Des
septembre 2012, des informations font état de la mort de Tunisiens
combattant aux côtés du bataillon al-Furqan, un groupe armé de la
province d'Idlib qui combat aux côtés du front al-Nosra.
En mars 2013, les autorités tunisiennes estiment que 40% des
combattants étrangers de l'insurrection syrienne sont tunisiens.
Les deux-tiers combattraient au sein d'al-Nosra (la branche
« officielle » d'al-Qaïda en Syrie, en conflit
avec l'Etat Islamique). La plupart des djihadistes tunisiens seraient
alors originaires de la ville de Ben Gardane, au sud de Tunis. La
ville est située dans la province de Médenine, à la frontière
avec la Libye. Le Qatar alimenterait en argent des organisations
non-gouvernementales tunisiennes pour procéder au recrutement,
offrant jusqu'à 3 000 dollars par personne. Les combattants sont
regroupés et entraînés dans des camps situés dans le triangle
désertique entre la Libye, la Tunisie et l'Algérie, acheminés
jusqu'en Turquie puis insérés en Syrie. Les groupes djihadistes
libyens ont établi des camps d'entraînement dans la province de
Ghadames, à moins de 70 km de la frontière tunisienne. Les
volontaires complètent leur entraînement militaire pendant 20
jours
dans la province de Zawiyah, puis gagnent le port de Brega pour
Istanbul, avant de finir à la frontière syrienne. Certains
combattants tunisiens entrent aussi par le Liban, en particulier
s'ils doivent gagner Damas ou ses environs ; quand c'est Alep ou
d'autres villes du nord, ils passent par la Turquie.
A
l'automne 2013, le phénomène semble un peu mieux cerné. Il n'est
pas limité à une classe sociale pauvre, qui effectivement fournit
des volontaires : des diplômés des classes moyennes ou
supérieures participent aussi au djihad.
Si au départ le sud de la Tunisie, traditionnellement plus
islamiste, comprend les gros bataillons, aujourd'hui des Tunisiens
partent du centre et du nord du pays -Bizerte étant devenu l'un des
bastions de la cause. Ayman Nabeli quitte la ville de Tabalba, dans
la province centrale de Monastir, pour combattre dans les rangs de
l'EIIL (Etat Islamique en Irak et au Levant, prédécesseur de l'Etat
Islamique avant juin 2014). Né en 1986, cadet d'une famille de huit
enfants, il n'est pas au départ particulièrement religieux. C'est
après la révolution de 2011 qu'il devient un salafiste. Les
salafistes tunisiens ont en effet investi les mosquées après la
victoire du parti Ennahda aux élections, et en particulier celle
d'al-Iman, proche de la maison d'Ayman. Malgré les démarches de sa
famille, les autorités tunisiennes se montrent relativement
complaisantes à l'égard des salafistes. Des vols entiers de Turkish
Airlines transportent les volontaires pour le djihad jusqu'à
Istanbul. Dans les faubourgs de Tunis, l'Etat a disparu avec la chute
de Ben Ali et l'Ennahda impose sa présence notamment par le biais de
mosquées contrôlées par des salafistes. Le ministre de l'Intérieur
tunisien a déclaré que ses services ont d'ores et déjà empêché
6 000 hommes (!) de se rendre en Syrie... un Tunisien avait tourné
une vidéo pour Jaysh al-Muhajireen wa al-Ansar, le groupe d'Omar
Shishani désormais rallié à l'EIIL, en juillet 2013.
En mai de la même année, le ministre des Affaires Etrangères
tunisien avait pourtant reconnu la présence d'un maximum de 800
Tunisiens en Syrie, une radio locale parlant de chiffres beaucoup
plus importants, avec pas moins de 132 Tunisiens tués en février
2013 dans la région d'Alep, la plupart originaires de Sidi-bou-Zid,
là où avait commencé la révolution en 2011.
Mais ces chiffres semblent largement surestimés, la radio étant par
ailleurs coutumière de la diffusion d'informations erronées.
Le
parcours de Aymen Saadi, qui a failli faire sauter ses explosifs près
d'un mausolée présidentiel, celui de Bourguiba, au sud de Tunis en
octobre 2013, illustre la variété du recrutement. La ville de
Zarghouan, à l'est de Tunis, n'est pourtant pas un bastion connu de
l'islamisme. Aymen a d'excellentes notes à l'école, en particulier
en langues et en histoire. Fin 2012 pourtant, il se radicalise,
montrant une influence venue des salafistes, puis gagne les camps
d'entraînement libyen en mars 2013. Il se retrouve pourtant bardé
d'explosifs en Tunisie, et non en
Syrie. Abou Talha, originaire d'une ville près de la
frontière libyenne, a combattu près d'Alep. Il a passé six mois au
sein d'une brigade islamiste en 2012. Il s'est alors rendu en Syrie
seul avant de prendre contact avec les rebelles à la frontière
turque, ce qui montre peut-être que les réseaux plus sophistiqués
et organisés ne se sont constitués qu'à la fin 2012-début 2013.
Un commandant syrien apprend aux recrues le maniement de l'AK-47, du
RPG et des pistolets, le tout entrecoupé de séances de lecture du
Coran et autres cours religieux. Abou Talha a combattu côte-à-côte
avec le front al-Nosra.
Le 24 juillet 2013, l'EIIL annonce la mort d'un kamikaze tunisien,
Hamza al 'Awni, alias Abu Hajer al Tunisi. Né à Sousse, diplômé
en tant qu'ingénieur, Awni cherche à rejoindre la Tchétchénie en
2003. Entré en Syrie en septembre 2012, il mène son attaque
kamikaze le 10 juillet 2013.
La page Facebook d'Ansar al-Sharia fait l'éloge des
combattants tunisiens morts en « martyrs » en
Syrie.
Abou
Ayman est un exemple de volontaire recruté par Ansar-al-Charia.
Architecte à Tunis, il décide de partir se battre en Syrie avec
deux voisins. Il prend l'avion pour Amman en Jordanie, où il faut
réussir à passer la frontière, surveillée par les renseignements
jordaniens. Une fois l'insertion effectuée, Abou Ayman et ses
compagnons se séparent. Lui-même atterrit finalement dans les
combats des faubourgs de Damas. Il intègre une unité, Ansar
al-Chariaa, qui comporte 300 combattants dont de nombreux étrangers
(Tchétchènes, Kosovars, et Tunisiens). En août 2013, Aaron Zelin
avait interrogé un combattant tunisien de retour de Syrie, dans la
province de Nabeul, à l'est de Tunis. Originaire d'un milieu
modeste, ce combattant est revenu avec de l'argent qui lui a permis
d'aider sa famille à mieux vivre. Son patron, un salafiste qui a des
liens avec l'Arabie Saoudite, avait financé une partie de son voyage
vers la Turquie. Il a combattu probablement avec al-Nosra : il
était devenu plus « religieux » en 2011, après
la révolution tunisienne, en suivant d'abord Ennahda, puis les
salafistes. Sa mosquée était dépendante d'Ansar al-Sharia, avec un
imam égyptien venu d'Arabie Saoudite. Il semblerait qu'Ansar
al-Charia dirige alors ses combattants vers al-Nosra, et s'en portent
garants : trois autres hommes étaient partis avec ce
volontaire, dont un a été tué. A son retour, il est arrêté à sa
descente de l'avion et détenu pendant trois mois et demi, avant
d'être relâché.
En
ce qui concerne les camps d'entraînement en Libye par lesquels
passeraient les volontaires tunisiens et autres, ils seraient
notamment le fait du mouvement Ansar al-Charia en Libye, une ancienne
brigade rebelle qui avait combattu Kadhafi en 2011, avant de mener
l'attentat qui avait coûté la vie à l'ambassadeur américain du
consulat de Benghazi en septembre 2012.
Saif Allah bin Hussein, alias Abu Iyad al-Tunisi, relâché en 2011,
faisait partie de l'ancien réseau de Tareq Maarufi, qui avait des
liens avec al-Qaïda : il a créé Ansar al-Charia à la fin
avril 2011.
C'est cette organisation qui organise le transit et le passage dans
des camps mobiles des volontaires dans tout l'est libyen, près de la
frontière tunisienne. Selon les rapports officiels, des douzaines
d'Algériens et de Tunisiens arrivent chaque semaine pour être
formés dans ces camps, avant de partir par avion avec de faux
passeports libyens à Benghazi, Ansar al-Charia bénéficiant de
complices dans l'aéroport. Ayman Saadi, arrêté le 30 octobre 2013
près du mausolée de Bourguiba, est probablement passé par ces
camps de Benghazi et Derna mais les Libyens l'ont ensuite renvoyé en
Tunisie, et non en Syrie. On ne sait pas si Saadi a eu des liens avec
Ansar al-Charia en Libye. On sait en revanche que les deux mouvements
tunisien et libyen sont en relation : le premier reçoit
notamment des armes du second.
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Abou Iyad al-Tunisi.-Source : http://www.dailystar.com.lb/dailystar/Pictures/2013/12/30/237423_mainimg.jpg |
En
février 2014, le ministre de l'Intérieur déclare que 400
djihadistes tunisiens sont revenus du champ de bataille syrien.
La déclaration survient après que la garde nationale et l'agence de
contre-terrorisme aient été mises en échec dans la capture de
Kamel Zarrouk, le numéro 2 d'Ansar al-Sharia, à l'intérieur d'une
mosquée d'un faubourg de Tunis. Zarrouk aurait ensuite rejoint les
rangs de l'EIIL en Syrie. Ancien videur de boîte de nuit à Tunis,
il a commencé à recruter pour le djihad syrien en 2011.
Selon l'étude récente du centre Meir Amit consacré aux volontaires
des pays arabes pour le djihad syrien, les Tunisiens constituent un
contingent très important, contrairement aux djihads précédents en
Irak ou en Afghanistan : il y aurait plus d'un millier de
Tunisiens qui combattent en Syrie. L'origine géographique se
confirme : Sidi Bouzid, Ben Gardane, près de la frontière
libyenne, Zarat, dans le district de Gadès, à l'est du pays, se
signalent particulièrement comme lieux de départ des volontaires.
L'origine sociale est variée bien que la plupart proviennent de
milieux modestes ; les volontaires sont recrutés dans les
mosquées tenues par les salafistes, d'autres sont influencés par
les vidéos et autres documents mis en ligne sur Internet à propos
du djihad.
En avril 2014, Abu Iyad al-Tunisi, le chef d'Ansar al-Charia, a
appelé dans un document audio les Tunisiens à partir faire le
djihad en Syrie, au sein des rangs de l'EIIL. Récemment, le groupe,
déclaré organisation terroriste par le gouvernement tunisien à
l'été 2013, serait peut-être en train de se rebaptiser en Shabab
al-Tawhid. Cela marquerait peut-être une association de plus en plus
étroite avec le mouvement libyen du même nom, Ansar al-Charia.
Le parti Ennahda, au pouvoir en Tunisie, et associé aux Frères
Musulmans, a d'abord laissé partir les volontaires, probablement en
raison de son hostilité envers le régime syrien. Mais les médias
donnent une grande publicité au phénomène et de nombreux
Tunisiens, en particulier laïcs, commencent à s'en inquiéter et à
craindre des attaques par les vétérans revenus du champ de bataille
syrien. En juin 2013, les médias britanniques rapportent qu'une
vingtaine de familles sont parties en Syrie chercher leurs enfants,
certaines ont même été emprisonnées. Fin mars 2013, le
gouvernement tunisien fait arrêter, pour la première fois, un
salafiste qui se vantait d'avoir passé 8 mois en Syrie. Mais le pays
compte 6 000 mosquées... Un an plus tard, en février 2014, le
ministre de l'Intérieur reconnaît l'impossibilité de détenir les
combattants qui reviennent de Syrie en raison de failles dans la
législation.
Ansar
al-Charia de Tunisie a été un groupe leader dans l'utilisation des
réseaux sociaux.
Il s'en sert pour rejeter l'accusation de terrorisme, et montrer ses
soutiens, comme ceux de l'EIIL en Syrie. Le groupe les emploie aussi
pour diffuser une propagande anti-gouvernementale, comme les propos
de Abu Qatada al-Filistini, basé en Angleterre, et auprès duquel
Abou Iyad al-Tunisi a vécu quand il était en exil. Le groupe joue
aussi sur de possibles réactions brutales des forces de sécurité
contre la population, une technique classique des djihadistes pour
leur drainer des soutiens. Ansar al-Charia insiste aussi sur la
centralité de la charia comme fondement de la loi et de
l'Etat.
En
juin 2014, le ministre de l'Intérieur tunisien annonce que 2 400
Tunisiens sont déjà impliqués dans le djihad syrien, dont 80%
combattent désormais avec l'Etat Islamique.
Des combattants tunisiens de l'EI sont repérés sur des vidéos
d'exécutions en Irak, comme celle de ces 5 garde-frontières
irakiens.
Les Tunisiens continuent donc de constituer un des plus gros
contingents de combattants étrangers du djihad syrien et maintenant
irakien. L'ICSR, institut britannique spécialisé dans l'étude du
phénomène, place en janvier 2015 la fourchette de Tunisiens partis
en Syrie entre 1 500 et 3 000 ; la barre haute en fait le
premier pays fournisseur de volontaires, devant la Jordanie et
l'Arabie Saoudite qui la rejoignent sur la fourchette basse.
Les Tunisiens constitueraient, avec ce chiffre, 25% des combattants
étrangers du djihad. La plupart de ces combattants sont âgés de 18
à 27 ans : la plupart viennent du milieu scolaire ou
universitaire, mais il y a aussi des fonctionnaires.
Début octobre, les autorités tunisiennes arrêtent un groupe de 6
personnes préparant des attaques dans la région de Bizerte. D'après
le ministre de l'Intérieur, pas moins de 1 500 personnes ont été
arrêtées en 2014.
Le 16 octobre 2014, Nidhal Selmi, un footballeur célèbre de
l'Etoile Sportive du Sahel, est tué au sein de l'Etat Islamique en
Syrie. Depuis l'été 2013, son attitude avait changé et il prônait
ouvertement le djihad. Il avait disparu en février 2014. Son frère
Rayan combat toujours auprès de l'EI.
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Nidhal Selmi, un ancien joueur de foot devenu combattant de l'Etat Islamique, tué en Syrie. |
Foreign
Policy raconte l'histoire de Slim Gasmi, 28 ans, qui quitte son
faubourg de Hay Hlel pour la Libye en septembre 2013, cherchant de
l'argent. Radicalisé par un camarade tunisien converti au djihad, il
meurt en Syrie le 1er avril 2014. Le 25 décembre 2013, il avait
appelé sa famille de Turquie où il s'apprêtait à franchir la
frontière. Il a combattu avec l'EIIL dans la province de
Deir-es-Zor
avant d'être capturé par le front al-Nosra qui l'a enrôlé dans
ses propres troupes.
Raouf Kerfi, originaire du quartier Al-Kabaria, au sud de Tunis,
tombe au combat en février 2015 avec l'Etat Islamique. Il était
parti en Syrie en 2013. Makrem Harakati, qui avait rejoint en 2012 le
front al-Nosra avant de rallier l'EI, est également tué le même
mois.
Le 15 mars 2015, Khaled Abdaoui Mokni, alias Abou Hidra Attounsi, est
tué en Syrie avec l'Etat Islamique. Au total, ce sont déjà 600
Tunisiens qui auraient trouvé la mort au djihad syrien/irakien et le
même nombre qui seraient revenus dans leur pays après y avoir
combattu. Les vols entre Tunis et Istanbul se multiplient : 4 à
5 quotidiennement, avec de plus en plus de jeunes femmes en plus des
hommes. Les couples se marient à l'insu de leurs parents en Tunisie,
souvent dans des groupes radicaux, et prennent prétexte d'une lune
de miel en Turquie pour se jouer des dispositifs de surveillance.
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Raouf Kerfi. |
En
2014, 23 membres des forces de sécurité tunisiennes ont été tués
au combat contre des militants islamistes, dont 30 ont été
eux-mêmes abattus. Les opérations se concentrent dans le nord-ouest
du pays, comme en 2013, à la frontière avec l'Algérie. Boubaker
al-Hakim, un djihadiste tunisien, a revendiqué en décembre 2014 son
appartenance à l'EI, et le meurtre de 2 hommes politiques tunisiens
laïcs, Chokri Belaid et Muhammad Brahmi. En novembre, l'armée
tunisienne avait arrêté 2 Syriens à la frontière avec l'Algérie ;
le même mois, la brigade Okba ibn Nafaa, un groupe radical tunisien,
avait annoncé son ralliement à l'EI. L'armée intervient jusqu'à
hauteur de 2 000 soldats et 1 000 hommes des forces spéciales dans
le nord-ouest du pays, mais aussi, jusqu'en janvier 2015, pour
démanteler des cellules dans la région de Kasserine ou au nord de
Tunis. Le gouvernement tunisien, qui renforce la lutte contre les
islamistes radicaux, crée en décembre 2014 une nouvelle force
anti-terroriste, et renforce sa coopération en matière de
renseignements avec plusieurs pays. Les autorités visent aussi les
ressources financières des islamistes : une opération à Ben
Guerdane en octobre aboutit à la saisie de 700 000 dollars en
liquide. Mais le démantèlement par la force d'une cellule le 24
octobre à Oued Ellil, un faubourg de Tunis, montre que la présence
djihadiste s'étend : 5 des 6 personnes abattues lors de
l'opération sont des jeunes femmes radicalisées dans les mois
précédents.