les unités nord-viêtnamiennes ou du Viêtcong. Pourtant le moral reste très élévé, grâce à un encadrement serré qui inspire le respect pour officiers et sous-officiers. Surtout, les Nord-Viêtnamiens fonctionnent en unités de 3, des cellules de combattants chargés de se surveiller et de se motiver. La propagande et la haine des Américains font le reste.

Les Américains, jusqu'au Têt, ont montré peu d'intérêt pour leur allié sud-viêtnamien. Ils sont même étonnés de sa performance durant l'offensive. Pourtant les Américains ont modelé l'armée sud-viêtnamienne, qui dirige de fait le pays depuis le coup d'Etat renversant Diêm en novembre 1963 et l'installation du tandem Thieu-Ky au printemps 1965. Ceux-ci n'installeront jamais une véritable démocratie, réprimant le soulèvement bouddhiste de 1966, et Ky ne rêvant que de détrôner Thieu. La mort de Loan, le chef de la police nationale et soutien de Ky, en mai 1968, jette la suspicion sur les Américains, soupçonné d'avoir voulu maintenir Thieu à tout prix. L'armée sud-viêtnamienne souffre de cette situation politique. Les officiers supérieurs, pour beaucoup hérités de la période française, sont très éloignés de leurs hommes. Chaque général entretient sa clique, et l'accès aux écoles d'officiers est très resteint dans la société. Les soldats sont donc peu motivés, d'autant que la corruption règne souvent dans l'encadrement. Certains officiers trafiquent sur tout : les soldes de leurs hommes, la drogue, et même avec le Viêtcong. Les familles des officiers, jusqu'à leurs épouses, participent de ce système. La performance au combat de l'ARVN s'en ressent. Des trêves tacites existent avec l'adversaire. Comme tous les Sud-Viêtnamiens ne peuvent échapper à la conscription, impopulaire, la désertion est endémique. Reste des volontaires, soldats parfois très motivés, qui servent dans unités en général proches de leur région d'origine, où se trouvent leurs familles. Parmi l'élite, la division aéroportée et les Marines. Mal payés, les soldats de l'ARVN doivent se ravitailler sur le terrain. On trouve cependant de bonnes unités comme la 1ère division d'infanterie, et d'excellents officiers. L'ARVN, que les Américains ont voulu cantonner en 1965 à la pacification, doit être en partie remplacée par ces derniers. Pour améliorer l'efficacité d'une armée qu'ils ont créée à leur image, les Américains n'ont que les conseillers militaires, qui ne parlent pas la langue, et qui servent surtout à dispenser l'appui-feu et autres atouts américains, essayant de gagner le respect de leurs homologues sud-viêtnamiens, quand ils ne se brouillent pas avec eux. Westmoreland et Abrams n'ont jamais plaidé pour un commandement unifié sous contrôle américain, comme cela avait été le cas en Corée. Westmoreland, de fait, n'a jamais compté sur l'armée sud-viêtnamienne pour l'emporter. Quand les Américains changent de regard en 1968, il est trop tard pour modifier une telle structure.

Alors que Johnson fait son discours du 31 mars, la bataille se termine à Khe Sanh. Les Américains montent l'opération Pegasus pour dégager le camp retranché. Westmoreland établit, à côté des Marines qui contrôlent la zone tactique du Ier corps, secteur vu comme crucial, un poste de commandement avancé sous les ordres d'Abrams, son adjoint. Il a longtemps cru que la bataille décisive se jouerait ici. Avant le Têt, toute son attention était braquée sur cette base, et les médias américains font leurs choux gras du siège. Pegasus est menée conjointement par la 1st Cavalry et les Marines. Le camp finit par être relié par voie terrestre et aérienne, mais le siège, en réalité, se poursuit. Les Marines doivent monter de opérations de reconnaissance autour de la base. Scotland II, déclenchée le 15 avril, conduit à un violent combat contre les Nord-Viêtnamiens. Dans la plaine côtière de la province de Thua Thien, le général Cushman, qui commande la 2ème brigade de la 101st Airborne, change de tactique en collaborant étroitement non seulement avec l'ARVN mais aussi avec les Forces Régionales et Populaires. Le renseignement étant meilleur, les Américains localisent plus facilement les forces ennemies et appliquent une version du cordon autour des villages modifiée, avec un intervalle de 10 m seulement entre les positions. Un bataillon nord-viêtnamien est ainsi encerclé dans deux villages près de Hué avec la compagnie d'élite des Panthères Noires de la 1ère division d'infanterie de l'ARVN, et laisse 107 prisonniers, nombre le plus important jusque là. Malheureusement ces enseignements ne sont pas transmis et se perdent rapidement. La 1st Cavalry, quant à elle, descend dans la vallée d'A Shau abandonnée par les Américains en 1966, et qui sert de corridor logistique à l'ennemi vers Hué. La défense antiaérienne prélève un lourd tribut, mais les Américains ne trouvent que le vide, et des stocks de munitions et autres matériels impressionnants. Ils ne reviendront pas dans la vallée avant un an, et les Nord-Viêtnamiens sont déjà revenus autour de Khe Sanh.

Le 13 mai 1968, les Nord-Viêtnamiens acceptent enfin de siéger à Paris pour les négociations. Pour maintenir la pression, les combats continuent. Les Américains tentent de déloger les Nord-Viêtnamiens de l'est de la province de Quang Tri, juste au sud de la zone démilitarisée, autour de leur base de Dong Ha. La zone tactique du Ier corps, qui a connu les combats les plus durs depuis l'intervention américaine, va voir une des plus grandes batailles de la guerre autour de minuscules villages près de la rivière Bo Dieu, dont Dai Do. Les Nord-Viêtnamiens ont engagé une division complète, effectif sous-estimé par les Américains. Les manoeuvres amphibie se heurtent à de solides systèmes défensifs. Du 29 avril au 30 mai, les Américains perdent 1 500 hommes, dont 327 morts, autant qu'à Khe Sanh, contre 3 600 Nord-Viêtnamiens tués ou capturés selon leurs estimations. Le sacrifice de la 320ème division nord-viêtnamienne était peut-être une diversion en vue de la seconde vague d'attaques du Têt.

La seconde vague d'attaque se déclenche le 5 mai 1968, et se concentre sur quelques objectifs : Da Nang, et surtout Saïgon, déjà marquée par le Têt. La ville est devenue une immense fourmilière, doublant sa population entre 1961 et 1968 à 3 millions d'habitants au moins, avec les réfugiés. Tan Son Nhut, le quartier de Cholon sont le théâtre de violents combats. 30 000 habitations sont encore détruites, 500 civils tués, 4 500 blessés. Le Viêtcong, après l'arrêt de l'offensive, bombarde la capitale avec ses roquettes de 122 mm. Les nombreuses destructions renforcent l'amertume des civils sud-viêtnamiens à l'égard des Américains et de leur propre gouvernement. Parallèlement, les Nord-Viêtnamiens attaquent le camp de forces spéciales de Kham Duc, au nord-ouest de la province de Quang Tin, le seul restant qui permet alors de mener des incursions fréquentes au Laos. Le camp est assailli dès le 10 mai, le CIDG présent sur place se disloque. Westmoreland ordonne l'évacuation, qui voit la perte de plusieurs C-130 abattus par l'ennemi. 60 B-52 ont beau larguer 12 000 tonnes de bombes sur le camp abandonné, l'opération s'est presque terminée en désastre : un Khe Sanh à l'envers. Les 17 et 18 mai, la 1st Marine Division tombe, près de Da Nang, sur un complexe fortifié des Nord-Viêtnamiens dans la vallée de Thu Bon. Cette deuxième vague montre qu'aucun des deux adversaires n'a tiré de leçon du Têt : les Nord-Viêtnamiens continuent de perdre des hommes, mais les Américains ne font toujours pas mieux qu'en janvier.

La guerre du Viêtnam s'est aussi jouée dans les 2 100 villages contenant plus de 60% de la population du pays. Des villages qui sont entrés dans une économie mondialisée avec la colonisation française : monnaie occidentale, taxe individuelle, propriété privée, agriculture commerciale. Les Américains croient que les villageois aspirent à retourner à l'ordre traditionnel. En réalité, le gouvernement et le Viêtcong propose deux systèmes sociaux différents. Bien que les Américains aient mis assez tôt en avant la contre-insurrection, ils lui consacrent en réalité fort peu de moyens, si on les compare avec ceux alloués aux frappes aériennes. Seuls les Marines mènent une expérience originale avec les Combined Action Platoons, des groupes de volontaires de 14 hommes insérés dans les villages pour contrer l'activité viêtcong. Ils essaient de travailler avec les Forces Populaires. Les situations varient beaucoup, certains étant au contact régulier de l'ennemi, d'autres beaucoup moins. Le taux de pertes est élevé. S'ils tuent beaucoup d'adversaires, les effectifs sont insuffisants pour tenir tout le territoire ; ils protègent pourtant les villageois de l'armée sud-viêtnamienne ou d'autres unités américaines, ce qui est un comble. Malgré le taux de pertes, 60% des membres des CAP prolongent leur tour de service, car l'expérience ressemble plus à la guerre telle que recherchée par les Américains, une confrontation d'homme à homme. Malgré les règles d'engagement, les Américains font un usage immodéré de leur puissance de feu, comme avec les fameux tirs d'Harassement et Interdiction ou les non moins fameuses free fire zones. Les soldats américains arrivent au Viêtnam remplis d'idées toutes faites, et notamment celle que tout civil est un Viêtcong en puissance. Le Viêtcong, contrairement au soldat nord-viêtnamien, n'est pas l'objet de respect. Les soldats américains trouvent pitoyables les conditions de vie, suspectent les civils de fournir des renseignements à l'ennemi. Les exactions sont impossibles à quantifier, mais elles ont bien existé. Un domaine où les faits sont plus clairs est celui du traitement des prisonniers, particulièrement dur. C'est après le Têt qu'intervient le massacre de My Lai. Les communistes, eux aussi, pour imposer leur autorité, n'hésitent pas à exécuter, parfois en masse, de nombreux civils, comme durant la bataille de Hué. Le hameau montagnard de Dak Son, dans la province de Phuoc Long, est exterminé au lance-flammes. Mais au moins 40% des pertes civiles sont provoquées par la puissance de feu américaine. C'est ce phénomène qui entraîne surtout les déplacements de population : 3,5 millions de réfugiés, quand les Américains ou les Sud-Viêtnamiens ne délogent pas eux-mêmes les habitants pour les besoins des opérations. Les réfugiés sombrent souvent dans la misère, et cela n'aide pas le gouvernement à gagner en popularité. 1968 a été aussi l'année la plus sanglante pour les civils.

Abrams succède à Westmoreland en juillet 1968. Paradoxalement, alors qu'il ne recherche pas particulièrement l'attention des médias, il est plus apprécié par ceux-ci que Westmoreland, d'aucuns ayant été jusqu'à dire qu'il méritait "une meilleure guerre"... En réalité, Abrams ne contrôle que peu de choses au Viêtnam, la chaîne de commandement étant complexe, et sans unité, en particulier en ce qui concerne les Sud-Viêtnamiens. Manquant de repères concrets pour établir si la victoire est en train ou non, le MACV se réfugie dans la quête du chiffre. L'un des plus contestés est le fameux "body count", le décompte des morts ennemis, dont seulement 26% des 110 généraux ayant servi au Viêtnam interrogés en 1977 estimaient qu'il était à peu près correct. Le kill ratio, lui aussi, devient une obsession. La 9th Infantry Division, qui opère dans le delta, rapporte avoir tué 11 000 adversaires entre décembre 1968 et juin 1969 pour... 267 pertes, soit un ratio de 40 pour 1. Mais seules 751 armes sont capturées... il est établi plus tard qu'au moins un général de brigade, qui voulait faire du chiffre, a été peu regardant sur la nature des tués, civils compris. Au nord, la 3rd Marine Division du général Davis, qui a défendu la ligne McNamara, poursuit deux régiments de la 308ème division nord-viêtnamienne au sud de Khe Sanh, en juin 1968. Celle-ci y laissent 600 tués et une cinquantaine de prisonniers, dont un commandant de bataillon. Reste à évacuer Khe Sanh, opération terminée le 5 juillet qui provoque beaucoup d'incompréhension. Revenant à la guerre mobile, Davis, après avoir expérimenté les larges opérations héliportées, emprunte la tactique de la firebase et l'insertion d'équipes de reconnaissance en profondeur sur les arrières ennemis. Les tactiques sont testées en août-septembre, avec la troisième vague d'attaques du Têt, lorsque la 320ème division franchit la rivière Ben Hai entre Cam Lo et the Rockpile, au sud de la zone démilitarisée. L'attaque contre Da Nang est déjouée, mais de furieux combats éclatent dans la province de Tay Ninh et au camp des Special Forces de Duc Lap, près de Ban Me Thuot. Abrams demande la permission de poursuivre l'ennemi au Cambodge, ce qui lui est refusé.

Alors que la 3ème vague du Têt se déclenche, les Etats-Unis apprennent, le 29 août, qu'une révolte de prisonniers sans précédent a eu lieu dans l'infâme prison de Long Binh, au Sud-Viêtnam. La mutinerie, menée par des Noirs, débouche sur la mort d'un prisonnier et fait au total une quarantaine de blessés. L'émeute est vue par tous comme raciale. Si l'armée américaine a donné l'impression jusqu'en 1968 d'être peu concernée par les problèmes raciaux, certains commencent à tirer la sonnette d'alarme avant les premiers événements marquants. Les soldats noirs sont en effet plus jeunes et plus conscients de la lutte pour leurs droits que leurs prédécesseurs. Ils contestent surtout la discrimination pour les postes et certains emplois au sein de l'armée, le traitement différent appliqué sur eux par la police militaire. Les incidents se passent surtout à l'arrière, dans les clubs par exemple, où des rixes éclatent souvent à propos de choix de places ou de musique. En 1968, les sous-officiers, y compris noirs, sont souvent des soldats tirés du rang et promus, sans expérience, et peu respectés par leurs hommes. Les officiers subalternes ne sont pas encouragés par leurs supérieurs à faire remonter le problème, qui est largement sous-estimé. Les tensions se cristallisent après l'assassinat de Martin Luther King en avril 1968, notamment autour des drapeaux confédérés deployés par certains Blancs sur les véhicules, en particulier. A l'été, la prison de Long Binh contient 50% de détenus noirs, et le taux est de 40% pour la prison de la IIIrd Marine Amphibious Force, les deux pénitenciers les plus grands. Dans celle-ci, à Da Nang, surpeuplée, des Afro-Américains issus de gangs de Chicago font régner la loi. Une émeute éclate le 16 août et la prison doit être dégagée au gaz lacrymogène et à coups de battes de base-ball. A Long Binh, 700 détenus sont enfermés dans des conditions sommaires et surveillés par 90 gardiens, là où il en faudrait 280. Les prisonniers trouvent un échappatoire dans la marijuana, qui entre facilement depuis l'extérieur. Après le meurtre d'un prisonnier le 12 août, le nouveau commandant de la prison adopte un régime plus strict qui prive une bonne partie des hommes de leur drogue. D'où la révolte. Les incidents se multiplient à l'arrière, dans les camps de base ou les zones arrière : Qui Nhon, Da Nang, etc. Plus la vie ressemble à celle des Etats-Unis, plus les tensions raciales sont présentes. On signale en revanche très peu d'incidents de ce type au combat.

En 1968, les troupes de soutien et de service constituent 70 à 80% de l'effectif total au Viêtnam. Ils sont méprisés par les troupes combattantes, qui ne rêvent cependant que d'être à leur place. En réalité, comme l'a montré le Têt, les firebases, les bases d'opération, les complexes logistiques ou les grandes villes ne sont pas à l'abri. En général, plus la base est grande, plus les installations sont raffinées. En 1968, 66 shows sont en tournée, à un moment, pour les combattants. L'abondance logistique entraîne de nombreux trafics au marché noir avec les Viêtnamiens. Les Coréens du Sud et Philippins venus épauler les Sud-Viêtnamiens s'en font une spécialité, mais les Américains dominent le système. Des civils sont parfois impliqués, comme celui qui transforme sa maison de Saïgon en casino. En réalité, les unités de l'arrière s'ennuient devant leur routine quotidienne. Le sexe est une préoccupation de tous les instants : à côté des R&R, des bordels semi-officiels sont créés, quand les soldats ne vont pas directement dans ceux des villes ou autres poches de misère installées près des bases américaines. Certains soldats ne supportent pas l'ennui et demandent à être transférés en première ligne. Le R&R, période de repos par vol aérien, concerne 32 000 par mois en 1968. C'est une soupape de sécurité importante selon les officiers. Les hommes boient aussi pour tromper l'ennui, car l'accès à l'alcool est facile. La consommation de drogue est répandue : 30 à 35% des homme admettent avoir consommé de la marijuana en 1967-1968, mais c'est aussi que les soldats du Viêtnam ont apporté cette habitude de leur temps civil. La consommation augmente dès la fin de 1968. Le tournant survient en fait en 1970 : dans le Triangle d'Or, les trafiquants ont enfin les moyens de synthétiser l'opium en héroïne, et l'invasion du Cambodge ouvre une route vers le Sud-Viêtnam pour la Thaïlande et le Laos. L'héroïne ne se prend pas par injection mais par le nez ou en cigarette. Les cas d'overdose se multiplient et le problème devient alors critique.

Pour gagner la guerre des villages, les Américains se proposent d'y installer une plus forte présence militaire après les pertes subies par l'ennemi pendant le Têt. Les Américains livrent des M-16 en masse aux Sud-Viêtnamiens, qui créent une force d'autodéfense populaire. En 1970, un tiers des hommes sert dans une force paramilitaire, un sur neuf dans l'armée. De novembre 1968 à janvier 1969, Abrams fait en sorte de combiner guerre conventionnelle et pacification sous le vocable de stratégie "One War". Le programme Chieu Hoi, lancé dès 1963 vise à rallier des Viêtcongs ou Nord-Viêtnamiens, non sans un certain succès. Lancé à peu près au même moment, le programme Phuong Hoang, baptisé Phoenix par les Américains, vise à éliminer l'infrastructure viêtcong. Normalement du ressort de la police, il est récupéré par la CIA qui engage des Provincial Reconnaissance Units, unités spéciales qui n'hésitent pas à éliminer purement et simplement les cadres viêtcongs. Si la pacification progresse considérablement en 1969-1970, c'est aussi que les Nord-Viêtnamiens peinent à remplacer correctement les effectifs disparus pendant le Têt au Sud, et n'ont pas le même contact avec la population. Mais ils ne sont pas anéantis. Surtout, si l'ARVN enfle, le gouvernement sud-viêtnamien reste le même et les habitants se tournent encore vers le Viêtcong. Le succès de la pacification repose seulement sur une forte présence militaire : une fois celle-ci évanouie avec le retrait américain, Nord-Viêtnamiens et Viêtcong reprennent le dessus.

En conclusion, Spector souligne combien 1968 se termine en impasse, aussi bien sur le plan militaire que diplomatique, malgré l'arrêt des bombardements sur le Nord décrété par le président Johnson en octobre. Le Têt a été une victoire politique des Nord-Viêtnamiens aux Etats-Unis, mais ni militaire et politique au Sud-Viêtnam lui-même. L'échec des 3 vagues d'attaques du Têt n'est corrigé qu'en 1969 : attaques réduites et préparées de petites unités ou de sapeurs, mais le mal est fait. Les Nord-Viêtnamiens doivent suppléer au Viêtcong avec souvent moins d'efficacité. Les Américains ont beau améliorer la pacification par leur présence militaire, ils restent dans l'impasse. L'offensive du Têt est décisive car non-décisive : elle maintient l'impasse ressemblant, pour Spector, plus à la Grande Guerre qu'autre chose. Les Américains ont manqué de compréhension et d'imagination : ils n'ont pas compris qu'à la guerre limité qu'ils se proposaient de faire les Nord-Viêtnamiens répondaient par une guerre existentielle. De la même façon, l'outil militaire bâti par le Nord face aux Français et aux Américains montre ses limites. Paradoxalement l'opinion publique américaine veut mettre fin à la guerre, mais sans voir le Sud tomber aux mains du Nord... Pour les Américains, la guerre du Viêtnam est une sorte d'aberration, car ils n'y ont trouvé aucune solution et cherchent constamment depuis à en tirer leçons.

Illustré par des cartes empruntées à S. Stanton et par un livret photo central, le livre est une synthèse claire sur les suites de l'offensive du Têt au point de vue politique et militaire, mais aussi sur le contexte général de la guerre du Viêtnam à ce moment précis (hors Etats-Unis et avec un bémol sur le Sud-Viêtnam, où le traitement mériterait peut-être une révision). On comprend mieux, grâce ce livre, pourquoi l'année 1968 est véritablement un pivot du conflit perdu par les Américains.


Geneviève BOUCHON, Vasco de Gama, Paris, Fayard, 1997, 409 p.

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Geneviève Bouchon, directeur de recherches honoraires au CNRS, membre de l'Académie de marine de Lisbonne, publie cette biographie de Vasco de Gama à la veille du 500ème anniversaire du voyage de ce dernier aux Indes. Comme le dit un spécialiste, parmi les travaux parus à cette date, c'est sans doute la meilleure introduction au personnage, un livre d'un abord très facile.

C'est que Vasco de Gama reste une des plus figures les plus connues des Grandes Découvertes, bien qu'éclipsé par Christophe Colomb. Pour l'historienne, il appartient bien à cette génération qui changé les perspectives du monde. Mais les sources sont éparses : aussi le travail de la biographie consiste-t-il souvent en une contextualisation du personnage, comme l'explique Geneviève Bouchon. D'autant qu'une gloire posthume immense et déformante s'est vite attachée à son nom, au Portugal. Utilisant les textes d'époque, l'historienne présente aussi les autres acteurs qui interviennent dans la vie de l'explorateur, notamment aux Indes.

Vasco de Gama est originaire de Santiago do Cacém, près du cap Sines, une terre du sud du Portugal confiés par les rois portugais à l'ordre militaire des chevaliers de Santiago. Sa famille fait partie de serviteurs du roi anoblis pour leur dévouement et très liés à l'ordre de Santiago. Vasco est fils des Algarves, nom donné par les Arabes à leur terre de l'ouest de la péninsule ibérique, et qui au Portugal désigne la région la plus méridionale du royaume. Vasco grandit dans une terre ouverte sur la mer, où s'est déroulée, aussi, la Reconquista contre les musulmans, qui ont laissé derrière eux les mourarias, quartiers marqués de leur empreinte séculaire. Les Portugais partent aussi dans des expéditions au Maroc, qui reste pour eux une terre à christianiser. Ils longent la côte de l'Afrique, allant de plus en plus au sud. On ne connaît que fort peu de choses de l'enfance de Vasco.



Dom Joao II monte sur le trône en 1480. Il est l'héritier d'une branche qui a succédé à la dynastie bourguignonne éteinte en 1383, et qui a dû combattre les ambitions de la Castille sur le petit royaume lusitanien. Toujours lié aux familles royale anglaise et princière bourguignonne, le nouveau roi se recentre sur le Portugal : c'est un lettré, un mystique, curieux de tout ; à sa cour se forment les futurs capitaines de l'Inde. Le roi doit surveiller sa noblesse, frondeuse : le duc de Bragance est décapité à Evora en 1483. Il s'appuie sur une classe d'hommes qui lui doivent tout, à laquelle appartiennent les Gama. Il place son fils illégitime à la tête de l'ordre de Santiago. Les Portugais lancent des corsaires qui attaquent les navires musulmans mais parfois aussi des navires chrétiens. Vasco a probablement participé à certaines de ces expéditions. Le roi réoriente l'effort portugais vers l'Afrique. La communauté italienne joue un grand rôle au Portugal, créant la première banque, mais fournissant aussi des marins : un certain Christophe Colomb tente de vendre son projet au roi... Les Juifs, protégés par la dynastie, participent aussi à l'effort. Le traité d'Alcaçovas (1480), en limitant les ambitions castillanes au parallèle des Canaries, ouvre l'Afrique australe aux Portugais. Vasco entend les récits de ces voyages d'exploration, qui mènent à la Guinée, où on laisse les padraos, ces piliers de granit surmontés d'une croix. Le roi du Portugal ouvre le monde à la Renaissance. La carte de Ptolémée, géographe de l'Antiquité, est encore utlisée, mais l'on sait déjà qu'elle est dépassée, et notamment que l'océan Indien est une mer ouverte. Pour remplacer la croisade, on cherche l'accès au fameux royaume du Prêtre Jean, dont on sait dès le XIVème siècle qu'il s'agit en fait du royaume du Négus d'Ethiopie, chrétien. Le roi du Portugal, en 1487, veut explorer la côte est de l'Afrique. En plus de faire pénétrer des hommes dans le continent et d'envoyer des émissaires en Orient, il envoie des flottes dans l'Atlantique sud. Pero de Covilha et Afonso de Paiva, par la Méditerranée, gagnent, pour le premier, l'Inde et la façade orientale de l'Afrique, pour le second l'Ethiopie. En août 1487 Bartolomeu Dias, avec 3 navires, s'engage vers le cap au sud de l'Afrique, qu'il double, mais ne peut aller plus loin en raison de l'hostilité de ses équipages. Le "capitaine de la Fin" a découvert le cap de Bonne-Espérance.

Le roi perd cependant du temps dans l'exploration, occupé par les affaires marocaines et le mariage de son fils avec la fille des rois catholiques d'Espagne. Mais le jeune marié meurt d'une chute de cheval. Les rois catholiques le sont devenus après la chute de Grenade, dernier bastion de l'islam en Espagne, en janvier 1492, à laquelle prennent part des nobles portugais exilés. L'exode des Juifs espagnols, désormais proscrits, apporte 60 000 personnes au Portugal. Au moment où Christophe Colomb, lancé par les rois espagnols, découvre l'Amérique, Vasco sort de l'ombre. Le roi du Portugal lui donne l'ordre de saisir les navires français du sud du pays après l'attaque de corsaires de Dieppe et Rouen sur les navires portugais aux Açores et au large du Maroc. Vasco bénéficie de la protection de Dom Jorge, le fils illégitime du roi qui dirige l'ordre de Santiago. Colomb revient de son voyage au Portugal, en mars 1493, avant de rentrer en Espagne. Le roi s'interroge : a-t-il découvert les Indes ? D'autant qu'elles se situeraient, un comble, dans le domaine réservé aux Portugais... Il renégocie un traité, celui de Tordesillas (1494), avec les Espagnols, qui fixe la limite de chacun, reculée plus à l'ouest pour les Portugais, ce qui leur permet de faire main basse sur le Brésil. Les Portugais ont les cosmographes, comme Duarte Pacheco Pereira, les navires, les réflexions scientifiques : portulans, astrolabes, caravelles, le premier globe terrestre de Martin Behaim. Le roi donn Joao meurt en 1495. C'est son fils légimite, dom Manuel, et non dom Jorge comme il l'aurait voulu, qui lui succède. Vasco de Gama, fidèle au perdant, reprend la mer.

Les Italiens, attirés par l'expansion portugaise, relancent l'intérêt du souverain pour la route des Indes. Manuel, qui croit en la faveur divine, veut mettre la main sur le commerce des épices, ruiner le sultanat du Caire, financer une nouvelle croisade. On construit deux navires sur le Tage, supervisés par Bartolemeu Dias, alors qu'en décembre 1496 les Juifs sont finalement expulsés du royaume. Vasco rencontre le roi, qui le choisit comme chef de l'expédition, aussi, pour désarmer l'oppositio politique. La flotte comprend le Sao Gabriel et le Sao Rafael, et une nef plus petite, le Berrio. 4 membres de la famille Gama participent à l'expédition, qui lève l'ancre le 8 juillet 1497. Des pilotes expérimentés, dont celui de Dias, en sont également. Les équipages sont répartis en 4 groupes, assurant chacun un quart. Une quarantaine d'hommes par navire environ. Diogo Dias est secrétaire et intendant sur le Sao Gabriel, mais aussi l'écrivain du voyage. Le 15 juillet, les navires arrivent aux Canaries. Un membre anonyme de l'expédition commence alors une relation qui est la seule à être parvenue jusqu'à nous. Après la reprise de la navigation, Vasco de Gama prend la "grande volte" : suivant le régime des vents, il s'engage en haute mer, au sud-ouest, et évite la navigation littorale. Il est fort probable que l'expédition ravitaille sur une île au large du continent sud-américain ; peut-être les Portugais ont-ils déjà connaissance de la terre qui deviendra le Brésil. Le 4 novembre, les navires reviennent enfin auprès du continent africain. Les premiers contacts avec les indigènes les Khoikois, sont pacifiques, mais bientôt a lieu une première échauffourée, où Vasco est blessé. Le cap de Bonne-Espérance est doublé le 22 novembre. Suivent les premiers contacts avec les populations noires de la côte est de l'Afrique, avec là encore des échanges amicaux, puis quelques coups de canons pour impressionner une foule que Vasco juge hostile. Le 10 janvier 1498, l'interprète Martin Alfonso peut discuter avec des indigènes, des Bantous, qui parlent un idiome similaire au sien. En février, la flotte stationne devant l'embouchure du Zambèze. A ce moment, en Inde, les musulmans se sont imposés dans les activités commerciales depuis leur présence remontant au moins au IXème siècle. L'océan Indien est alors le plus grand marché du monde : riz, épices, or, argent, pierre précieuses, coton s'achètent et se vendent. Le commerce textile et la traite des esclaves sont deux activités phares. Calicut est le grand port du Malabar. Les Occidentaux ne voient que la fin d'un grand système commercial, où le sultan du Caire est en position dominante. En Inde même, à côté des sultanats du Bengale et de Gujarat, le râja de Vijayanagar regroupe sous sa coupe des roitelets indous, les royaumes côtiers du Malabar restant indépendants. L'Indonésie s'islamise, le chiisme perce en Iran, les Gujaratis mettent la main sur les réseaux commerciaux, profitant du monopole voulu par le sultan du Caire sur le commerce. Les Portugais entrent dans un monde en pleine recomposition, que viennent d'abandonner les Chinois, qui avaient envoyé de grandes flottes pour assurer leur autorité jusqu'en 1433, telle celles de Zheng-He, eunuque musulman.

Arrivé à Mozambique, les Portugais sont d'abord pris pour des Turcs par le sultan local, dépendant de la place de Kilwa. Vasco de Gama doit engager le combat et utiliser la force pour se procurer des pilotes musulmans capables de le guider dans ces eaux sur lesquelles il n'a jamais navigué. A Mombassa, même scénario : l'accueil, froid au départ, devient hostile, et Gama n'hésite pas à employer la force. Le 24 avril, la flotte met enfin le cap sur l'Inde, qui est atteinte le 18 mai.

Le Malabar est le nom donné par les navigateurs à la côte sud-ouest de l'Inde. Le vrai nom de l'empire local est celui de Kerala, qui explose au XIIème siècle. C'est au XIVème siècle que Calicut s'impose comme le port dominant, ainsi que le raconte les chroniqueurs musulmans. Un râja local s'installe dans la ville et accueille les navigateurs arabes, qui s'occupent du commerce maritime. Dès leur arrivée, les Portugais rencontrent... des Maures maghrébins, étonnés de les voir là. Vasco de Gama est invité par le Samorin, le souverain local, dans son palais. Installés dans une demeure, les Portugais se méfient des musulmans, qui occupent une place de choix dans le commerce. Les Mappilas, descendants d'unions mixtes entre musulmans et Indiens de basse castes, ne les ont pas supplantés. Les Portugais n'ont malheureusement pas beaucoup de présents à offrir au Samorin, ce qui provoque la risée des autres marchands. Un petit comptoir est néanmoins ouvert par les Portugais, dirigé par Diogo Dias et Alvaro de Braga. Le Samorin, peu impressionné, interdit à ses sujets de fréquenter le comptoir portugais ; Diogo Dias est arrêté , pour le faire libérer, Gama prend des otages, et remet le cap sur le Portugal le 29 août.

En septembre, longeant la côte indienne, les Portugais débarquent sur l'île qu'ils appellent Angedive. Ils y rencontrent le corsaire Timoji, qui opère à la fois contre le râja de Vijayanagar et le sultanat de Bijapur, en guerre. Ils mettent aussi la main sur un espion du sultan de Goa. Repartis en octobre, les équipages sont frappés par le scorbut ; Vasco doit étouffer un début de mutinerie. La côte africaine est atteinte le 2 janvier 1499. A Malindi, il faut sacrifier le Sao Rafael, faute d'hommes suffisants. Le cap de Bonne-Espérance est doublé le 20 mars. Vasco de Gama ne rentre au Portugal que le 10 juillet ; il est arrivé en retard, étant resté auprès de son frère Paulo malade et qui meurt au Cap-Vert. Le roi Manuel se hâte de proclamer la découverte de la route vers l'Inde, et couvre l'explorateur de titres. Le 10 janvier 1500, Vasco reçoit la particule de dom et le titre d'amiral de l'Inde, plus une pension de 300 000 réaux, ainsi que d'autres privilèges. Une nouvelle armada se prépare déjà à partir sous les ordres de Pedro Alvares Cabral.

Les Vénitiens s'inquiètent déjà du succès des Portugais. Les Espagnols tentent en vain de trouver la route de l'Asie par l'ouest ; Colomb pousse déjà vers le Vénézuela. Au Portugal, la flotte de Cabral appareille le 9 mars 1500, avec 13 navires, 1 500 hommes, les frères Dias et d'autres participants du premier voyage, mais sans Vasco. Les marchands florentins, cette fois, ont fourni des présents à la hauteur des ambitions. Le 22 avril, la volte des nefs et caravelles fait toucher à Cabral la côte du Brésil. 4 navires sont perdus au large du cap de Bonne-Espérance, dont celui de Bartolemeu Dias ; il ne reste finalemet plus que 6 navires pour gagner les Indes. Le 13 septembre, Cabral entre à Calicut, où il doit affronter l'hostilité des marchands musulmans. Il s'empare d'un vaisseau mapila de Cochin désiré par le râja. Le 16 décembre, après l'attaque de la factorerie portugaise tout juste installée et la mort de 41 Portugais, Cabral fait bombarder Calicut par ses navires. Il gagne ensuite Cochin où le roi lui fait bon accueil ; mais il repart en janvier 1501 avec des otages. Des contacts ont été noués avec des émissaires de Kollam et Cannanore, autres ports côtiers. Le 9 mars 1501, 4 caravelles sous les ordres de Joao da Nova quittent le Portugal. Il s'agit pour ce dernier de découvrir le plus de territoire en Orient, dans le cadre de la compétition avec les Espagnols. Le roi Manuel est cependant obsédé par la croisade et la reconquête de Jérusalem. Le retour de l'expédition de Cabral, assez piteux, l'interroge sur la poursuite à donner aux expéditions en Inde. Le 30 janvier 1502 cependant, Vasco de Gama est nommé à la tête de la 4ème flotte partant vers l'Inde, avec 20 navires. C'est l'expédition de la dernière chance pour Manuel. En juin, après avoir franchi le cap, Vasco arrive à Sofala, une des villes phares de la région près de l'empire du Monomotapa, riche en or. En juillet, les Portugais sont à Kilwa, sultanat installé dans une île au large du Mozambique. Le sultan est obligé de composer avec les Portugais. En quittant l'île, Vasco récupère une autre escadre, celle de son neveu Estevao, 5 navires, partis en avril. La flotte met le cap sur l'Inde le 12 août. Début septembre, les Portugais sont à Cannanore. Le 29 septembre, ils attaquent le Miri, un navire du sultan du Caire revenant d'un pélerinage à La Mecque. Le combat dure plusieurs jours, et le navire musulman est détruit, ses occupants massacrés pour la plupart. A Cannanore, les Portugais rencontrent encore la résistance des marchands locaux, sans compter que le souverain, là aussi, ne se mêle pas du commerce. A Calicut, Vasco fait pendre des otages puis bombarde la ville. Reste Cochin, le port de la dernière chance, où les Portugais vont enfin pouvoir remplir leurs cales d'épices, après négociation. Le Samorin, pendant ce temps, bat le rappel des râjas du Malabar qui attaquent les Portugais mais sont repoussés. Cannanore vient ensuite à composition et Vasco repart pour le Portugal fin février. Mais en raison de la mousson, les navires ne peuvent quitter le Mozambique qu'en juin. L'arrivée au Portugal se déroule en octobre, un seul navire ayant été perdu. Vasco ramène 30 000 quintaux d'épices : la plus grande cargaison d'épices ramenée des Indes, plus de 1 500 tonnes. Surtout, il a fini d'établir le parcours des navires jusqu'aux Indes, avec toutes les escales nécessaires.

Vasco disparaît alors des sources pendant quatre ans. Le duc d'Este parvient à se procurer une carte de navigation portugaise, qui donne lieu à un planisphère, alors que le premier récit du voyage aux Indes est mis sous presse par un imprimeur et humaniste allemand ; les marchands allemands, comme les Italiens, étant attirés par l'expansion portugaise. Gama a confié la garde du Malabar à ses oncles, les frères Sodré, qui se perdent eux-mêmes en menant la course du côté du Gujarat et de l'Arabie. La nouvelle flotte portugaise est dirigée par Francisco de Albuquerque et Nicolau Coelho, vétéran de la première expédition. Les Portugais doivent reconquérir Cochin investie par le Samorin, et défendue avec succès par Duarte Pacheco, véritable légende dès ce moment-là. Une nouvelle flotte, commandée par Lopo Soares, est partie au printemps 1504. Ce dernier bombarde Calicut, attaque Cranganore, empêchant d'enfin négocier avec le Samorin. Un an plus tard, une nouvelle flotte prend la mer, commandée par dom Francisco de Almeida, vice-roi des Indes, premier grand seigneur à commander une flotte. 1 500 hommes, un microcosme de la société coloniale que vont implanter les Portugais. Il s'agit cette fois d'établir une fois pour toute la domination maritime du Portugal. Kilwa doit se rendre ; Mombassa est pillée et incendiée. Arrivé en Inde, de Almaida construit un réseau de forteresses. Comme les Portugais restent cette fois à demeure, un mélange s'opère avec les femmes indiennes. Quant à Vasco, le 21 mars 1507, il est disgrâcié par le roi, qui lui interdit de reprendre la mer, le chasse du cap Sines.

Manuel, à nouveau dévoré de l'esprit de croisade, veut abattre le sultanat du Caire. La flotte de 1506 est divisée en deux escadres : Tristao da Cunha doit renforcer la mainmise sur la côte est de l'Afrique, puis gagner le Malabar. Afonso de Albuquerque, lui, va s'attaquer à la côte d'Oman, pus tenter de prendre Ormuz. De Almeida, pendant ce temps, repousse et défait le sultan du Gujarat, devenu le champion du Caire, qui a envoyé une flotte pour le soutenir. Sa politique s'oppose à celle de Albuquerque, qu'il fait arrêter. Mais Manuel a envoyé une nouvelle flotte de 14 navires commandés par dom Fernando Coutinho, de la parenté de Albuquerque. Ce dernier devient gouverneur : en 7 ans, de 1508 à 1516, il s'empare de Goa et Malacca, soumet Ormuz et Calicut. Goa, disputée entre le Vijayanapar et le Bijapur, est prise en 1510. Place stratégique, elle devient le prototype d'installation d'une société coloniale. L'année suivante, c'est au tour de Malacca de tomber dans le giron portugais. Vasco, établi à Evora, reçoit le récit des exploits d'Albuquerque. Son plus jeune frère est parti avec l'armade de 1511. A son retour en 1512, Albuquerque est contesté par ceux partisans de la stratégie commerciale au lieu de celle de la conquête. En 1515, le roi nomme un nouveau gouverneur.

Lopo de Soares, le nouveau gouverneur, veut profiter de la chute du sultanat du Caire devant les Ottomans, en 1516, pour investir en mer Rouge. La campagne se termine en désastre. Les Portugais sont en situation précaire : ils contrôlent le commerce oriental des épices, mais le Gujarat conserve la clientèle des mondes arabe et turc. En 1518, les Portugais s'installent à Ceylan. Diogo Lopes de Sequeira remplace Soares la même année. Il achève la construction des forteresses, étend le réseau portugais vers l'est. L'année 1521 voit la mort du roi Manuel. Vasco est rentré en grâce à partir de 1518 ; l'année suivante, Manuel l'a fait comte. La renommé de ses découvertes s'étend en Europe, notamment via Anvers, centre humaniste. Dom Jaoao III monte sur le trône, aux côtés de Charles Quint en Espagne et de Soliman le Magnifique dans l'empire ottoman.

En 1524, vice-roi des Indes, Vasco de Gama repart à la tête de 13 navires. Arrivé en septembre aux Indes, il prend ses fonctions à Goa. Il réorganise les implantations portugaises, châtie, prend des mesures d'économie tout en déployant une pompe fastueuse pour sa fonction. C'est à Cochin qu'il meurt à la Noël de cette même année.


Robert W. THURSTON et Bernd BONWETSCH, The People's War. Responses to World War II in Soviet Union, University of Illinois Press, 2000, 275 p.

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Ce recueil collectif d'articles, réunis par deuxhistoriens, vise à aborder la façon dont a été vécu la guerre par le citoyen soviétique ordinaire. Il s'agit aussi de casser l'héroïsation de la population soviétique réalisée par le régime soviétique après la guerre, dont la propagande martelait que toute la société était regroupée derrière l'Etat. Comme l'indique les deux directeurs du travail, en 2000, les historiens russes n'avaient pas encore les moyens matériels de défricher toutes les archives disponibles depuis la fin de l'URSS. En Occident, si l'occupation allemande de l'URSS a été bien traitée, cela n'était pas le cas pour la vie des citoyens soviétiques pendant le conflit. Globalement cependant, les historiens occidentaux brisent désormais la vieille image de la dictature toute puissante, écrasant son propre peuple pour remporter la victoire. En réalité, tout dépend de la réaction de la société, et l'Etat soviétique n'a parfois que peu de prise sur le cours des événements.

Le recueil se divise en trois parties (chaque contribution s'accompagne de ses propres notes). La première, la plus importante (la moitié des contributions) se penche sur la façon dont les Soviétiques ont vécu et sont morts pendant la guerre. Uwe Gartenschlager évoque la survie des habitants dans Minsk occupée. Elle utilise surtout des sources allemandes, plus quelques témoignages et des travaux biélorusses. On mesure l'écart de la recherche à ce moment-là et lors de la publication de cet ouvrage collectif, douze ans plus tard, avec un article sur le même sujet infiniment plus précis car disposant de plus de sources. 



L'article de Hans-Heinrich Nolte sur la communauté juive de Slonim est peut-être l'un des plus intéressants du recueil, car abordant un cas particulier de manière fouillée. Slonim, située à 200 km à l'ouest de Minsk, en Pologne, compte une forte communauté juive. En 1939, après l'invasion soviétique de la Pologne, la localité est rattachée à l'URSS. Le 5 juillet 1941, Slonim devient le QG de l'Einsatzgruppe B, puis celui de l'Einsatzkommando 9 faisant partie de l'Einsatzgruppe A. Au total, 45 000 Juifs sont tués à Slonim ou dans les environs. Le premier massacre, dès le 17 juillet, fait un millier de victimes. Slonim devient le siège d'un Gebiet administré par Gerhard Erren. Les Allemands entassent bientôt les Juifs dans un ghetto qu'ils estiment peuplés de 24 000 Juifs, en réalité sans doute beaucoup plus. Un deuxième massacre de Juifs a lieu le 14 novembre 1941, dans des circonstances épouvantables. Ce sont 9 à 10 000 Juifs qui sont tués ce jour-là. Les Juifs, des communistes surtout, créent un réseau de résistance dans le Beutelager, un camp de travail où les citoyens travaillent à remettre en état des armes soviétiques capturées. Ils entrent en contact avec les partisans de la brigade Shchors en mars 1942. Certains Juifs décident de rejoindre les partisans où ils forment la 51ème brigade (120 hommes en juillet 1942, avec fusils, mitrailleuses et grenades) ; d'autres préfèrent rester à Slonim. Le 29 juin 1942, les Allemands encerclent la ville et écrasent le ghetto ; les Juifs de la résistance se défendent et tuent 5 Allemands. 8 000 Juifs auraient été massacrés. Les survivants du ghetto sont éliminés au plus tard à l'automne 1943. Le 2 août 1942, les partisans sont intervenus pour empêcher la liquidation du ghetto de Kosov, les Juifs rejoignant pour partie la 51ème brigade. Une zone de 30 km² est libérée. Devenue trop importante, la brigade de partisans se scinde : une partie se dirige vers les forêts et les marais de la rivière Pripat. La 51ème brigade est dissoute, non pas par antisémitisme, comme on l'a longtemps cru, mais parce que Moscou cherche alors à réaffirmer son emprise sur les groupes de partisans ; or les Juifs forment un groupe un peu à part. Les Allemands traquent les partisans durant l'hiver 1942-1943 mais n'arrivent pas à les éliminer. Les Juifs de Slonim continuent à oeuvrer au sein du mouvement partisan jusqu'à la libération de la Biélorussie en 1944. Les Juifs d'URSS ont été en grande partie exterminés par les nazis : sur les 2,7 millions vivant dans les territoires occupés, 2,6 millions ont péri. Sur les 650 000 Juifs de Biélorussie et de Volhynie, 47 500 se sont enfuis dans les bois et 12 000 ont survécu jusqu'à l'arrivée de l'Armée Rouge, le plus haut pourcentage dans les territoires occupés. 

Thurston traduit un article de Gennady Bordiugov consacré à l'humeur populaire dans l'URSS en guerre (non occupée). A partir d'archives soviétiques, l'historien russe montre combien les citoyens soviétiques croient à une victoire rapide au déclenchement de Barbarossa. En octobre 1941, les critiques sont en revanche féroces : à Ivanovo, près de Moscou ; à Toula ; à Archangelsk. Après l'échec des leviers classiques de l'Etat soviétique, Staline change de fusil d'épaule, comme le montre le discours du 3 juillet 1941, même si les pertes très lourdes sont dissimulées. Les officiers sont promus au mérite ; 600 000 détenus du goulag sont libérés, dont 175 000 sont mobilisés. La période initiale de la guerre a bien marqué une crise du gouvernement : la société a dû consentir un énorme effort pour répondre à l'invasion : le socialisme répressif a été lâché spontanément depuis la base et délibérement ensuite par la classe dirigeante. L'armée est valorisée par la création d'unités d'élite, de la Garde. Le Komintern est dissous en 1943, les liens avec l'Eglise orthodoxe rétablis. En 1943-1944, paysans, ouvriers, membres de l'intelligentsia rêvent à un futur meilleur, sans forcément se débarrasser du socialisme mais où celui-ci évoluerait. L'économiste Sazonov ose même plaider pour un retour des investissements étrangers en URSS afin de doper l'économie. Malgré le tour de vis appliqué par Staline dès les dernières années de la guerre, c'est bien le peuple soviétique qui a rendu son efficacité à un système dont les carences sont apparues au grand jour dès juin 1941.

Thurston traduit un autre article, celui de Andrei Dzeniskevich qui examine la psychologie sociale des travailleurs à Léningrad dans les premiers mois de l'invasion. La ville n'a pas connu que le patriotisme chanté par la propagande, mais aussi les fausses rumeurs, le mécontentement, les critiques acerbes. Au début de la guerre, les Allemands s'emploient à diffuser de fausses nouvelles, comme la trahison du maréchal Timochenko. Les Soviétiques évacuent en catastrophe les enfants vers Novgorod. Souvent, les critiques repérées par les organes de sécurité viennent de personnes ayant souffert de la collectivisation ou autres politiques staliniennes. Quelques travailleurs émettent des critiques sur l'impréparation à la guerre ou les communistes. Le patriotisme, à l'inverse, est très présent : d'ailleurs les miliciens proclament haut et fort leur désir de propager la révolution et d'écraser le capitalisme, en plus du fascisme. D'ailleurs les miliciens font souvent le parallèle entre les Allemands et les Blancs de la guerre civile.

Richard Bidlack parle des stratégies de survie à Léningrad durant la première année de la guerre. Entre novembre 1941 et mai 1942, Léningrad n'est pas en état de nourrir sa population civile. La ville est un grand centre industriel : elle compte 600 000 ouvriers sur 3 millions d'habitants au déclenchement de Barbarossa. Après le 22 juin, la ville continue à produire mais évacue une partie des installations vers l'intérieur. Avec l'arrivée des Allemands, elle lève 130 000 miliciens, forme 14 000 hommes pour les expédier derrière les lignes ennemies ; 500 000 habitants sont réquisitionnés pour les travaux de défense. Dans les stratégies de survie, l'évacuation fonctionne peu : 400 000 personnes quittent la ville avant le siège, mais 2,5 millions sont prises au piège, dont 400 000 enfants. Avec le gel sur le lac Ladoga, plus de 500 000 personnes sont évacuées entre janvier et avril 1942. Certains habitants tentent de passer du côté allemand. Autre stratégie de survie : être embauché dans une usine, qui fournit de la nourriture et surtout une entraide mutuelle (des cliniques pour les soins aussi). Pendant l'hiver toutefois, seule la moitié des travailleurs est capable d'être présente à l'usine. La ville compte ainsi plus de 800 000 ouvriers, mais le taux de mortalité n'est pas forcément plus bas dans les usines, en particulier dans celles d'armement. Les membres du Parti font jouer leurs privilèges et ont un taux de mortalité bien inférieur à celui des autres habitants. Certains habitants ont recours au marché noir. Dès mars 1942, les autorités autorisent les habitants à cultiver un jardin, et les usines créent leurs propres fermes. Les vols et crimes liés à la nourriture ont été fréquents, et sévèrement punis. Les meurtres, notamment pour le cannibalisme, ont bien existé : sur les 1 500 relevés, 886 sont intervenus entre décembre 1941 et février 1942. Autre stratégie : les refus de travail ou les propositions de laisser Léningrad "ville ouverte", qui interviennent entre septembre et novembre 1941. Mais au final, le fait que les dirigeants aient protégé la population pendant l'hiver a rétabli la loyauté.

Thurston propose encore la traduction d'un autre article russe, celui de Mikhail Gorinov qui s'intéresse à l'humeur des Moscovites de Barbarossa au mois de mai 1942. Au début de la guerre, Moscou compte plus de 4 millions d'habitants. Le nombre reste stable jusqu'en octobre, puis diminue en raison de la mobilisation des hommes et de l'évacuation d'autres catégories à l'est. En janvier 1942, Moscou ne compte plus que 2 millions d'habitants, avant de remonter à 2,7 millions début 1943. Les mouvements de personnes sont sévèrement contrôlés. La taille du Parti diminue pourtant de 70% en 1941, de 173 000 personnes en juin à 50 000 en décembre. Les trois derniers mois de 1941 sont particulièrement meurtriers dans la capitale en raison du caractère âgé de la population et des privations matérielles. Les problèmes de ravitaillement commencent en juillet et s'accélèrent en octobre. Le rationnement alimentaire devient sévère, et en avril 1942 Moscou est au bord de la famine. La ville connaît aussi des problèmes de chauffage. Les raids aériens allemands, entre juillet 1941 et 1942, tuent plus de 2 000 habitants. La répression est présente. Dès le 22 juin, la police adopte des mesures préventives et arrête plus d'un millier de personnes, déplaçant aussi 230 criminels. La panique d'octobre est jugulée par l'application de la loi martiale : 69 personnes sont exécutées après être passées en jugement devant les tribunaux de Moscou. Les Moscovites soutiennent le régime, la propagande s'améliore avec le temps pour combler la faim d'informations. Des opinions négatives se sont manifestées dès le 22 juin ; elles sont moins fortes après le discours de Staline le 3 juillet. Les 16 et 17 octobre, une panique gagne la ville, mais elle ne concerne pas toute la population ; le régime ne s'y trompe d'ailleurs pas. Dès le 19 octobre, l'ordre est revenu, et les discours de Staline avec la parade pour fêter l'anniversaire de la Révolution, les 6-7 novembre, regonflent le moral des habitants. Avec la contre-offensive du mois de décembre, le moral est désormais plus élevé et seuls les problèmes de ravitaillement entraînent des critiques jusqu'en mai 1942.

La deuxième partie du recueil traite de la culture et des intellectuels pendant la guerre. Bernd Bowentsch examine le comportement des intellectuels. Le processus de transformation sociale de l'URSS s'est produit largement par l'emploi de la force. L'élite intellectuelle, cependant, n'est véritablement touchée qu'avec les grandes purges de 1937-1938, qui instaurent un véritable climat de terreur et de défiance. Avec le déclenchement de Barbarossa, le pouvoir soviétique craint fortement de devoir mener une guerre à l'intérieur du pays en plus de celle contre les Allemands. 750 000 détenus des camps sont déportés à l'est dans le premier mois de la guerre. Avec la contre-offensive soviétique, le pouvoir soviétique envoie, par décret du 4 janvier 1942, 100 000 hommes du NKVD dans les territoires libérés pour les "nettoyer" de toute activité subversive. Le Goulag, malgré les libérations pour la mobilisation en 1941, continue de se remplir durant la guerre. Avec la victoire, les minorités sont persécutées, de même que les populations des territoires libérés. La liberté intellectuelle offerte pendant la guerre se referme bien vite après 1945.

Aileen Rambow explique quant à elle l'évolution de la littérature et les changements idéologiques survenus à Léningrad. La littérature est formatée par le réalisme socialiste et le culte de Staline. Les citoyens ont peu de temps à y consacrer au début du siège. Néanmoins la littérature développe trois formes de patriotisme : local, national et international. Le mythe joue un rôle central : celui de Pétersbourg, des chevaux de bronze de Pouchkine, de Petrograd et de sa défense pendant la guerre civile, de Léningrad pour le patriotisme local... Léningrad est présentée comme le coeur de l'URSS. Dès 1942 néanmoins, la liberté laissée aux artistes commence à être recadrée, même si des changements interviennent : les appels à la haine contre les Allemands sont modérés. Le but de la littérature est de souder les habitants, et de nouvelles formes de patriotisme sont avancées, avant d'être recadrées entre 1946 et 1949, une fois la guerre terminée.

Richard Stites évoque la culture de guerre soviétique. La politique de l'Etat rencontre la réponse populaire. Sous Staline, cette culture comble un vide entre l'Etat et le reste de la société, entre la vision de l'élite et la vision populaire de la guerre. Dans les productions cinématographiques soviétiques, la haine de l'adversaire est très forte. Malgré l'engagement des femmes au front, celles-ci sont rarement montrées au combat, mais plutôt dans un rôle de mère. Les héros de l'histoire russe sont mobilisés et remplacent pour un temps le culte de Staline. La musique classique est exaltée comme jamais : Tchaikovski, la symphonie de Léningrad de Chostakovitch. 45 000 hommes et femmes servent, dans 3 720 brigades, au divertissement de la troupe. La propagande n'est jamais absente, et fait même barrage aux citoyens soviétiques sur la vraie nature de la guerre.

La dernière partie du recueil s'attache aux comportements des soldats soviétiques. Mark von Hagen revient sur l'attitude des soldats et des officiers à la veille de l'invasion allemande. Il souligne combien la recherche a progressé sur l'explication des désastres initiaux : il est impensable de séparer l'étude de l'Armée Rouge de la société qui l'a engendrée. L'historien se sert de sources soviétiques nouvelles et explique combien les historiens ont été tributaires des sources allemandes ou du manque d'archives. La mauvaise performance de l'Armée Rouge en Pologne et en Finlande s'explique par un manque d'entraînement qui résulte de la très forte croissance en effectifs. La mauvaise discipline est le résultat des purges mais aussi d'un écart social entre les officiers supérieurs et la troupe et les officiers subalternes, le rôle des sous-officiers étant moindre dans l'Armée Rouge comme dans l'armée tsariste. Le culte du secret, le recrutement par le NKVD et autres organes de sécurité des meilleures recrues affaiblissent l'armée. Les purges mettent des officiers jeunes à de trop hautes responsabilités. Le nombre de suicides et de blessures auto-infligées grimpent en flèche (plus d'un millier de cas mortels en 1938). Un défaitisme s'installe. Pourtant l'invasion de la Pologne et celle de la Finlande sont bien accueillies : à un certain chauvinisme russe s'ajoutent dans la population le mythe de l'invincibilité de l'Armée Rouge. Le pacte de non-agression avec l'Allemagne jette également le doute. L'Armée Rouge, qui a incorporé dans les années 30 de nombreux non-Russes dont ceux des territoires "libérés", qui n'ont pas connu le stalinisme, est donc un groupe hétérogène.

Suzanne Conze et Beate Fieseler reviennent sur le cas des femmes soviétiques combattantes. Plus d'un million de femmes soviétiques ont servi dans l'Armée Rouge ou dans les partisans, dont 500 000 au front. En 1943, elles forment un pic de 8% des forces armées. Dès 1942, en raison des pertes, les femmes servent de plus en plus au combat ; 3 régiments aériens ont été formés dès 1941 ; les femmes constitueront 24% du personnel de la défense antiaérienne. Il n'y a jamais eu une politique de conscription cohérente des femmes. Elles ont seulement récolté 86 médailles de héros de l'Union Soviétique. De nombreux récits féminins sont parus en URSS au moment du dégel, sous Khrouchtchev, particulièrement entre 1962 et 1965. Les femmes ont déjà combattu druant la Grande Guerre et surtout pendant la guerre civile, où elles ont formé 2% de l'Armée Rouge. Elles deviennent des héroïnes de la littérature, des modèles de la nouvelle femme soviétique, avant le retour conservateur des années 30. Les femmes ont pourtant pu recevoir une formation paramilitaire, par l'Osoaviakhim, fondée par les Komsomols en 1927. Les femmes sont prévues pour intégrer la défense civile. Jusqu'au pacte germano-soviétique, les journaux féminins vantent le combat contre les fascistes (Espagne, Chine). En 1941, la propagande évoque la mère, non la femme combattante qui apparaît seulement en 1942. C'est surtout à partir de 1943 que ce modèle s'impose, avec les femmes-pilotes d'un régiment de bombardement de nuit. C'est que l'Etat soviétique ne souhaite pas que le mouvement perdure. Les exploits individuels sont soulignés mais pas la contribution des femmes en tant que telle. D'ailleurs, les femmes ne seront pas autorisées à défiler pour la parade de la victoire en 1945. La plupart sont démobilisées après la fin de la guerre.

La dernière contribution, de R. Thurston, s'intéresse au comportement des soldats soviétiques pris au piège dans les "chaudrons" allemands. Les Allemands ont fait 3 millions de prisonniers en 1941. Pourtant, ils ont senti un raidissement de la résistance dès qu'ils sont entrés en Russie proprement dite, ce qui dément l'idée d'une population soviétique prête à ouvrir les bras à l'envahisseur partout. Une armée dont les effectifs ont augmenté, qui a subi des purges importantes, a reçu de nouveaux matériels : voilà qui explique beaucoup des défauts constatés en 1941. On oublie souvent qu'à côté du désastre finlandais, il n' y a eu aucun problème de moral à Khalkin-Ghol, contre les Japonais. Durant Barbarossa, si le terrain ou les positions défensives s'y prêtent, les soldats soviétiques sont de redoutables adversaires, comme le montre le siège de Brest-Litovsk. Les 3,35 millions de prisonniers soviétiques comprennent 2 465 000 pris lors d'encerclements, soit 75% du total. Ce qui veut dire que l'anticommunisme n'est pas la cause première des redditions, d'autant que les troupes soviétiques tentent souvent des sorties désespérées des chaudrons. En outre, l'aviation allemande a un effet terrible sur le moral des soldats soviétiques ; les meilleures formations ayant été détruites dès le départ, les renforts sont de moins bonne qualité, tout comme l'encadrement, parfois tenu en suspicion. Les soldats soviétiques se rendent souvent pour ne pas mourir de faim ou après que leur unité ait subi des taux de pertes impressionnants, parfois de plus de 70% de tués. Il y a eu aussi des désertions par anticommunisme. Mais là encore, quant on regarde la division de Krasnov, formée en février 1945 avec des Cosaques et des émigrés, on observe que sur les 18 000 hommes, 5 000 sont... allemands. Les chiffres sur les Osttruppen sont contestés : 250 000 non-Slaves pour Joachim Hoffmann fin 1944 ; 45 000, dont 60% d'anciens prisonniers, pour Leonid Reschin. Le million de collaborateurs parmi les citoyens soviétiques inclut aussi les Hiwis. Les Allemands ont fait au total 5,74 millions de prisonniers soviétiques ; en mai 1944, il y en avait encore 1 053 000 en vie sous leur garde, dont 875 000 au travail forcé. 818 000 ont été relâchés. En mai 1944 il manque donc 3,289 millions de prisonniers, morts ou disparus. La faute à un traitement inhumain et brutal des prisonniers soviétiques : 2 des 3 millions faits en 1941 étaient déjà morts au printemps 1942. Beaucoup refusent d'être rapatriés en URSS en 1945. Il faut dire que tous les citoyens soviétiques ayant été détenus par les Allemands seront sévèrement contrôlés, voire déportés pour beaucoup, à leur retour. 


Louis GENSOUL, Souvenirs de l'armée du nord, Paris, Berger-Levrault, 1914, 118 p.

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Un ouvrage de récupération, tombé un peu fortuitement entre mes mains, et qui dormait dans la réerve d'un CDI de lycée... il s'agit des notes de campagnes de Louis Gensoul, officier dans un bataillon de gardes mobiles dans l'armée du Nord, pendant la guerre de 1870. Cette réédition de son témoignage est préfacé par le général Faidherbe, qui a commandé l'armée du Nord en 1870-1871. Le témoignage de Gensoul est tout à l'honneur de Faidherbe, qui a occupé des fonctions politiques importantes après la guerre.

A la déclaration  de guerre, en juillet 1870, Gensoul, étudiant en droit à Paris, ne peut revenir à Bagnols-sur-Cèze assez vite pour obtenir le grade de sous-lieutenant. Les gardes mobiles s'entraînent tant bien que mal, sans armes. Le 3ème bataillon du Gard est dirigé par un vieux chef ; les capitaines sont des sous-officiers d'active tout juste promus ; les lieutenants et sous-lieutenants sont de jeunes hommes inexpérimentés.

Stationné à Uzès, le bataillon apprend la proclamation de la République le 4 septembre. Il faut rattraper les trois quarts des hommes qui sont déjà repartis chez eux. Envoyé en Bretagne une semaine plus tard, le bataillon est finalement expédié à Amiens le 24 septembre, puis à Péronne le 30. C'est là que le bataillon fait ses premières armes, en tenant la place. Le 16 novembre, il gagne Amiens où deux bataillons de gardes mobiles du Gard sont fusionnés dans le 44ème régiment de marche. Le 27 novembre, Gensoul affronte les Prussiens lors de la bataille d'Amiens : il constate de visu l'infériorité de l'artillerie française, alors même que l'armée du Nord n'a pas eu le temps de s'organiser complètement.

La retraite porte les mobiles jusqu'à Lens, où le 2 décembre, on décide que les mobiles éliront leurs officiers : décision funeste pour Gensoul, car elle écarte d'après lui les plus compétents. Les mobiles marchent parfois 50 km par jour ou plus, comme le 11 décembre ; Faidherbe tente de fixer les Prussiens en Picardie pour limiter l'invasion du nord du pays et briser le siège de Paris. Gensoul assiste à la bataille de Bussy-en-Daours. Le 23 décembre, il combat à Pont-Noyelles, où là encore le feu de l'artillerie prussienne est mordant. Le bataillon charge, mais Gensoul doit mener une véritable odyssée nocturne, à la nuit tombée, pour rejoindre les lignes.

Faidherbe, malgré son succès local, décide de se replier pour s'appuyer entre Arras et Douai sur la rive droite de la Scarpe. Le 2 janvier 1871, pour dégager Péronne assiégée, les Français attaquent le village d'Achiet-le-Grand, défendu par 2 000 Prussiens et 5 canons. Les mobiles suivent un bataillon de chasseurs qui nettoie le village, à la baïonnette, de véritables combats de rues ont lieu, les Prussiens sont raccompagnés jusqu'aux environs de Bapaume. Le lendemain, cette dernière place est évacuée par les Prussiens. Néanmoins, Faidherbe n'insiste pas.

Le général français adopte en fait une stratégie de harcèlement : il immobilise des forces prussiennes mais ne veut pas risquer son armée dans un seul engagement. Les mobiles du Gard se replient donc sur Arras, puis sur Lille. Gensoul décrie les blessés qui agonisent sur le champ de bataille : les services de santé ont le plus grand mal à les récupérer et les hôpitaux ne sont guère brillants non plus. Gensoul est requis en janvier pour participer à une cour martiale de l'armée du Nord. Il traite le cas d'un espion, un colporteur belge confondu par des preuves accablantes; Puis vient le tour d'un de ses hommes, qu'il a surpris en flagrant délit de désertion à Achiet-le-Grand et qui a été repris. Il est fusillé le lendemain, et Gensoul explique que ces cours martiales ont produit un effet salutaire. Fin janvier, le bataillon souffre du froid pendant ces déplacements. Le 18 janvier, le bataillon se bat à Vermand ; le lendemain, il est dans la bataille devant Saint-Quentin, qui s'achève en déroute pour les Français. Gensoul apprend l'armistice après avoir marché entre Valenciennes, Douai et Cambrai.

Replié à Dunkerque, Gensoul est convoyé par mer jusqu'à Cherbourg, le 21 février. Gensoul est ensuite chargé de démobiliser des gardes mobiles tout juste incorporés avant l'armistice. Il est de retour chez lui le 31 mars.

Un témoignage original sur la guerre de 1870, bien qu'à remettre dans son contexte d'écriture, évidemment.

Géopolitique africaine, avril 1987, Tchad : la fin des mythes

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Ce numéro de la revue Géopolitique africaine, daté d'avril 1987, comprend un dossier consacré au Tchad, alors même que les forces d'Hissène Habré commencent à infliger de sérieuses défaites à la Libye de Kadhafi. Il a donc été rédigé au moment des événements décrits.

Le numéro comprend plus précisément deux papiers consacrés aux affaires tchadiennes. Jean-Marc Kalflèche, qui a coordonné le numéro, est un journaliste français spécialiste de l'Afrique, décédé en 2001. Il explique d'abord combien le Tchad se prend à exister comme Etat grâce aux efforts d'Hissène Habré, le plus anti-libyen des rebelles tchadiens, qui a su rassembler autour de lui, à ce moment-là, d'anciens adversaires, et alors même que les FAP de Oueddeï se retournent contre la Libye. Ce faisant, Kalflèche démolit l'ouvrage de Thierry Michalon, sorti en 1984, qui disait exactement le contraire. Pour le journaliste, il n'y a pas d'Etat gorane, après l'Etat sara de Tombalbaye, puisque Habré a ouvert les postes de responsabilité au-delà de son cercle de fidèles. En revanche, il concède que l'armée et les forces de sécurité sont bien dominées par les proches du président. Habré, pour lui, reste cohérent depuis le programme du CC-FAN ; en outre Tombalbaye a eu le malheur de sous-estimer Kadhafi. C'est pourquoi d'ailleurs la Libye a très tôt voulu se débarrasser de Habré. En réalité, celui-ci acquiert au fil du temps et de la guerre civile tchadienne une posture nationale. Le Tchad existe en tant qu'Etat, mais son effondrement après l'indépendance repose sur 4 causes, d'après Kalflèche : l'hostilité entre populations du nord et du sud, l'héritage colonial, avec des trous énormes dans le maillage administratif, un sud laissé en position dominante et pas obligé de composer avec le reste du pays, et enfin la personnalité du premier président, Tombalbaye. Pour le journaliste, les deux premières causes sont déterminantes. L'Etat nouveau d'après lui ne peut se construire que d'après le programme du Frolinat. Malgré l'aide militaire extérieure, Kalflèche rappelle que le budget de l'Etat tchadien est ridiculement faible au vu de la tâche à accomplir. Car l'armée sera aussi à réinsérer après la fin des combats, comme l'anticipe le journaliste, qui rappelle aussi la méconnaissance française sur les richesses économiques du pays. Néanmoins, le Tchad, en ce printemps 1987, voit un certain nombre de mythes s'effondrer, d'où le titre du dossier.

Le second papier est signé Pierre Devoluy, grand reporter à RMC, et traite de la stratégie et de la tactique des FANT de Hissène Habré. L'article est bien renseigné, le journaliste a eu manifestement accès à des sources de première main (qui malheureusement, du reste, ne sont pas mentionnées ; on aurait aimé aussi une ou plusieurs cartes ou schémas tactiques ; sur Fada, on verra à ce propos l'ouvrage de Patrick Mercillon sur le Milan). Les FANT comprennent 25 000 hommes ; les instructeurs français apprennent parfois autant de leurs élèves. Ils forment un tireur Milan en 3 jours, contre 15 en moyenne ailleurs... Devoluy raconte avec un luxe de détails le rezzou sur Fada, première opération de grande envergure des FANT en 1987 (janvier). Les effectifs sont donnés avec précision. C'est Hassan Djamous qui supervise l'opération. L'auteur explique que les combattants tchadiens embarqués sur Toyota et équipés d'armes antichars n'apprécient pas les LOW ou les Apilas, à un coup, car trop encombrants et consommables après un tir unique : ils préfèrent les RPG-7 pour les qualités inverses. Mais ceux-ci ne sont pas venus à bout des T-55. Les Tchadiens réclament en fait des AML ou des jeeps à canon de 106 SR. Les Tchadiens utilisent 2 camions Mercedes 4232 pris aux Libyens à Fada, équipés de frigos, pour transporter les MILAN, SA-7 et SA-9. Ces deux dernières armes antiaériennes sont d'ailleurs préférées aux Redeyes, qui ne donnent pas satisfaction. En conclusion, le journaliste souligne combien le succès tchadien fixe de nouvelles règles de combat sur le théâtre.

Des textes qui restent intéressants à relire, donc, même presque 30 ans après. On regrette d'ailleurs que Devoluy n'est pas pu faire de même pour l'assaut de Ouadi-Doum, qui survient au moment où le numéro est mis sous presse. A noter aussi que son article constitue une des sources principales de Florent Séné dans son ouvrage sur les conflits tchadiens, à propos de la bataille de Fada.



Rémy CAZALS, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, La Découverte/Poche, 2003, 567 p.

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Un témoignage devenu classique sur la Grande Guerre, dont je n'avais pas encore pris connaissance : celui de Louis Barthas, tonnelier de son état, édité par l'historien Rémy Cazals dès 1978 et réédité depuis. Militant socialiste, Barthas a consigné son expérience sur des cahiers d'écolier, illustrés de cartes postales. Né en 1879, il avait 35 ans en 1914. Père de famille, avec un certain bagage scolaire, engagé dans le syndicalisme, il est aussi catholique non pratiquant, mais devient anticlérical après l'opposition de l'Eglise au socialisme et au syndicalisme. Caporal dans l'infanterie, il est pour bonne partie sur le front d'août 1914 au 14 février 1919, date de sa démobilisation. Ses cahiers sont inspirés des notes qu'il a prises au quotidien, et qu'il a mises au propre après la fin de la guerre. La grande force du témoignage de Barthas, c'est son authenticité, car le tonnelier est un personnage ordinaire : les témoins simples soldats ou presque, dans la guerre de tranchées, ont été assez rares à coucher tout leur parcours par écrit. Le succès de l'ouvrage ne se dément pas, puisqu'il a été vendu à plus de 100 000 exemplaires. C'est même un tournant historiographique, puisqu'on redécouvre alors les témoignages de simples soldats. Tardi en fait un des éléments déclencheurs de son oeuvre de bande dessinée sur la Grande Guerre. Jeunet souhaite l'adapter en film avant de prendre une autre source d'inspiration pour Un long dimanche de fiançailles.

Louis Barthas, en raison de son âge, est mobilisé dans l'infanterie territoriale et reste à Narbonne pendant les premiers mois de la guerre. Mais dès l'automne, en raison des pertes subies, les territoriaux montent au front : Barthas rejoint avec une cinquantaine d'hommes le 280ème régiment d'infanterie, dans l'Artois. La rédaction des cahiers a une finalité pédagogique : Barthas cherche manifestement à faire comprendre l'absurdité d'une guerre vécue au quotidien. 7 des 19 cahiers sont consacrés aux combats en Artois, où Barthas reste jusqu'en mars 1916. Les deux offensives de Joffre en 1915 dans le secteur sont particulièrement sanglantes, Barthas est écoeuré par ce qu'il considère comme un véritable massacre. Le 10 décembre 1915, les pluies diluviennes transforment les tranchées en océan de boue : Français et Allemands se retrouvent à fraterniser, ce qui provoque la colère de l'état-major français. Le régiment de Barthas est dissous et son bataillon passe au 296ème régiment d'infanterie. Barthas n'obtient sa première permission qu'en janvier 1916 : 6 jours pour mesurer combien l'arrière est loin des préoccupations des hommes au front. En mars, Barthas perd son grade de caporal pour avoir refusé d'envoyer ses hommes nettoyer une tranchée en plein jour, pour creuser des feuillées, à découvert, contre le feu adverse. Le régiment est relevé par des Anglais et part en avril 1916 à Verdun, où il combat dans le secteur de la côte 304. Il y reste jusqu'à la fin mai avant de rejoindre la Champagne, un secteur calme, jusqu'à la fin août. Puis le régiment gagne la Somme jusqu'en janvier 1917. Après une nouvelle permission, c'est le sanglant échec de l'offensive du Chemin des Dames en avril. Le 22 mai, le régiment cantonne à l'arrière ; la révolution russe provoque des troubles mais Barthas refuse de prendre la tête d'un soviet. Jusqu'en mars 1918, il combat alors au sein du 248ème régiment composé majoritairement de Bretons. Epuisé, il est envoyé en convalescence dans un hôpital puis chez lui. Il termine la guerre dans un dépôt de Bretagne avant la démobilisation.

Le texte est clairement une référence parmi les témoignages de simples soldats de la Grande Guerre.


Thomas A. BASS, Agent Z.21. Le meilleur ennemi des Américains. Saïgon 1946-1975, Paris, Tallandier, 2010, 329 p.

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En 2010, Tallandier propose la traduction d'un ouvrage américain paru l'année précédente : The spy who loved us : the Vietnam War and Pham Xuan An's dangerous game, du journaliste Thomas Bass.

Pham Xuan An, après la chute de Saïgon, a été le dernier correspondant du Time jusqu'au 10 mai 1976 dans le Viêtnam réunifié par les communistes. Connu comme étant le doyen de la presse viêtnamienne et pour ses analyses politiques, An était en en réalité un agent de Hanoï, où il expédia pas loin de 500 rapports secrets. En 1975, sa famille part aux Etats-Unis, mais revient au bout d'un an : le régime ne veut pas y envoyer An, car il commence à s'en méfier, du fait de sa très grande proximité avec les Américains pendant la guerre. Bass, qui a rencontré An à plusieurs reprises depuis 1992, a profité de la mort du personnage en 2006 : des informations ont filtré du gouvernement viêtnamien, alors même que sa biographie était très contrôlée de son vivant.

An est né en 1927 près de Saïgon. Son père est géomètre-arpenteur dans l'administration coloniale française. An a comme amie d'enfance Nguyên Thi Binh, future ministre du Viêtcong, dont le grand-père Phan Chu Trinh, anticolonialiste, est envoyé au bagne de Poulo-Condor. Il accompagne son père dans son travail dans la forêt d'U Minh, futur bastion du Viêtcong. Après avoir séjourné chez ses grands-parents à Hué, il vient habiter avec ses parents à Gia Dinh, près de Saïgon. An n'est pas très studieux à l'école. En 1938, la famille déménage à Cân Tho. En 1941, après l'arrivée des Japonais, le père est de nouveau muté dans la forêt d'U Minh. Certains professeurs essaient de pousser An, comme Truong Vinh Kanh, qui enseigne le français. Ce professeur lui conseille même de devenir bandit, après lui avoir fait découvrir la littérature française ! Au printemps 1945, An rejoint le Viêtminh. En septembre, il suit une formation militaire dans un camp de Rach Gia. Les communistes se méfient de lui parce qu'il est propriétaire terrien. En avril 1946, il connaît son baptême du feu, qui sera pour ainsi dire le dernier. Son ancien professeur est tué dans une embuscade, par erreur, organisée par un futur général, Tran Van Tra.



An doit soigner son père malade. En 1949-1950, alors qu'il a repris ses études à My Tho, il s'initie à l'anglais et à la culture américaine et participe aux manifestations étudiantes contre les Français. Il travaille alors avec le Dr Pham Ngoc Thach, futur médecin personnel de Hô Chi Minh. An ne finit pas ses études. Fin janvier 1952, il est convoqué par le parti et se rend à Tay Ninh, près de la frontière cambodgienne. On décide de faire de lui un agent secret. Revenu à Saïgon, il se fait embaucher à la poste où il travaille dans le service de la censure. Dès 1953, An adhère au parti, dans une cérémonie présidée par Le Duc Tho. En 1954, il est enrôlé dans l'armée nationale viêtnamienne créée par les Français. Grâce à un cousin capitaine, il est affecté au QG de l'armée à Saïgon, au bureau des renseignements. C'est là qu'il est débauché par Edward Lansdale, qui paradoxalement le forme à son métier d'espions (An n'a reçu que des conseils théoriques de deux cadres communistes, un formé en Chine, l'autre en URSS). An évolue dans un univers rempli d'agents. Il se frotte à la contre-insurrection organisée par les Français, participant même au blanchiment d'argent issu du trafic d'opium qui sert à financer les opérations secrètes françaises en Indochine.

Lansdale, en 1954-1955, forme des groupes de saboteurs qu'il lance contre le Nord-Viêtnam, sans grand succès. Il s'occupe alors du rapatriement des réfugiés catholiques du Nord incités à partir par sa propagande, et installe le pouvoir de Diêm au Sud, d'abord contre les sectes religieuses qui étaient en cheville avec les Français. C'est Lansdale qui permet à Diêm de se débarrasser des Binh Xuyen, qui régnaient sur Saïgon, en avril-mai 1955. C'est lui aussi qui permet à Diêm de remporter les élections en octobre. Ce faisant, en installant une dictature centralisée, les Américains font le jeu des communistes. An se lie d'amitié avec plusieurs Américains proches de Lansdale : Mills C. Branches, Lucien Conein, Rufus Phillips. Son cousin s'étant enfui après une tentative de coup d'Etat ratée, An est promu : il sélectionne les officiers sud-viêtnamiens envoyés en formation aux Etats-Unis, dont le futur président Thiêu !

En 1956, An est pressenti lui-même pour être envoyé aux Etats-Unis, non sans mal. Il faut l'intervention de Mai Chi Tho, le chef des renseignements du Nord, et Muoi Huong, l'instructeur de An. II s'agit d'en faire un journaliste pour renforcer sa couverture. Le parti paie son voyage ; son cousin, par ses relations avec la police secrète de Diêm, lui fait obtenir un visa. Le dernier obstacle est levé avec la mort de son père le 24 septembre 1957. Arrivé en Californie, An étudie à l'Orange Coast College, dans une ancienne base de l'USAF. C'est là que An apprend son métier de journaliste, à la méthode américaine universitaire. Il obtient son diplôme au printemps 1959. Avant de revenir au Viêtnam, il fait le trajet en voiture de la côte ouest à la côte est.

De retour à Saïgon en octobre, il entre en contact avec Trân Kim Tuyên, ancien médecin militaire qui dirige les renseignements du Sud. Il devient son adjoint et participe aux trafics, notamment d'opium. Il fait la connaissance de Gerald Hickey, spécialiste de la culture viêtnamienne venu sur place. Sa couverture consiste à dire à la fois la vérité aux membres du régime de Diêm tout en renseignant les communistes. Tuyên envoie An travailler pour l'agence de presse du gouvernement, filiale de Reuters. Lui-même est mis à l'écart après une tentative de coup d'Etat ratée en décembre 1962. An est embauché par l'UPI, puis par Reuters comme correspondant dès 1960. Le 25 janvier 1962, il épouse Hoang Thi Thu Nhan, qui n'est pas une candidate proposée par le parti, et ne saura donc qu'un minimum de choses sur la vie secrète de son mari. An conseille à son patron de Reuters, le néo-zélandais Nick Turner, de ne pas raconter les exactions commises par les Sud-Viêtnamiens contre les civils, ce qui là encore fait partie de sa stratégie de couverture. An a été décoré pour le succès à Ap Bac, en janvier 1963, où il a manifestement aidé le Viêtcong à remporter un premier affrontement sérieux contre l'ARVN. A Reuters, on se doute néanmoins que An a des contacts avec le Viêtcong. C'est pourquoi An travaille dès lors pour d'autres journaux, comme Time.

A partir de 1964, An est donc pigiste pour la presse américaine, notamment pour Robert Shaplen, correspondant du New Yorker. Disposant de multiples contacts, il est très bien informé, notamment en matière de chiffres. Quand Trân Van Dac, un agent communiste passe au Sud en 1968, An emmène Tu Cang, le chef des renseignements communistes au Sud, dans une base militaire où il photocopie l'interrogatoire du transfuge ! Il accompagne souvent des journalistes sur le terrain, comme en 1966, où il ne peut pas rencontrer John Paul Vann (absent) dans la province de Hau Nghia. En août 1965, il avait manqué de peu d'être du reportage de Morley Safer à Cam Ne, près de Da Nang, un des premiers "zippo raids" montré à la télévision aux Etats-Unis. An travaille régulièrement avec Shaplen, qui sert peut-être de source à la CIA (ce quue lui-même et son fils ont toujours démenti).

Frank McCulloch dirige alors l'antenne du Time au Sud-Viêtnam, qu'il redynamise complètement. An sert plutôt de sources d'informations aux journalistes et rédige de moins en moins, grâce à son excellente connaissance du gouvernement du Sud et de sa corruption. McCulloch est persuadé que An, propriétaire terrien dont les terres ont été confisquées (à dessein) par le Viêtcong, est un anticommuniste. En réalité, la nuit, An tape ses rapports, acheminés par une femme, Nguyên Thi Ba, et par un réseau d'agents, comme Nguyên Van Thuong, qui travaille pour An à partir de 1962 ; démasqué en 1969 par un agent retourné, il perd une jambe avant d'être envoyé au bagne. Les moyens sont primitifs : encre sympathique, liaison radio, etc. An se rend plusieurs fois dans les tunnels de Cu Chi. On prétend souvent que An rédigea la nécrologie anonyme d'Hô Chi Minh dans le Time de 1969 ; son nom n'apparaît toutefois dans l'ours que l'année suivante. An participe même à plusieurs tentatives ou sauvetages d'Américains prisonniers, notamment au Cambodge chez les Khmers Rouges.

An a contribué à l'offensive du Têt. Avec Tu Cang, ils repèrent les cibles potentielles à Saïgon. Tu Cang dirige d'ailleurs l'attaque contre le palais présidentiel. Il s'était installé à Saïgon dès 1966. Les deux hommes participent à l'édification du plan dans la capitale : attirer les troupes américaines en centre-ville pour permettre aux divisions régulières attendant à l'extérieur d'emporter la place. C'est An qui aurait convaincu son chef, et le parti, que l'offensive n'était pas un échec mais bien un énorme succès psychologique. Time retourne alors s'installer à l'hôtel Continental et An hante le café Givral, tout proche.

An a également fourni au Nord le plan de bataille de l'invasion du Laos en 1971 par l'ARVN, l'opération Lam Son 719, ce qui a contribué aux succès communistes, après avoir prévenu le nord de l'invasion imminente du Cambodge l'année précédente. Il a également renseigné le Nord sur les intentions des Américains au moment des négociations menant au accords de Paris en janvier 1973. Il presse également Hanoï de déclencher son offensive finale, en 1975. Il organise pourtant la fuite de son ancien patron, Tuyên, juste avant la chute du Sud. Ce n'est que dans les années 1980 que des rumeurs circulent sur An, rumeurs auxquelles les journalistes américains se refusent de croire. Même le colonel Bui Tin, qui fait défection, n'est pas au courant de ses activités. La vérité s'impose pourtant à tous à la fin des années 1980. Pourtant, dès décembre 1976, An s'était envolé pour Hanoï pour assister au congrès du parti. Il doit subir une période de "rééducation" en 1978. Mis à l'écart, il finit néanmoins avec le grade de général en 1990. Ce n'est qu'avec la politique d'ouverture, Dôi Moi, qu'An peut commencer à parler et recevoir des visiteurs étrangers. Avec sa mise à la retraite en 2002, le parti autorise enfin une biographie officielle. Mai Chi Tho confirme à Bass l'importance du rôle joué par An dans les renseignements obtenus par le Nord. Mais ce n'est que le premier de 4 espions importants au Sud ! An, surveillé par le régime, que Bass ne peut plus rencontrer après le début de 2006, meurt le 20 septembre de cette même année.

Contrairement à la biographie "officielle" de Larry Berman, sortie en 2007, le travail de Bass se repose plutôt sur sa proximité avec An, avec lequel il a conversé pendant près de quinze ans ; il a également épluché les articles de presse viêtnamien évoquant sa vie. Néanmoins, c'est bien après sa mort que Bass a eu accès aux informations les plus intéressantes : An a ainsi été décoré 16 fois (!), et non 4 comme le pensait encore le journaliste en 2005, lors de son article pour le New Yorker, moment d'ailleurs où An a été contraint de couper les ponts, le journaliste commençant à en dire un peu trop sur son rôle manifestement important. A travers le portrait de Bass, on perçoit combien Hanoï avait envisagé l'affrontement avec les Américains : en faisant former un espion, destiné à agir au niveau stratégique, à la mode américaine, le Nord-Viêtnam a marqué un point décisif. Paradoxalement, l'espion reste révéré par ses adversaires américains, en particulier les journalistes qui l'ont connu. Il a pourtant joué un rôle clé sur le plan tactique, comme le montre son intervention dans la bataille d'Ap Bac : ses informations ont contribué à la mort de nombreux soldats américains. Les Américains n'avaient décidément pas compris la culture d'un pays dans lequel ils avaient décidé d'intervenir militairement, ce qui leur a coûté beaucoup. 



Aurélien GABORIT, En pays dogon, Découvertes Gallimard/Hors-série, Paris, Gallimard, 2011

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Ce Découvertes/Hors-série Gallimard, avec pages dépliables, s'inspire de l'exposition du musée du quai Branly de 2011 consacrée aux Dogons, peuplade du Mali, qui s'étend de Mopti à la boucle du Niger jusqu'à la longue falaise de Bandiagara. La culture du mil, des oignons et la forge favorisent les échanges entre les Dogons et leurs voisins. L'identité dogon s'est construite depuis le XVème siècle : elle a été découverte par des missions ethnologiques dans le premier tiers du XXème siècle.

Les Dogons ont pour origine des populations animistes, fuyant l'islamisation et la guerre, qui s'installent entre les XIVème et XVIème siècles, comme les habitants de Djenné, qui quittent la ville prise par les Songhay en 1469. Les Tellem, qui vivent dans la région où arrivent ces populations depuis le XIème siècle, notamment dans des grottes, disparaissent progressivement, mais leur art influence les Dogons, notamment pour les statuettes cultuelles. Ceux-ci disposent d'une mythologie et d'une cosmogonie très élaborées. Le clan, le lignage, la famille sont au centre de l'identité dogon.

Les villages sont constitués de concessions, ensemble de petits bâtiments accolés qui regroupent la cellule familiale. La ginna est la maison du patriarche. La sculpture est très présente sur les bâtiments. Dans le culte, les masques et les costumes sont très importants chez les Dogons. Seuls les hommes portent les masques, qu'ils fabriquent eux-mêmes après être entrés dans la société des masques (Awa), ceux-ci représentant des éléments du mythe, des animaux, ou des archétypes. Le hogon, le plus vieil homme du village, fait figure de chef, de prêtre : il incarne la mémoire des ancêtres. Après sa désignation, il doit se retirer dans un endroit isolé, pour montrer sa disparition symbolique. Une fois revenu, il vit isolé dans sa concession, recevant les visiteurs. L'art pré-dogon, dès le XIIème siècle, montre qu'on maîtrisait déjà bien les techniques de forge. Les objets forgés ont souvent une valeur rituelle, sacrée. Comme souvent dans les sociétés d'agriculteurs en Afrique, les forgerons s'occupent aussi de la sculpture sur bois (sauf les masques).

La culture dogon a été découverte et popularisée par des chercheurs français dans la première moitié du XXème siècle. Le lieutenant Louis Desplagnes rapporte les premiers objets en 1905. La mission Dakar-Djibouti de Marcel Griaule (1931) réalise une étude approfondie de la société et de la culture dogon. D'autres missions complètent ces découvertes. Griaule a eu cette phrase fameuse : "Il ne s'agit pas de dire ce que nous pensons des arts noirs mais ce qu'en pensent les Noirs eux-mêmes [...] de respecter toujours la conscience que les hommes de tous les groupes ont de leur propre société".

Un livre idéal pour s'initier au sujet : les pages dépliables permettent de belles reproductions des objets de l'art dogon, abondamment commentées.


Tal BRUTTMANN, Auschwitz, Repères, Paris, La Découverte, 2015, 122 p.

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Tal Bruttmann est historien, spécialiste des politiques antisémites en France pendant la Seconde Guerre mondiale et de la "solution finale". Il a notamment travaillé sur le département de l'Isère.

Ce petit volume de la collection Repères des éditions La Découverte est consacré à Auschwitz. Plus qu'un symbole, le nom lui-même, comme le rappelle l'historien dans l'introduction, est devenu une métonymie du système concentrationnaire et de la Shoah. La réalité est pourtant plus complexe. Si 1,3 millions de personnes y ont été déportées, dont 1,1 millions y sont mortes, le site est resté inachevé, et n'a cessé de se développer sur trois années. D'ailleurs, la plupart des détenus n'ont jamais vu Birkenau, camp qui a regroupé jusqu'à 100 000 personnes : 900 000 sont morts dans les chambres à gaz situées à l'extérieur du camp. C'est qu'Auschwitz cumule politique concentrationnaire, politique de colonisation et politique antisémite, elles-mêmes multiples. Or le lieu est singulier, y compris dans l'extermination. Certaines idées reçues tombent alors d'elles-mêmes : la division en trois camps, l'extermination elle-même (qui ne commence que bien tard, au printemps 1942)... sans compter qu'Auschwitz est d'abord une ville, le camp s'intégrant dans l'ensemble urbain. Le livre présente ces trois facettes, en trois parties : le camp de concentration, le centre de mise à mort, le complexe urbain et industriel.



En septembre 1939, les Allemands, lors de l'invasion de la Pologne, s'emparent de la Haute-Silésie, terre considérée comme allemande par les nazis, où se trouve Oswiecim, Auschwitz pour les Allemands. La localité existe depuis les débuts de la royauté polonaise, au Xème siècle. Des colons allemands s'y installent au XIIème siècle. En 1327, quand le duché d'Oswiecim rejoint le royaume de Bohême et le Saint Empire, ce peuplement allemand diminue cependant. Rattachée à la Pologne au XVIème siècle, dans la province de Cracovie, la ville tombe sous domination autrichienne après le partage de la Pologne en 1772, et intégrée dans la Galicie. En 1816, elle est, dans la Confédération Germanique, à l'extrémité orientale de l'espace allemand. Depuis le XIXème siècle, la moitié de la population est polonaise et l'autre est juive -les Juifs sont présents depuis le Moyen Age. Traversée par le chemin de fer à partir de 1856, la ville est à un carrefour entre Vienne, Cracovie et Kattowitz. Chaque année, des migrants de Galicie partent en Autriche ou en Allemagne chercher du travail. En 1914, on construit à Zasole, à 2 km de la gare, des baraquements pour accueillir ces migrants temporaires. Mais avec la guerre, les bâtiments sont repris par l'armée polonaise qui en fait une caserne -la Haute-Silésie revenant à la Pologne en 1922. Le 8 octobre 1939, Oswiecim devient Auschwitz ; elle est peuplée de 14 000 habitants, dont 60% de Juifs. Située en territoire allemand, c'est désormais une terre de colonisation. En septembre 1940, le SS-Oberführer Schmelt, envoyé par Himmler, crée dans la région un système de 200 camps de travail forcé où 50 000 Juifs travaillent à des constructions industrielles ou routières. L'adminstration d'Auschwitz passe de l'armée à des autorités civiles ; la synagogue principale est détruite dès le 28 novembre 1939. Himmler cherche de nouveaux sites pour installer des camps de concentration supplémentaires : son attention est attirée par les baraquements de Zasole, et confirmée par la mission de Rudolf Höss, officier SS de Sachsenhausen : décision est prise d'y construire un camp le 27 avril 1940. Il s'agit d'éliminer les Polonais des territoires incorporés au Reich (60 000 sont alors exécutés) et d'inspirer la terreur dans les autres territoires peuplés de Polonais, comme la Haute-Silésie, où ceux-ci n'ont pas été déportés. Höss, nazi depuis 1922, SS depuis 1934, proche de Bormann, formé à Dachau par Eicke, bâtit le camp à partir de mai 1940 avec une main d'oeuvre de 300 Juifs. 20 des 22 bâtiments forment les Blocks à l'intérieur d'un camp entouré de barbelés ; les deux autres sont réservés au SS, avec un dépôt de munitions et une villa. Les SS expulsent aussi les réfugiés polonais de Zasole, pour créer un vide autour du camp. Dès le mois de mai, 30 détenus de droit commun arrivent au camp, chargés de surveiller les autres prisonniers ; la garnison et l'encadremment SS se montent à 120 hommes. En plus du fameux slogan Arbeit Macht Frei, le camp est doté comme ses prédécesseurs d'un four crématoire commandé à Topf und Söhne d'Erfurt, qui est installé en août 1940 dans le dépôt de munitions, reconverti en morgue, pour brûler les cadavres. Le 14 juin est arrivé le premier convoi : 728 détenus polonais. Par sa capacité, le camp est l'un des plus grands du système concentrationnaire : un an plus tard, 17 000 détenus y ont été expédiés. La mortalité est élevée : 700 personnes par mois pendant le premier semestre 1941. La plupart des détenus sont polonais ; la résistance s'organise dans le camp, menée par des personnages comme Witold Pilecki, qui s'est fait arrêter volontairement. En septembre 1940, Oswald Pohl, responsable économique de la SS, attiré par la proximité de gravières autour du camp, fait surélever d'un étage les 14 Blocks qui en étaient dépourvus, pour accueillir plus de détenus. Surtout, en mars 1941, Himmler vient sur place, ordonne de porter la capacité d'accueil à 30 000 personnes, dont 10 000 destinées à travailler pour IG Farben, puis de construire un camp pour les futurs prisonniers soviétiques de Barbarossa à Birkenau. Le camp devient donc un chantier permanent ou travaillent de nombreux Kommandos. En mai 1941, 8 Blocks à 2 étages sont rajoutés. 1 200 détenus sont regroupés par Block, mais dans 23 seulement. Les autres ont des fonctions particulières : hôpital (Block 28), bordel organisé par les SS avec des non-Juives pour les détenus privilégiés, cuisines, prison de la Gestapo de Kattowitz (Block 11), qui abrite aussi l'unité disciplinaire. Malgré tout, le camp reste lié à la répression antipolonaise : 13 000 Polonais y sont encore envoyés après la destruction de Varsovie en 1944. Le camp n'accueille que 15 000 prisonniers soviétiques en 1941-1942. Le premier convoi arrive le 18 juillet 1941 : les prisonniers travaillent dans les gravières, et meurent en masse, de faim ou de mauvais traitements. Surtout, le 3 septembre, 600 prisonniers soviétiques sont regroupé avec 250 détenus du camp pour un test du Zyklon B dans le Block 11, dont le sous-sol a été converti en chambre à gaz. Comme Birkenau n'est pas encore construit, les SS vident une zone de 40 km² autour du camp. Parfois on envoie les détenus d'Auschwitz dans les centres d'assassinat de l'opération T4 (contre les malades mentaux), comme ces 575 personnes à Sonnenstein, le 18 juillet. Un peu plus tard, le 16 septembre, un autre contingent de 900 prisonniers soviétiques est assassiné dans le crématoire, à l'extérieur du camp, reconverti en chambre à gaz. A partir d'octobre, plus de 10 000 prisonniers soviétiques sont acheminés pour la construction de Birkenau : un ensemble de camps, en réalité, dont la capacité est portée à 200 000 personnes, la première tranche, Bauabschnitte I ou BI, pouvant en accueillir 20 000. Les Soviétiques, logés dans 9 Blocks d'Auschwitz, meurent en masse : il ne reste que 10% de l'effectif en février 1942... pour identifier les corps, les SS tatouent leur numéro matricule sur les prisonniers, méthode qui sera appliquée aux Juifs au printemps 1942, puis à quasiment tous les autres détenus dès février 1943. Dès janvier 1942, Himmler a annoncé que ce sont les Juifs qui seront exploités dans le camp et non les prisonniers de guerre. Les Soviétiques étant logés au BI, le camp d'Auschwitz est coupé en deux ; les Blocks 1 à 10 sont isolés pour accueillir les premières femmes, 1 000 détenues de Ravensbrück le 26 mars 1942 et 999 Juives du camp de transit de Poprad, en Slovaquie. L'encadrement est assuré par des gardiennes de Ravensbrück, camp surpeuplé, dirigées par Johanna Langefeld : d'ailleurs les détenues continuent à dépendre de leur camp d'origine (!). Les convois de femmes juives se succèdent ensuite, notamment de France. Les femmes sont mises au travail dans la zone d'intérêts, la zone dégagée par les SS autour du camp, notamment dans les fermes. En août 1942, les femmes sont transférées dans le BIa de Birkenau, tout juste achevé. Les détenues dépendent cette fois d'Auschwitz. Au total 131 000 femmes sont passées par Auschwitz, autant qu'à Ravensbrück, dont une majorité de Juives (82 000), avec des Polonaises (31 000) et des Tziganes (11 000). Mais ces dernières n'ont pas été séparées des hommes : en février 1943, quand les premiers Tziganes arrivent, ils sont installés dans le BIIe de Birkenau, qui devient le camp des Tziganes. 23 000 détenus y passent, dont 11 000 enfants, jusqu'en octobre 1944. Les nazis n'ont pas eu de politique cohérente à l'égard des Tziganes, considérés parfois comme aryens mais asociaux ; néanmoins beaucoup sont morts des suites de politiques locales extrêmement meurtrières. Le décret du 16 décembre 1942 promulgué par Himmler envoie en fait à Auschwitz les Tziganes du Grand Reich, qui ne travaillent pas dans les Kommandos. Leurs conditions de détention sont déplorables : décimés par la maladie, les Tziganes finissent à la chambre à gaz, quand ils ne servent pas de cobayes au tristement célèbre docteur Mengele, qui charge une dessinatrice juive, Dina Gottliebova, de réaliser des portraits qui constituent un des rares témoignages sur ce groupe. Mis au travail progressivement, les Tziganes ne sont plus que 3 000 environ en août 1944, moment où les SS décident de les liquider pour accueillir les détenus du camp de Theresienstadt transférés à Auschwitz ; déjà en mai, les Tziganes avaient failli être gazés avec l'arrivée des Juifs de Hongrie. Le 5 octobre encore, un convoi de Buchenwald avec 1 188 Tziganes finit quasi intégralement dans les chambres à gaz. Le cas des Tziganes illustre bien la complexité du camp.

On trouve des Juifs dans le camp dès 1940, parmi les convois de Polonais. Mais dès l'automne 1941, Schmelt envoie les Juifs incapables de travailler pour être liquidés dans la chambre à gaz d'Auschwiitz. La mesure s'inscrit dans une série d'initiative locales prises après l'invasion de l'URSS, qui vont déboucher sur la Solution Finale. Le développement des camions à gaz ou chambres à gaz visent à soulager la pression sur les bourreaux ; Auschwitz devient un centre de mise à mort régionale, une nouvelle chambre, le Bunker I, étant construite en mars 1942 ; mais à ce moment-là, les chiffres sont dérisoires comparés aux massacres déjà commis. Tous les centres de mise à mort sont situés sur le territoire du Reich ; Auschwitz reçoit ce rôle particulier de mise à mort des Juifs des territoires européens contrôlés par les nazis ou colonisés par eux. Entre mars et juin arrivent 5 000 déportés français et surtout 10 000 de Slovaquie : le convoi du 4 juillet, composé de Slovaques, connaît la première "sélection", où la majorité part à la chambre à gaz. Si le camp, bien situé géographiquement, bien desservi par les lignes ferroviaires, devient le centre d'extermination des Juifs d'Europe, à la même époque, en mai 1942, les ghettos de Silésie sont vidés et leurs occupants envoyés à Auschwitz. 300 000 Juifs polonais sont aussi les victimes du camp. C'est à Birkenau que se déplace le centre de gravité du camp : la rampe des Juifs, où s'effectue la sélection à la descente du train ; le camp lui-même, alors réduit à la seule partie BI ; et les lieux de mise à mort, deux chambres à gaz situées à plus de 1,5 km du camp. Les chambres à gaz ont été construites près des fosses communes où sont enterrés les Soviétiques, à 700 m l'une de l'autre ; la première ferme convertie compte 80 m² de chambres à gaz, la seconde, le Bunker II, en juin 1942, 105 m². Höss explique que "la petite maison rouge", le Bunker I, peut contenir 800 personnes, et la "petite maison blanche", le Bunker II, 1 200. Des wagonnets permettent d'évacuer les corps. Le 17 juillet arrive le premier convoi des Pays-Bas, Himmler est présent. Puis des convois de France, après la rafle du Vel' d'Hiv', de Belgique, de Norvège... dont la moitié est assassinée dès l'arrivée. 200 000 autres viennent du Reich. Pourtant, Auschwitz n'est qu'un centre de mise à mort parmi d'autres : en 1942, l'Aktion Reinhard dans le gouvernement général tue 1,2 millions de personnes... pour se débarrasser des corps, Höss s'inspire de la méthode de Blobel, de l'Einsatzgruppe C : les fosses de Birkenau sont vidées et plus de 100 000 corps brûlés à ciel ouvert. Ceci en attendant les crématoires de Birkenau : 4 en tout, couplés à des chambres à gaz, qui entrent en service entre mars et juin 1943. Ils sont plus proches du camp, certains séparés, d'autres dans le périmètre, mais bien distincts des autres bâtiments. Les KII et KIII, les plus imposants, peuvent accueillir 2 000 personnes. Avec leur entrée en service, les autres chambres à gaz cessent de fonctionner. A l'été 1943 de fait, les autres centres de mise à mort ont cessé leur activité, liquidant les communautés juives proches, soit 2 millions de personnes. Les deux tiers des victimes de la Solution Finale sont mortes. Restent les communautés les plus éloignées, destinées à Auschwitz. Dès le printemps 1942, le camp a prévu des dépôts et des ateliers pour récupérer et travailler les monceaux de biens laissés par les déportés. En septembre 1942, l'exploitation est rationnalisée ; le camp est associé aux autres centres de mise à mort. Les rapports de Pohl, en 1943, montrent que les biens confisqués sont redistribués dans tout l'empire nazi, jusqu'aux combattants allemands au front. Il faut agrandir le secteur de stockage en construisant à Birkenau un "Canada" (surnom donné par les détenus aux entrepôts de stockage) II. Les Juifs forment alors la plus grande partie des travailleurs. La déportation des Juifs de Hongrie, en 1944, achève de donner au camp son statut emblématique : un Juif sur trois déporté à Auschwitz vient de là. 430 000 personnes arrivent entre la mi-mai et la mi-juillet, et sont massacrées à un rythme effréné, 12 000 morts par jour. En décembre 1943, Höss, promu, a cédé sa place à Arthur Liebehenschel. Adjoint de Richard Glücks, l'inspecteur général des camps, est chargé des questions économiques : il doit récupérer le maximum de Juifs de Hongrie pour le travail forcé dans le Reich, politique qui suscite un débat houleux dans la SS et au-delà. Les premiers convois servent à tester la préparation du camp. Les SS sont pris en défaut, notamment par manque d'entretien des crématoires. Dès le 8 mai, Höss redevient commandant du camp, Josef Kramer est son adjoint à Birkenau. ll fait prolonger la rampe jusqu'à l'intérieur du camp de Birkenau. Le BIIc entre en service, la construction du BIII (surnommé "Mexique" par les détenus) traîne, car il faut de la place pour les nouveaux détenus. Les chambres à gaz sont rénovées, voire agrandies ; on rouvre le Bunker 2 pour augmenter la cadence des gazages. Le Kommando chargé de l'évacuation des biens atteint 2 500 personnes ; le Sonderkommando nettoyant les chambres à gaz monte à 900. En une semaine, le camp est prêt à recevoir les Juifs Hongrois : 230 000 déportés dans la seconde quinzaine de mai, 422 000 en 55 jours, autant qu'en 1942-1943. C'est alors qu'Auschwitz prend véritablement l'allure d'un massacre industriel. Des dizaines de milliers de Juifs hongrois sont également réquisitionnés par les entreprises allemandes pour le travail forcé.

Auschwitz est un centre urbain autour duquel gravite des industries, qui bénéficient du système concentrationnaire puis d'extermination. Dans le cadre de la colonisation, Auschwitz doit devenir une ville-modèle, et un centre agricole de premier ordre. Les plans de l'architecte SS Lothar Hartjenstein en font foi. Plusieurs entreprises s'installent à proximité : Deutsche Ausrüstungswerke (menuiserie et productions métalliques), Deutsche Erd und Steinwerke (gravières), et surtout IG Farben à partir de 1941. Hans Stosberg dessine les plans de ce qu'il faut bien appeler une ville IG Farben. Les Juifs sont chassés, les Polonais réquisitionnés comme main d'oeuvre pour la construction, tout comme les déportés du camp, avant d'être expulsés. La ville d'Auschwitz ne comprend plus que 7 600 habitants. Fin 1943, 6 000 Allemands travaillant pour IG Farben se sont installés dans les maisons des Juifs expulsés. L'usine pétrochimique de IG Farben, à l'est d'Auschwitz, fabrique un caoutchouc synthétique, le buna ; puis en 1942, du méthanol. C'est un immense chantier, comme le camp. IG Farben prend le contrôle des mines du secteur où elle fait travailler des déportés. D'autres entreprises s'installent dans la région : Reichswerke Hermann Göring, Krupp, Siemens. Les déportés ne sont pas seuls à travailler : à côté des Allemands et Volkssdeutsche, on trouve des travailleurs forcés de l'est, du STO, des prisonniers de guerre britanniques aussi. Une dizaine de camps accueille les travailleurs, dont les conditions de vie varient en fonction de la qualité des détenus... 23 000 déportés meurent dans l'usine de Buna entre 1941 et 1944, et 6 000 de plus dans les mines. Le sous-camp de Monowitz est construit pour ravitailler l'usine en main d'oeuvre, après une épidémie de typhus à Birkenau. En juillet 1944, on y trouve plus de 10 000 personnes. Schmelt a aussi ses propres camps et n'hésitent pas à se servir dans les convois d'Auschwitz. Au total, il y a eu une quarantaine de camps satellites de ce dernier, destinés à la main d'oeuvre. C'est tout simplement le plus grand complexe d'exploitation économique concentrationnaire : 74 000 personnes en août 1943, un tiers du total. Mais les déportés sont surtout employés par les SS, dans les camps, ou par des entreprises privées dépendant d'eux  : construction de bâtiments (l y a 4 500 SS en 1945, à abriter, à nourrir, à distraire), chantier de récupération de matériel aéronautique, et surtout laboratoires de recherche, en particulier agricoles, à Rajsko (sud d'Auschwitz). C'est là aussi qu'on trouve l'Institut d'Hygiène SS, déplacé du Block 10 du camp souche d'Auschwitz, et qui mène d'atroces expériences médicales. Dans les camps on trouve aussi des hôpitaux, plusieurs Blocks étant réservés à cet effet : ce sont en fait des mouroirs, craints des détenus. A l'été 1944, un quart des déportés du Reich sont à Auschwitz (entre 130 et 150 000 personnes). Au vu de la détérioration de la situation militaire, les Juifs connaissent un sursis. Les Soviétiques découvrent les premiers camps de la mort, Maïdanek en particulier, en juillet 1944. Le débarquement prive le camp de convois de l'ouest de l'Europe, les derniers partant en septembre. Les détenus sont déplacés vers l'intérieur du Reich ; en octobre, 6 000 déportés seulement arrivent. Les SS commencent à détruire leurs documents, stoppent les constructions. La tentative d'éliminer le Sonderkommando, prévenu de son sort par la résistance du camp,se solde par une émeute, le 7 octobre, matée dans une grande violence. Le 30 octobre, un convoi de Theresienstadt est le dernier à subir la sélection. Au moment de l'offensive soviétique de janvier 1945, les SS déplacent dans l'urgence 58 000 détenus, en laissant 9 000 autres dans le camp ; ils font sauter les crématoires intacts. L'Armée Rouge entre à Auschwitz le 27 janvier.

Le camp a encore une histoire après sa libération. Les Soviétiques mettent des prisonniers allemands à Birkenau. En 1947, la Pologne redonne le nom d'Oswiecim à Auschwitz, et crée un musée d'Etat. Mais seuls une partie d'Auschwitz, camp-source, et de Birkenau est conservée. Monowitz disparaît assez rapidement. Car la population polonaise revient : la ville compte bientôt 40 000 personnes. L'usine de buna est récupérée par les Polonais, et au début des années 2000 représente encore 5% de la production mondiale de caoutchouc synthétique. Le musée, son utilisation par le bloc de l'est et les changements intervenus après l'effondrement de l'URSS ont été longuement analysés. Mais Auschwitz est devenu l'icône de la Shoah, alors même que les chambres à gaz couplés aux fours crématoires, par exemple, n'ont été utilisés qu'à Auschwitz et Maïdanek. A Birkenau, on brûle les morts à ciel ouvert et on enterre dans les fosses. La représentation dominante de la Shoah ne correspond en fait qu'à la période démarrée au printemps 1944. Auschwitz est une exception : la "sélection" a permis la survie de nombreux rescapés, contrairement aux autres sites, où l'extermination a été quasi totale. En réalité, les camps de concentration et Auschwitz n'ont joué qu'un rôle restreint dans l'ensemble du processus : les victimes par travaux forcés, ghettos, mises à mort plus ou moins improvisées ont été plus nombreuses. Il y a eu moins de Juifs au camp de concentration d'Auschwitz que dans le ghetto de Varsovie, qui compte par ailleurs moins de survivants (200 000 pour l'un, 500 000 pour l'autre). C'est son caractère européen, avec la mise à mort des communautés juives périphériques, et non celles d'Europe centrale et orientale, qui confère sa place si particulière à Auschwitz.

Le livre est un tour de force. En 100 pages, il synthétise les acquis de la recherche internationale récente sur ce qu'était réellement Auschwitz. La cartographie elle-même, abondante (5 cartes, soit une toutes les 20 pages en gros), vaut à elle seule le détour. Elle est accompagnée par 4 tableaux et 22 encadrés : autrement dit, une page sur deux ou presque avec un complément au texte. La bibliographie est à l'avenant : 121 titres, dont une trentaine de témoignages, et un caractère très international. En résumé, la synthèse permet de se dispenser (a priori, mais ce n'est pas une obligation) de consulter ces ouvrages étrangers. Surtout, le livre est d'une utilité précieuse dans le cadre des programmes du secondaire, et je pense en particulier au collège où j'enseigne moi-même. Je renvoie à la recension et à la mise en perspective très complète du livre faites par le site Aggiornamento.


L.C. MOYZISCH, L'affaire Cicéron, J'ai Lu Leur Aventure 44, Paris, J'ai Lu, 1966, 187 p.

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Moyzisch était l'un des attachés allemands à l'ambassade nazie en Turquie pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1950, pour se disculper de l'accusation de crimes de guerre que lui vaut une lettre de Himmler à von Papen (ambassadeur allemand en Turquie) remerciant ce dernier pour les excellents états de service de Moyzisch, il publie son témoignage sur l'opération Cicéron.

Celle-ci se déroule entre octobre 1943 et avril 1944. Moyzisch dépend officiellement du ministère des Affaires Etrangères de von Ribbentrop. A Ankara, la concurrence entre les services nazis joue à plein : outre les Affaires Etrangères, la SS, l'Abwehr, l'Auslandsorganization der Partei, l'Ostministerium de Rosenberg ont leurs agents en Turquie, pays neutre, lieu de nombreuses tractations. D'après Moyzisch, von Papen ne s'entend pas très bien avec von Ribbentrop. A Ankara, l'ambassadeur anglais est Sir Hughe Knatchbull-Hugessen. Moyzisch part en Allemagne en septembre 1943 ; la situation se dégrade pour les Allemands, et on lui fait comprendre qu'il serait peut-être plus utile au front... suite à un accident, il doit embaucher une nouvelle secrétaire. Enfin, la colonie allemande d'Ankara accueille en héros deux pilotes allemands venus de mer Noire, qui s'avèrent être en fait des déserteurs soldés par les Britanniques... début du faisceau d'événements menant à l'opération Cicéron.

Le 26 octobre 1943, dans la soirée, Moyzisch est appelé par le premier secrétaire de l'ambassade et sa femme, les Jenke, peut-être des espions de Ribbentrop qui surveillent von Papen. Se présente un étrange personnage, qui se prétend le valet de chambre de l'ambassadeur britannique, et qui est disposé à fournir des renseignements importants contre 20 000 livres sterling. Moyzisch et von Papen ont des doutes ; il câble l'information à Ribbentrop, ne pensant pas que celui-ci donne suite, mais l'inverse se produit, le feu vert arrive le 29 octobre. Le lendemain, comme convenu, l'homme revient voir Moyzisch. Celui-ci développe les photos des documents (Cicéron photographie des documents avant de les remettre en place dans le coffre de l'ambassade, ce qui limite les risques), qui s'avèrent authentiques, avant de remettre l'argent. Dans sa précipitation à aller voir von Papen, Moyzisch égare une des 52 photos sur le trottoir, qu'il récupère en catastrophe ! C'est l'ambassadeur allemand qui propose de baptiser l'espion "Cicéron".

L'homme revient le lendemain. Moyzisch le presse de question, mais Cicéron est peu disert. Désormais les rendez-vous ont lieu en ville, et non plus à l'ambassade allemande. Cicéron confie à Moyzisch qu'il déteste les Britanniques, son père ayant été tué par eux (ce qui est en réalité inventé de toutes pièces). Kaltenbrunner commence à s'intéresser lui aussi à Cicéron. Moyzisch reçoit 200 000 livres pour les futures transactions. Puis, début novembre, il est appelé à Berlin par Ribbentrop. Il voyage en train jusqu'à Istanbul en compagnie d'un Anglais (!), puis à Sofia, Kaltenbrunner le convoque avant de voir Ribbentrop une fois arrivé à Berlin. Kaltenbrunner, qui a envoyé les 200 000 livres, pense que Cicéron n'opère pas seul, contrairement à ses dires ; une sourde lutte l'oppose à Ribbentrop, qui n'apprécie pas Moyzisch en raison d'une vieille querelle, et qui pense que Cicéron est manipulé par les Anglais. Consigné à Berlin, Moyzisch devient célèbre grâce à Cicéron : il rencontre Rachid Ali, le dirigeant irakien exilé, le grand mufti de Jérusalem, l'ambassadeur japonais Oshima. Fin novembre, il peut retourner à Ankara. Lors d'une transaction de change effectuée pour Cicéron, Moyzisch est informé que les livres sterling fournies par Kaltenbrunner sont des fausses. Ce dernier lui enjoint d'ailleurs de ne plus informer von Ribbentrop des informations données par Cicéron.

Moyzisch craint pour Cicéron, à qui il fournit à sa demande un appareil Leica, et qui se couvre de bijoux et se fait manucurer, ce qui ne peut manquer de se faire remarquer. Fin décembre, alors que Cicéron remet à Moyzisch l'empreinte de cire du coffre de l'ambassade en plus des rouleaux de pellicule, Moyzisch doit pour la première fois semer une voiture qui semble le suivre. En outre, von Papen, qui se sert des renseignements que Moyzisch lui a fourni, montre à l'ambassadeur turc qu'il en sait plus qu'il ne devrait ; ce dernier prévient les Britanniques, désormais sur leurs gardes. Les Allemands, eux, envoient expert sur expert pour déterminer si Cicéron agit seul ou non... Moyzisch recrute une nouvelle secrétaire allemande, d'une famille expatriée à Sofia, travaillant à la légation. Le 14 janvier 1944, un bombardement allié sur Sofia confirme l'exactitude des renseignements de Cicéron, alors même que les mesures de sécurité à l'ambassade britannique sont renforcées (même si Cicéron assiste à la mise en place d'une alarme électrique, qu'il sait donc désamorcer). Fin janvier, alors que Moyzisch est en vacances à Brousse, un membre de l'Abwehr en Turquie fait défection. Moyzisch se méfie de plus en plus de sa nouvelle secrétaire, personnalité étrange, qu'il veut faire renvoyer. Il demande à Cicéron de mettre la main sur les documents parlant d'une opération Overlord, qu'il pense être le nom de code du deuxième front, même si Berlin est sceptique (en réalité l'ambassadeur anglais n'a jamais eu de documents évoquant Overlord). Mais les derniers documents sont transmis en mars 1944. La secrétaire prend connaissance par hasard de Cicéron ce même mois. Elle amène les deux aviateurs déserteurs à Moyzisch pour qu'ils trouvent un emploi, ce qui renforce les soupçons de ce dernier. Alors que Moyzisch l'emmène faire les boutiques, ils tombent sur Cicéron. Le 6 avril, la secrétaire, qui doit regagner Sofia et ses parents, fausse compagnie à Moyzisch, et rejoint les Anglais. Cicéron lui-même avertit son officier traitant. Moyzisch, convoqué en Allemagne, est contacté par les Britanniques qui tentent de le débaucher. Finalement, après avoir organisé le départ de la colonie allemande et de l'ambassadeur en raison du revirement turc, Moyzisch est interné avec sa famille jusqu'en mai 1945. Il apprend plus tard que tous les billets remis à Cicéron, ou presque, étaient des faux, farbiqués par les SS dans le cadre de l'opération Bernhard. Il se montre amer devant les responsables nazis qui ont appliqué leurs idées préconçues aux renseignements fournis par Cicéron, sans y croire vraiment.


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