Début de la refonte de ma série sur les combattants étrangers en Syrie, côté insurrection, baptisée désormais Djihad au pays de Cham. Je commence avec les Marocains, contingent que je n'avais pas encore traité.
En
novembre 2013, Fernando Reinares, spécialiste espagnol des
djihadistes nationaux partis se battre en Syrie et en Irak, estimait
à 900 les Marocains présents en Syrie. En avril 2014, plusieurs
spécialistes portaient le nombre à 1 500,
voire 2 000 en ajoutant les Belges, Français ou Espagnols d'origine
marocaine, qui ne seront pas traités ici. Le centre israëlien Meir
Amit, en mai 2014,
estimait leur nombre à quelques douzaines seulement (!). Les
autorités marocaines évoquent jusqu'à 2 000 Marocains partis se
battre en Irak et en Syrie ; le ministère de l'Intérieur
donnait le chiffre de 1 122 en 2014, avec 200 morts au combat et 128
qui sont revenus et font l'objet d'une surveillance. En novembre
2014, des chiffres font état de 219 Marocains tués en Syrie, 32 en
Irak, dont 20 dans des attaques suicides.
Mais les autorités expliquent aussi que seulement 18% de ces
derniers ont un casier judiciaire avant leur départ en Syrie, ce qui
rend difficile la surveillance une fois qu'ils sont revenus. La
réputation des Marocains sur le théâtre du djihad n'est plus à
faire : ils occupent des fonctions importantes, notamment au
sein de l'Etat Islamique, à la fois politiques, militaires et
logistiques. Comme combattants, ils sont particulièrement redoutés,
et on les dit plus volontaires pour les attaques suicides. D'autres
sources pourtant expliquent qu'au sein de l'Etat Islamique, les trois
quarts des Marocains seraient pluôt des combattants de base, servant
pour la protection des convois ou comme seconde vague lors des
assauts.
Le gouvernement marocain est persuadé que les djihadistes nationaux
accumulent une expérience destinée à être réinvestie dans leur
pays d'origine.
Pour
Romain Caillet, le djihad syrien n'a pas pris l'ampleur, au Maroc,
d'un phénomène de société, comme cela peut être le cas en
Tunisie.
Néanmoins, comme pour beaucoup d'autres pays, le djihad syrien
dépasse déjà par ses proportions tous les autres phénomènes
historiques comparables, jusqu'à celui en Afghanistan contre les
Soviétiques. Ahmad Rafiqi, qui avait été le chef du djihad
marocain en Afghanistan contre l'URSS, est d'ailleurs mort en Syrie
le 13 mars 2014. Les Marocains, en outre, privilégient la Syrie et
l'Irak comme terre du djihad par rapport au Mali, un autre « point
chaud » en particulier depuis l'intervention française
(opération Serval) de janvier 2013.
Comme
c'est le cas là encore pour d'autres contingents, la présence des
Marocains en Syrie est difficile à tracer jusqu'à l'été 2012.
Les premiers ont probablement combattu au sein de Jabat al-Nosra,
venant d'al-Qaïda en Irak.
En août 2012, on voit un premier martyre marocain, Abu Mus‘ab
ash-Shamali, qui se jette contre un bâtiment de l'armée syrienne à
Nayrab, entre Alep et Idlib. En septembre 2012, 8 Marocains auraient
été tués dans la province d'Idlib au sein du bataillon al-Furqan.
En mars 2013, un autre kamikaze, Abu Ayman, lui aussi de Jabat
al-Nosra, se jette sur un checkpoint du régime près de
Qusayr (province de Homs). Abu Hajaral Maghribi (Yassin Buhurfa),
ancien militant islamiste et commandant de brigade d'al-Nosra, est
mort le 26 janvier 2013 au nord de Jish ash-Soughour, dans la
province d'Idlib. En février 2013, on parle de plus de 40 Marocains
partis faire le djihad en Syrie, venus essentiellement du nord du
pays. Les autorités évoquent 80 départs en juillet 2013, chiffre
alors probablement sous-estimé.
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Abu Hajaral Maghribi, dans une vidéo célébrant sa mort. |
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Le premier kamikaze marocain en Syrie : Abu Mus‘ab
ash-Shamali, du front al-Nosra. On peut voir l'explosion du camion qu'il conduisait. |
Abu
Hamza al-Maghribi (Muhammad al-Alami Slimani), ancien détenu de
Guantanamo, a été tué le 5 août 2013 dans un village de la
province de Lattaquié, lors de l'offensive menée par les rebelles
dans cette région à l'été 2013, pour tenter de s'emparer du
village natal du clan Assad, Qardaha.
C'est après sa mort qu'est créé Harakat Sham al-Islam, dirigé par
Abu Ahmad al-Muhajir (Ibrahim Benchekroun), un groupe spécialement
créé pour accueillir les volontaires marocains du djihad. Le groupe
dispose d'une branche médiatique, al-Uqab (l'étendard), qui
dffuse les obsèques d'al-Maghribi. Pour Aymenn Jawad al-Tamimi, le
groupe est au départ plus proche de l'idéologie d'al-Nosra que de
celle de l'EIIL.
De par ses origines, c'est un groupe qui se situe dans la lignée
d'al-Qaïda.
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Abu
Hamza al-Maghribi |
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Ibrahim Benchekroun lors de l'enterrement d'al-Maghribi (au centre, barbe blanche). |
Harakat
Sham al-Islam, comme d'autres groupes de combattants étrangers,
s'est alors installé dans la province de Lattaquié, pilier du
régime syrien puisqu'on y trouve une communauté alaouite largement
majoritaire. En outre la province est frontalière, au nord, de la
Turquie. D'après Romain Caillet, le groupe aurait été sollicité
par des salafistes koweïtiens pour faire allégeance à Jabat
al-Nosra en échange de fonds. La proximité de Benchekroun avec le
cheikh ‘Abd Allahal-Mohaysni, appartenant au courant djihadiste
mais proche de chefs religieux liés au pouvoir saoudien, indique
peut-être d'autres sources de financement. Harakat Sham al-Islam n'a
pas rallié l'EIIL dans son affrontement avec les rebelles syriens à
partir de janvier 2014 : au contraire, il a toujours veillé à
maintenir de bonnes relations avec les groupes liés à l'Armée
Syrienne Libre. Il a participé à l'assaut sur l'hôpital al-Kindi
d'Alep et à celui, raté, sur la prison centrale. Le groupe
contribue aussi à l'offensive al-Anfal
dans la province de Lattaquié, en mars 2014.
C'est à cette occasion que Benchekroun est tué au combat, le 2
avril. Mohamed Mizouz
(Abou al Izz-Al Muhajir), ancien détenu de Guantanamo lui aussi et
emprisonné au Maroc pour avoir recruté pour le djihad en Irak,
prend la tête du groupe. Harakat Sham al-Islam comprend 500 à 700
combattants, essentiellement marocains, mais son chef spirituel, Abu
Hafs al-Jazrawi, est un Saoudien, et son chef militaire, Ahmed Muzin,
un Egyptien.
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Mohamed Mizouz, en-dessous du drapeau d'Harakat Sham al-Islam, le Coran devant lui. |
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Abu
Hafs al-Jazrawi, un Saoudien, chef spirituel d'Harakat Sham al-Islam, annonce que le groupe reste neutre dans le combat entre les rebelles et l'EIIL. |
Avec
la proclamation de l'Etat Islamique en juin 2014, Harakat Sham
al-Islam, comme d'autres formations djihadistes, a le souci de
marquer son implantation territoriale. En juillet 2014, Harakat Sham
al-Islam forme une coalition avec le bataillon Vert (un groupe
composé essentiellement de Saoudiens), Harakat Fajr al-Sham
al-Islamiya (un groupe de Syriens) et Jaysh al-Muhajireen wa al-Ansar
(l'ancien groupe d'Omar ash-Shishani passé à l'EI, et dirigé par
Salahuddin Shishani) : Jabhat Ansar al-Din.
Cette coalition maintient un jeu d'équilibre subtil, restant proche
d'al-Nosra, sans combattre l'EI.
En septembre, Harakat al-Sham est placé sur la liste des
organisations terroristes par les Etats-Unis. En décembre 2014, le
groupe publie les images d'un camp d'entraînement dans la province
de Lattaquié.
La coalition Jabhat Ansar al-Din, menée par Jaysh al-Muhajireen wa
al-Ansar, se considère comme la branche syrienne de l'émirat du
Caucase affilié à al-Qaïda.
En juin 2015, le chef de Jaysh al-Muhajireen wa al-Ansar, Salahuddin
Shishani, quitte le groupe avec ses partisans.
Depuis la rupture avec Omar Shishani, en novembre 2013, le groupe,
composé de plus en plus de combattants arabes et non plus
majoritairement de Nord-Caucasiens, a évolué vers un détachement à
l'égard de l'émirat du Caucase, ce qui explique probablement la
rupture.
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Logo de Jabhat Ansar al-Din. |
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Le secteur d'opérations d'Harakat Sham al-Islam ces derniers mois (depuis mars-avril). Le groupe opère dans la région de Salma, près du village de Dourin et du mont du même nom, au sud du Jabal al-Akrad (montagne des Kurdes). A l'ouest, la plaine côtière avec au sud-ouest Lattaquié, bastion du régime Assad. A l'est, la plaine d'al-Ghab, où de violents combats opposent actuellement les rebelles au régime. |
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Images des dernières opérations de Harakat Sham al-Islam. Le groupe opère dans l'est de la province de Lattaquié, dans le djebel Ansariyeh, au nord-est de la ville de Lattaquié, non loin du village natal du clan Assad, Qardaha. |
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Bitube de 23 mm sur camion. |
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Prière avant le combat. |
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Dans cette vidéo , Harakat Sham al-Islam met en parallèle son attaque avec un reportage des Forces Nationales de Défense du régime. |
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Mitrailleuse PK. |
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Un T-62. |
La
formation d'un groupe spécifiquement marocain dans la constellation
des formations rebelles en Syrie vise aussi, probablement, à
préparer le retour du djihad au Maroc : si ce n'est pas le
discours officiel du groupe, c'est celui de certains de ses
combattants. Certains responsables religieux marocains l'ont bien
compris, et ont condamné le départ des Marocains en Syrie.
Cependant, une nouvelle génération de djihadistes, plus jeunes,
plus radicaux, échappant à l'emprise des salafistes djihadistes
traditionnels au Maroc, alimente l'EIIL puis l'Etat Islamique. Abd
al-Aziz al-Mihdali, connu sous le nom de guerre d'Abu Usama
al-Maghribi, est l'un des premiers Marocains arrivé en Syrie en
avril 2012. Il fait partie de Jabat al-Nosra dont il commande une
brigade et participe à la chute de la base 111, dans la province
d'Alep, en décembre 2012. En avril 2013, al-Maghribi rejoint le
nouvel EIIL, devient l'adjoint d'Omar ash-Shishani, et participe à
la prise de la base aérienne de Minnagh en août 2013. Début 2014,
il prend part à la lutte contre le front al-Nosra dans la province
d'Alep, reprenant 5 villages sur la route d'Azaz : il est abattu
dans une embuscade le 15 mars 2014 sur la route d'al-Bab, montée par
al-Nosra. Les Marocains membres de l'Etat Islamique, comme ceux de
Jabat al-Nosra, sont connus pour leurs attaques suicides : Abu
Sohaib al-Maghrebi tue 25 soldats à un checkpoint de la
province de Deir-es-Zor.
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Abu Usama
al-Maghribi. |
D'après
les études réalisées sur les combattants, les djihadistes
marocains affirment partir se battre pour faire tomber le régime
Assad, rétablir la justice (la sharia) et promouvoir le
djihad. Mais les départs ont aussi des causes économiques et
socio-politiques. Le fait religieux est important : pour nombre
de djihadistes marocains, la Syrie est le lieu du combat de la fin
des temps de l'islam. En outre, l'encouragement de leaders religieux,
notamment ceux emprisonnés par le gouvernement marocain puis
relâchés, et un certain laissez-faire des autorités, ont contribué
aux départs. Dès 2013, 30% des salafistes relâchés de prison
partent faire le djihad en Syrie. Certains y voient une politique
tacite du gouvernement visant à exporter le problème de la
radicalisation djihadiste plutôt que de le traiter sur place. En
outre, les détenus relâchés de prison ont souvent peu de
perspective au Maroc une fois libérés, et préfèrent partir en
Syrie, d'autant que l'accès à ce champ de bataille du djihad est
relativement aisé.
On sait aussi que l'Etat Islamique paie relativement bien les
combattants étrangers ;
le goût de l'aventure faisant le reste.
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Bitube de 23 mm sur camion. |
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Technical avec canon KPV de 14,5 mm. |
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Encore un technical avec pièce de 14,5 mm. |
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T-62. |
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Au loin, on peut voir les combattants du régime s'enfuir devant les hommes d'Harakat Sham al-Islam. |
Il
y a eu deux vagues de départ de Marocains en Syrie : la
première s'étend de décembre 2011 à avril 2013 et alimente
surtout al-Nosra, la seconde, plus jeune, plus radicale, mais moins
expérimentée, démarre avec la formation de l'EIIL en avril 2013.
Les Marocains rejoignent ce dernier groupe jusqu'à la fondation
d'Harakat Sham al-Islam en août. Le recrutement se fait surtout par
des contacts personnels ; les Marocains qui partent sont aussi
très présents sur les réseaux sociaux une fois arrivés, pour
rester en contact avec leur famille ou établir des réseaux de
recrutement. La plupart des recrues viennent du nord (délaissé par
le pouvoir) et de l'ouest du pays, régions marquées par la présence
des salafistes, un fort taux de chômage et d'urbanisation.
Les réseaux sociaux sont utilisés pour recruter des combattants ou
récolter des fonds : le blog Ansar al-Tawhid décrit
ainsi le voyage jusqu'en Syrie. Si Internet joue un grand rôle, les
méthodes changent aussi au fil du temps : on conseille
aujourd'hui aux candidats de ne plus prendre l'air depuis le Maroc,
mais à partir de pays tiers, de s'habiller à l'occidentale, de ne
prévenir personne de son départ, de mettre de l'argent de côté
pour s'installer en Syrie. La voie d'entrée principale des Marocains
en Syrie reste la frontière turque. Là encore, pour des raisons de
sécurité, les pratiques évoluent : on conseille aux candidats
d'atterrir non pas près de la frontière, mais dans des grandes
villes turques qui en sont éloignées ; de se comporter en
touriste pour ne pas attirer l'attention ; de mettre de côté
de l'argent pour acheter une arme une fois passé en Syrie. Le voyage
de retour est moins balisé : généralement, les partants
arrivent en Libye et gagnent le Maroc en passant par la frontière
algérienne. Le voyage coûte environ 1 000 dollars. Certains qui
n'ont pas les moyens de se payer le voyage se lancent dans des
activités criminelles pour le financer : un réseau de
contrebande démantelé à Fès comprenait des aspirants au djihad,
dont des anciens prisonniers. La plupart des djihadistes marocains ne
compte pas revenir au pays, mais rester en Syrie ou mourir en
martyre. Certains, déçus par l'affrontement entre Jabat al-Nosra et
l'Etat Islamique, sont néanmoins revenus au Maroc. Le gouvernement
marocain a cependant durci sa législation à partir de septembre
2014, et a déployé l'armée dans les rues. Une vingtaine de
cellules de recrutement auraient été démantelées entre 2011 et
2014. Le Maroc a même construit une barrière de 70 km avec
l'Algérie, tout en renforçant les contrôles aux frontières, pour
entraver le retour des djihadistes.
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Un BMP-1 détruit dans une position du régime prise près du mont Dourin. |
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Canon de 57 mm sur camion. |
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Un convoi du régime avec chars et canons automoteurs. |
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Canon de 37 mm AA sur camion. |
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Canon de 57 mm AA sur camion. |
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T-62. |