Voici un volume un peu hors norme dans la collection L'histoire en batailles de Tallandier, sorti il y a déjà quelques années (2012). Les deux auteurs, l'un chargé d'enseignement à l'EHESS et conseiller de la mission du Centenaire, l'autre maître de conférences à l'EHESS, livre en effet non pas une synthèse classique sur la bataille de Charleroi, mais bien un ouvrage qui s'assimile plus à une tentative de "nouvelle histoire bataille", telle qu'a pu être définie par certains, mais pas toujours appliquée.
Charleroi, défaite française qui scelle le sort de la bataille des frontières, marque pour les deux auteurs l'entrée dans la violence guerrière du XXème siècle. Le choc entre la 5ème armée française de Lanrezac et la IIème armée allemande de von Bülow, entre soldats français, allemands et belges, dure 3 jours et conduit à la mort d'au moins 20 000 d'entre eux. C'est le baptême du feu d'officiers et de soldats combattant encore largement sur les principes du XIXème siècle, et pas encore conscients de l'efficacité des armes modernes, mitrailleuses et canons à tir rapide. Charleroi a pourtant été assez négligée par une historiographie française soucieuse d'évoquer les violences de guerre. Or, on y voit l'effet des nouveaux canons, le creusement des premières tranchées, des violences contre les civils. Les grands chefs militaires sont dépassé : officiers subalternes et sous-officiers s'imposent sur le terrain. Les auteurs animent leur récit par le témoignage de plusieurs hommes de chaque côté, dont De Gaulle (qui n'a pas cependant participé aux combats de ce secteur) et Drieu La Rochelle côté français.
L'ouvrage se divise en 3 parties. Dans la première, les deux historiens reviennent sur l'entrée en guerre, la mobilisation et l'acheminement des troupes sur le front. La mobilisation est préparée depuis longtemps, en France et en Allemagne. Le Français fait un service militaire de 3 ans puis passe dans la réserve. En Allemagne, le système est identique, même si la réserve est plus complexe. 3,5 millions de Français et 4 millions d'Allemands sont mobilisés. A la mobilisation d'août 1914, les unités d'active sont jeunes, mais côté allemand, les réservistes sont directement engagés, ce qui n'est pas le cas côté français, en théorie. Le 1er août, la mobilisation est annoncée par le tocsin, par le télégraphe, le téléphone, par l'arrivée des gendarmes, par le tambour. En France, le livret militaire donne les instructions pour la mobilisation. Une fois que les réservistes ont rejoint les hommes d'active déjà encasernés, le départ peut commencer. Le transport des troupes nécessite une mobilisation sans précédent des chemins de fer : 16 500 trains militaires entre les 1er et 20 août. Le voyage est une étape marquante pour beaucoup d'hommes, d'autant plus qu'ils ne savent pas exactement où ils vont (dans l'est, mais où ?). Le départ provoque des pleurs, mais aussi une certaine retenue : beaucoup d'hommes partent conscients d'un devoir à remplir, mais l'émotion est là. On pense que la guerre sera courte. Mais les soldats français se rappellent du désastre de 1870, ce qui montre aussi que la guerre qui arrive est perçue comme une du XIXème siècle. La 5ème armée française de Lanrezac est placée au nord de la Champagne, avec le corps de cavalerie de Sordet sur la Meuse. Elle doit bloquer une pénétration allemande venant de la Belgique et du Luxembourg et éventuellement servir à attaquer par les Ardennes. Le dispositif français s'arrête à l'Oise, les Anglais étant censés s'installer au-delà. En face, les Allemands concentrent les Ière armée de von Klück, IIème armée de von Bülow et IIIème armée de von Hausen, l'aile droite renforcée de Schlieffen, couverte par deux corps de cavalerie. C'est l'aile qui doit porter le coup décisif, pour encercler l'armée française : Joffre a sous-estimé son importante et n'a pas anticipé l'engagement des corps de réservistes par les Allemands. Ceux-ci organisent une Armée de la Meuse, qui prend Liège, verrou du passage, dès le 6 août. Les 3 armées achèvent leur concentration et entrent en Belgique à partir du 15. La cavalerie française de Sordet ne peut affronter les forces allemandes et doit se replier. Lanrezac, qui attend toujours des ordres devant une menace insoupçonnée, fait néanmoins occuper Dinant. Les Allemands attaquent la place le 15 août, et change de mains deux fois. L'attaque alerte enfin le GQG français : Lanrezac monte jusqu'à la Sambre. La marche des soldats français est éprouvante, en pleine chaleur du mois d'août, avec un barda énorme sur le dos. On relève des cas de morts par insolation, avec des marches quotidiennes de 40 km parfois. Il faut ranimer les hommes à coups de piqûres de caféine. Côté allemand, la marche est également éprouvante, d'autant qu'il faut se battre contre les éléments de l'armée belge. Les Belges accueillent les Français, qui pénètrent sur leur territoire à partir du 13 août, en libérateurs. Côté allemand, aux premiers combats s'ajoutent au contraire les premières violences contre les civils : de ce point de vue, le passage de la frontière est un vrai rite. Avec les hommes vont les chevaux : 800 000 rien que dans l'armée française, encore largement hippomobile. 100 000 servent les 90 000 hommes de la cavalerie, 10 divisions, 26 régiments autonomes. La cavalerie reste une arme d'exploration, parfois mieux formée au combat à pied avec canons et mitrailleuses, le cheval étant un simple moyen de transport rapide. Les cavaliers, premiers engagés, souffrent aussi de la marche, puis d'un sentiment d'inutilité car après de courtes escarmouches, ils laissent la place aux fantassins. 180 000 chevaux sont perdus en 1914. Les fantassins français voient en revanche assez peu d'avions : la 5ème armée dispose de 4 escadrilles à 6 appareils. Lanrezac forme une nouvelle escadrille avec des Caudron G3. Un dirigeable, le Montgolfier, part bombarder le lignes allemandes le 21 août. Pour ces appareils, la menace vient d'abord des tirs amis, puisque les soldats, au départ, tirent sans distinction sur tout ce qui vole. Le 20 août, la 5ème armée française est installée entre Sambre et Meuse ; la cavalerie de Sordet s'est déjà retirée. Von Klück et von Bülow obliquent de l'ouest vers le sud/sud-ouest, à la rencontre des Français, tandis que von Hausen poursuit vers la Meuse.
Les deux forces en présence ignorent où se situe exactement l'ennemi. 700 000 Allemands se précipitent sur 300 000 Français, auxquels il faut rajouter 100 000 Britanniques et 30 000 Belges qui défendent Namur. Sur ce total, entre 200 et 300 000 hommes seulement sont engagés au feu. Charleroi est une bataille de rencontre, sur un terrain peu propice aux manoeuvre : industrialisé, urbanisé sur la Sambre, agricole mais non moins heurté au sud. Les armes sont plus mortelles qu'en 1870. La poudre sans fumée, les douilles de balles de fusil chemisées en cuivre (France) ou en acier (Allemagne), les systèmes de répétition, la vitesse des balles, font des fusils Lebel et Mauser des armes plus redoutables que leurs ancêtres. L'uniforme français, très visible, répond encore à des besoins de la guerre du XIXème siècle : le feldgrau allemand est plus discret, mais le casque à pointe fournit peu de protection. Les armes blanches sont là : lances des cavaliers, baïonnettes des fantassins, sabres des officiers, aussi munis de revolvers. Les Allemands ont davantage investi dans les mitrailleuses : ils ont 12 000 MG 08 en service (une coquille probablement, car le total est en réalité bien moins élevé comparable aux Français, mais mieux utilisé). L'arme est encore lourde, nécessite beaucoup d'hommes, mais peut faucher des dizaines d'hommes sur un espace confiné, en position défensive. L'artillerie, surtout, va se montrer décisive. Lanrezac a 800 canons, mais surtout de campagne, dont le fameux 75. Les Allemands en revanche disposent de beaucoup d'artillerie lourde, qui leur a déjà servi à pulvériser les forts de Liège : les soldats français vont en faire les frais. Les Allemands arrivent après avoir déjà combattu l'armée belge pendant une dizaine de jours ; dans chaque camp, les hommes sont impatients de connaître le combat. Au matin du 21 août, les Allemands pénètrent dans Charleroi. Von Bülow, apprenant que von Hausen n'est pas encore en place sur la Meuse, annule l'attaque, mais la Garde impériale bouscule le 10ème corps français à Auvelais. A Auvelais, puis à Tamines et Arsimont, les fantassins et artilleurs français sont écrasés sous les coups des canons lourds allemands, même si on défend vaillamment les ponts, enjeux symboliques. Les contre-attaques françaises de l'après-midi, en milieu urbain, échouent sous les balles de mitrailleuses et les obus d'artillerie. Les Allemands expédient un millier d'obus lourds sur les forts de Namur. Ce sont les officiers allemands qui ont pris l'initiative de franchir la Sambre et de gagner les premières localités au sud, contre l'ordre supérieur. Les contre-attaques françaises des 3ème et 10ème corps d'armée, le 22, viennent encore mourir sous les coups des mitrailleuses et des canons allemands. Von Bülow pousse à l'ouest pour séparer la 5ème armée des Britanniques et la repousser contre von Hausen, sur la Meuse : mais le 18ème corps d'armée français bouche le trou, et d'autres renforts sont mis en mouvement. Au soir du 22, les Français construisent leurs premières tranchées pour s'abriter. Le lendemain, les Allemands attaquent après une préparation d'artillerie. Les Français doivent se replier : von Hausen a attaqué sur la Meuse, à droite, et à gauche, les Anglais résistent à von Klück à Mons mais sont durement pressés. Pour éviter l'encerclement, et suite au repli de la 4ème armée française, Lanrezac ordonne la retraite à 21h00. Le 22 août, les Français ont particulièrement subi le feu de l'artillerie allemande - 12 500 pertes sur les 25 000 hommes engagés, peut-être. Le fait est que les Allemands tiennent des positions en surplomb, dans les maisons, dans les usines ; leur artillerie de campagne est surélevée sur la rive nord de la Sambre. Enfin, les batteries de 75 françaises peinent à se mettre en place suite à de mauvaises communications avec l'infanterie : elles sont prises sous le feu des fantassins allemands, puis de l'artillerie parfois renseignée par l'observation aérienne. Le 23 en revanche, en position de défenseurs, les Français hachent les attaques allemandes avec leur artillerie de campagne et enfin un peu d'artillerie lourde, protégeant le repli de l'aile gauche de la 5ème armée. Les charges de l'infanterie française, en ligne, sans protection, ne sont pas moins meurtrières que celles de l'infanterie allemande qui opèrent de la même façon. D'ailleurs, les hommes construisent des tranchées, le soir du 22, et pour le 23, pour se protéger du nouveau feu mortel de l'artillerie. Les chiffres donnent le vertige. L'historien H. Contamine parle de 27 000 morts français pour la seule journée du 22 août, dont la plupart sur le front de Charleroi. Août et septembre 1914 sont les mois les plus meurtriers de la guerre, mais il est impossible de savoir le nombre de tués avec précision, en raison de la confusion régnant à ce moment-là. On peut voir que de petites unités comme les bataillons ou les régiments perdent fréquemment la moitié voire pour certaines 70% de leur effectif en une journée. Les brancardiers, avec la retraite et le feu de l'artillerie, ne peuvent ramasser tous les blessés. L'impréparation médicale est totale, le matériel n'est plus adapté aux nouveaux types de blessures. Les mutilations par obus, mais à Charleroi surtout par balles de fusils et de mitrailleuses, effraient les soldats. Les 21 et 22 août, il y eu aussi des combats au corps-à-corps dans les petites localités sur la Sambre, avec des combats à la baïonnette. Les civils belge ne fuient en général qu'après les combats ; certains sont tués pendant les combats, par les tirs d'artillerie ou les balles. Mais à Auvelais, dès le 21 août, les Allemands exécutent au moins 37 personnes. A Auvelais, à Arsimont, les Allemands se servent de civils belges comme boucliers humains ; à Pont-de-Loup, les mitrailleuses françaises ont probablement abattu les civils ainsi exposés par les Allemands. A Tamines, ravagée par les combats le 21, les Allemands, persuadés de la collusion des civils belges avec l'armée française, exécutent le lendemain 383 personnes, sans véritable méthode, de manière désordonnée. A Dinant, du 22 au 24 août, les Allemands sont beaucoup plus méthodiques : pris sous le feu de soldats français mais croyant qu'ils viennent de civils belges, ils entrent dans la ville et après l'avoir bombardée au canon, massacrent en 3 jours 674 civils sur une population de 7 000 habitants. Si les viols sont peu documentés, mais bien réels, on sait que les Allemands incendient aussi de nombreuses habitations belges, soumises au pillage, dès le 21, ce que confirment de nombreux témoignages.
La dernière partie du livre est consacré à la confusion extrême de la bataille, qui crée un choc chez les combattants et annonce pour les deux auteurs la faillite des états-majors, et du commandement. Les messages concernés montrent que les liaisons sont mauvaises, que les officiers ne savent pas exactement ce qui se passe, y compris dans les unités voisines aux leurs. Les ordres de la 5ème française arrivent trop tard. Les officiers craignent le désordre militaire, surtout face à une armée allemande réputée modèle d'ordre. En réalité, von Bülow ne commande théoriquement qu'à von Klück, pas à von Hausen. Par ailleurs, les officiers allemands prennent souvent des initiatives, sanctionnées par le blanc-seing d'un général ne contrôlant que fort peu de choses, si elles réussissent. Les communications entre Français et Anglais ne sont pas bonnes, barrière de la langue aidant. Les moyens de liaison sont divers : pigeons voyageurs, télégraphe électrique, téléphone, moyens optiques. Mais ces derniers deviennent problématiques avec la guerre de mouvement. Il faut donc recourir, dans les deux camps, à des agents de liaison. Les officiers de liaison sont souvent vus comme des espions du commandant d'armée ou autre qui les envoie pour analyser une situation locale. Le désordre a régné dans les trains, dans les marches d'approche, malgré le consentement et l'obéissance. Des soldats français se débarrassent de pièces d'équipement jugées inutiles dans un barda trop lourd, comme les pelles, qui leur manqueront cruellement plus tard. L'armée allemande est relativement indisciplinée en dehors des combats : peur du franc-tireur, défaillance de la logistique, conduisent au pillage généralisé. Les Allemands pillent avant Charleroi, car ils ont déjà combattu ; les Français après, au moment de la retraite, où le chaos militaire s'accompagne du reflux des civils et de l'évacuation des blessés graves, particulièrement démoralisants. Les postes de secours et l'évacuation des blessés sont problématiques à organiser. Désordre, mais pas déroute : dès le 29 août, la 5ème armée peut arrêter les Allemands au sud de Guise, puis participer en septembre à la contre-offensive sur la Marne. La particularité française, en revanche, réside dans la faillite des généraux, dont un tiers (sur 400) sont "limogés" par Joffre en septembre. Ces généraux ont en moyenne autour de 60 ans : ils viennent d'une génération qui n'a connu ni les avions, ni le téléphone ou le télégraphe. Les effets des mitrailleuses et des canons nouveaux leur sont inconnus, de même que le bruit et la violence visuelle du champ de bataille, en dépit des observateurs français écrivant sur les conflits les plus récents (guerre russo-japonaise, balkaniques, etc). Ces officiers sont porteurs d'une éthique morale et d'un comportement sur le champ de bataille correspondant plus à l'époque napoléonienne. A Charleroi, de nombreux généraux, qui commandent des unités parfois dix fois plus importantes que celles qu'ils avaient eu sous leurs ordres en temps de paix, flanchent, comme Sauret, chef du 3ème corps d'armée. L'un de ces généraux, Roucquerol, écrit en 1934 un ouvrage qui résume le vécu des généraux à Charleroi : peur des responsabilités, peur des défaillances, en un mot peur de la peur. L'incompétence des généraux français devient manifeste dans ces terribles journées. Côté allemand, les généraux ont l'avantage de recevoir le baptême du feu en Belgique, et de corriger leurs premières erreurs contre les Français. Mais les défauts sont parfois identiques. Victorieux jusqu'en septembre, les généraux allemands ont aussi contestés et remerciés après la défaite sur la Marne. En revanche, il est vrai que la formation des officiers allemands encourage la décentralisation sur le champ de bataille, l'autonomie, la prise d'initiative. Le choc de Charleroi montre les mutations du commandement qui se confirment pendant la guerre. Les officiers subalternes français formés entre 1900 et 1913 ont en revanche eu accès aux compte-rendus des conflits récents, ont vu les nouvelles technologies. Ardant du Picq, dans son célèbre ouvrage, avait déjà parlé du rôle de la peur sur le champ de bataille et du rôle capital des sous-officiers et officiers de contact. Des officiers-écrivains, des civils s'intéressant aux questions militaires comme Jaurès, anticipent largement la réalité du champ de bataille de la Première Guerre mondiale. A Charleroi, les 300 000 soldats français sont encadré par 35 000 officiers et sous-officiers, active et réserve mélangées. Les réservistes sont mal vus par les généraux d'active, dans les deux armées. Les officiers ont subi de lourdes pertes ; en octobre, Joffre ordonne de les rendre moins visibles par leur uniforme pour les "économiser"... le pacte de sang du baptême du feu scelle la confiance entre les soldats et leurs officiers. C'est que les officiers ont payé un lourd tribut : l'officier compétent et d'autorité fait contrepoint au général défaillant, comme l'adjudant. Cette solidarité explique aussi la résistance de l'armée.
En conclusion, les deux auteurs soulignent combien la bataille de Charleroi reste oubliée, sauf par les Belges, qui célèbrent le martyre de leurs civils. Les Allemands lui préfèrent le succès de Tannenberg à l'est, qui survient peu après. Les Français passent vite sur cette défaite effacée par le succès sur la Marne. Pas de contrôle postal, donc pas de témoignages, y compris du côté allemand. Pas de photos non plus. Seule la propagande en donne une image déformée. Pour le couple d'historiens, c'est aussi que la violence nouvelle du XXème siècle a dépassé les mots des contemporains qui s'attendaient à une guerre du XIXème siècle.
L'ouvrage se révèle être l'un des plus intéressants parus jusqu'ici de la collection L'histoire en batailles. A travers l'exemple de Charleroi, on constate combien les outils militaires français, mais aussi allemand, étaient finalement inadaptés à la violence de la guerre du XXème siècle et encore calqués sur une guerre rêvée par les états-majors du XIXème. L'ouvrage passe un vite sur l'histoire militaire à proprement parler (cela se voit sur le plan Schlieffen, par exemple, ou sur le caractère radicalement novateur des affrontements de 1914, alors que plusieurs conflits cités dans le livre reflètent déjà ce qui interviendra cette année-là) et comprend parfois des coquilles (notamment sur la question de l'armement, mitrailleuses, canons, etc). On sent parfois des généralisations abusives concernant ce qui est l'idée maîtresse de l'ouvrage, et réservée pour la troisième et ultime partie du livre : la faillite des généraux, des officiers d'état-major, ceux qui reçoivent le qualificatif "d'embusqués" dans un passage, et la montée en puissance des officiers subalternes et sous-officiers, plus jeunes, dont on peut se demander si certains, voire beaucoup, n'étaient pas eux aussi gagnés par les théories de "l'offensive à outrance", elle-même sujette à débat récemment. Il y a probablement des raccourcis et un manque de contextualisation dans certaines citations. Pour autant, ces limites ne doivent pas masquer l'intérêt de l'ouvrage : sur une bataille méconnue de la Grande Guerre, les deux auteurs livrent un ouvrage pleinement inscrit dans une "nouvelle histoire bataille", qui pour une fois, se vérifie un peu. Alors certes, ce n'est pas un ouvrage écrit par des militaires, sur un conflit, la Première Guerre mondiale, mais l'écriture de l'histoire ne saurait être l'apanage des militaires, y compris sur l'histoire de la guerre. Cet essai d'histoire universitaire mériterait d'être approfondi pour en corriger les lacunes. Pour autant, il montre à son niveau ce que peuvent faire les universitaires pour renouveler le genre de l'histoire militaire, et pour de vrai cette fois.
La dernière partie du livre est consacré à la confusion extrême de la bataille, qui crée un choc chez les combattants et annonce pour les deux auteurs la faillite des états-majors, et du commandement. Les messages concernés montrent que les liaisons sont mauvaises, que les officiers ne savent pas exactement ce qui se passe, y compris dans les unités voisines aux leurs. Les ordres de la 5ème française arrivent trop tard. Les officiers craignent le désordre militaire, surtout face à une armée allemande réputée modèle d'ordre. En réalité, von Bülow ne commande théoriquement qu'à von Klück, pas à von Hausen. Par ailleurs, les officiers allemands prennent souvent des initiatives, sanctionnées par le blanc-seing d'un général ne contrôlant que fort peu de choses, si elles réussissent. Les communications entre Français et Anglais ne sont pas bonnes, barrière de la langue aidant. Les moyens de liaison sont divers : pigeons voyageurs, télégraphe électrique, téléphone, moyens optiques. Mais ces derniers deviennent problématiques avec la guerre de mouvement. Il faut donc recourir, dans les deux camps, à des agents de liaison. Les officiers de liaison sont souvent vus comme des espions du commandant d'armée ou autre qui les envoie pour analyser une situation locale. Le désordre a régné dans les trains, dans les marches d'approche, malgré le consentement et l'obéissance. Des soldats français se débarrassent de pièces d'équipement jugées inutiles dans un barda trop lourd, comme les pelles, qui leur manqueront cruellement plus tard. L'armée allemande est relativement indisciplinée en dehors des combats : peur du franc-tireur, défaillance de la logistique, conduisent au pillage généralisé. Les Allemands pillent avant Charleroi, car ils ont déjà combattu ; les Français après, au moment de la retraite, où le chaos militaire s'accompagne du reflux des civils et de l'évacuation des blessés graves, particulièrement démoralisants. Les postes de secours et l'évacuation des blessés sont problématiques à organiser. Désordre, mais pas déroute : dès le 29 août, la 5ème armée peut arrêter les Allemands au sud de Guise, puis participer en septembre à la contre-offensive sur la Marne. La particularité française, en revanche, réside dans la faillite des généraux, dont un tiers (sur 400) sont "limogés" par Joffre en septembre. Ces généraux ont en moyenne autour de 60 ans : ils viennent d'une génération qui n'a connu ni les avions, ni le téléphone ou le télégraphe. Les effets des mitrailleuses et des canons nouveaux leur sont inconnus, de même que le bruit et la violence visuelle du champ de bataille, en dépit des observateurs français écrivant sur les conflits les plus récents (guerre russo-japonaise, balkaniques, etc). Ces officiers sont porteurs d'une éthique morale et d'un comportement sur le champ de bataille correspondant plus à l'époque napoléonienne. A Charleroi, de nombreux généraux, qui commandent des unités parfois dix fois plus importantes que celles qu'ils avaient eu sous leurs ordres en temps de paix, flanchent, comme Sauret, chef du 3ème corps d'armée. L'un de ces généraux, Roucquerol, écrit en 1934 un ouvrage qui résume le vécu des généraux à Charleroi : peur des responsabilités, peur des défaillances, en un mot peur de la peur. L'incompétence des généraux français devient manifeste dans ces terribles journées. Côté allemand, les généraux ont l'avantage de recevoir le baptême du feu en Belgique, et de corriger leurs premières erreurs contre les Français. Mais les défauts sont parfois identiques. Victorieux jusqu'en septembre, les généraux allemands ont aussi contestés et remerciés après la défaite sur la Marne. En revanche, il est vrai que la formation des officiers allemands encourage la décentralisation sur le champ de bataille, l'autonomie, la prise d'initiative. Le choc de Charleroi montre les mutations du commandement qui se confirment pendant la guerre. Les officiers subalternes français formés entre 1900 et 1913 ont en revanche eu accès aux compte-rendus des conflits récents, ont vu les nouvelles technologies. Ardant du Picq, dans son célèbre ouvrage, avait déjà parlé du rôle de la peur sur le champ de bataille et du rôle capital des sous-officiers et officiers de contact. Des officiers-écrivains, des civils s'intéressant aux questions militaires comme Jaurès, anticipent largement la réalité du champ de bataille de la Première Guerre mondiale. A Charleroi, les 300 000 soldats français sont encadré par 35 000 officiers et sous-officiers, active et réserve mélangées. Les réservistes sont mal vus par les généraux d'active, dans les deux armées. Les officiers ont subi de lourdes pertes ; en octobre, Joffre ordonne de les rendre moins visibles par leur uniforme pour les "économiser"... le pacte de sang du baptême du feu scelle la confiance entre les soldats et leurs officiers. C'est que les officiers ont payé un lourd tribut : l'officier compétent et d'autorité fait contrepoint au général défaillant, comme l'adjudant. Cette solidarité explique aussi la résistance de l'armée.
En conclusion, les deux auteurs soulignent combien la bataille de Charleroi reste oubliée, sauf par les Belges, qui célèbrent le martyre de leurs civils. Les Allemands lui préfèrent le succès de Tannenberg à l'est, qui survient peu après. Les Français passent vite sur cette défaite effacée par le succès sur la Marne. Pas de contrôle postal, donc pas de témoignages, y compris du côté allemand. Pas de photos non plus. Seule la propagande en donne une image déformée. Pour le couple d'historiens, c'est aussi que la violence nouvelle du XXème siècle a dépassé les mots des contemporains qui s'attendaient à une guerre du XIXème siècle.
L'ouvrage se révèle être l'un des plus intéressants parus jusqu'ici de la collection L'histoire en batailles. A travers l'exemple de Charleroi, on constate combien les outils militaires français, mais aussi allemand, étaient finalement inadaptés à la violence de la guerre du XXème siècle et encore calqués sur une guerre rêvée par les états-majors du XIXème. L'ouvrage passe un vite sur l'histoire militaire à proprement parler (cela se voit sur le plan Schlieffen, par exemple, ou sur le caractère radicalement novateur des affrontements de 1914, alors que plusieurs conflits cités dans le livre reflètent déjà ce qui interviendra cette année-là) et comprend parfois des coquilles (notamment sur la question de l'armement, mitrailleuses, canons, etc). On sent parfois des généralisations abusives concernant ce qui est l'idée maîtresse de l'ouvrage, et réservée pour la troisième et ultime partie du livre : la faillite des généraux, des officiers d'état-major, ceux qui reçoivent le qualificatif "d'embusqués" dans un passage, et la montée en puissance des officiers subalternes et sous-officiers, plus jeunes, dont on peut se demander si certains, voire beaucoup, n'étaient pas eux aussi gagnés par les théories de "l'offensive à outrance", elle-même sujette à débat récemment. Il y a probablement des raccourcis et un manque de contextualisation dans certaines citations. Pour autant, ces limites ne doivent pas masquer l'intérêt de l'ouvrage : sur une bataille méconnue de la Grande Guerre, les deux auteurs livrent un ouvrage pleinement inscrit dans une "nouvelle histoire bataille", qui pour une fois, se vérifie un peu. Alors certes, ce n'est pas un ouvrage écrit par des militaires, sur un conflit, la Première Guerre mondiale, mais l'écriture de l'histoire ne saurait être l'apanage des militaires, y compris sur l'histoire de la guerre. Cet essai d'histoire universitaire mériterait d'être approfondi pour en corriger les lacunes. Pour autant, il montre à son niveau ce que peuvent faire les universitaires pour renouveler le genre de l'histoire militaire, et pour de vrai cette fois.