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Jean-Luc DAUPHIN, Le dernier jacobin de Sens, Histoire en histoires, Les Amis du Vieux Villeneuve-sur-Yonne, 2014, 132 p.

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1801. La France vit sous les auspices du Consulat instauré par Bonaparte. Jean-Baptiste Gautier, au service du sous-préfet de l'arrondissement, remarque chez son oncle, l'abbé Colin, un tableau qui provient de l'ancien couvent des Jacobins de Sens. Or l'abbé Dubouchet, le dernier responsable du couvent avant sa suppression pendant la Révolution, a été assassiné dans des circonstances non élucidées en septembre 1790. A la demande de Colin, Gautier commence à enquêter pour tenter de résoudre cette mystérieuse affaire...

Voilà un roman policier bien sympathique ancré dans le contexte historique de la Révolution et du Consulat dans l'Yonne. Il est signé Jean-Luc Dauphin, ancien maire de Villeneuve-sur-Yonne entre 1995 et 2001 (RPR-UMP), qui en a d'ailleurs écrit un certain nombre pour cette collection, et je n'ai pas commencé par le premier. Néanmoins cela n'empêche pas de suivre l'histoire et de 
 s'y retrouver, au bout du compte.

L'auteur se sert d'un canevas historique autour de la fermeture des couvents et maisons religieuses en 1790, de la saisie de leurs archives ou de leurs bibliothèques, et de personnages tout à fait authentiques comme le premier sous-préfet de Sens Edmond Sangrier, pour développer son intrigue. Pour les besoins de celle-ci, en revanche, il imagine un petit peu le destin des derniers jacobins de Sens, beaucoup plus prosaïque en réalité. Ce n'est assurément pas un roman policier révolutionnaire -d'autant qu'il est assez court et peut-être un peu cher pour le contenu-, mais il se lit bien, et permet de passer un agréable moment de lecture dans des lieux familiers à l'habitant de la région. J'essaierai de prendre la collection dans l'ordre pour la suite, depuis le début...

Jean-Yves LE NAOUR, CHANDRE et Sébastien BOUET, François-Ferdinand. La mort vous attend à Sarajevo, Grand Angle, Bamboo Editions, 2014, 48 p.

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Synopsis : Plus que de l’attentat de Sarajevo, cette histoire vraie fait le récit de l’amour qui unit François-Ferdinand de Habsbourg et sa femme, malgré la pression de l’étiquette et les efforts de l’empereur François-Joseph qui a tout tenté pour les séparer. Jusqu’à les inciter vivement à se rendre à Sarajevo, le jour de l’ex-fête nationale de la Serbie fraîchement annexée. Ce voyage qui sonne comme une provocation pour les nationalistes serbes, François-Ferdinand ne s’y dérobera pas. L’ombre de l’attentat – qui se profile de plus en plus – pèse peu à peu comme une mort annoncée à laquelle, par fierté, François-Ferdinand ne veut ni ne peut échapper tandis que sa femme l’accompagne parce qu’elle refuse de l’abandonner face au péril...


La collection Grand Angle, de Bamboo Edition, a décidément pris les devants pour le centenaire de la Grande Guerre. En plus d'autres titres sortis bien avant la commémoration (comme la série L'Ambulance 13 que je commentais récemment), la collection s'enrichit cette année de nouveaux titres, en un seul tome, qui aborde des sujets particuliers du conflit. Au scénario, rien moins que Jean-Yves Le Naour, docteur en histoire, spécialiste de la Première Guerre mondiale et de l'histoire du XXème siècle - que je n'ai pas lu mais dont j'ai entendu le plus grand bien, à confirmer pour moi donc. Comme souvent dans les BD que j'ai commenté ces derniers temps, la collaboration entre un historien et le monde de la bande dessinée donne d'assez bonnes choses.

C'est le cas avec ce tome "one-shot"sur François-Ferdinand. Faute de place, l'historien s'est concentré sur les derniers mois de la vie de l'héritier de l'empire d'Autriche-Hongrie : l'opposition avec l'empereur François-Joseph, le lien très fort avec son épouse morganatique, Sophie Chotek, l'admiration de François-Ferdinand pour les Tchèques et son mépris des Hongrois, etc. Une large place est aussi consacrée au choix de la visite à Sarajevo le 28 juin 1914 par l'empereur pour son neveu, et aux menaces qui pèsent sur ce dernier. Jean-Yves Le Naour accorde également quelques pages à la visite du Kaiser Guillaume II à François-Ferdinand dans sa résidence de Konopischt, quelques semaines seulement avant l'assassinat. Il insiste donc sur les causes de la guerre, tout comme le montre aussi la savoureuse leçon de géopolitique de François-Ferdinand à son fils, qui résume à elle seule l'esprit de l'époque. Il passe relativement vite sur les terroristes de la Main Noire, dans la bande dessinée, pour relater en détails, en revanche, la journée du 28 juin. De manière plutôt réussie, il faut bien le dire, de même que les dernières cases sur les suites de l'attentat.

Le tout se complète d'un livret historique de 8 pages de Jean-Yves Le Naour à propos de François-Ferdinand. C'est bien ficelé, mais si on le compare à celui de la collection Ils font fait l'histoire de Glénat, où les historiens expliquent aussi comment ils ont écrit la BD et quels compromis ils ont dû faire par rapport à l'histoire, c'est peut-être un peu moins abouti, quoiqu'appréciable. Le dessin pourrait être probablement meilleur, mais c'est à mon avis un détail face à un tome unique (avantage aussi) qui dépeint sans le romancer, avec un historien au scénario, un événement capital du XXème siècle. On en redemande. 


John PRADOS, The Blood Road. The Ho Chi Minh Trail and the Vietnam War, John Wiley & Sons, Inc, 1998, 432 p.

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John Prados, historien militaire américain, est l'un des spécialistes "historiques" de la guerre du Viêtnam, sur laquelle il a beaucoup écrit : un ouvrage sur Khe Sanh, une histoire du conflit qui avait été traduite par Perrin en français il y a quelques années et que j'ai déjà commentée ici-même. En 1998, il livre ce livre important consacrée à la piste Hô Chi Minh.

Le terme est devenu familier aux Américains et aux autres habitants de la planète, mais peu de personnes savent exactement ce qu'il a recouvert pendant la guerre. La piste Hô Chi Minh est en réalité au centre du conflit : pour Hanoï, c'est le moyen principal pour procéder à la réunification du Nord et du Sud ; pour les Nord-Viêtnamiens, une expérience fondamentale que de l'emprunter. Ensemble complexe, la piste Hô Chi Minh représente un effort colossal, un véritable casse-tête pour le Sud et ses alliés américains. Les assauts à travers les frontières, au Cambodge et au Laos, provoquent la montée de la contestation aux Etats-Unis. La piste Hô Chi Minh représente la guerre du Viêtnam comme microcosme, et c'est bien en tant que tel que Prados a voulu l'étudier, à partir de nombreuses archives américaines, dont certaines inédites, tout en donnant aussi la parole aux adversaires nord-viêtnamiens et viêtcongs.



Un prélude à la piste Hô Chi Minh prend place au moment de la bataille de Dien Bien Phu, en 1954. Le Viêtminh ravitaille les forces assiégeantes au moyen d'une immense construction logistique que l'aviation française ne peut interdire. Diêm, le leader sud-viêtnamien, avait bien compris l'enjeu : il espérait bâtir une route entre Kontum et Pakse, au Laos, pour éviter un corridor logistique nord-viêtnamien vers le sud. Or Hanoï décide de le construire dès 1959, quand la décision est prise de relancer l'insurrection au sud. Le colonel Vo Bam construit les premières équipes à partir de la division 305, formée d'anciens Viêtminhs du Sud rapatriés au Nord en 1954. Le Groupe 559 opère au départ à travers la zone démilitarisée, dans sa partie ouest, aux alentours de Khe Sanh. Les premières embuscades montées par les Sud-Viêtnamiens aboutissent, dès 1961, à faire passer la piste par le Laos, pour plus de sécurité. Par mer, le Groupe 959 constitue la réplique du Groupe 559. Les Américains prennent conscience très tôt du problème des infiltrations, sans pouvoir y apporter des solutions.

Hanoï profite de la guerre civile au Laos pour construire la piste à l'ouest de la cordillère annamite. L'armée nord-viêtnamienne élargit le corridor au Laos : des Il-2 se posent à Tchepone pour débarquer du ravitaillement dès 1959. Les premiers groupes qui passent au Sud sont formés de cadres issus d'unités viêtminhs sudistes revenus au Nord en 1954. L'administration Kennedy s'occupe de la crise laotienne mais ne trouve pas de solution aux problèmes du Sud-Viêtnam, malgré les conseils d'Ed Lansdale qui veut créer une force spéciale sud-viêtnamienne le long de la frontière. Le général Taylor recommande déjà, lors d'une visite au Sud-Viêtnam en 1961, de conduire des opérations au Laos pour barrer les infiltrations.

Dans les dernières années du règne de Diêm, Hanoï cherche à la fois à camoufler la piste pour éviter les frappes tout en accroissant ses capacités pour développer le combat au Sud. Si la CIA puis les Special Forces prennent langue avec les montagnards des Hauts Plateaux, c'est que les Nord-Viêtnamiens ont commencé à le faire, de leur côté, dès 1961. Kennedy, préoccupé par la situation au Laos, envisage l'intervention militaire au sud du pays, que les militaires refusent. Le premier camp des Special Forces est attaqué en janvier 1963. Le renversement de Diêm en novembre précipite l'accroissement des infiltrations, Hanoï cherchant à capitaliser sur le vide politique au Sud.

Les conseillers de Johnson, qui ont souvent servi sous Kennedy, comme Rostow, le poussent à l'intervention, y compris au Laos pour bloquer la piste Hô Chi Minh. Mais le président craint la réaction des soutiens communistes du Nord. La Chine a renforcé son dispositif aérien au sud du pays. C'est au début de 1964 qu'est créé le MACV-SOG, qui reprend le programme d'opérations spéciales de la CIA au Nord et le franchissement des frontières pour aller tâter la piste Hô Chi Minh et faire du renseignement. Les infiltrations s'accélèrent en 1964 : Nguyen Chi Tanh, qui va diriger le Viêtcong au Sud, emprunte la piste cette année-là. Les Américains obtiennent que l'aviation laotienne entame les bombardements aériens, modestes, avec des T-28.

Les attaques sur Bien Hoa et Pleiku entraînent l'intervention directe des Américains, avec la dégradation de la situation sur les Hauts Plateaux. La conférence de Honolulu en avril 1965 fixe les grandes lignes de l'engagement militaire américain au Sud-Viêtnam. Les Special Forces tentent de former leurs homologues sud-viêtnamiennes et encadrent déjà des milliers de montagnards. En août 1964 cependant, Hanoï fait emprunter la piste au premier bataillon constitué qui reste d'un seul tenant durant le trajet. A la fin de l'année et jusqu'en mars 1965, ce sont les 3 régiments de la division 325 qui empruntent la piste, sans subir trop de pertes de par l'action de l'aviation américaine. Un autre régiment indépendant utilise la piste dans la même période. Le général Tue, qui prend le commandement du Groupe 559 en avril, dispose d'effectifs considérables et de moyens du génie de plus en plus lourds (mécanisés). Les unités nord-viêtnamiennes commencent à attaquer les camps des Special Forces sur les Hauts-Plateaux, comme Duc Co, qui n'est sauvé que par l'intervention d'unités américaines extérieures.

C'est à la même époque, à la mi-1965, que Hanoï demande et obtient le soutien des Chinois, qui expédient des divisions de terrassiers et antiaériennes au Nord-Viêtnam. L'intervention est calibrée mais peut déraper sur une plus grande échelle, ce que craignent plus que tout les Américains. Ce problème va empoisonner toute la stratégie américaine au Viêtnam, d'autant que les Soviétiques fournissent aussi à partir de 1965 quantité d'armements, dont les premiers SAM. Aux Etats-Unis, l'opposition à la guerre enfle et les premiers Américains font le voyage à Hanoï.

La 1st Cavalry Division arrive bientôt au Sud-Viêtnam. Cette nouvelle formation ne va pas attaquer la piste Hô Chi Minh à travers la Thaïlande, comme le voulait son patron, le général Kinnard, mais sauver la situation sur les Hauts Plateaux où les régiments nord-viêtnamiens attaquent les camps des Special Forces. Westmoreland craint que le Sud-Viêtnam ne soit coupé en deux. La cavalerie sauve le camp de Plei Me, réalise une poursuite agressive jusqu'à la frontière cambodgienne, mais la bataille de Ia Drang s'avère particulièrement dure. Westmoreland est impressionné : il pense avoir remporté une victoire, mais en réalité le Nord reste maître du terrain et peut combler ses pertes, sévères, car la piste Hô Chi Minh n'est pas interrompue. Le MACVC-SOG, qui comprend 3 500 hommes en 1966, réalise des incursions au Laos, ramène des prisonniers et même des preuves du transfert d'unités complètes du Nord et de pièces d'artillerie, mais même avec le soutien aérien, il manque de forces d'intervention au sol pour exploiter ses découvertes. Malgré la multiplication des frappes aériennes au Laos, en employant jusqu'aux B-52, la piste fonctionne en permanence, et les troupes commencent à être transportées par camion.

15 régiments passent au sud en 1966, quelques autres en 1967 mais surtout des réserves pour combler les pertes. Les Américains étudient un échantillon de 800 prisonniers nord-viêtnamiens : presque tous sont des paysans, des soldats expérimentés, et membres du Parti. Il y a des célibataires mais aussi des hommes mariés. Les deux tiers des soldats viennent des provinces au nord de la zone démilitarisée, et la plupart n'ont aucune habitude de la jungle. Ils reçoivent un entraînement pour le passage sur la piste. Pour nettoyer le flanc est de la piste, les Nord-Viêtnamiens font tomber le camp d'A Shau en mars 1966. La piste est déjà organisée en stations à intervalles réguliers (binh tram). Les unités nord-viêtnamiennes s'installent autour de Khe Sanh pour protéger le corridor Nord-Viêtnam-Laos près de la frontière avec le Sud. Le Groupe 470 commence à prolonger la piste au Cambodge. Le MACV-SOG multiplie les incursions mais ne peut endiguer le flot, la piste débouchant déjà vers Dak To sur les Hauts Plateaux et se prolongeant au sud.

Westmoreland et les conseillers de Johnson bâtissent des plans, qui ne seront jamais appliqués, pour résoudre le problème de la piste Hô Chi Minh. Un premier projet prévoit une invasion en force du Laos pour nettoyer tout le dispositif ; une version plus réduite consiste à barrer la piste au niveau de Tchepone. L'autre version prévoit carrément une invasion du Nord-Viêtnam. Au-delà des risques internationaux, ce sont les coûts politiques qui dissuadent Johnson de franchir le pas. Reste la solution préconisée par McNamara, de plus en plus hostile à l'intervention américaine : la barrière. Mais l'ambassadeur américain au Laos ne veut pas en entendre parler : la ligne McNamara ne sera donc installée qu'au sud de la zone démilitarisée au Sud-Viêtnam. Les Américains tentent également de modifier la météo pour provoquer des pluies et inonder la piste, ou la transformer en torrent de boue (!), sans grand succès. En face, Hanoï se décide pour une offensive généralisée au Sud en 1967, pour le début de l'année suivante. Il s'agit notamment de capitaliser sur les ressources fournies par les soutiens extérieurs, entre lesquels l'équilibre est de plus en plus difficile à maintenir. Des milliers de combattants sont infiltrés dans les derniers mois de 1967, et le trafic de camions explose. Un bo doi capturé a même été transporté en hélicoptère sur une partie du trajet...

Westmoreland veut sa bataille autour de Khe Sanh, tête de pont d'une possible invasion du Laos et proche de la piste Hô Chi Minh. Pour les mêmes raisons, les Nord-Viêtnamiens cherchent à éliminer cette épine dans leur flanc, en engageant pour la première fois des blindés à Lang Vei, en janvier 1968. La piste permet aux Nord-Viêtnamiens de soutenir logistiquement l'effort du Têt et de combler rapidement les pertes subies avec des soldats venus du Nord. Westmoreland, qui monte l'opération Pegasus pour dégager Khe Sanh assiégée, envisage encore une extension des combats au Laos. Mais le Têt achève de démoraliser Johnson, qui abandonne la partie en mars 1968 en annonçant son choix de ne pas se représenter à l'élection présidentielle. Westmoreland lui-même est bientôt remplacé par Abrams.

A Nakhon Phanom, en Thaïlande, les Américains installent un système de surveillance électronique de la piste (les Pinball Wizards), avec des ordinateurs, qui permet les frappes des nombreux appareils engagés, dont les gunships à hélice qui opèrent de nuit. Le MACV-SOG, à cause du Têt, opère surtout au Sud, mais les incursions au-delà des frontières sont rendues de plus en plus dangereuses par la sécurité installée par les Nord-Viêtnamiens, sans compter leur réseau d'espionnage au Sud. Coup sur coup, les Américains perdent deux bases importantes du MACV-SOG, Kham Duc, prise par les Nord-Viêtnamiens durant la seconde vague du Têt en mai 1968, et Khe Sanh abandonnée en juin.

Nixon cherche à préparer l'opinion américaine à l'impossibilité d'une victoire militaire, tout en continuant à soutenir le sud et en terminant la guerre "honorablement" et rapidement. Cette stratégie suppose un rapport de forces favorable aux Américains et donc un renouveau de l'emploi de la force. Mais elle relance la contestation aux Etats-Unis, même si Washington profite du coup d'Etat au Cambodge qui place Lon Nol au pouvoir en 1970 pour détruire une bonne partie de la logistique de la piste sur place, avec leur courte incursion. 433 000 tonnes de bombes tombent sur la piste en 1969, via les B-52, les gunships ou les appareils tout temps.

 70 000 combattants passent au Sud en 1969, surtout des unités spécialisées comme les sapeurs. La défense antiaérienne a été considérablement renforcée et les gunships deviennent vulnérables. En 1970, Abrams est surtout préoccupé par la viêtnamisation. Par contrecoup, l'incursion au Laos, en février 1971, est une affaire sud-viêtnamienne, les Américains ne pouvant plus opérer au-delà de la frontière, officiellement du moins. Les Américains réoccupent cependant la zone frontalière, et Khe Sanh, et restaurent -provisoirement- la route n°9. Les Nord-Viêtnamiens, prévenus de l'opération, sont en réalité présents en force autour de Tchepone, où doit terminer l'incursion au Laos. Hanoï a tôt fait de repousser l'ARVN, prise en écharpe en mars sur les deux flancs de la pénétration, avec chars et artillerie lourde. Les Sud-Viêtnamiens ont tout de même eu le temps de découvrir un pipeline en dur installé le long de la piste Hô Chi Minh...

Des soldats américains refusent même d'entrer au Laos pour secourir les Sud-Viêtnamiens qui retraitent, preuve de la désintégration morale de l'armée américaine dans les dernières années du conflit. La multiplication des sites SAM et même l'intervention de MiG nord-viêtnamiens rendent dangereuses les missions aériennes au-dessus de la piste. Lam Son 719 montre surtout que l'armée nord-viêtnamienne est un adversaire redoutable et que l'ARVN n'a pas encore les moyens de lui faire face. Hanoï profite de l'élan pour sécuriser la piste au Laos, tandis que la contestation à la guerre face à Nixon atteint des proportions inégalées aux Etats-Unis. Au moment de l'offensive de Pâques en 1972, le Groupe 559 aligne 96 000 hommes (!) pour entretenir et garnir la piste. En 1973, c'est une véritable route qui va jusqu'au massif de Chu Pong, à côté de Ia Drang, à deux voies, et jusqu'au sud et la province de Tay Ninh sur une voie. 100 000 hommes arrivent au Sud cette année-là, 80 000 de plus l'année suivante. Lors de l'offensive finale contre le Sud, la division 316 est entièrement convoyée par une flotte de 500 camions. Paradoxalement, la piste a transformé la machine de guerre nord-viêtnamienne en une force conventionnelle de premier ordre, tout comme la décision prise trop tôt d'accélérer la guérilla pour l'emporter au sud ; et paradoxalement, les Etats-Unis ne peuvent plus affronter l'adversaire sur un plan conventionnel en raison des coûts politiques de leur intervention. Un million de bo dois ont emprunté la piste pour aller se battre au Sud. Le trajet a forgé toute une génération. Si l'armée américaine a déployé des trésors de technologie et un matériau humain de premier ordre pour interdire la piste, la mission était condamnée d'avance car la cible était déjà très organisée quand les premières opérations du MACV-SOG et autres sont intervenues. La barrière est inopérante car non étendue au Laos ; les projets d'invasion repoussés de peur d'une intervention chinoise ou soviétique et en raison des coûts politiques domestiques. Hanoï a réussi à mettre en oeuvre la piste de bonne heure alors que les Américains n'ont pas réussi à obtenir l'adhésion franche de la population : c'est donc le Nord-Viêtnam qui a gagné très tôt plutôt que les Etats-Unis qui ont perdu.

Avec ce livre, Prados signe sans doute la meilleure synthèse disponible sur l'histoire de la piste Hô Chi Minh. Il est dommage que les références citées en notes ne soient pas récapitulées dans une bibliographie ; l'ouvrage mériterait probablement, d'ailleurs, une réédition, pour profiter des découvertes récentes de la recherche (accès à des sources supplémentaires, etc). L'historien, à partir du microcosme de la piste (qui occupe néanmoins une place fondamentale dans le conflit), montre combien la guerre du Viêtnam est d'abord et avant tout une guerre entre Viêtnamiens, et non pas internationale, et combien celle-ci a été remportée sur des aspects logistiques.


Jean-Yves LE NAOUR, A. DAN, Sébastien BOUET, La faute au Midi, Grand Angle, Bamboo Editions, 2014, 48 p.

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Synopsis : Le 21 août 1914, les soldats provençaux du XVe corps sont lancés dans la bataille de Lorraine, sans appui d’artillerie. C’est un massacre. 10 000 soldats sont fauchés par les obus et la mitraille avant même de voir un seul casque à pointe. Pour Joffre, généralissime des armées françaises, cette défaite est catastrophique, car elle ruine ses plans. Afin de se dédouaner, il rejette la faute sur les soldats du Midi, à la mauvaise réputation. Humble combattant provençal, Auguste Odde, comme trois autres soldats, participe à cette affreuse bataille. Blessé au bras, il est soupçonné de lâcheté et risque la peine de mort...

Encore un volume "one shot" de la collection Grand Angle de Bamboo Editions, pour commémorer le centenaire de la Grande Guerre. Avec toujours Jean-Yves le Naour au scénario, sur un sujet qu'il connaît bien pour y avoir consacré un livre aux éditions Vendémiaire : le discrédit jeté sur les soldats méridionaux, en août 1914, pour l'échec de l'offensive française en Lorraine. Comme dans le volume sur François-Ferdinand, un encart de 8 pages en fin de volume rappelle cet épisode historique peu glorieux qui donne la matière à l'album. Le XVème corps, composé de soldats du Midi, tombe dans le piège tendu par les Allemands en Lorraine, malgré les avertissements d'une reconnaissance aérienne et des habitants du cru, et à cause de l'empressement à en découdre de Foch. Le XXème corps, composé de Lorrains, lâche en premier, et le XVème, dont le flanc est découvert, suit. Les méridionaux se reprennent quelques jours plus tard mais il faut à Joffre un bouc-émissaire pour justifier l'échec de son plan de bataille. C'est lui qui souffle au ministre de la Guerre Messimy que les méridionaux, par leur lâcheté, ont fait capoter l'opération. Messimy utilise les services du sénateur de la Seine, Gervais, pour répandre l'information dans la presse. Le tollé est tel que Messimy doit rendre son portefeuille quelques jours plus tard, le 25 août. Mais le mal est fait : un médecin-major examine 16 blessés dans la nuit du 10 au 11 septembre et en identifie 6 comme coupables de "mutilation volontaire". Une cour martiale condamne les 6 hommes à mort le 18 septembre, et 2 d'entre eux, Auguste Odde, le personnage principal de la BD, et Joseph Tomasini, sont exécutés le lendemain. En raison du contexte de guerre, les garanties habituelles de la justice ont été supprimées : l'iniquité de la sentence s'en trouve renforcée. Un chirurgien découvre quelques jours plus tard que les soldats du Midi ont bien été blessés par des éclats d'obus allemands. Les deux soldats sont réhabilités en septembre 1918, le docteur qui les avait condamnés est blâmé. En mars 1919, des représentants de l'Etat viennent présenter leurs excuses aux familles, avec croix de guerre et médailes militaires comme "baume réparateur".




Dans la bande dessinée, Jean-Yves Le Naour choisit de relater les faits, sans s'attacher, faute de place, à l'explication des causes profondes de cet incident dramatique : pourquoi l'application folle de l'offensive à outrance en Lorraine, pourquoi le mépris des méridionaux a-t-il si bien fonctionné (même s'il l'explique rapidement dans l'encart final), pourquoi surtout les cours de justice militaire avaient obtenu de tels pouvoirs exceptionnels, choses qui pour certaines ont été bien travaillées par certains écrits (comme je le disais sur François-Ferdinand, une bibliographie sommaire pour creuser ne serait pas de trop, comme dans la collection Ils ont fait l'histoire de Glénat). La finalité du propos est cependant très pédagogique : à travers le personnage d'Auguste Odde, J.-Y. Le Naour laisse entrevoir le parcours de soldats partis faire leur devoir mais qui ont été pris au piège d'une mécanique folle, sans aucun recours possible. Dans cette bande dessinée, l'histoire prend le pas sur la fiction. Le travail ayant bénéficié de la collaboration des Archives départementales des Bouches-du-Rhône, on regrette d'autant plus de ne pas connaître dans l'encart les sources de ces faits historiques peu connus jusqu'à récemment. 


Thierry DESJARDINS, Avec les otages du Tchad, Paris, Presses de la Cité, 1975, 288 p.

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Thierry Desjardins, qui a à son actif une longue carrière au Figaro, livre en 1975 un de ses premiers ouvrages (sur une trentaine) consacré à son périple auprès des otages français retenus au Tchad. Desjardins accompagne sur place Pierre Claustre, le mari de l'ethnologue Françoise Claustre, prise en otage en 1974 par la 2ème armée du FROLINAT commandée par Hissène Habré et Goukouni Oueddeï, dans le Tibesti, en compagnie d'un coopération français, Marc Combe, et d'un Allemand, le docteur Staewens (dont la femme a été tuée au moment de l'enlèvement).

En route pour le Tchad via Alger, Desjardins rencontre Abba Siddick, un des fondateurs du FROLINAT réfugié à l'étranger et qui est fortement contesté par les combattants du FROLINAT, en particulier ceux de la 2ème armée, qu'il n'apprécie pas beaucoup, ainsi qu'il le confie au journaliste. Passant par In Aménas, désormais de sinistre mémoire, Desjardins se crashe avec Claustre sur le Tibesti, où leur avion se pose en catastrophe. Puis ils sont récupérés par les combattants d'Hissène Habré.

Claustre et Desjardins sont hébergés dans des conditions spartiates, qui sont celles en réalité du quotidien des Toubous de l'insurrection. Le journaliste retrace à grands traits - parfois un peu trop grands- l'histoire de la contestation du régime de Tombalbaye. Il a cependant raison d'insister sur le fait que malgré l'intervention française, le FROLINAT, malgré ses difficultés et ses dissensions internes, n'a jamais été complètement éradiqué, d'autant plus pour la 2ème armée des Toubous qui est progressivement soutenue par la Libye de Kadhafi (même si Habré n'apprécie guère l'ingérence libyenne). Claustre évoque pour Desjardins le commandant Gourvennec, un Français à la triste réputation, plus ou moins lié au SDECE, qui dirige le service de renseignements de Tombalbaye. Il raconte aussi l'enlèvement de son épouse, qui fournit l'occasion aux Toubous de capturer leurs premières Land Rover -lointains prémices de la "guerre en Toyota" de 1987... Claustre prétend qu'une opération a été conçue pour libérer les otages, avec la participation de 150 paras tchadiens soutenus par les AD-4 locaux, mais qu'elle n'a jamais été mise en oeuvre en raison de problèmes insurmontables.

Desjardins a des mots durs pour le commandant Galopin, le négociateur français envoyé auprès de Hissène Habré et retenu à son tour en août 1974 -même si effectivement le personnage a participé à la répression orchestrée par le régime tchadien. Il est intéressant de voir aussi que les premiers véhicules récupérés par les Toubous sont réparés par les Français, Claustre, puis plus tard Combe - les Tchadiens savent les conduire mais n'en maîtrisent pas encore la mécanique. Desjardins sépare assez articiellement Habré, le "révolutionnaire", de Oueddeï, le "guerrier", alors que les deux oeuvrent de concert, même s'ils finiront par se brouiller. Le journaliste et Claustre sont en fait arrivés alors que Habré ordonnait l'exécution du commandant Galopin, en avril 1975. Claustre négocie la libération de sa femme contre 500 millions de francs en liquide pour acheter des armes (4 Land Rover, 2 AML, 1 500 paires de chaussures, 1 000 fusils FN FAL, etc) et 500 millions sur des comptes en banque en Suisse. Pour Desjardins, l'enlèvement des otages par Habré sert surtout à ce dernier à obtenir une image internationale, et des fonds, pour se propulser à la tête du FROLINAT en évincant Siddick, réfugié à l'extérieur, tout en ralliant les autres composantes du mouvement.

Dans la nuit du 12 au 13 avril 1975, Tombalbaye est renversé par un coup d'Etat militaire qui propulse au pouvoir le général Malloum. Mais les Toubous n'en ont cure. Lors des déplacements en véhicule, Desjardins décrit le ravitaillement en essence qui s'opère via des bidons cachés sur l'itinéraire. A Gouro, il rencontre Adoum Togoï, le chef d'état-major de Habré. C'est lui qui a mené l'enlèvement des otages. Il précise que la 2ème armée du FROLINAT ne compte à l'époque que 850 combattants et manque de cadres (50 à 60 seulement). Desjardins est assez déçu de sa rencontre avec l'otage Marc Combe. Au Borkou, on remarque que le FROLINAT dispose aussi de quelques Toyotas fournies par les Libyens.

Desjardins, par contre, ne verra jamais Françoise Claustre, probablement parce que Habré ne le souhaitait pas. D'ailleurs ce dernier met à l'épreuve le journaliste qui craint, un temps, d'être lui aussi retenu en otage (!). Desjardins affirme avoir eu entre les mains une feuille où Galopin avait listé pour Habré les armes et munitions à fournir par Claustre... Le 2 mai 1975, il est de retour à Paris. Un mois plus tard, Marc Combe parvient à s'évader avec un des véhicules pris par les Toubous lors de sa capture.

Le témoignage de T. Desjardins, bien que limité de par sa méconnaissance initiale du Tchad et des soubresauts survenus depuis l'indépendance (ainsi que de l'histoire longue du pays), a en revanche l'avantage de nous présenter, vu de l'intérieur, le CC-FAN -ou 2ème armée du FROLINAT) entre la fin de l'opération Limousin et l'offensive de 1977-1978 appuyée par la Libye, c'est à dire à un tournant. La prise d'otages d'Hissène Habré relance les Toubous et montre que l'insurrection tchadienne n'est pas écrasée. Avec le soutien libyen, elle prendra une nouvelle expression, entraînant l'intervention française de 1978. Je signale aussi que ce volume, que j'ai acheté d'occasion, a été visiblement annoté par un militaire français ayant participé aux opérations sur place (Limousin en particulier). Ce militaire, qui prend plaisir à insulter Desjardins ("gauchiste", "salopard", etc), fournit cependant quelques commentaires intéressants et corrige certaines des erreurs du journaliste (sur les opérations ou les thématiques miltaires, les personnages aussi, en particulier les officiers tchadiens qu'il a manifestement côtoyés). Une lecture dans la lecture, en somme...


[Nicolas AUBIN] Cédric Mas & Daniel Feldmann, Montgomery, Economica, 2014, 180p.

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Nicolas Aubin propose cette fiche de lecture "croisée", si l'on peut dire, entre ce Montgomery écrit à quatre mains et celui paru à peu près en même temps dans la collection "Maîtres de guerre" chez Perrin. Je suis en train de lire l'ouvrage de D. Feldmann et C. Mas, en revanche, je n'ai pas encore pu me procurer celui d'A. Capet. Je rejoins déjà N. Aubin sur certaines conclusions mais j'aurais probablement un avis, aussi, un peu différent, d'autant que je connais par exemple beaucoup mieux le "cas" Rommel que le "cas" Montgomery.

Après avoir revisité Rommel, Cédric Mas et Daniel Feldmann se sont attelés à son "meilleur ennemi" Montgomery. L'ouvrage reste fidèle à la ligne éditoriale de la collection "Guerres et guerriers":
  • brièveté,
  • problématique axée sur la carrière militaire et
  • choix assumé de dépasser le récit biographique au profit d'une analyse.
Elle exige de la part des auteurs un exercice de style redoutable: conserver un subtil équilibre entre densité et clarté, entre concision et précision, entre le factuel et l'analytique. Disons-le franchement, seule une poignée d'écrivains en maîtrisent la recette et je n'ai que rarement lu des ouvrage aussi réussis de ce point de vue. Les progrès sont considérables depuis leur "Rommel". Là où ce dernier, à force d'être épuré et concentré en devenait clinique, Montgomery conserve une fraicheur remarquable. Maîtrisant parfaitement l'équilibre de leur propos, ils ont su introduire la vie privée – une vie touchante aux accents dramatiques - à bon escient donnant ainsi de la chair au récit tout en éclairant sa carrière militaire. Sceptique initialement avec ce format, je suis maintenant séduit. Le Rommel ne me paraissait pas être une biographie mais davantage une enquête sur le soldat car si l'on comprenait le Renard du désert, on ne le voyait pas vivre. Ce n'est pas le cas pour Montgomery. Son portrait moral est parfaitement cerné, son itinéraire décrit et explicité. Ma seule critique récurrente concerne la portion congrue accordée à l'appareil critique. Les auteurs n'y sont bien sûr pour rien et tentent de faire au mieux en proposant en début de chapitre une liste des ouvrages utilisés, mais ce n'est qu'un pis-aller. 



En choisissant, Montgomery, Cédric Mas et Daniel Feldmann comble un vide aussi béant qu'incompréhensible dans le paysage éditorial français, un vide propice à la circulation de clichés et d'idées-reçues qui parasitaient toute notre compréhension de la guerre en Afrique et à l'ouest. Il ne s'agit en effet pas d'un anodin général, encore moins du prétentieux médiocre, dépourvu d'imagination, incapable de saisir les opportunités offertes, auquel on l'a souvent réduit en France à la suite des Américains en y ajoutant notre "british bashing" national, mais :
  • d'un obscur lieutenant, chef de peloton sans réel appui politique, sans talent apparent mais à la motivation hors du commun, dévoué à son métier, qui s'est élevé au sommet de la hiérarchie jusqu'à devenir Chief of the Imperial General Staff. Tout au long du récit, on reste confondu devant le décalage entre sa personnalité et le monde policé de l'aristocratie militaire britannique.
  • d'un homme dont la carrière a embrassé un demi-siècle de l'Inde à la Palestine, du sable d'Egypte aux bureaux de l'OTAN
  • D'une personnalité hors du commun, vaniteux, fasciné par son image et les relations publiques et en même temps au caractère impossible ce qui est largement à l'origine des polémiques à son sujet
  • du seul Britannique aux victoires définitives remportées contre un ennemi redoutable et dont les échecs n'ont jamais été des défaites,
  • du seul général à avoir su employer une armée britannique aux lourdes carences et qui a pour cela inventé ni plus ni moins qu'une nouvelle approche du commandement,
Pour ces cinq raisons, la découverte de la vie de Monty est passionnante. Elle s'inscrit au cœur de l'histoire de la 2e guerre mondiale, au cœur de l'histoire de l'armée britannique, au cœur de l'histoire militaire.

Cédric Mas et Daniel Feldmann sont les premiers en français à se questionner sur l'art du commandement de Montgomery– en Angleterre, Stephen Hart les a précédé (cf ColossalCracks, Montgomery's 21st Army Group in NW Europe) mais sans en chercher les racines. Cédric Mas revient entre autre sur l'introduction du "piège tactique" qui lui donne la victoire à El Alamein, un "piège" que l'historien avait déjà identifié dans son El Alamein. Il s'agit en apparence d'une attaque prudente qui encourage les Allemands à faire donner leurs réserves mobiles pour repousser de suite les Britanniques. Monty parvient à réussir l'impensable : détruire, en attirant à lui les groupes mobiles ennemis et briser son appareil mécanisé sans même l'encercler. Les grandes forces de Montgomery, sont d'une part d'avoir compris que la Blitzkrieg n'était pas la solution unique à la guerre mécanisée - à la différence de nombre de ses prédécesseurs, il ne cherche pas à singer son adversaire - et d'avoir ensuite su construire un antidote efficace à la portée de ses troupes. Mais les auteurs soulignent que cette innovation tactique s'inscrit dans une pensée opérationnelle globale : "La réflexion militaire de Montgomery ne se concentre pas vers un type d'armée ou une tactique comme la Blitzkrieg ou la manœuvre des tanks, mais vers le commandement lui-même, l'organisation de l'armée, l'entraînement, la planification, la sélection des hommes et leur moral. Doté d'une motivation hors du commun, passionné par son métier au point que sa dévotion absolue à son poste déconcerte ceux qui le croisent, Montgomery à une vision "systémique" des armées qui s'opposent sur un champ de bataille, voyant au-delà des combats pour aborder les opérations avec un regard holistique, qu'il cultive comme d'autres leur vista tactique. Ses succès ne sont ni des hasards, ni l'exploitation d'erreurs de l'adversaire : il gagne parce qu'il crée une situation dans laquelle il ne laisse aucune chance à l'ennemi". Il "embrasse l'armée comme un ensemble déployé dans l'espace, le temps mais aussi dans les esprits". Sur ce plan, il est un général moderne qui prend acte de la complexification technologique et logistique, de l'irruption de la sphère médiatique. Montgomery n'est pas un tacticien, n'est pas un instinctif à la mode allemande, c'est un manager réaliste et pragmatique finalement bien plus adapté à l'emploi d'une armée du XXe s en particulier d'une armée britannique aux lourdes carences. Il est "the right man at the right place". Mais, négligeant à théoriser sa pensée, victime d'une conception de la guerre "moins sexy" que celle de Patton ou des généraux allemands, incapable après-guerre de nourrir correctement sa légende, l'apport de Monty à l'art du commandement est tombé dans l'oubli ou a été réduit à des clichés.

Au cœur d'un ensemble chronologique très cohérent, quelques chapitres ressortent : les deux sur la première guerre mondiale qui sont l'occasion à travers l'itinéraire de Monty de découvrir l'armée britannique et le monde méconnu d'officier d'état-major, ceux sur la guerre du désert et celui sur la Sicile – mon préféré – où l'on découvre comment il a évité un probable fiasco en arrachant le remaniement des plans de débarquement déjà validés par Eisenhower, imprimant de fait sa marque sur une grande partie des opérations de libération de l'Europe.

Essayant de prendre des notes, j'ai découvert à quel point les auteurs avaient su extraire la substantifique moelle de leur sujet. Il est tout simplement impossible de prétendre résumer leur propos tant ils maitrisent l'économie de mots : pas une phrase inutile, pas une répétition. Ainsi malgré ses 180 pages, le Monty de Mas et Feldmann est plus riche que son homologue paru au même moment – Montgomery, l'artiste des batailles, Perrin, 2014 - écrit par l'universitaire Antoine Capet, long de 400 pages.

Une comparaison entre les deux ouvrages tourne en leur faveur. Antoine Capet se concentre sur l'homme dans son siècle et ne tire aucun enseignement, aucune conclusion novatrice sur le modèle de commandement de Montgomery – le sous-titre "l'artiste des batailles", bien mal choisi puisque révélateur d'une incompréhension du style Monty n'est d'ailleurs pas explicité dans le corps du texte. Le livre d'Antoine Capet n'est pas mauvais, loin de là, il serait sorti seul que nous l'aurions loué d'avoir comblé ce vide mais, force est de constater en le comparant au Mas/Feldmann, qu'il s'alimente en de longues citations tirées auprès des mémoires du Vicomte d'El-Alamein – ce qui n'est pas une mauvaise idée en soi mais à condition de les confronter à d'autres archives - et comporte de longs récits des opérations au point d'en oublier Montgomery. En conséquence, à l'image des mémoires de Montgomery le récit se focalise sur les années de la 2e guerre mondiale délaissant celles que Montgomery lui-même préférait taire ( la 1ere guerre mondiale en particulier réduite à neuf pages – contre 22 dans le M/F ). Mas et Feldmann évitent ce piège. Enfin Antoine Capet, spécialiste incontesté de la société anglo-saxonne, souffre de ne pas être assez versé dans la polémologie et ne semble pas avoir consulté les ouvrages sur la nouvelle histoire de l'armée britannique : French, Buckley (et bien sûr le Colossal Cracks de Hart). Au contraire de C. Mas et D. Feldmann qui sont avant tout des experts de la dimension militaire du 2nd conflit mondial (C. Mas travaille depuis plus de dix ans le sujet et plus particulièrement la guerre du désert, leur bibliographie compte neuf pages, à comparer aux 11 titres du livre d'Antoine Capet). En conséquence bien que deux fois plus courte, leur biographie est plus complète, même si bien sûr le format oblige à être plus succinct dans la présentation des faits ou l'étalement des sources. Curieusement la où l'on pourrait attendre un universitaire – sur le terrain de la mémoire et de l'historiographie – c'est une nouvelle fois C. Mas et D. Feldmann qui consacrent un chapitre sur le mythe "fragile " de Monty.

Une telle entreprise aurait pu faire basculer les auteurs dans l'hagiographie, il n'en est rien. Ils ont su éviter l'empathie et n'ont pas été victimes d'une souche mutante du "syndrome de Stockholm" et là encore, le propos parait plus équilibré que dans le Capet. Il est d'ailleurs utile de lire en parallèle les Mémoires de Montgomery justement rééditées cette année.

Sur le fond, la seule petite critique – et encore est-ce moins une critique que l'occasion d'ouvrir un débat entre passionnés -, se trouve dans des passages quelque peu rapides sur les événements de septembre 1944. Les auteurs ne soulignent pas assez, à mon sens, que les choix risqués de Montgomery (option d'une stratégie du front étroit, op. Market-Garden, négligence à Anvers), en rupture avec sa philosophie, s'expliquent largement par les consignes que lui imposent Churchill et Brooke, à savoir maintenir l'armée britannique en pointe de l'effondrement du nazisme pour défendre au mieux le statut de grande puissance et le rayonnement de la Grande-Bretagne à un moment où le simple jeu démographique et économique relègue ce pays dans l'ombre de la superpuissance américaine.

L'ouvrage est indispensable et novateur, remarquable tant sur le fond que dans sa forme… et s'il ne fallait en lire qu'un sur Montgomery, à n'en pas douter ce serait celui-là.

Nicolas Aubin.

Mary R. HABECK, Storm of Steel. The Development of Armor Doctrine in Germany and the Soviet Union, 1919-1939, Cornell University Press, 2003, 309 p.

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Mary R. Habeck est une spécialiste des relations internationales. Diplômée de l'université de Yale, elle est professeur d'études stratégiques à l'université John Hopkins. Par ailleurs, elle maîtrise également le russe.

Dans cet ouvrage important paru en 2003, elle cherche à comprendre comment les Allemands ont pu maîtriser en 1941 une technique efficace et innovante dans l'emploi de leurs forces mécanisées, alors que cinq ans avant l'opération Barbarossa, les Soviétiques disposaient de l'organisation la plus sophistiquée en ce qui concerne l'arme blindée. La question a donné lieu à de multiples réponses, privilégiant, selon Habeck, les facteurs internes. Gudmundsson insiste sur la reprise des tactiques des Stormtruppen ; Citino souligne la construction de ce qui devient la Blitzkrieg face à la "menace" polonaise, puis met en avant le rôle de von Seeckt qui aurait jeté les bases théoriques transformées en doctrine pratique par des innovateurs plus jeunes. Corum insiste aussi sur le rôle de von Seeckt. Côté soviétique, on met en lumière la volonté de créer un art de la guerre prolétarien différent de celui du monde capitaliste, sans parler du rôle de certaines personnalités, Toukhatchevsky et Triandafillov pour l'URSS, Guderian pour l'Allemagne. Or, en réalité, l'Armée Rouge et la Reichswehr, puis la Wehrmacht, ont développé des théories similaires, qui ne sont pas liées à un copiage de l'adversaire, mais bien à des influences et des idées communes à propos de l'art de la guerre. En particulier, les deux armées s'inspirent de l'exemple britannique de l'utilisation des chars. Mais les réticences quant à l'emploi des chars ne sont vaincues qu'à partir de 1926, en raison de l'amélioration technologique des blindés. C'est là que les personnalités entrent en jeu : même si, côté allemand, Guderian ne fait que prolonger un effort collectif de la Reichswehr. Même situation du côté soviétique, où la mise au pinacle de Toukhatchevsky est le fait de son disciple Isserson, alors que l'effort est là aussi collectif. Les deux armées peuvent aussi appliquer leurs nouveaux concepts car elles sont soutenues par le pouvoir politique, Staline jusqu'en 1936 et Hitler à partir de 1933. L'Armée Rouge et la Reichswehr partagent un autre point commun, celui d'avoir privilégié un art de la guerre offensif, mobile, mais qui ne néglige pas l'infanterie dans le cadre d'un système de combinaison des armes. En somme, elles ont greffé toutes deux les progrès technologiques sur des doctrines anciennes. En URSS en revanche, l'Armée Rouge a dû attendre qu'un complexe militaro-industriel soit créé avant de réfléchir à la mécanisation/motorisation. En 1936, les deux armées ont des conceptions similaires. L'URSS démonte l'oeuvre de réflexion collective car elle n'a pas réussi à mettre en oeuvre la bataille/l'opération en profondeur lors des exercices, ce qui discrédite ses partisans ; en outre elle tire des conclusions des "petites guerres" des années 30 qui ne correspondent pas à ce schéma. Côté allemand, les succès du début de la guerre ne doivent pas masquer le fait que la Wehrmacht n'a pas su résoudre deux problèmes qui seront fatals : la question logistique et surtout la coopération chars-infanterie, cette dernière évoluant majoritairement à pied et ne disposant pas de moyens de transport mécanisés pour suivre les chars.



Habeck découpe sa comparaison de la naissance des doctrines d'emploi des chars chez les Allemands et les Soviétiques en différentes phases chronologiques. La première, de 1919 à 1923, est baptisée celle de la "machine non terminée". Les Allemands, avec l'apparition du tank durant la Première Guerre mondiale, font le choix délibéré d'en voir plutôt les faiblesses techniques que les succès sur le terrain. Ils insistent au contraire sur les techniques de lutte antichar pour l'infanterie. Le rôle des chars, pour eux, ne devient patent que lors de la grande contre-offensive alliée d'août 1918. Mais la Reichswehr, dans ses premières années, ne se focalise pas sur le char. Les bolcheviks, à la même époque, empruntent beaucoup à l'expérience du front ouest pour leur propre doctrine. Ce n'est qu'avec la guerre civile qu'ils utilisent les chars et commencent à en voir les effets. Mais l'Armée Rouge hérite de cette expérience de guerre mobile et considère encore le char comme un outil de la guerre de positions, notamment, là aussi, en raison de ses limites techniques. La doctrine d'emploi des chars n'est pas modifiée. Du côté de la Reichswehr, on se concentre d'abord sur la construction d'un corps d'officiers à toute épreuve, et non sur les questions matérielles. Il faut les écrits de quelques pionniers, comme Volckheim, pour que le char ne sombre pas complètement dans l'oubli. L'Armée Rouge connaît aussi une baisse d'effectifs et une restructuration après la fin de la guerre civile. Néanmoins, un commandement de l'arme blindée est établi en son sein, qui est cependant supprimé en 1924. La situation économique de l'URSS est telle que les chars sont parfois utilisés pour le labour (!). Des pionniers, là aussi, commencent à envisager l'utilisation future du char comme véritable arme indépendante, empêchant qu'il tombe dans les limbes de l'URSS.

Entre 1923 et 1927 prend place de part et d'autre un débat sur la mécanisation de la guerre. L'Armée Rouge perd un soutien des chars avec l'élimination de Trotsky. Mais les améliorations techniques poussent Soviétiques et Allemands à s'interroger sur le facteur décisif dans la guerre : le matériel ou le moral, avec des positions relativement similaires. Au nom de l'idéologie prolétarienne, de l'art de la guerre historique russe et de la situation économique, le débat appartient en URSS au moral, comme en Allemagne. En outre, l'URSS ne dispose pas encore de la base industrielle nécessaire pour soutenir une guerre mécanisée. Voilà pourquoi les Soviétiques pensent que les théoriciens britanniques comme Fuller vont trop loin. Mais cette position est érodée par les avocats du matériel qui soulignent les améliorations techniques rapides des chars. En Allemagne, après 1925, c'est ce dernier point qui donne l'avantage aux chars, mais ses partisans se heurtent à de fortes oppositions dans la Reichswehr, auxquelles répondent aussi, d'ailleurs, les théoriciens soviétiques. Les défenseurs du moral sont persuadés que l'Allemagne peut surmonter toute nouvelle technologie et que celle-ci a en réalité atteint ses limites, et que l'état de l'économie allemande ne permet pas le recours massif aux chars. Les partisans des chars pensent d'ailleurs à une armée réduite, professionnelle, ce qui n'est pas du goût de beaucoup de monde dans la Reichswehr. Le débat sur le maintien dans sa forme traditionnelle, ou non, de la cavalerie, commence à tourner en défaveur de celle-ci en 1927, moment où même von Seeckt a basculé en faveur des chars. C'est cette année-là également que les Soviétiques lancent un programme de trois ans pour la construction de premiers véhicules blindés.

La technologie triomphe entre 1927 et 1929, moment où débute aussi la collaboration germano-soviétique quant aux chars. Dopés par les expériences britanniques et les écrits de Fritz Heigl, certains officiers allemands comme Guderian s'intéressent de plus en plus aux blindés. L'état-major allemand a déjà tranché en faveur des chars, cependant. Heigl, lui, plaide pour une mécanisation ou motorisation totale des forces armées, ce qui n'emporte pas l'adhésion de tous. Les Soviétiques, qui ont lancé leur programme de construction de chars, ouvrent l'école de Kazan, en juillet 1927, pour bénéficier des avancées techniques des Allemands. Mais ceux-ci utilisent encore de nombreux chars factices dans leurs exercices. En 1928, Toukhatchevsky s'intéresse finalement aux chars mais ses désirs de production massive se heurtent à la réalité économique de l'URSS, incapable de produire des quantités énormes de chars. La collaboration avec les Allemands ne donne pas les résultats escomptés mais les doctrines allemande, soviétique et britannique, cette dernière inspirant les deux autres, sont néanmoins remarquablement proches. L'URSS est convaincue désormais de l'utilité des chars et d'un besoin de production massive, mais comme l'Allemagne, peine à appliquer ses théories. L'arrivée des premiers chars allemands fin 1929 à Kazan n'y change rien. En revanche, Triandafillov publie cette année-là son maître ouvrage qui raffine l'art opératif en gestation et attribue un rôle clé aux formations blindées opérant de manière indépendante. Ces innovations passent dans les manuels de campagne soviétiques, même si la production ne suit pas encore.

Les années 1930-1931 tournent entre le consensus et le conflit. Toukhatchevsky veut des chiffres de production de chars astronomiques, bien au-delà des capacités de l'économie soviétique. C'est pourquoi l'URSS se tourne vers les réalisations étrangères, pour démarrer sa propre production de chars. Les premiers blindés soviétiques s'inspirent de modèles anglais, américains ou allemands. Mais les Soviétiques ont du mal à traduire dans leurs exercices leur doctrine de plus en plus évoluée. Les Allemands, au contraire, forment un noyau de spécialistes des blindés à Kazan. La Reichswehr, en raison du format réduit de l'armée, ne développe pas encore une vision grandiose de l'emploi des chars et de leur organisation. En revanche, les Allemands considèrent comme fondamentale la combinaison des armes, et évitent le piège britannique du "tout blindé". Ils choisissent d'abord un char léger parce qu'il coûte moins cher et qu'il est plus facile à produire. La coopération à Kazan bat de l'aile, d'autant plus qu'en 1931 l'industrie soviétique commence enfin à sortir des chars en quantité, ce qui fait d'ailleurs augmenter les exigences des responsables militaires comme Toukhatchevsky. Les Soviétiques font aussi le choix de chars légers, T-26 et BT. Toukhatchevsky veut créer des unités mécanisées indépendantes tout en mécanisant l'infanterie et la cavalerie, non sans mal pour cette dernière. La théorie de la bataille en profondeur, par contre, s'impose. L'URSS perd cependant en 1931 deux grands théoriciens militaires, Triandafillov et Kalinovskii. Alors que l'Allemagne recrée une organisation pour quelques unités indépendantes de chars, malgré des oppositions internes fortes, l'URSS, qui adopte la bataille en profondeur, peine à l'appliquer concrètement.

1932-1933 voient la fin de la collaboration germano-soviétique. L'URSS produit maintenant des chars en quantité et a une doctrine bien établie, la bataille en profondeur. L'Allemagne, avec l'arrivée au pouvoir d'Hitler, retrouve confiance et ne voit plus l'intérêt de poursuivre l'expérience de Kazan. Les Allemands ont la liberté d'expérimenter les prototypes, les doctrines et l'organisation des chars. Les manoeuvres confirment le potentiel des machines. Pour les Soviétiques, l'expérience de Kazan n'est pas nulle mais la production de chars ne justifie plus le maintien de la collaboration. L'Armée Rouge essaie de coordonner l'action des autres armes avec celle des blindés, mais pour la cavalerie, cela pose de nombreux problèmes, alors que le rôle de l'infanterie est réaffirmé. Les Soviétiques rencontrent toujours de grandes difficultés à traduire sur le terrain leurs constructions théoriques. Le problème se pose notamment pour les blindés chargés de l'exploitation la plus lointaine sur les arrières adverses. Les Allemands, eux, développent dès 1933 l'idée de divisions blindées indépendantes combinées à des divisions motorisées plus légères. L'URSS produit désormais des milliers de chars, avec une quantité considérable de modèles différents, le tout pour une bataille en profondeur sur 100 à 150 km derrière les lignes ennemies. Les manoeuvres soviétiques tentent de traduire ce qui devient l'opération en profondeur : si la coopération blindés-aviation progresse, on ne peut pas en dire autant pour le reste.

Le "changement de position" entre Soviétiques et Allemands se fait progressivement entre 1934 et 1936. Les Allemands n'arriveront jamais à produire autant de chars que les Soviétiques, mais l'organisation structurelle des unités blindées rejoint celle de l'Armée Rouge. La mécanisation de la cavalerie fait son chemin, tout comme la réflexion autour de la combinaison des armes à partir de 1934. Côté soviétique, les manoeuvres de 1934 désespèrent ceux qui rêvent d'appliquer l'opération en profondeur. Le doute s'installe et certains théoriciens proposent de revenir à la prééminence de l'infanterie sur les chars. En 1935, Hitler réarme officiellement l'Allemagne : les premières Panzerdivisionen sont créées, les manoeuvres confirment les réflexions sur l'emploi des chars. D'autant que Beck, contrairement à ce qu'affirmera plus tard Guderian, est favorable à la mécanisation, même s'il estime qu'elle ne peut être étendue à toute l'armée. Les Soviétiques quant à eux réintroduisent un rôle plus important pour l'infanterie dans les manoeuvres de 1934-1935, et insistent moins sur les formations indépendantes de chars, rejoignant de la même façon la doctrine allemande. En outre, les Allemands se trouvent confrontés aux mêmes problèmes que les Soviétiques pour ce qui concerne la production des chars, mais leurs objectifs sont plus réalistes. Par ailleurs ils séparent clairement le rôle des divisions blindées de celui des formations plus légères, le tout en coopération étroite avec les autres armes. La direction soviétique, quant à elle, se fait de plus en plus critique sur l'emploi des chars en 1936.

C'est alors que les deux armées sont en pleine réorganisation doctrinale qu'éclate la guerre d'Espagne à l'été 1936, conflit qui va servir de banc d'essai pour l'emploi des chars. Les Soviétiques se battent aussi contre les Japonais en Extrême-Orient. Les républicains ne sont pas capables d'exploiter leur supériorité numérique et matérielle, grâce aux chars soviétiques. Les Allemands trouvent plus faciles d'améliorer leurs tactiques que de développer de nouveaux chars pour contrer, en particulier, les T-26. La réflexion de Guderian en 1937 rejoint certains concepts soviétiques, même s'il n'offre pas de solution à la coopération chars-infanterie. Les Allemands, qui n'ont utilisé que le seul Panzer I en Espagne, doivent analyser l'emploi des chars par leur adversaire. La Wehrmacht tire deux leçons du conflit : les chars allemands se sont montrés inférieurs, mais en même temps, les blindés, dans les deux camps, ont été utilisés à contre-emploi, pas selon la doctrine pour laquelle ils avaient été conçus, et l'armée allemande refuse donc de se baser sur la guerre d'Espagne pour tirer des enseignements valables pour un prochain conflit majeur. Les Soviétiques, au contraire, pensent que le conflit montre la validité du rôle de soutien d'infanterie des chars, ce qui suppose l'abandon de l'opération en profondeur et autres concepts développés depuis dix ans. Au printemps 1937, les purges décapitent les partisans de ces théories, dont Toukhatchevsky, et l'entraînement et la production s'en ressentent également. Les Allemands, eux, doivent également répondre aux difficultés posées par l'amélioration des armes antichars et par la coopération chars-infanterie. Ils adoptent une vue de compromis sur la nature du prochain conflit. Les Soviétiques, de leur côté, tentent de rationnaliser la production en limitant le nombre de modèles. Le chaos créé par les purges explique la piètre performance soviétique au lac Khasan, à l'été 1938, face aux Japonais. Les Allemands, qui cherchent encore à améliorer la coopération chars-infanterie, mettent la main en mars 1939 sur l'industrie tchécoslovaque, qui avec les modèles Skoda renforce leur potentiel blindé. L'Armée Rouge a cependant davantage de chars, mais peine à mettre en oeuvre les solutions tactiques suite au changement de doctrine. D'autant que la bataille de Kalkhin-Gol contre les Japonais semble valider, de fait, le concept d'opération en profondeur abandonné depuis les purges. Les leçons des opérations menées par Joukov sont cependant enterrées.

En septembre 1939, la campagne de Pologne valide le concept allemand des Panzerdivisionen alors que les divisions légères sont rapidement démantelées. Côté soviétique, la piètre performance des blindés aboutit à la disparition des corps mécanisés. En revanche, on accélère la production d'un nouveau modèle, le T-34, promis à un glorieux destin. Le désastre finlandais renforce l'Armée Rouge dans l'idée d'une coopération des chars avec l'infanterie, avec de petites unités. La campagne de France et son succès triomphant poussent la Wehrmacht à développer ses unités de chars, mais lui donne aussi un trop-plein de confiance qui s'avère catastrophique. L'armée allemande et ses chars ne sont en effet pas taillés pour une guerre contre le géant soviétique. D'autant que l'Armée Rouge revient aux corps mécanisés après la défaite de la France. Habeck termine sur l'idée que 4 facteurs ont conduit à un développement similaire de la doctrine blindée en Allemagne et en URSS : l'inspiration britannique, une lecture commune de la façon dont les chars doivent être utilisés durant la prochaine guerre et de la façon dont la technologie influe sur ce processus, un art de la guerre offensif, mobile, mettant en oeuvre la combinaison des armes, centré sur l'infanterie mais ouvert à l'innovation, et la production de théoriciens innovateurs soutenus à un moment donné par leurs supérieurs et le pouvoir politique. Au registre des différences, les Allemands privilégient une structure de commandement très décentralisée, dans la lignée des Stormtruppen, contrairement aux Soviétiques. Jusqu'en 1926, les deux armées ne croient pas que le char puisse changer les formes de la guerre. C'est avec l'amélioration des chars que l'Allemagne et l'URSS adaptent leur outil militaire, toujours basé sur le même fond, à cette nouvelle technologie. Les deux armées ont bénéficié du soutien du haut-commandement et du pouvoir politique, avec des nuances entre les deux pays (opposition Voroshilov-Toukhatchevsky, par exemple, qu'on retrouve moins côté allemand). Les Soviétiques croient pouvoir tirer des leçons des conflits des années 30 alors que les Allemands sont beaucoup plus sceptiques. Mais ceux-ci n'ont pas résolu deux problèmes importants : l'avancée simultanée des chars avec les autres forces et le ravitaillement en carburant d'une masse de blindés. Les Soviétiques, malgré leurs formidables avancées doctrinales, n'ont pas été capables de les mettre en oeuvre et sont revenus à une vision plus simpliste de la guerre. Finalement, aucune réflexion théorique de l'entre-deux-guerres n'a été capable de préparer correctement l'une et l'autre puissance au changement décisif que représente l'avènement du moteur : seule l'expérience de la guerre le fera.

Bien que dépourvu de bibliographie récapitulative (seules les notes apparaissent en bas du texte, il faut les lire pour repérer toutes les sources de l'historienne), l'ouvrage de Mary Habeck est tout simplement fondamental pour qui s'intéresse à la naissance de la doctrine d'emploi des chars en Allemagne et en URSS, de la fin de la Première Guerre mondiale au début de la Seconde Guerre mondiale. Utilisant de manière extensive sources allemandes et russes, ainsi que de nombreux travaux secondaires surtout anglo-saxons et allemands, Habeck démontre avec brio que l'Allemagne et l'URSS ont suivi un chemin similaire jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, même si une rupture majeure survient en 1936-1937, lorsque la première prend le pas sur la seconde. Habeck, contrairement à Citino (qui est d'ailleurs une des sources principales de Jean Lopez en ce qui concerne la vision qu'a celui-ci de l'art de la guerre allemand, en particulier), ne considère pas, ainsi, l'art de la guerre allemand ou soviétique comme un bloc monolithique ou intangible, ou bien que les deux nations sont séparées par un gouffre doctrinal infranchissable. Bien au contraire : en montrant les sources d'inspiration communes, elle permet au lecteur d'être plus nuancé, d'éviter les raccourcis, les simplifications, quant à la comparaison entre arts de la guerre allemand et soviétique, où les passerelles et les points communs sont en réalité nombreux, peut-être plus que les différences. Une lecture séminale pour mieux comprendre les deux adversaires de la guerre à l'est pendant la Seconde Guerre mondiale.



Peter TREMAYNE, Le cavalier blanc, Grands Détectives 4764, Paris, 10/18, 2013, 378 p.

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Eté 664. Soeur Fidelma, après avoir résolu une enquête difficile à Rome au service du pape, s'est embarquée pour Marseille en laissant frère Eadulf dans la cité des papes, afin de rejoindre la route des pèlerins. Son navire est cependant bloqué par la tempête à Gênes. Venant au secours d'un moine agressé par deux mystérieux spadassins, elle décide de gagner l'abbaye de Bobbio, maison-mère de ce dernier, et qui abrite aussi l'un de ses anciens maîtres, frère Ruadan. Mais le chemin jusqu'à Bobbio va se révéler semé d'embûches...

On ne présente plus Peter Tremayne, pseudonyme de Peter Berresford Ellis, auteur prolifique des enquêtes de la religieuse irlandaise dans les îles britanniques et l'Europe du VIIème siècle de notre ère. Ce 22ème volume (moins deux si l'on compte les deux recueils de nouvelles intercalés) a la particularité de proposer un retour en arrière. Comme l'auteur l'explique lui-même, l'idée lui en est venu à un colloque à propos de son oeuvre qui s'est tenu en 2008 dans l'abbaye de Bobbio, fondée par un moine irlandais des plus célèbres, Colomban, qui apparaît fréquemment (en citation) dans les aventures de Fidelma. D'où une histoire intercalée entre le deuxième volume, Le suaire de l'archevêque, où l'Irlandaise s'occupe d'un meurtre important à Rome, et Les Cinq Royaumes, dont l'intrigue se passe à nouveau en Irlande. Nous sommes donc à l'été 664, entre ces deux épisodes.

Comme toujours, l'intrigue fonctionne plutôt bien, même si on remarque une certaine continuité dans le schéma, à force... et il manque toujours autant de plans pour pouvoir se situer (abbaye de Bobbio, château de Vars, etc) malgré la présence d'une carte générale du Val Trebbia. Simplement, le contexte italien remplace le contexte irlandais avec l'affrontement entre ariens et nicéens, et entre Lombards. Ici Tremayne arrive à combiner, encore une fois, un arrière-plan historique original (le nord de l'Italie sous la domination lombarde), et une intrigue efficace et relativement complexe, dont il est difficile de démêler l'écheveau jusqu'au bout. Malgré le retour en arrière, qui pouvait laisser sceptique, Le cavalier blanc se révèle finalement meilleur que son prédécesseur, Un calice de sang.






Le Tchad au temps de Largeau 1900-1915, Pour mieux connaître le Tchad, 2003, 48 p.

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Ce court ouvrage qui ne fait même pas 50 pages est en réalité un petit catalogue d'exposition issue du musée des troupes de marine de Fréjus. Les documents ont été rassemblés par Marie-José Tubiana, une spécialiste de l'histoire du Tchad.

Le catalogue commence par une citation de l'historienne qui montre combien les Français, quand ils ont entamé la colonisation du Tchad, ont eu à faire face aux sultans, et peu, finalement, au sud du pays. Une bipartition politique qui a été le cadre de la formation du Tchad contemporain. En vis-à-vis se trouve la page de garde du Coran de Rabah, adversaire des Français lors de la pénétration au Tchad.

Outre les clichés de Victor-Emmanuel Largeau, on retiendra les 3 cartes précisant, pour la première, les trois missions françaises aboutissant au Tchad (avec la progression figurée de Rabah et de la Sénoussiya), pour la seconde l'extension vers l'est (1906-1912) et pour la troisième l'extension vers le nord (1913-1915). Parmi les photos originales, celles montrant la progression des Français vers le Dar Sila, dans l'est du Tchad, ou bien encore celles montrant le sultan et les forces du Ouaddaï. Ou bien encore celles montrant l'avance des Français sur les paysages magnifiques et hostiles de l'Ennedi.

Parmi les photos les plus poignantes, on note celles montrant l'assaut sur la zawiya d'Aïn Galakka, bastion de la Sénoussiya, en novembre 1913. Le dessin du vapeur Léon-Blot, utilisé par la mission Gentil lors de la pénétration au Tchad, vaut également le détour. Il y a aussi cette mise en parallèle, sur la même double page, d'un cavalier bornouan et de la Ford T de la circonscription française d'Abéché, auxquels on peut rajouter cette photo des cavaliers Moundang parés pour une fantasia. Tous ces clichés sont pour la plupart tirés de L'Illustration, entre 1900 et 1914, et ont été pris, pour ceux dont l'auteur est connu, par des militaires français (capitaine Arnaud, sergent Béchaud par exemple). Une courte bibliographie mentionne 6 ouvrages à consulter pour aller plus loin, notamment sur les photographies.

Tom MANGOLD et John PENYCATE, The Tunnels of Cu Chi. A Harrowing Account of America's "Tunnel Rats" in the Underground Battlefield of Vietnam, Presidio Press, 2005, 299 p.

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Tom Mangold et John Penycate sont deux correspondants de guerre britanniques, travaillant pour de grands quotidiens anglais. Ils ont couvert la guerre du Viêtnam ainsi que d'autres conflits à travers la planète. En 1985, ils livrent cet ouvrage consacré aux fameux complexes de tunnels de Cu Chi, un succès éditorial constamment réédité depuis (cette version date de 2005). Les deux journalistes ont pu, à partir de 1978, se rendre au Viêtnam pour visiter Hanoï et Hô Chi Minh Ville (Saïgon). C'est durant ce séjour qu'ils rencontrent le capitaine de district de la guérilla à Cu Chi pendant la guerre du Viêtnam, et qu'ils ont l'idée de bâtir un livre sur les tunnels. Ils peuvent alors rencontrer de nombreux vétérans, alors que du côté américain, ils auront le plus grand mal à retrouver et à faire parler les "rats de tunnel"...

Les tunnels de Cu Chi sont l'ensemble le plus complexe d'un système qui, à son sommet, s'étend quasiment depuis Saïgon jusqu'à la frontière cambodgienne. Ces tunnels n'ont pas été construits sur ordre de Hanoï mais sont une réponse de la guérilla sudiste au pilonnage de l'artillerie, de l'aviation, et à l'utilisation des défoliants, entre autres facteurs. Cu Chi est un district stratégique : situé près de Saïgon, il est également sis non loin de la frontière cambodgienne, par où transite la logistique du Viêtcong. Les tunnels existaient déjà sous le Viêtminh, contre les Français. Ils sont relancés lorsque le Nord-Viêtnam réactive la guérilla au sud, sous l'étiquette du Front National de Libération, en 1960.



L'opération Crimp, la première mission Search and Destroy conduite en janvier 1966 par les Américains dans le district de Cu Chi après leur intervention directe, montre déjà que l'armée des Etats-Unis n'est aucunement préparée à affronter le défi posé par les tunnels. Le Viêtcong disparaît sous terre à l'approche de l'adversaire, laisse des pièges et de petites arrière-gardes pour harceler les Américains. Les Australiens, qui participent à l'opération Crimp, sont les premiers à descendre sous terre pour combattre le Viêtcong dans ses refuges, non sans pertes. Ils essaient d'enfumer les tunnels avec une machine, sans succès. Les Américains, eux, ont recours aux lance-flammes. Le choc est rude néanmoins avec la découverte du complexe de tunnels de Cu Chi et une masse de documents à leur propos : le Viêtcong est un ennemi bien plus coriace qu'escompté.

Le Viêtcong, à Cu Chi, est d'abord composé d'habitants du Sud-Viêtnam. Au moment de l'intervention américaine, les cadres sont souvent d'anciens sudistes exilés au nord après 1954 et revenus au Sud via ce qui devient la piste Hô Chi Minh. La guérilla ne peut pas tenir sans le soutien d'une bonne partie de la population. Le sol de Cu Chi se prête bien à la construction de tunnels, chose qui n'est pas une nouveauté dans l'histoire militaire du Viêtnam. Très élaborés, construits en fonction du physique des Viêtnamiens, les tunnels reflètent cependant la hiérarchie, aussi, au sein du Viêtcong, qui doit en permanence camoufler les entrées et adapter les tunnels face à l'escalade des bombardements aériens.

La vie dans les tunnels est difficile. Préparer la nourriture chaude, même avec les "cuisines de Dien Bien Phu", est plus que compliqué. Le régime alimentaire est spartiate. En revanche, les tunnels servent de fabriques d'armes et de munitions, non seulement à partir des munitions américaines non explosées, mais de tous les objets abandonnés par les Américains, qui sont souvent réadaptés pour servir de pièges explosifs. Le Viêtcong dérobe en 1966 un char M-48 à l'ARVN qui sera retrouvé quelques années plus tard dans un tunnel. Les tunnels servent également à abriter les corps des tués au combat. Le Viêtcong craint cependant l'utilisation des gaz par les Américains, contre laquelle il trouve progressivement des parades.

Certains enfants de Viêtcong naissent sous terre, dans les tunnels, dans des conditions rudimentaires. L'ARVN, quant à elle, n'a jamais souhaité descendre sous terre pour combattre le Viêtcong dans ses bastions souterrains, et ce dès 1963, bien avant l'arrivée des Américains. Après l'opération Crimp, ceux-ci estiment qu'il faut créer des unités spécialisées pour combattre à l'intérieur des tunnels. Le capitaine Thornton dirige la première unité de "rats de tunnel", au sein de la 25th Infantry Division, justement stationnée dans le district de Cu Chi. Une douzaine d'hommes commandée par un officier qui, durant l'opération Crimp, en tant que membre d'une unité chimique, a utilisé gaz CS et explosifs pour tenter de détruire les tunnels.

Accompagnés par les Kit Carson Scouts, des Viêtcongs ralliés, les rats de tunnel s'équipent avec des armes de poing légère et maniables en milieu confiné : couteau, petits pistolets (Smith & Wesson calibre 38, par le Colt 45 trop bruyant et encombrant), éventuellement carabines M2. Dans le tunnel, communiquer est difficile : il faut inventer tout un système, de même qu'à la sortie, pour se faire reconnaître et pas "allumer" par les camarades restés à l'extérieur. Le Viêtcong protège les tunnels et leurs environs par toute une série de pièges : explosifs, armes blanches (pointes de bambou, etc), excréments pour favoriser les infections, positions pour tireur embusqué, etc. Dans les tunnels, les Américains se heurtent à toute une faune, utilisée dans les pièges par les Viêtcongs ou présente de manière naturelle : rats, scorpions, abeilles géantes, frelons, mille-pattes, araignées énormes, serpents, fourmis de feu, chauve-souris...

La 25th Infantry Division, qui arrive au Viêtnam à Cu Chi en janvier 1966 mais fournit du personnel sur place depuis déjà trois ans, construit son camp de base au-dessus du complexe de tunnels. Le Viêtcong pénètre fréquemment la base via les tunnels. La division doit organiser un camp d'entraînement aux tunnels pour préparer les nouvelles recrues. Les chiens de combat sont rapidement abandonnés pour la lutte anti-tunnels car le Viêtcong trouve vite des parades efficaces. Le Viêtcong infiltre ses agents dans le personnel viêtnamien utilisé par les Américains au milieu de la base. Lorsque les Américains nettoient le complexe de tunnels sous celle-ci, le Viêtcong en construit un autre tout autour, et ne cesse jamais les attaques. Les tunnels servent aussi à acheminer les troupes et les renforts près de Saïgon pour les grandes offensives. En février 1969, un commando parvient encore à s'introduire dans la base et à y détruire de nombreux hélicoptères américains.

Le Viêtcong bénéficie aussi de spectacles par des troupes itinérantes de comédiens, comme celui qui oeuvre pour le 267ème régiment à Cu Chi, et qui se retrouve un jour à combattre les Américains qui mènent une opération au-dessus des tunnels par hélicoptère. Les grandes opérations multidivisionnaires de Westmoreland, en 1967, visent en particulier les zones de complexes de tunnels. Cedar Falls, en janvier, s'abat sur le "Triangle de Fer" où les Américains croient que se trouve le QG du Viêtcong (ce qui est faux). Prévenu à l'avance, le Viêtcong évacue les lieux, et laisse les Américains tenter, en vain, de détruire les tunnels, tout en déplaçant de force la population pour faire le vide. En réalité, malgré la capture de nombreux documents, les tunnels restent, la population revient, et le Viêtcong aussi. Le Triangle de Fer sert de base de départ à l'offensive du Têt en 1968. Le Viêtcong, dans des conditions parfois cauchemardesques, pratique aussi des interventions chirurgicales dans les tunnels, qui comprennent des hôpitaux. Là encore, il fait notamment avec tout ce qui est récupéré sur les Américains.

Le Viêtcong craint surtout les opérations psychologiques mises en oeuvre par les Américains, dont le fameux programme Chieu Hoi (ralliement), qui fournit à l'ennemi les fameux Kit Carson Scouts utilisés pour explorer les tunnels, même si la défiance est parfois de mise. Les rats de tunnel, malgré tout un arsenal d'armes parfois plus dangereuses pour eux que pour le Viêtcong, conçues pour les aider, n'ont jamais découvert un moyen vraiment efficace de détruire les tunnels. En vérité, comme le montre quelques rapports après action bien documentés, le seul moyen de venir à bout des tunnels et d'y suivre le Viêtcong pour le traquer et l'éliminer. Mais les Américains ne généralisent pas les premières expériences empiriques pour former suffisamment d'hommes capables de telles missions, notamment dans les secteurs où se trouvent le plus de tunnels, ceux des 1st et 25th Infantry Divisions en particulier.

Les rats de tunnel doivent parfois affronter des combattants féminins, comme Vo Thi Mo, qui dirige une section combattante du Viêtcong exclusivement composée de femmes. Si la 1st Infantry Division crée sa propre équipe de rats de tunnel en 1967, la 25th Infantry Division ne prend pas conscience véritablement du problème et préfère recourir à d'autres solutions, moins efficaces. C'est dans l'équipe de la 1st Infantry Division que sert un des plus fameux rats de tunnel, un Cubain exilé aux Etats-Unis, le sergent Pete Rejo.

En 1968, l'offensive du Têt sur Saïgon est montée, très largement, à partir du réseau de tunnels de Cu Chi et du Triangle de Fer. Les sapeurs qui attaquent la capitale sud-viêtnamienne y ont préparé leurs attaques. Après le Têt, les Américains multiplient au-dessus des secteurs de tunnels les largages de défoliants, les frappes d'artillerie, les patrouilles d'hélicoptère Cobra, tandis que le programme de pacification dans les villages bat son plein. Mais ce sont les B-52, rapatriés pour des missions au sud après l'arrêt des bombardements sur le nord en octobre 1968, qui vont pulvériser les tunnels avec leurs tapis de bombes. Néanmoins, les chefs militaires nordistes se réinstallent dans le secteur pour planifier l'assaut final sur Saïgon en 1975. Les tunnels montrent combien le Viêtcong a su se montrer tenace et endurant pendant la "guerre américaine", entre 1965 et 1973.

Bien pourvu en cartes, muni d'un schéma type du complexe de tunnels Viêtcong qui a inspiré bien des illustrations, le livre se présente, ainsi que je l'ai déjà dit plus haut, comme un classique. Indispensable pour qui s'intéresse un tant soit peu à la guerre du Viêtnam.


Antoine BANGUI, Prisonnier de Tombalbaye, Monde noir poche, Paris, Hatier, 1980, 160 p.

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Antoine Bangui-Rombaye, né en 1933 à Bodo, dans le sud du Tchad devenu cotonnier de par l'entreprise du colonisateur français, a été ministre du premier président du Tchad indépendant, François Tombalbaye, à partir de 1962. Dix ans plus tard, en juillet 1972, Antoine Bangui est jeté en prison par le président tchadien. A ce moment-là, Tombalbaye, qui fait face à une rébellion, le FROLINAT, affaiblie mais non éradiquée par l'intervention française durant l'opération Limousin (1969-1971), se rapproche des pays musulmans et se lance dans un nationalisme débridé tout en se posant en champion du tiers-mondisme. Remodelant son régime à parti unique, Tombalbaye fait arrêter Antoine Bangui qui, selon Bernard Lanne, spécialiste de l'histoire politique tchadienne, avait eu l'imprudence de demander la création d'un poste de Premier Ministre. La version d'Antoine Bangui, à prendre avec des pincettes comme tout témoignage qui se respecte, est évidemment légèrement différente. Néanmoins, il passe bien trois années en prison avant d'être libéré par le coup d'Etat qui renverse et tue Tombalbaye en avril 1975.

Antoine Bangui, de par son expérience de prisonnier, expose dans son témoignage tous les défauts d'un régime présidentiel à parti unique, où l'exécutif concentre tous les pouvoirs. Bangui prétend avoir été arrêté par Tombalbaye en raison de la menace supposée qu'il représentait comme concurrent à la présidence, ce qui est un des prétextes effectivement avancés par le président. Appréhendé dans le sud par les Compagnies Tchadiennes de Sécurité, la garde prétorienne de Tombalbaye, Bangui est ramené à N'Djamena, où il doit subir des séances d'interrogatoires devant un président qui, d'après son récit, abuse de l'alcool (whisky en particulier), et demeure entouré par ses acolytes, véritables béni oui-oui.

En prison, Bangui a la chance de pouvoir compter, malgré des conditions de détention déplorables, sur des soutiens extérieurs qui lui permettent de vivre à peu près correctement. Il ne sera jamais torturé, contrairement à d'autres prisonniers du régime tchadien.  En août 1972, Bangui est déplacé dans une prison répugnante de sa ville natale, pour subir une humiliation publique devant les habitants du cru. De retour à N'Djamena, les conditions d'emprisonnement suscitent l'ennui, la lassitude, l'abattement même, chez Bangui.

En juillet 1973, Bangui est transféré par les CTS dans la prison de Bongor, au sud du Tchad. Il a peur d'être exécuté mais il atterrit en fait dans une prison où la discipline est plus relâchée mais où les détenus n'en souffrent pas moins. La nourriture est atroce, l'hygiène affolante. Les Massas, qui habitent la région et qui forment le gros des détenus de droit commun, sont régulièrement battus au fouet ou collés en cellule disciplinaire pour les tentatives d'évasion. Bangui arrive cependant à obtenir des cigarettes et même, une fois, un canard, par un co-détenu qui a ses entrées à Bongor. C'est en prison que Bangui apprend le retour à l'authenticité voulu par Tombalbaye (les villes rebaptisées, comme Fort-Lamy qui devient N'Djamena), le retour de l'initiation, pratique traditionnelle, les tortures en prison, l'assassinat de l'opposant Bono à Paris. Après l'enlèvement des 3 Européens par les Toubous du FROLINAT, en avril 1974, ceux-ci proposent des les échanger notamment contre des détenus emprisonnés par Tombalbaye, dont Bangui fait partie. Le 13 avril 1975, un coup d'Etat militaire voit la mort du président, et la libération d'Antoine Bangui.

Le témoignage d'Antoine Bangui laisse, quelque part, une impression d'inachevé. Si sa description de son emprisonnement, pendant presque trois ans, permet de voir le virage de Tombalbaye à la fin de son règne de l'intérieur, il n'en demeure pas moins que le livre commence en 1972 et pose l'auteur comme simple victime d'un régime de plus en plus policier. Or Antoine Bangui a été l'un des plus proches collaborateurs de F. Tombalbaye pendant dix ans, de 1962 à 1972, et les motifs de son arrestation ne sont peut-être pas complètement spécieux, comme il l'affirme ici -Bernard Lanne indiquant clairement, dans un article de référence sur la vie politique tchadienne, qu'A. Bangui a fait pression sur le président pour la création d'un poste de Premier Ministre taillé pour lui, ce que l'auteur n'évoque jamais. A ce jour, Bangui, auteur de plusieurs ouvrages relatant son implication dans la vie politique tchadienne jusqu'à aujourd'hui, n'est jamais revenu sur cette décennie passée aux côtés de Tombalbaye, et ce n'est probablement pas un hasard.


René-Joseph BRET, Vie du sultan Mohamed Bakhit 1856-1916, la pénétration française au Dar Sila, Tchad, Paris, Editions du CNRS, 1987, 258 p.

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Les éditions du CNRS ont eu l'excellente idée, en 1987, d'éditer ce texte, une biographie écrite par un officier des troupes coloniales françaises, le capitaine Bret, et qui évoque la vie d'un sultan du Dar Sila, Etat-tampon encastré, à l'est du Tchad actuel, entre le Ouaddaï et le Darfour. La vie du sultan Mohamed Bakhit est aussi l'occasion de présenter son peuple, les Dadjo. Bret se sert d'une variété de sources : correspondance en arabe, documents français, sources orales, etc. On sait fort de peu de choses du capitaine Bret : il a peut-être été en poste à Goz Beida en 1932-1933, il est décédé en 1940. Les auteurs regrettent qu'on n'en sache pas plus sur cet officier remarquable par son talent d'écriture.

Le capitaine Bret a divisé sa biographie en trois parties. La première raconte les années de jeunesse et la formation du futur sultan, entre 1856 et 1900. Bakhit est le fils de Issakha Abou Riché, fils aîné du sultan du Dar Sila, qui monte sur le trône en 1879. En 1883, Mohamed Bakhit participe avec son père à une expédition punitive contre les Arabes du Darfour, qui viennent de lancer un raid sur le Dar Sila. Dès le premier engagement, Bakhit fait la preuve de ses qualités de combattant. Cinq ans plus tard, alors que le Soudan est ravagé par l'insurrection mahdiste, Bakhit fait partie d'une armée de coalition qui part combattre les partisans du Mahdi au Darfour. A El-Fashir, cette coalition est battue par les mahdistes, très supérieurs en nombre. Abou Riché accueille le sultan du Darfour exilé, qui abuse de son hospitalité : Bakhit, en 1889, doit le chasser par la force. Peu après, le sultan et son fils mettent en déroute les Massalit qui ont razzié le nord du Dar Sila, en utilisant de nouvelles tactiques suite à l'adoption plus massive des armes à feu. Bakhit conduit encore une expédition punitive contre les populations au sud du Dar Sila.

Il monte sur le trône à son tour, en 1900, à la mort de son père Abou Riché. Son accession au pouvoir correspond à l'entrée des Français dans ce qui va devenir le Tchad. Bakhit prend lui-même l'initiative du contact avec les Français, et les premiers soldats arrivent à Goz-Beida, capitale du Dar Sila, en 1909. Largeau, qui s'installe au Tchad en février 1911, établit une convention avec le sultan en 1912 après être venu sur place. Il laisse des instructions précises au capitaine Gillet, qui commande la compagnie maintenue dans la localité. Mais le capitaine français se plaint en raison de la lenteur des fournitures exigées du sultan. Une agression contre un officier français en mars 1912 met à son comble l'excitation du capitaine Gillet, que Largeau doit tempérer. Un mois plus tard, l'arrivée de nombreux notables dadjo exilés au Darfour fait complètement paniquer Gillet, qui veut absolument recourir à la force, soutenu par le chef de bataillon Hilaire qui commande au Ouaddaï. Or le sultan n'a manifestement aucune intention hostile : il faut tout le sang-froid de Largeau pour éviter une confrontation armée, et celui-ci remplace séance tenante les officiers belliqueux. Le capitaine Mongelous remplace Gillet, avec là encore des instructions très claires de Largeau, qui quitte le Tchad en septembre 1912. L'officier français rétablit la confiance avec Bakhit mais sait aussi se montrer ferme quand le sultan tente, sans succès, de se rapprocher des Anglais qui contrôlent le Darfour. Le colonel Julien a remplacé Hilaire au Ouaddaï. Echange de présents et relations diverses se multiplient, Bakhit étant particulièrement intéressé par l'installation de la TSF à Goz-Beida. Un incendie se déclare aux abords du poste français ; le sultan aide les soldats à reconstruire la partie incendiée. Bakhit tombe malade à la fin de l'année 1913, laissant craindre que son fils Dahab, moins favorable aux Français, ne lui succède ; mais finalement le sultan se rétablit. Mongelous est remplacé par Simonet en novembre 1913, tandis que Largeau revient au Tchad. Parallèlement, Bakhit et les Français mènent des expéditions contre les pillards du Darfour, soutenus par Ali Dinar, une vieille connaissance du sultan du Dar Sila. Dahab, le fils de Bakhit, en revanche, échoue au combat contre les Rézégat. La situation générale change cependant en août 1914 avec le déclenchement de la guerre en Europe. La mobilisation fait évacuer du Dar Sila les unités françaises qui y étaient stationnées.

Le parti belliciste, hostile aux Français, relève la tête au Dar Sila avec l'appui de Dahab, le fils du sultan. Par ailleurs, Hilaire, le va-t-en-guerre de 1912, a repris la tête de la circonscription du Ouaddaï. Hilaire, qui cherche des prétextes, se laisse influencer par des dénonciateurs à sa solde dans Goz-Beida. En mai 1916, l'armée française marche sur le Dar Sila. Les Dadjo sont défaits après plusieurs rencontres, pendant l'une desquelles Abou Richéne, frère de Dahab mais hostile à sa ligne antifrançaise, trouve la mort à la tête de ses cavaliers. Dahab, lui, s'est enfui. La traque de Bakhit, qui a également pris la poudre d'escampette, dure plusieurs mois. Rattrapés en juillet 1916, le sultan et ses proches sont exilés dans le Logone, au sud-est de Fort-Lamy, bien loin du Dar Sila. Bakhit, usé par les événements, meurt d'une crise cardiaque en décembre 1916.

Le travail du capitaine Bret est largement tributaire de ses sources. La première partie, basée sur la tradition orale, tourne parfois à l'hagiographie. Le terme "expédition punitive chez les Noirs du sud", pour désigner la chasse aux esclaves vers 1895, laisse sceptique, car les Dadjos étaient probablement aussi noirs que leurs victimes : Bret assimile peut-être inconsciemment les Dadjos aux Arabes "blancs", car musulmans, alors que les Kirdi (païens) ne peuvent être que noirs... La deuxième partie est de loin la plus intéressante car elle montre la rencontre entre le sultanat du Dar Sila et les Français, et la façon dont les relations, plutôt cordiales au début, tournent à l'hostilité et à l'incompréhension en raison du manque de sang-froid de certains officiers. Et ce même si Bret semble parfois un peu optimiste au vu de ce "protectorat" qui n'aurait peut-être pas duré indéfiniment quand on regarde la façon dont Largeau traite les autres entités politiques présentes à l'arrivée des Français, dans ce qui devient le Tchad. D'autant que le Dar Sila était frontaliter du Darfour britannique, ce qui n'est pas anodin. D'ailleurs, en 1909-1910, la première pénétration française est déjà marquée par la crainte : le deuxième groupe envoyé l'est car des rumeurs font état du massacre du premier... pour Bret, chaque camp a compté des modérés et des belliqueux. La rupture en 1916 se produit d'abord parce que les autorités françaises ont relâché le contrôle sur les officiers bellicistes, et ensuite en raison de l'affaiblissement du sultan qui ne peut plus tenir le parti anti-français. Il n'en demeure pas moins qu'on a là un ouvrage de premier plan pour comprendre comment la France a imposé sa domination à un territoire qui allait devenir une immense colonie.


Jeffrey RACE, War Comes to Long An. Revolutionary Conflict in a Vietnamese Province, Université of California Press, 1972, 301 p.

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En 1972, Jeffrey Race sort cet ouvrage devenu depuis une référence dans l'étude de la guerre du Viêtnam : War Comes to Long An. Il y explique la victoire, dans une province du Sud-Viêtnam, d'un mouvement social révolutionnaire, conduit par le parti communiste, utilisant les techniques de la guerre populaire. Le livre se divise en deux parties : l'auteur se concentre dans la première, la plus longue, sur la période 1954-1965, où il analyse les facteurs ayant mené à la victoire du mouvement révolutionnaire. Une deuxième partie revient sur l'évolution de la situation avec l'intervention américaine. Race a lui-même été conseiller d'un chef de district sud-viêtnamien en 1967, dans une autre province : il est donc bien placé pour affirmer que les Américains ne se sont pas suffisamment intéressés au Viêtnam. Long An est une province emblématique : le chef de province dirige aussi, à partir de 1957, les forces militaires. Jeffrey Race travaille surtout à partir d'interviews avec les Viêtnamiens et de documents capturés.

Long An est une province du delta du Mékong, située à l'ouest et au sud de Saïgon. Son rôle de couverture de la capitale la rend stratégique. La fin de la guerre d'Indochine, en 1954, n'abolit pas la structure clandestine politique du Viêtminh qui s'y est installée. Les paysans sont particulièrement mécontents du système des conseils de villages qui donnent pouvoir aux grands propriétaires terriens pour conserver le contrôle du sol. Les chefs de province sous Diêm ne reconnaissent pas ce problème fondamental, mettant au premier plan comme explication de la résurgence de la guérilla la corruption des fonctionnaires ou leur incompétence. Le régime de Diêm, qui a d'autres préoccupations au départ, ne tarde pas cependant à militariser le chef de province qui en 1957 contrôle les forces militaires. La police secrète, la Cong An, traque les maquis dormants du Viêtminh. Le programme d'action civique mis en oeuvre dès 1955 ne prend pas, notamment parce que les cadres viennent du nord et du centre du pays qui ont une mentalité différente des gens du sud. Le Viêtminh a laissé de quoi ressusciter l'infrastructure politique et militaire au Sud-Viêtnam après 1954. Mais le parti ne coordonne pas son action au moment de l'écrasement des Binh Xuyen, en 1955, par Diêm ; en 1956, la situation devient difficile pour la structure clandestine viêtminh. Mais les paysans ne voient pas d'un bon oeil le retour des grands propriétaires exilés ni d'un régime dont les chefs ont collaboré avec les Français pendant la guerre d'Indochine.



Entre 1957 et 1961, la province de Long An est dirigée par Mai Ngoc Duoc. Duoc, élevé à Hué, place au premier plan la lutte anticorruption et la nécessité d'un contact avec le peuple, ainsi que de davantage de démocratie, sans obtenir de résultats probants. La province accueille un projet d'agroville en 1959 ; une redistribution des terres se met en place, mais les procédures et les freins bureaucratiques sont tellement lourds qu'une petite portion du sol seulement est concernée. Quand la guérilla relance sont activité, en 1959-1961, Duoc ne dispose que de forces de miliciens et de la police. En réalité, la situation est plus grave que le chef de province ne veut bien l'admettre. Les paysans de Long An n'ont aucune confiance dans le gouvernement et l'insurrection se nourrit de la désertion à la conscription militaire. L'insurrection, au plan militaire, ronge son frein et reste au plus bas en 1957. L'activité politique se limite surtout à une propagande dénonçant le gouvernement et appuyant sur des thématiques efficaces comme la question de la terre. Mais en 1959, l'insurrection, décimée par les coups de l'appareil répressif du régime, est mal en point dans la province.

L'insurrection est relancée sur décision du Nord-Viêtnam, qui ne fait cependant que suivre, selon l'auteur, le souhait des Sudistes eux-mêmes, qui sont nombreux à vouloir passer à l'offensive. Les unités militaires commencent à être réorganisées. Dans la province de Long An, l'insurrection liquide, pendant le Têt 1960 (18-25 janvier), 26 cadres du régime. L'effet est spectaculaire : les populations se placent sous la protection de l'insurrection. Le régime parvient moins à collecter les impôts, qui passent à la guérilla, laquelle accélère aussi l'effort sur la redistribution des terres. Le major Nguyen Viet Thanh, successeur de Duoc à partir d'octobre 1961, pense que le gouvernement a failli à déraciner les réseaux stay-behind du Viêtminh (ce qui est faux comme on l'a dit : des coups sévères ont été portés): il intensifie donc l'effort militaire, devant la montée en puissance la guérilla, et organise le programme des hameaux stratégiques dans la province. Mais le lieutenant-colonel Pham Anh, qui prend la suite en mai 1964, trouve une situation catastrophique. Il établit une "free strike zone" au nord-ouest de la province, pour entraver les déplacements du Viêtcong, fin 1964, en déplaçant 10 à 15 000 habitants. En 1965, le Viêtcong a doublé son premier bataillon de forces régulières, le 506ème, sans parler des unités de miliciens : il a gagné le combat dans les zones rurales et il est en mesure de s'emparer de la capitale de province et des 6 capiales de district, seuls ilôts restants du gouvernement sud-viêtnamien.

Pour Race, le succès communiste tient à des concepts qui influencent sa stratégie : celui de classe sociale, celui de contradiction sociale (tout est interprété, dans les conflits d'intérêt, en fonction de la lutte des classe provoquée par une organisation sociale donnée à un moment donné), celui de l'emploi de la force, celui de l'équilibre des forces, celui de sécurité (créer un environnement favorable dans la population), et celui de victoire (une supériorité décisive dans l'équilibre des forces, pour déterminer les actions de tous dans un environnement donné, du hameau au pays tout entier). La stratégie sociale vise à motiver les forces disponibles ; la stratégie militaire à appliquer la force, selon les enseignements de Mao notamment. En face, le gouvernement sud-viêtnamien n'a pas de stratégie cohérente, et surtout limite ses tentatives au seul domaine militaire. L'armée et la police ne sont pas taillées pour cette tâche énorme. Là où le Viêtcong développe un appareil local très nombreux, le gouvernement sud-viêtnamien s'arrête à l'échelon de la province et du district. L'armée du régime recrute par la conscription, transporte les recrues loin de chez elles, parfois d'un bout à l'autre du pays ; dans le Viêtcong, il est rare que la recrue quitte sa province d'origine. Le Viêtcong mène une politique de redistribution des richesses parmi les paysans alors que le gouvernement les accable sous des impôts qui profitent aux nantis. Il favorise le recrutement par classe sociale et l'avancement au mérite, contrairement au gouvernement. Il accueille tous les évadés, de ceux des organisations de jeunesse du régime, contraints, aux criminels de droit commun qui se voient offrir une place. Le gouvernement de Saïgon néglige les campagnes investies par le Viêtcong : il est piloté par des urbains, peuplé d'urbains qui se soucient avant tout des zones urbaines. Le Viêtcong met en avant des thèmes locaux pour ses partisans, pas des discours sur le communisme du Nord ou même nationalistes. Le régime de Diêm n'a pas été capable, surtout entre 1956 et 1959, moment le plus dur pour l'insurrection, d'exploiter des facteurs favorables. Il y a toujours eu des habitants du Sud pour rallier le Viêtcong ensuite car convaincus qu'ils y défendraient mieux leurs intérêts. En 1960, le Viêtcong est ainsi en mesure de détruire rapidement l'influence du gouvernement, déjà affaiblie, par la violence, tout en développant sa propre influence non pas par la violence mais l'incitation. D'autres explications fournies par les anciens chefs de province de Long An pour expliquer l'effondrement de la position du gouvernement sont moins convaincantes. L'insuffisance de sécurité renvoie à une conception uniquement militaire ; le terrorisme nie que le gouvernement a eu un effet bien plus destructeur sur les habitants que le Viêtcong (liquidations d'anciens Viêtminh, free fire zones, etc) ; l'infiltration venue du Nord est en réalité réduite jusqu'à l'intervention américaine ; l'insuffisance de la propagande gouvernementale nie aussi le fait que les hommes du gouvernement, de par leur origine, était en réalité peu en phase avec la population ; le sous-développement n'a pas facilité le travail du Viêtcong, tout comme la corruption, l'idéologie communiste non plus puisque le Viêtcong s'est montré très pragmatique ; la sous-administration invoquée ne remplace pas le manque de pertinence du contenu, tout comme la soi-disant absence de conscience nationale, alors que le Viêtcong travaille au niveau sub-local... pour Jeffrey Race, le Viêtcong réussit en raison d'une distribution de conflits parmi la population qui permet au parti de motiver un certain nombre de personnes jusqu'à la mort ; des faiblesses structurelles au sein du gouvernement qui le rend moins motivé et efficace face à l'organisation révolutionnaire ; et une faillite de compréhension de la part du régime de Saïgon, qui entraîne des réponses de plus en plus autodestructrices de son propre fait.

De 1965 à 1968, avec l'intervention américaine, la province de Long An illustre les difficultés du Sud-Viêtnam en miniature. Stratégique, la province est choyée par les Américains et les Sud-Viêtnamiens. Le pouvoir politique au sud se rétablir tant bien que mal ; des unités des 25th et 9th Infantry Divisions américaines y sont stationnées. En décembre 1967 arrivent les 3 premiers bataillons nord-viêtnamiens prévus pour l'offensive du Têt. La situation de la province, malgré la proximité de la capitale, reste précaire. Pourtant 17 600 soldats américains et sud-viêtnamiens font face à 3 700 adversaires. Ceux-ci ne cessent d'ailleurs d'augmenter en nombre, profitant de la désertion massive subie par l'ARVN. Le gouvernement ne peut accepter même un processus de "neutralisation" car il est en situation de faiblesse et très dépendant de l'aide extérieure, plus que le Viêtcong. Les Américains privilégient l'option de guerre conventionnelle qui inflige des pertes importantes aux civils, notamment par le biais des "free fire zones" qui entraînent une dépense astronomique de munitions. Même le programme Phoenix dans la province, qui apparaît le plus cohérent, obtient des résultats limités, car la PRU qui le mène est de taille réduite et ses renseignements restent fragiles. Le programme de reconstruction rurale reprend les idées déjà développées sous Diêm, sans plus de succès.

En 1970, alors que la guérilla a souffert des différentes offensives du Têt et de la pacification, la viêtnamisation étend le dispositif sud-viêtnamien avec les Forces Régionales et Populaires, qui sont développées. Le gouvernement sud-viêtnamien accélère la réforme de redistribution de la terre et des élections. Mais comme le fait remarquer Race, l'insurrection n'est pas annihilée.

War Comes to Long An est, et demeure, un classique pour les étudiants américains et autres universitaires spécialisés sur la guerre du Viêtnam. Race, ancien officier du MACV entre 1965 et 1967, a fait le choix de se concentrer, comme d'autres auteurs de livres phares du sujet, sur les Viêtnamiens (et non pas sur les Américains ou les Etats-Unis) et sur les circonstances du moment, non sur l'histoire longue du Viêtnam -il n'avait d'ailleurs par la formation universitaire pour y céder. Dans son analyse, Race explique que le gouvernement met en oeuvre une stratégie dite "de renforcement", en confortant la structure sociale existante, alors que le Viêtcong mène une stratégie de "préemption", en essayant d'étendre le noyau de ses partisans à travers la structrure sociale, à travers une "assimilation des forces". C'est la stratégie sociale du Viêtcong que le gouvernement n'a pas vu ou pas voulu voir et qu'il a été incapable de contrer. Race répond ainsi, alors que le conflit n'est pas encore terminé, au futur discours révisionniste de l'historiographie sur la guerre du Viêtnam, qui connaît un second soufle depuis une quinzaine d'années, tout en étant très contesté -à raison- par les autres écoles. Comparé au livre plus récent (1990) d'Eric Bergerud sur la province de Hau Nghia, qui a été taillée justement en 1963 à partir de celle de Long An, l'écart est patent : là où Bergerud se limite à une analyse purement militaire, Race explore lui le domaine des sciences sociales. Une version revue et augmentée du livre est parue en 2010. Race, qui est toujours resté modeste par rapport à son succès (il n'a pas connu de carrière fulgurante après cette publication), ne change pas le postulat selon lequel le Viêtcong avait déjà remporté la mise en 1965. Simplement, sa brillante analyse d'histoire et de science sociale montre que ceux qui ont remporté la partie ont oeuvré dans les décennies 1950 et 1960, et non dans l'histoire longue du Viêtnam.


Daniel FELDMANN et Cédric MAS, Montgomery, Guerres et Guerriers 27, Paris, Economica, 2014, 183 p.

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Après un premier volume dans cette collection Guerres et Guerriers d'Economica consacré à Rommel, avec des qualités certaines mais aussi quelques défauts liés au format, en particulier, Daniel Feldmann (effectivement bon connaisseur de la Seconde Guerre mondiale, même si le quatrième de couverture en rajoute un peu...) et Cédric Mas (auteur de nombreux articles dans la presse spécialisée en histoire militaire, et donc de plusieurs ouvrages, même si, là encore, le quatrième de couverture est assez dithyrambique) récidivent avec un Montgomery. Sans surprise, on retrouve un contenu propre à la collection et un style également propre aux deux auteurs : le propos se focalise essentiellement sur l'histoire militaire, en termes analytiques plus que descriptifs, et se destine davantage aux passionnés et aux spécialistes de la chose qu'au grand public, même si celui-ci peut y trouver matière à découverte.

Le ton est donné dès la (courte) introduction : les deux auteurs proposent une réhabilitation de Monty, certes adulé par les Britanniques, mais détesté par les Américains. Il est vrai que le personnage a suscité bien des controverses et qu'un regard posé, même en français (la bibliographie anglo-saxonne étant plus qu'abondante), peut être bienvenu. Pour le couple d'auteurs, la grande force militaire de Montgomery est de se concentrer sur le commandement, l'organisation de l'armée, l'entraînement, la planification. Il a une vision "systémique" du champ de bataille : les succès de Monty sont dus à une préparation méticuleuse qui ne laisse aucune chance à l'adversaire.



Fils de prêtre anglican, Montgomery est surtout élevé par sa mère, notamment à partir de l'installation en Tasmanie en 1889. Rebelle à l'autorité, il trouve peut-être un échappatoire avec l'armée, qui satisfait son besoin de reconnaissance. Il n'y entre d'ailleurs pas facilement et manque d'en être renvoyé, son caractère facétieux lui jouant des tours. En 1908, il est lieutenant au Royal Warwickshire Regiment et effectue son premier service en Inde. L'armée britannique, à la veille de la Première Guerre mondiale, souffre de graves carences. Monty n'en a pas forcément conscience mais il est déjà très critique à l'égard de l'institution.

En août 1914, Monty débarque en France avec le corps expéditionnaire britannique et connaît son premier combat le 26, où il manque d'ailleurs de se faire tuer. Son baptême du feu se termine en effet en désastre. Blessé en octobre, Monty termine ici son expérience de la Grande Guerre. Il devient instructeur en 1915. De retour en France avec la 35ème division en janvier 1916, Montgomery assiste à un autre désastre sur la Somme, où il prend véritablement conscience des lacunes de l'armée britannique.

En janvier 1917, il passe à la 33ème division et perfectionne sa formation d'officier d'état-major. Il assiste aux troisième bataille d'Arras et troisième bataille d'Ypres et en retient certaines leçons. Son corps subit de plein fouet une des offensives allemandes de 1918, en mai, sur le Chemin des Dames, qui est un sérieux revers pour les Britanniques. Monty termine la guerre avec la 47ème division. Il n'a pas brillé pendant la guerre, mais il a déjà rempli au pied levé, sans formation, des fonctions d'état-major et a acquis des capacités d'organisateur, tout en se montrent assez critique de la performance de l'armée britannique.

Par un tour de génie, il arrive à se faire nommer étudiant au Staff College. En 1921-1922, il sert en Irlande, où les Britanniques font face à la guérilla nationaliste -on aurait d'ailleurs aimé que ce passage soit davantage développé : quel est le rapport de Monty face à ce type de conflit, face aux Irlandais ? On voit là l'un des principaux défauts de la collection, l'incapacité, faute de place, à replacer tel ou tel personnage militaire dans son époque, au-delà de la simple histoire militaire, même analytique. Dans l'entre-deux-guerres, il continue l'instruction, suit les débats doctrinaux sans y participer au premier plan. En 1927, il épouse Elizabeth Carver, dont il a un fils l'année suivante. Instructeur à l'école de Camberley, il sert ensuite en Egypte, puis à Quetta, au Pakistan, entre 1934 et 1937. Cette dernière année survient la mort prématurée de son épouse, qui l'accable de chagrin. Réfugié dans l'armée, Monty est envoyé en Palestine, en 1938 et 1939, où les troubles entre colons juifs et habitants arabes se multiplient. Là encore, on aurait aimé en savoir plus sur l'appréhension par Montgomery des prémices du conflit israëlo-arabe, de sa vision coloniale pour ainsi dire, et de sa vision de la contre-insurrection. Il est nommé à la tête de la 3ème division, en Angleterre, quelques jours seulement avant le début de la Seconde Guerre mondiale.

Débarqué en France, Monty se lie d'amitié avec son commandant de corps, Brooke. La 3ème division subit un entraînement intensif, qui tranche avec l'apathie de nombre d'unités alliées, y compris britanniques. L'attaque allemande du 10 mai ne donne encore une fois à Monty que l'occasion de se distinguer pendant une retraite. Sa division couvre largement l'embarquement de Dunkerque, mais elle a au final peu combattu. De retour en Angleterre, Monty, qui déjà se couvre de succès sans proportion avec la réalité, tempête contre l'institution, qu'il juge responsable du désastre. Brooke, heureusement pour lui, le fait nommer à la tête d'un corps d'armée. Succédant à Auchinleck, il veut trancher avec le style de son prédécesseur, et multiplie les frasques jusqu'en 1941, comme s'il voulait, ainsi que le disent les auteurs, imposer son style à l'armée toute entière. Durant deux ans, Monty réalise en fait beaucoup de gesticulation, de manoeuvres, dont on peut s'interroger sur leur efficacité réelle quant à la préparation des hommes à la guerre. C'est Monty qui prépare le plan de l'attaque sur Dieppe, qui se termine par l'échec que l'on sait. On regrette peut-être d'ailleurs ici que les auteurs ne s'étendent pas davantage sur la controverse, dont les Canadiens sont toujours friands aujourd'hui. C'est par un coup du sort, le même mois que le raid, que Monty devient commandant de la 8th Army en Afrique du Nord en lieu et place de Gott, disparu dans son avion abattu.

Monty arrive en pleine crise. La 8th Army est démoralisée, la situation est dégradée. D'office, il impose son style de commandement, cherche à créér l'équivalent du DAK en groupant les divisions blindées, fait sa publicité pour contrer la propagande allemande, privilégie la défense statique. Le changement est net lors de la bataille d'Alam El Halfa : Monty, qui a bien senti la manoeuvre de Rommel, brise l'assaut allemand sans prendre le risque de contre-attaquer. Son plan offensif est complexe, et fragilisé par le fait que les tankistes britanniques manquent encore de confiance pour l'exploitation. L'opération Lightfoot est un piège tactique dans lequel les Allemands viennent s'enferrer : tandis que l'infanterie germano-italienne est progressivement grignotée, ils usent leurs précieux blindés sans pouvoir briser définitivement la force d'attaque britannique. Supercharge achève de briser la pointe allemande, complètement élimée. La poursuite, en revanche, n'a absolument pas été préparée et n'est pas menée, tout simplement. Monty a adapté la guerre du désert, pour les Britanniques, aux caractéristiques de leur armée, et aux circonstances tactiques.

Il connaît dès lors la célébrité dans le monde entier. Il cherche en parallèle à tirer les leçons du succès à El Alamein. Pourtant, c'est encore une attaque frontale, cette fois pas couronnée de succès, qui est menée contre la ligne Mareth, au sud de la Tunisie : Monty, trop distant du champ de bataille, a sans doute péché par optimisme. La première rencontre avec Eisenhower, en mars 1943, est déjà froide. Monty remporte en revanche un beau succès à l'oued Akarit, en avril 1943, mais les Allemands se retirent en bon ordre. La 8th Army a montré ses capacités durant la campagne, qui contrastent avec le premier engagement des Américains, peu reluisant-mais la performance de la 1st British Army n'a pas été non plus des meilleures...

Monty s'est beaucoup impliqué, dès avant la fin de la campagne tunisienne, dans la genèse de Husky, le plan d'invasion de la Sicile. C'est lui qui impose ses propres vues alors que le plan d'origine est relativement faible, victime du caractère désordonné de la planification. Néanmoins son attitude de fanfaron le rend déjà détestable aux yeux des Américains, ce qui augure mal d'une guerre de coalition rendue nécessaire par l'hétérogénéité du camp allié en Méditerranée. Un voyage en Angleterre conforte Monty dans la très haute opinion qu'il a de lui-même. Lors de l'invasion de la Sicile, il a l'avantage de pouvoir quasiment dicter ses ordres à Alexander, qui chapeaute l'opération. La campagne n'est pas aussi prometteuse qu'espérée pour Monty, d'autant qu'à son terme, Eisenhower le relègue dans un rôle secondaire pour l'invasion de l'Italie continentale, Patton ayant été lui aussi écarté pour ses frasques. La lente progression depuis la botte italienne jusqu'aux lignes fortifiées allemandes ne convient guère à Monty qui veut jouer les premiers rôles pour l'invasion de l'Europe. Ce qui arrive finalement le 24 décembre 1943.

Monty cherche encore une fois à imposer ses vues. Il modifie le plan du COSSAC, sans doute inadéquat, pour le débarquement, n'en veut pas d'un second en Provence qui lui ferait de l'ombre et divise les ressources. Ceci étant dit, Eisenhower s'est lui-même consacré à l'élargissement du plan initial de l'invasion, peut-être davantage encore que Monty. S'il se consacre largement au moral des troupes et à la planification générale de l'opération, il délaisse étrangement l'entraînement concret pour le Jour J, ce qui n'est pas sans créér des faiblesses.

Montgomery débarque en Normandie dès le 8 juin. Entouré d'un état-major de fidèles, réduit mais à sa dévotion, il s'isole quelque peu du reste du commandement dans sa caravane de campagne. S'il donne priorité dans un premier temps à la prise de Cherbourg, quelle est ensuite la stratégie : tenir à l'est en prenant Caen pour laisser aux Américains le temps de percer à l'ouest ? La situation n'avait probablement pas été envisagée, le front devant s'étendre de Caen à Falaise avant que les Américains ne percent vers le sud-ouest. C'est par défaut que Monty tient le rôle "d'aimant" pour les Allemands. Lesquels auraient probablement concentré leurs Panzerdivisionen pour bloquer la route de Paris et contrer un second débarquement qui est toujours jugé possible, pendant longtemps. Les offensives britanniques à l'est ne débouchent pas, et l'armée britannique manque cruellement d'hommes. Mais les Allemands s'épuisent à tenir le front devant les Britanniques à l'est. Les Américains peuvent mener à bien Cobra, qui débouche sur l'encerclement de Falaise, lequel n'est pas parfait, mais plus par responabilité collective qu'uniquement de Monty, comme veulent le faire croire les Américains. Comme la supériorité des Alliés est évidente dès les premiers jours de la campagne, Monty veut empêcher les Allemands se créer une réserve pour une contre-attaque, d'où les attaques incessantes à l'est. Il joue la sécurité en étant parfaitement conscient des capacités et des limites de son armée.

A la fin de l'été 1944, les Britanniques ne jouent plus que les seconds rôles face aux Américains. Eisenhower prend le commandement des opérations en Europe ce qui agace profondément Monty, qui se juge bien plus brillant soldat que Ike. Se pose alors la question de la suite à donner à la campagne, alors même qu'une pause logistique apparaît évidente. Mais les généraux n'en ont cure : faut-il progresser sur un front large, ou sur un axe précis ? Monty propose de sauter le Rhin, pour atteindre la Ruhr, via les Pays-Bas et Arnhem. L'opération Market-Garden, aux antipodes de la planification méticuleuse de Montgomery, échoue. On aurait d'ailleurs apprécié que les auteurs consacrent plus de pages à cet échec assez cinglant de Monty qui montre là ses limites de stratège et où ses qualités d'organisateur, d'entraîneur semblent complètement se dissoudre. C'est probablement une des faiblesses principales du livre. Monty néglige aussi la capture du port d'Anvers et le nettoyage de l'estuaire pendant un bon mois. Il achève de ruiner sa crédibilité auprès des Américains en venant à leur secours pendant la bataille des Ardennes, mais non sans son mépris habituel. Encore une fois, Monty montre là qu'il est bien mal taillé pour une guerre de coalition. Les opérations menées début 1945, notamment pour le franchissement du Rhin, sont expédiées assez rapidement : dommage à nouveau, car il y aurait eu peut-être matière à développer sur ces succès finalement peu connus de Monty (Plunder notamment). D'autant qu'ici, comme le disent les auteurs en conclusion du chapitre, Montgomery tire quelques leçons des échecs de l'automne 1944, et les appliquent, ce qui montre qu'il est capable de rebondir.

Gouverneur militaire de la zone d'occupation britannique en Allemagne après la capitulation, Monty ne mène pas une politique revancharde et se désinteresse rapidement d'un rôle non-militaire. Devenu chef d'état-major impérial en 1946 à la place de Brooke, il s'active beaucoup mais avec de piètres résultats. Il se met à dos tout le monde, ne modernise pas l'armée britannique, est en retard sur la question des colonies. Il devient patron du Comité de Défense de l'Europe occidentale, puis adjoint de Ike à l'OTAN. Prenant sa retraite en 1958, il écrit ses mémoires, voyage, multiplie les interventions plus ou moins opportunes (défendant par exemple le régime de l'apartheid en Afrique du Sud...). Sa santé se dégrade après 1964. Il décède en 1976.

Monty est très soucieux de son image pour la postérité. D'autant que les Américains donnent rapidement le premier rôle à Ike dans les premiers ouvrages écrits après la guerre. Dans ses mémoires, Monty se donne le beau rôle, et comme de coutume, se montre très condescendant avec les autres. Il intervient à la télévision, un média qui la convient assez. Practicien, il n'a jamais écrit d'ouvrage sur son art militaire ou la méthode. Les historiens américains le dénigrant assez rapidement, les historiens britanniques, en réaction, l'encensent. Mais des positions intermédiaires existent comme celle de Wilmot. Un renouveau historiographique britannique (Hart, French, Buckley) décèle, dans la décennie 2000, le véritable système militaire appliqué par Monty, que l'on retrouve décrit dans ce livre (ce sont les sources principales du travail des deux auteurs).

En conclusion, C. Mas et D. Feldmann soulignent qu'étudier Montgomery ne peut laisser indifférent. Le personnage est volontiers dominateur. C'est d'abord un practicien de la guerre. Il a développé une capacité d'analyse systémique qu'il peut appliquer à une situation donnée. Tout son travail est rendu vers cette maîtrise de ce système complexe qu'est devenue une armée au XXème siècle. Monty cherche à écraser l'adversaire là où il est le plus fort. Il a quelque chose de très "Première Guerre mondiale" dans cette recherche de la destruction de toute réserve adverse pour ensuite faire s'écrouler le front comme un fruit mûr. Et pourtant Mongtomery n'a jamais pris le temps de véritablement coucher par écrit sa pratique militaire : les auteurs pensent qu'ils n'étaient peut-être pas conscients de ses qualités de chef. Pour autant, la citation qui ouvre l'introduction du livre, où Monty prétend qu'à côté de Napoléon et Alexandre, il est le troisième plus grand chef militaire de l'histoire, plaide plutôt pour le contraire... C'est son incapacité à communiquer sur ce sujet qui a forgé une image parfois très négative du personnage : il en est donc le premier responsable.

La synthèse (assez remarquable au point de vue de l'écriture et de la méthode, dans le cadre d'un ouvrage analytique) de Cédric Mas et de Daniel Feldmann a le mérite de mettre à la portée du lecteur français (passionné ou un peu plus spécialiste, d'une façon ou d'une autre) les acquis récents de l'historiographie anglo-saxonne sur Montgomery : le livre se suffit à lui-même de ce côté. En revanche, on a l'impression, en lisant entre les lignes, que les deux auteurs mènent une réhabilitation de Monty qui peut se contester. Ils insistent davantage sur les succès (El Alamein, etc) que sur les échecs ou les revers (Dieppe, Arnhem). Ils s'attardent plus sur les talents de Montgomery (et notamment ce qui la force de son style de commandement, à raison) que sur ses défauts (incapacité à évoluer dans une guerre de coalition, mépris et recherche avide de gloire préjudiciables à l'effort militaire, etc). Mais les uns ne sont-ils pas aussi importants que les autres ? Il faut donc, quelque part, remettre un peu l'ouvrage à sa juste place : c'est une synthèse des plus intéressantes du point de vue de l'histoire militaire du personnage, très analytique, stimulante même, mais elle ne dépasse pas ce niveau, notamment en ne replaçant pas, faute de place, le personnage, plus largement, dans son époque. D'autant que la bibliographie se limite très clairement cette fois à des sources secondaires (ouvrages plus qu'articles d'ailleurs), les principales sources étant indiquées au début de chaque chapitre ou partie importante (en tout, une quarantaine d'ouvrages essentiellement, ce qui n'est déjà pas rien) en notes (plutôt réduites en nombre, mais ce n'est pas l'essentiel). Le couple d'auteurs a donc davantage la fonction de "passeur" en français des acquis de la recherche étrangère (surtout anglo-saxonne), mâtinée d'un effort appréciable de synthèse et d'organisation.


Séraphin M'BAÏ-NEEL NGANGMIAN, Le Logone Occidental 1900-1960, Histoire pour tous, Cefod-Editions, 2003, 58 p.

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Cet ouvrage, écrit par un chercheur tchadien, vise à faire mieux connaître l'histoire du Logone occidental, la plus petite région administrative du Tchad, au sud-ouest du pays, entre 1900 et 1960. Région agricole, le Logone est conquis par les Français qui y introduisent, en 1927, la culture du coton. Il est peuplé par les Ngambay, un sous-groupe des Sara. La population est inégalement répartie : Moundou, le chef-lieu, domine largement l'ensemble. En plus d'être agriculteurs, les habitants sont aussi forgerons et pêcheurs, essentiellement.

Occupée par les Allemands pendant la Première Guerre mondiale, la région n'est complètement explorée et administrée par les Français que dans les années 1920 (Moundou devient chef-lieu en 1929). Les recensements donnent près de 93 000 habitants en 1939 et plus de 155 000 en 1947, aux trois quarts des Ngambay. Le colonisateur introduit les cantons à des fins de contrôle administratif. Le principal changement économique est l'introduction forcée du coton par les Français au milieu d'une agriculture de subsistance qui ne se suffit pas, souvent, à elle-même. En 1948, une ferme expérimentale est créée à Déli, qui participe au développement économique du pays. L'initiation des garçons et des filles selon la coutume traditionnelle est encore largement pratiqué malgré l'érosion des pratiques due à la présence d'écoles du colonisateur ou de missions chrétiennes.

Après 1945, le Logone connaît des troubles dus en particulier à la présence forte du PPT, parti politique créé en décembre 1946. Le drame le plus notable est la fusillade de Bébalem, le 26 avril 1952, où les tirailleurs ouvrent le feu sur la foule, causant une vingtaine de morts (et non 380 comme le prétend l'auteur). De manière étrange, le chercheur tchadien termine là son récit et ne poursuit pas jusqu'en 1960, ce qui est d'autant plus dommage que la période de transition vers l'indépendance est de plus intéressantes sur le plan de l'histoire politique du Tchad.

Libération (Освобождение) de Youri Ozerov (1970-1971)-Partie 1 : Le saillant de feu

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Libération est la grande fresque brejnévienne à propos de la Grande Guerre Patriotique, plus précisément sur la libération par l'Armée Rouge du territoire soviétique en 1943 puis de la poussée jusqu'à Berlin en mai 1945. Réalisée par un vétéran soviétique, cette série de 5 films vise clairement à forger le culte de la Grande Guerre Patriotique pour servir de base à un nouveau nationalisme soviétique, tout en rivalisant avec les films occidentaux sur la Seconde Guerre mondiale qui évoque peu voire pas du tout le front germano-soviétique.


Un petit trou, un petit trou... en réalité, même le T-34/85 qui tire sur le Tigre dans le film, entré en service début 1944, aurait bien du mal à venir à bout du blindage frontal du Tigre à une distance raisonnable pour sa sécurité.

J'ai déjà eu l'occasion de présenter la série de films sur ce blog mais je voudrais maintenant revenir en détail sur chacun des films composant l'ensemble. Le premier film, Le saillant de feu, présente les préliminaires de l'opération Zitadelle et la bataille du saillant de Koursk, à l'été 1943.



Il débute sur une scène fameuse où Hitler assiste à un tir d'essai sur un char Tigre I, le 15 mars 1943 (alors que le char est en service depuis l'année précédente et a connu le baptême du feu sur plusieurs fronts). Un T-34/85 (anachronique ici, évidemment) vient à bout, avec un seul obus, du blindage frontal du Tigre, ce qui provoque la colère du Führer, lequel décide de retarder le déclenchement de l'offensive pour améliorer le blindé. Vieil argument selon lequel des considérations purement matérielles auraient amené Hitler à retarder l'assaut de l'opération Zitadelle. Côté soviétique au contraire, la scène où Staline décide, après avoir écouté les avis de Joukov et Vassilievsky, de se retrancher dans le saillant de Koursk avant de contre-attaquer après l'essoufflement de l'attaque, est remarquablement posée. En réalité, la décision n'a pas été automatique et il y a eu un débat, bien réel, sur les choix à faire côté soviétique.

Dans Libération, Staline est l'exemple même de la figure paternelle, du chef prenant les décisions mais sachant écouter les militaires compétents, ici Joukov et Vassilievsky, pour choisir la défense à Koursk.


Sans transition, le film, après le générique, passe directement aux premières heures du 5 juillet 1943, moment de l'attaque allemande contre le saillant de Koursk. Le réalisateur s'attarde sur le fameux récit de la capture d'un sapeur allemand qui aurait fourni aux Soviétiques le renseignement selon lequel l'attaque était imminente. L'occasion d'une confrontation entre ledit sapeur et Rokossovsky, commandant du Front Central qui tient la partie nord du saillant, le sapeur jouant les bravaches.

Le sapeur et le général. "You're kidding me, guy ?"

S'ensuit le fameux barrage d'artillerie préventif de l'Armée Rouge, qui selon la vulgate soviétique de l'époque a causé des dégâts considérables aux forces allemandes sur leur base de départ ; on sait aujourd'hui que les résultats furent moins probants. Le film se focalise par la suite sur le 206ème régiment de fusiliers de la 381ème division de fusiliers, qui tient des positions défensives au sein du Front Central de Rokossovsky. Plus précisément, nous suivons le destin des trois commandants de bataillon, Maximov, Orlov et surtout Tzvetzaev, un des personnages principaux de la fresque épique. L'introduction de ce dernier personnage est aussi l'occasion d'insérer la figure de l'infirmière éprise du vaillant officier, Zoya, un grand classique des films de guerre soviétiques. Autre personnage récurrent que l'on voit apparaître à ce moment-là : le lieutenant Vasiliev, commandant d'une section de chars T-34 dans la 1ère armée de chars de Katoukov.

Le lieutenant Vassiliev dérangé en galante compagnie dans son T-34/85 par un des membres de son équipage qui vient sonner la fin de la récréation...


Après une passe d'armes entre Model, commandant la 9. Armee, et von Kluge, son supérieur à la tête du Groupe d'Armées Centre, le film passe à l'assaut allemand contre les positions du 206ème régiment de fusiliers soviétiques. Autant les scènes de combat terrestres, malgré leurs défauts, ont quelque chose de grandiose, autant on ne peut dire la même chose des moyens aériens, réduits à la portion congrue, alternant ici entre images d'archives, utilisation de maquettes ou d'appareils vétustes fort peu crédibles dans leur rôle. En revanche, les premières séquences d'attaque allemande mettent en scène, déjà, des dizaines de blindés et autres véhicules qui donnent une proportion sans commune mesure au film. On peut déjà apercevoir certains des 10 "faux"Tigres I, des carcasses montées sur des chars soviétiques T-44. Vient après l'improbable scène où le général Vlassov tente de recruter des soldats dans le camp de concentration de Sachsenhausen, et entame un dialogue avec Yakov, le fils de Staline capturé à l'été 1941 et qui en fait mort en détention en avril 1943 (!) - alors que nous sommes le 5 juillet...

Tzvetzaev, commandant d'un bataillon de fusiliers, est l'un des personnages centraux de Libération.

"Youri ! Je crois qu'on va manquer d'obus antichars !" Ozerov a obtenu des moyens considérables pour tourner Libération : 150 chars, 2 000 pièces d'artillerie, des milliers de figurants dont de nombreux soldats de l'Armée Rouge, qui donnent un caractère grandiose au film.

"Tigre I, je présume ?" La psychose du Tigre est aussi présente chez les Soviétiques. Ozerov monte 10 carcasses factices sur des T-44 pour masquer les autres chars soviétiques utilisés en arrière pour figurer les vagues blindées allemandes. Dans le film, on retrouve le fameux chiffre (faux) de 700 Tigres (!) engagés à Koursk (en réalité, environ 150).

"Je vois des gens qui sont morts...". L'improbable rencontre entre Vlassov, général soviétique qui s'est engagé aux côtés des nazis après avoir été capturé, et Yakhov, le fils de Staline, prisonnier depuis l'été 1941... mais tué en avril 1943.


Le film revient ensuite à l'assaut allemand sur les retranchements du 206ème régiment de fusiliers. C'est l'occasion des premières vues aériennes du champ de bataille, avec ses dizaines de chars et véhicules en mouvement, sans parler des fantassins et pièces d'artillerie, qui sont une des marques de fabrique de Libération. Alors que le colonel Gromov, le commandant de la 381ème division, se rend au front, il manque de se faire tuer par un des chars allemands qui ont infiltré le dispositif soviétique. Maximov, un des commandants de bataillon, flanche et revient au poste de commandement, où il se fait vertement tancer par Gromov et le lieutenant-colonel qui commande en son absence le bataillon. Maximov repart vers ses hommes, pistolet au poing, avant d'être "sonné" par l'obus d'un Tigre. Le propos se concentre ensuite sur la résistance du bataillon de Tzvetzaev, et notamment des canons ZiS-3 de 76,2 mm que le chef de bataillon n'hésite pas à servir lui-même quand les servants deviennent trop peu nombreux sous le feu des chars allemands. Tzvetzaev doit aussi arrêter le reflux des hommes du bataillon d'Orlov, qui battent en retraite lorsque leur chef est blessé. Blessé, le chef de bataillon est secouru par Zoya, l'infirmière qui retrouve ici son rôle traditionnel -même si les femmes, dans les films de guerre soviétiques, n'ont pas forcément que ce rôle-là, de fait.

Les vues aériennes du champ de bataille sont une des caractéristiques principales de Libération, qui rendent l'affrontement encore plus impressionnant.

"What the f... ? What are you doing here ?" Maximov houspillé par le lieutenant-colonel et le général Gromov, commandant de la 381ème division de fusiliers.

"Mon royaume pour un Ratsch-Boum". Le canon de 76,2 mm est lui aussi un personnage à part entière du premier volet de Libération : c'est lui qui arrête l'assaut des chars allemands sur les positions du 206ème régiment de fusiliers.

"Ne quittez pas le terrain , la partie n'est pas finie !". Tzvetzaev arrête, pistolet au poing, la débandade du bataillon d'Orlov, blessé à la jambe.

"Tiger's fear". Un des Tigres reconstruits par Ozerov vu en gros plan.

Maximov, capturé, est conduit devant un commandant de division allemand, bientôt rejoint par Model. Le face-à-face qui s'ensuit est un peu le pendant de celui entre le sapeur allemand et Rokossovsky. Sauf que Maximov, bravache, retrouve son honneur en défiant les Allemands avant d'être abattu par ceux-ci. Le point culminant des combats est l'occasion d'introduire une réflexion sur la Seconde Guerre mondiale vue au-delà de l'URSS. Alors que Churchill s'inquiète sur la capacité des Soviétiques à résister à l'assaut allemand, le réalisateur fait comprendre que le "second front" tant attendu par l'URSS a déjà été ouvert, en réalité, par des chefs partisans comme Tito, en Yougoslavie, qui combat alors violemment les Allemands pour déplacer ses partisans et faire la jonction avec d'autres forces à l'intérieur du pays. La séquence yougoslave est l'occasion d'une scène fameuse où les partisans attaquent les Allemands progressant sur une route en contrebas avec des cordes jetées le long de la falaise.

"Baisse-toi chéri, on nous regarde". Encore une fois, le canon de 76,2 mm prend plus de place que Zoya accourue pour sauver son amant.

"C'est à moi que tu parles ?". La rédemption de Maximov, le chef de bataillon capturé par les Allemands.

Churchill made in USSR. Courte scène pour le Premier Ministre britannique dans le premier film.

"I am a legend". Pour Libération, c'est bien Tito et ses partisans qui ont ouvert un second front.

Cliffhanger. Les partisans yougoslaves en rappel pour tomber sur les Allemands en contrebas.

Le film bascule alors sur le déclenchement de l'opération Koutouzovpar les Soviétiques, de manière un peu anachronique car située avant sa date réelle du 12 juillet 1943 (!). C'est le moment où apparaît Rybalko, le commandant de la 3ème armée de chars. Le paroxysme du film est, sans surprise, la légendaire bataille de Prokhorovka. Manstein réunit ses commandants de divisions blindées (ceux du II. SS-Panzerkorps et assez étrangement, celui de la 19. Panzerdivision, chose que l'on comprend mieux à la fin du film) pour leur faire comprendre l'importance de l'enjeu, en leur cachant l'arrêt de l'offensive sur la face nord du saillant en raison de Koutouzov. Les plans rapprochés des combats du 11 juillet sur les vagues de chars laissent clairement voir des T-54/55 utilisés pour combler les manques en chars plus anciens ou montages appropriés comme les Tigres sur châssis de T-44. On distingue aussi cette fois les carcasses de Panther montées sur des IS-2, moins convaincantes. Malheureusement, là encore, les combats aériens ne sont pas à la mesure de la formidable mise en scène terrestre. Les combats du 11 juillet reflètent déjà la vision canonique de la bataille de Prokhorovka telle qu'elle a été transmise par Rotmistrov, le chef de la 5ème armée de chars, et acceptée même à l'ouest, y compris par les Allemands. Vasiliev saute avec son T-34/85 par-dessus un char Panther (!). Des centaines de chars allemands et soviétiques sont imbriqués dans des combats à bout portant. Les blindés allemands sont engagés au canon, les équipages en fuite et l'infanterie d'accompagnement à la mitrailleuse. Lorsque le char de Vassiliev est touché et précipité dans un cours d'eau pour éteindre les flammes, les combats continuent ensuite entre les équipages de chars allemands et soviétiques, à la grenade, à la mitraillette, au couteau et à mains nues.

Rybalko, le commandant de la 3ème armée de chars. Ozerov a veillé à choisir des acteurs, particulièrement du côté soviétique, assez ressemblants par rapport aux figures historiques représentées.

"Deutschland, Deutschland, über alles". Manstein et son sermon aux commandants de Panzerdivisionen avant l'assaut final.

"Merde, on a mal cadré cette fois..."... plusieurs plans laissent clairement voir des T-54/55 ou T-62 mis en ligne aux côtés des chars soviétiques de la Seconde Guerre mondiale.

Ozerov n'a pas lésiné sur les moyens. Au premier plan, un exemple de Panther construit sur châssis d'IS-2.

"C'est toi le chat !". La séquence de bataille du 11 juillet donne lieu à des scènes ubuesques comme celle où le lieutenant Vasiliev saute par-dessus un Panther avec son T-34/85.

La bataille du 11 juillet reprend le récit canonique de Prokhorovka, selon Rotmistrov.

La bataille vue depuis la fente de mitrailleur de caisse d'un T-34/85.

"King of the hill". La bataille continue même une fois les chars détruits. On s'étripe dans l'eau au couteau et à mains nues.


Vatoutine presse finalement Vassilievsky d'appeler Staline pour obtenir le déblocage de la 5ème armée de chars de Rotmistrov, qui dépend du front de la Steppe. Ce qui est fait. L'engagement de la 5ème armée de chars le 12 juillet permet de repousser les Allemands. On distingue dans les vagues de blindés, aux côtés des habituels T-34-85, des IS-3 terminés juste à la fin de la guerre mais qui n'ont jamais été engagés au combat contre les Allemands. Le film se termine sur le suicide du général commandant la 19. Panzerdivision, qui vient annoncer à Manstein que son unité a été anéantie - en réalité, le général Schmidt se suicide le 7 août 1943, quelques jours après le déclenchement de l'opération Roumantsiev, contre-offensive soviétique au sud du saillant de Koursk, pour éviter la capture.


La 5ème armée de chars de la Garde en marche vers son destin.

Rotmistrov, qui commande la 5ème armée de chars et bâtit après la guerre la légende de Prokhorovka. On remarque encore une fois la ressemblance certaine avec le véritable Rotmistrov.

Oups ! . Au milieu des T-34/85, un IS-3 qui suit...

"Schmidt il est tombé !". Ozerov déplace et dramatise quelque peu le suicide du général Schmidt, commandant la 19. Panzerdivision, après Prokhorovka, alors qu'il a lieu en réalité bien plus tard, le 7 août, pendant Roumantsiev.


Pour revoir le premier volet de Libération, avec sous-titres anglais, c'est sur la page Youtube de Mosfilms, par ici.

Raphaël DELPARD, Courrier de guerre. La poste aux armées 1914-1918, Paris, Editions de l'Archipel, 2014, 190 p.

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Raphaël Delpard est à la fois cinéaste, romancier et "historien" (?). Il a écrit beaucoup d'ouvrages, de fiction ou non, sur l'histoire du XXème siècle. De manière assez évidente, cette activité d'écriture "historique" est probablement une vocation venue sur le tard : le début de l'introduction parlant de "l'enthousiasme qui s'empara des Français le 2 août 1914" montre déjà les limites de la connaissance de l'historiographie du sujet (la Première Guerre mondiale, pour aller vite) par l'auteur. C'est d'autant plus dommage que quelques pages plus loin, R. Delpard cite pourtant l'historien S. Audoin-Rouzeau.

Le sujet du livre est la poste aux armées, que l'auteur aborde en s'inspirant très nettement de l'ouvrage écrit après la Première Guerre mondiale par celui qui en a été le responsable, le général Marty -dont figure un extrait de 25 pages en annexe. On a du mal à comprendre, p.14, quand l'auteur évoque l'historique de la poste aux armées, comment les combats de la guerre de 1870 se déroulent "hors du territoire" (?).

R. Delpard insiste sur l'importance du courrier et des lettres pour les combattants, d'un point de vue moral, à grand renfort de citations de participants au conflit. Le général Marty organise la poste militaire et réforme le système des vaguemestres, qui y joue un rôle fondamental. Plus qu'au courrier des soldats, l'auteur a d'ailleurs tendance à s'étendre sur le courrier écrit aux et par les prisonniers de guerre français en Allemagne, ou les otages civils déportés -on en apprend d'ailleurs beaucoup sur les camps allemands, mais R. Delpard passe assez vite sur les camps français, même s'il évoque les prisonniers allemands. L'abondant volume de courrier durant la Première Guerre mondiale donne naissance au colis sous sa forme actuelle ou à la pasteurisation.

Plus que sur la censure, l'auteur s'étale sur le phénomène des marraines de guerre, qui il est vrai est assez exceptionnel en France pour l'époque. Le chapitre 11, sur les lettres des troupes coloniales, est finalement davantage le prétexte à parler de celles-ci que du courrier qui en est issu. Les deux derniers chapitres sont composés quasi exclusivement d'extraits de correspondance, l'une anonyme, l'autre d'un officier venu de l'aristocratie.

Comme on pouvait s'y attendre, outre l'annexe déjà mentionné, la bibliographie est un mélange de témoignages d'époque, d'ouvrages écrits après la guerre comme celui du général Marty, et de quelques autres plus récents mais où figure visiblement fort peu d'historiens actuels du conflit (et même pas Audoin-Rouzeau pourtant cité en introduction !). Au final, l'ouvrage, qui vise à toucher, manifestement, le grand public, n'est pas particulièrement convaincant. N'étant pas spécialiste du sujet, j'ai appris certaines choses, mais j'ai également vu les limites d'un travail écrit par quelqu'un qui, lui non plus, n'est pas spécialiste du sujet. Etre touche-à-tout ne signifie pas qu'on peut être spécialiste de tout. Les vrais spécialistes penseront probablement que le livre n'apporte pas grand chose à des thématiques qui pour certaines ont été bien défrichées par l'historiographie (la censure, etc). Les non spécialistes comme moi mais qui attendent une certaine méthode, une certaine rigueur, même pour un ouvrage grand public, en verront rapidement les défauts. Ceux qui ne cherchent qu'une vue d'ensemble accessible seront probablement satisfaits.


José Luis FERRER SORIA, Ma part d'Afrique. Récit, Paris, Editions Karthala, 1999, 263 p.

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José Luis Ferrer Soria est un jésuite espagnol. Etudiant, on l'envoie à la mission du Tchad en 1970. Devenu prêtre, il fonde à Wallia, dans la banlieue de N'Djamena, la paroisse de la Sainte Espérance. Il crée en 1978 une filiale de l'ONG panafricaine de formation en milieu rural qu'il dirige jusqu'en 1989. Après un retour en Espagne, il part au Cameroun en 1993 où il devient aumônier au Centre catholique universitaire de Yaoundé.

C'est à l'occasion du repas pour son cinquantième anniversaire, au Cameroun, où ses amis masas du Tchad ont fait spécialement le déplacement, qu'il se remémore les émotions de son séjour au Tchad et de sa rencontre avec le peuple masa dans un pays bientôt en proie à la guerre civile. C'est ainsi qu'il évoque avec émotion le branle-bas de combat des chefs de canton lors d'une visite du président Pompidou ou bien la mort d'un ami lors de l'initiation réinstaurée par le président Tombalbaye, en quête "d'authenticité africaine".

L'installation à Wallia est l'occasion pour lui de découvrir le peuple masa. Stimulé par l'apprentissage de la langue, il prend plaisir aux rythmes et aux chants de cette peuplade. Tout en dénonçant leur immobilisme, il n'hésite pas à reprendre leurs rites, comme lorsqu'il s'entaille le bras pour asperger de sang un voisin qui l'accusait faussement (!). Il crée une coopérative de vente qui sert à écouler les tomates des Masas, en particulier à N'Djamena.

Du point de vue de celui qui s'intéresse aux conflits du Tchad indépendant, le récit est particulièrement intéressant pour les années 1979-1980, au moment où la guerre civile éclate entre les FAN d'Hissène Habré et le GUNT de Goukouni Oueddeï, ainsi que d'autres factions. Lors de la première bataille de N'Djamena, en février 1979, le jésuite raconte ainsi comment les troupes gouvernementales menées par le colonel Kamougué, chassées de la capitale, se vengent sur tous les musulmans qu'elles trouvent au sud. Même après les accords de Kano, les FAN, restées maîtres de N'Djamena, y font régner la terreur, tandis que les réfugiés affluent au sud. Soria lui-même doit faire face aux hommes du GUNT, particulièrement énervés après l'échec d'un raid dans le sud contre les partisans de Kamougué. En mars 1980, Habré déclenche les hostilités contre Goukouni dans la capitale. Les Français installent deux hôpitaux séparés pour les deux camps à Kousseri, tandis que le GUNT tente de prendre d'assaut camp Koufra, tenu par les FAN, avec un bulldozer blindé... le jésuite est aussi le témoin de la peur des sudistes quand Habré mène son raid éclair, en 1982, du Darfour à N'Djamena, les rumeurs les plus folles circulant sur le chef des FAN, quasi invulnérable... les FAN règlent d'ailleurs leur compte avec les sudistes après leur victoire. Un ami du jésuite est le témoin de la fuite rocambolesque de Kamougué vers le Cameroun, en septembre 1982. Un autre sert d'abord dans les FAP, puis au sein du GUNT, enfin dans la Légion Islamique de Kadhafi, en 1982-1983, avant de déserter et de rentrer chez lui, dans le Mayo-Kebbi. Soria décrit aussi, début 1985, l'action des "codos", ces commandos sudistes anti-Hissène Habré qui se sont organisés pour entretenir la guérilla. Il est dommage d'ailleurs que le récit du jésuite ne se prolonge pas au moins jusqu'en 1987.

A travers ses souvenirs de la vie des Masas, Soria livre aussi, au détour du récit, des réflexions sur des sujets en prenant davantage de hauteur. A partir de l'exemple des abus d'un chef de canton, il montre combien le colonisateur, en créant cette institution, a bouleversé la structure traditionnelle des Masas en coupant leur société en deux, une partie proche de la chefferie, l'autre complètement ignorée. La soirée d'anniversaire se termine sur la lecture d'un conte masa par le jésuite, qui introduit des souvenirs sur la famine de 1973 et surtout sur celle de 1984-1985, particulièrement marquante.

Soria a pris le soin de compléter son autobiographie par une carte des préfectures du Tchad, une autre, bien plus rare, de N'Djamena, ainsi qu'une chronologie détaillée des événements depuis le coup d'Etat renversant et tuant Tombalbaye, en 1975, jusqu'en 1990 -mais qui saute curieusement le morceau 1985-1987. Un témoignage à lire pour qui s'intéresse à l'histoire du pays et de ses conflits depuis l'indépendance.


Georges MINOIS, Charlemagne, Tempus 528, Paris, Perrin, 2013, 885 p.

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Georges Minois, ancien élève de l'ENS, agrégé et docteur en histoire, professeur d'histoire-géographie jusqu'en 2007, est un auteur particulièrement prolifique : un ouvrage par an (!), voire plus, depuis 1987, et pas des plus minces.

L'ambition de l'auteur avec ce Charlemagne est de proposer une approche nouvelle de la biographie du personnage. C'est ce qui explique qu'il commence son livre par le mythe entourant l'empereur d'Occident, partie qu'on aurait d'ordinaire attendu en conclusion de l'ensemble. Le deuxième chapitre est de la même façon consacré aux sources utilisées (mais que primaires : vu le contenu, on aurait bien aimé aussi que l'auteur nous parle du reste...). G. Minois reconnaît lui-même qu'il existe au moins une "dizaine" de biographies de Charlemagne de "très bonne qualité" (p.8), dont plusieurs qu'il va très fréquemment citer dans son texte (et en particulier la dernière en date quand il écrit en 2010, celle de R. McKitterick). D'après lui ce qui manque, c'est une vision d'ensemble, et non thématique du personnage, ou partielle. C'est pourquoi sa biographie suit un plan chronologique, sur 9 chapitres, qui occupent pas loins de 600 des 820 pages de texte. Et pourtant il ne peut s'empêcher de finir sur 5 chapitres purement thématiques, alors qu'il aurait pu, pour respecter sa problématique d'introduction (une biographie purement chronologique), faire une biographie chrono-thématique. Alors de la chronologie pour sa biographie, certes, mais quand même du thématique. Première contradiction...

La biographie, vu la pagination, est très détaillée. Le fil conducteur de l'ouvrage est que Charlemagne est un bâtisseur d'Europe, une Europe chrétienne, mais qui ne part pas pour autant en croisade contre ses ennemis. Charlemagne reste avant tout un Franc, un Germain, qui rêve à la Cité de Dieu de Saint Augustin sur terre et à la restauration de l'empire romain. Son empire est avant tout le sien et en tant que sa construction personnelle, il ne résistera pas à sa mort. L'auteur tente, malgré la pauvreté des sources, de brosser un portrait psychologique de Charlemagne. On reconnaît l'inclination de l'auteur pour l'histoire culturelle, assez ancienne.

La conclusion cherche à répondre au fil conducteur : elle est intitulée "Charlemagne, premier Européen ou dernier Romain ?". Pour G. Minois, Charlemagne est devenue une légende grâce à son biographe, Eginhard, et parce qu'il a porté à une sorte de perfection les institutions, l'organisation, les instruments bâtis par ses prédécesseurs. La grandeur de Charlemagne résiderait dans ses intentions plus que dans ses réalisations, par essence fragiles. Charlemagne est avant tout un Franc, son empire est franc dans les structures, romain par le décorum, mais avant tout chrétien, avec pour modèle la chrétienté romaine.

Avec cette vaste fresque consacrée à Charlemagne, Georges Minois paraît avoir réalisé un travail considérable. Mais on peut s'interroger sur quelques éléments qui ne cadrent pas forcément avec les intentions avancées par l'auteur. Dans le premier chapitre qui débroussaille les mythes du personnage, p.75, à propos d'un sondage sur les grands personnages historiques, on trouve ainsi cette phrase surprenante : "Le naufrage de la culture historique provoqué par les réformes catastrophiques des programmes scolaires...". Affirmation à l'emporte-pièce, sans d'ailleurs aucune explication ni argumentation pour l'appuyer, qui laisse plus que songeur. Tout comme un autre passage, beaucoup plus loin, dans les chapitres thématiques qui clôturent le livre, p.709, à propos du césaropapisme : "On se demande bien pourquoi beaucoup d'historiens hésitent à l'employer, ou l'entourent de tant de nuances qu'il en perd sa substance. Nous sommes il est vrai à une époque où la langue de bois est devenue le langage universel, interdisant l'emploi de termes jugés excessifs, agressifs ou dévalorisants, afin de créer un décor harmonieux, consensuel et tout à fait irréel.". Tirade agressive, pour le coup, et pour laquelle on n'a, encore une fois, aucune explication. Entre les lignes, on comprend que Georges Minois ne doit pas bien s'entendre avec certains spécialistes de Charlemagne ou/et de l'époque carolingienne, voire avec les historiens tout court. On peut alors s'interroger sur sa posture par rapport à l'enseignement et à l'histoire universitaire.

On peut mettre cela en relation avec autre chose qui interpelle : la bibliographie. G. Minois fait usage de nombre de sources primaires, souvent citées dans le texte. En revanche, la littérature secondaire, présentée d'un seul tenant -et qui pour le coup aurait peut-être méritée une classification, et une séparation ouvrages/articles aussi- ne remplit même pas dix pages : pour un livre de cette taille, c'est peu. Dans le détail, au milieu des références anglaises et allemandes, on est surpris de ne pas voir certains historiens français plus récents que ceux qui sont cités (et souvent utilisés dans le texte, aussi). Ce qui confirme probablement l'hypothèse à propos de la pique relevée ci-dessus. Il est vraisemblable que G. Minois réalise ici un excellent travail de compilation, à partir de sources primaires et secondaires, à destination du grand public, au service d'une hypothèse et d'une lecture qu'il prétend originales. Mais le sont-elles vraiment ? A le lire, à coups de citations de sources et même de travaux d'historiens ayant déjà écrit sur Charlemagne, on a l'impression qu'il reprend beaucoup de leurs conclusions. Un historien notait déjà, en 1992, à propos d'un autre ouvrage de l'auteur paru l'année précédente, que celui-ci se reposait beaucoup sur d'autres historiens et ignorait la recherche la plus récente, notamment de la littérature très spécialisée, tout en soulignant parfois le manque d'analyse. Le constat s'applique peut-être aussi à ce Charlemagne. Cela expliquerait la cadence soutenue de parution d'ouvrages de G. Minois ainsi que les écarts relevés plus haut qu'on ne s'attendrait pas à trouver chez un historien de métier faisant véritablement avancer la recherche et proposant des analyses originales et stimulantes pour le lecteur.




Max HASTINGS, La division Das Reich. Tulle, Oradour-sur-Glane, Normandie, 8 juin-20 juin 1944, Texto, Paris, Tallandier, 2014, 381 p.

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Max Hastings, journaliste britannique et auteur de nombreux livres d'histoire, en particulier sur la Seconde Guerre mondiale, mais pas seulement, signe en 1981 cet ouvrage consacré au parcours sanglant de la division Das Reich depuis le sud-ouest de la France jusqu'en Normandie, en juin 1944, réédité aujourd'hui par Tallandier (et qui a déjà fait l'objet de plusieurs éditions françaises). Son travail est avant tout basé sur des archives officielles et de nombreux témoignages d'acteurs, français, allemands, britanniques, américaines. Hastings est parfaitement conscient, dès l'époque, des limites de son étude, qu'il qualifie de "description de certains drames en une phase critique des hostilités" (p.17).

La 2. SS-Panzerdivision Das Reich est rapatriée du front de l'est, décimée, en avril 1944, pour être cantonnée dans la région de Montauban. Hastings exagère l'efficacité des divisions de la Waffen-SS (p.30), que plusieurs ouvrages ont relativisé depuis la date de parution du livre, même si l'auteur colle à l'historiographie du moment (encore malheureusement présente, cette fois-ci sans raison, dans une certaine littérature spécialisée) ou qu'il ne critique pas systématiquement les témoignages d'anciens Waffen-SS (comme à la p.38). Néanmoins, il montre bien comment les nouvelles recrues, comme ces Alsaciens, sont très vites prises en main par les cadres survivants de l'unité vétérans des années de guerre, en particulier en URSS. Ces cadres sont complètement pervertis par le nazisme et par l'idéologie des SS, sans parler de la brutalité du front de l'est. Ils trouvent cependant la population française beaucoup plus hostile que lors d'un premier séjour quelques années plus tôt. La Das Reich participe à des opérations contre la Résistance dès le mois de mai 1944, multipliant exécutions sommaires, incendies de maisons et déportations d'habitants. Les réflexions de Hastings sur les Waffen-SS, p.42-45, sont plus convaincantes : perversion due au nazisme, l'accusation de lâche ou de faible qui pousse à choisir les solutions les plus brutales, et décourage les choix de l'intelligence ou même de l'initiative -d'ailleurs les officiers supérieurs brillants chez les Waffen-SS sont l'exception, comme l'illustre Lammerding, le commandant de la Das Reich à ce moment-là.




Sur place, la résistance, comme souvent est divisée, notamment entre ceux se réclamant de l'Armée Secrète, du général De Gaulle, et des FTP, avec des postures pour le moins différentes. Le SOE, créé en 1940, a surtout opéré en Yougoslavie, et sa liberté d'action en France a été entravée par des instances qui ne le voyaient pas d'un bon oeil, comme le MI6, en dépit du soutien de Churchill. Le SOE dispose de 5 réseaux concernés par le retardement de la montée en ligne de la Das Reich vers la Normandie. Cependant les chefs militaires et politiques alliés ne croient pas, pour l'essentiel, que les résistants français puissent interdire les déplacements de troupes allemandes et privilégient l'option aérienne. Mais des quantités d'armes plus importantes sont parachutées au deuxième trimestre 1944 dans l'espoir qu'après le débarquement, les résistants puissent constituer une gêne pour l'occupant -et c'est bien ce qui se produira, les Allemands réagissant de manière disproportionnée en détournant leurs troupes contre les résistants.

Les agents du SOE parachutés en France découvrent une résistance fragmentée, divisée, qui compte aussi de nombreux réfractaires au STO qui ont gagné le maquis mais pas forcément pour combattre. Dès l'annonce du débarquement, la Résistance s'attaque aux voies ferrées -avec des résultats mitigés, les réparations étant assez rapides- et s'empare aussi de localités. Or les Allemands ont édicté, dès le début de l'année 1944, des consignes de répression particulièrement féroces qui vont être reprises par les Waffen-SS et le haut-commandement en France devant la menace posée par les maquisards. Dès que la division Das Reich se met en marche, le 8 juin, elle est accrochée par de petits groupes de l'AS ou des FTP vite dispersés voire anéantis par la puissance de feu de la division allemande. Néanmoins la Das Reich perd probablement une quinzaine de tués et une trentaine de blessés en quelques jours, et arrivée  à Brive, découvre les autorités allemandes locales prostrées en état de siège. La division, au vu de la situation locale dramatisée par le commandement allemand, a reçu l'ordre de "nettoyer" une région considérée comme infestée par les "bandes de partisans", ce à quoi elle va s'employer selon des méthodes habituelles pour elle.

En Corrèze, les maquisards sont particulièrement nombreux (2 000 à l'hiver 1943, bien plus après le débarquement) et les FTP dominent largement l'ensemble, même s'ils sont peu armés. Les communistes veulent s'emparer de Tulle, localité dont ils sous-estiment gravement le nombre de défenseurs -700 Allemands d'un bataillon de sécurité, 500 miliciens sans parler de membres du SD, de la police militaire allemande et autres administrateurs. L'assaut est lancé le 7 juin : désordonné, mené par des maquisards absolument pas préparés au combat urbain, il tourne à la confusion, même si les résistants parviennent progressivement à réduire les bastions adverses, prenant l'ascendant au soir du 8 juin malgré le manque de munitions. Il suffit de l'arrivée, peu après, du bataillon de reconnaissance de la Das Reich pour mettre en fuite les maquisards. Les Waffen-SS, prenant prétexte de la découverte supposée de 40 corps de soldats allemands mutilés (exécutés après s'être rendus, information que Hastings ne peut confirmer et qui ressemble par ailleurs à certaines justifications de massacres utilisées par les Waffen-SS sur le front de l'est ; de manière générale, Hastings passe assez vite sur les détails et les polémiques), pendent 99 hommes aux lampadaires et à certains balcons de Tulle. Lammerding, le patron de la Das Reich, a prétendu après la guerre ne pas avoir été au courant de l'action de ses hommes, ce qui est manifestement faux, d'après l'auteur : c'est bien lui qui a donné les ordres.

Les équipes Jedburgh parachutées sur place pour semer la destruction sur les moyens de communication allemands se retrouvent confrontés à la même situation que leurs collègues du SOE face à la Résistance. La plupart tentent de collaborer avec tous les mouvements, ignorant la situation politique -Hastings évoquant d'ailleurs plus facilement les maquis AS et autres que FTP. La Das Reich, qui continue sa progression vers le nord, continue de semer la mort sur son passage. Une cinquantaine de personnes perdent ainsi la vie, le 9 juin, à Argenton-sur-Creuse, qu'une compagnie de Waffen-SS reprend aux maquisards. Alors que la Das Reich entre dans Guéret, le 9 juin au soir, le major Kampfe, qui commande le 3ème bataillon du régiment Der Führer et qui regagne Limoges, est intercepté et capturé par des maquisards, et selon toute vraisemblance, abattu peu après. Le lendemain, le régiment Der Führer râtisse le Limousin à la recherche de l'officier que les Waffen-SS pensent encore en vie. C'est à cette occasion qu'est capturée Violette Szabo, membre éminent du SOE.

Le lendemain, le chef du 1er bataillon, le major Dickmann, dont le parcours a également été mouvementé de par la résistance rencontrée en route, monte une expédition punitive avec la 3ème compagnie à Oradour-sur-Glane, sur base d'informations erronées selon lesquelles Kampfe aurait été transporté à travers le village. Les Waffen-SS arrivent à 14h15 dans ce petit bourg à la population gonflée par les réfugiés mais qui avait jusqu'ici relativement préservé par la guerre. Le récit du massacre par Max Hastings est beaucoup plus détaillé que pour celui de Tulle, notamment parce qu'il dispose de bien plus de témoignages français en particulier. Les actes du major Dickmann causent un certain trouble du côté allemand, et jusqu'au commandement de la division, qui estime que l'officier a quelque peu dépassé les bornes - ce qui n'empêche nullement la Das Reich de tuer ailleurs ce même jour, ni de faire déporter quelques jours plus tard les otages non pendus à Tulle... et Dickmann reste à la tête de son bataillon.

Les hommes de l'escadron D du 1er régiment du SAS ont également été largués dans la région juste après le débarquement, après que leur mission ait fait débat à Londres. Or les SAS se retrouvent eux aussi confrontés aux divisions de la Résistance, et mal préparés à opérer dans ce milieu : leur indiscrétion cause en partie leur perte, malgré quelques résultats, notamment la destruction d'un train transportant du carburant pour la Das Reich. Arrivée en Normandie le 13 juin, la division -qui n'est au complet que bien après- subit rapidement la puissance aérienne alliée et les effets de l'artillerie -le régiment Der Führer perdant 960 hommes en 4 jours. La campagne de Normandie voit d'ailleurs disparaître les protagonistes les plus importants du drame d'Oradour-sur-Glane, Dickmann et le capitaine Kahn, ce qui évite opportunément aux Allemands de revenir sur cette affaire... les Alliés reconnaissent dès le mois d'août le rôle de la Résistance dans la perturbation de l'acheminement des renforts allemands en Normandie, certes chèrement payé. Pour la Résistance, l'épisode entre dans le rang du mythe. Il ne faudrait pas cependant minimiser l'action de résistants intrépides, mal armés, peu rompus à la discipline militaire, mais qui, comme le soulignent Max Hastings, aidèrent quelque part la France "à retrouver son âme" (p.327). L'auteur souligne pour terminer que le comportement de la Das Reich à l'égard des civils en armes n'était pas forcément répréhensible au regard du droit international de l'époque (convention de La Haye en particulier), même si l'attitude de la division lors de sa remontée vers le nord a été abominable, mais pas seulement de manière gratuite : il s'agissait aussi de décourager les maquisards et de faire cesser la panique des troupes allemandes locales, complètement paniquées par la "menace" de la Résistance. Les procès de l'après-guerre ne sont guère satisfaisants, d'autant qu'à celui d'Oradour, on trouve 14 Alsaciens de la Das Reich, ce qui provoqua de sévères déchirures. Lammerding, que les Britanniques n'ont jamais voulu extrader, meurt dans son lit en 1971. On aurait aimé que l'auteur développe un peu plus cette partie que de finir sur des considérations quasiment morales et non plus historiques, comme il le reconnaît lui-même (p.336).

Près de trente ans après sa parution, le livre de Max Hastings, malgré ses défauts, continue d'être une référence sur le sujet. Le journaliste britannique -et peut-être parce que britannique- présente les faits en essayant de les replacer dans leur contexte : l'accélération de la répression allemande en France au printemps 1944, le profil de la division Das Reich, l'évolution de la Résistance après le débarquement en Normandie. Il souffre certes d'une vision maintenant datée de ce qu'était la Waffen-SS, et certainement aussi, de se focaliser, origine de l'auteur oblige, sur les interventions des Britanniques et moins sur les Français. On note aussi qu'il est probablement dépassé par plusieurs ouvrages français postérieurs, dont certains néanmoins très récents -je pense à celui de F. Grenard sur le massacre de Tulle qu'il me reste à lire. Le journaliste britannique expédie également assez rapidement les questions sur la mémoire et l'historiographie du sujet, sur lesquelles il y avait beaucoup à dire : là encore, il est tributaire de son époque. Mais on se plonge toujours avec intérêt dans une lecture qui garde, comme celle-ci, un certain attrait.



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